1Au-delà des discours managériaux qui prônent les bienfaits des technologies numériques, les recherches en communication organisationnelle montrent que leur introduction dans les organisations peut conduire à des effets nuisibles au niveau individuel (Felio 2013) ainsi qu’à des phénomènes plus globaux de re-taylorisation qui peuvent se manifester par une intensification du travail (Valenduc 2005, Bonneville 2005a, Bonneville 2005b), centralisation et rigidité (Benghozi 2001), et plus largement par un processus de rationalisation (Mayère 2004).

2Des chercheurs ont montré le double statut des technologies (Orlikowski 1992, Vacher et al. 2014), suivant autant des logiques utilitaires que de reconnaissance et de mise à distance (Jauréguiberry et Proulx 2011), des idéologies d’ingénierie totale et des idéologies humanistes, technologies à la fois productrices de normes et difficiles à contrôler (Durampart 2009), contraignantes et habilitantes, curatives et destructives, autrement dit des véritables pharmakon (Stiegler 1994). Les technologies comportent selon Stiegler un rôle exutoire car elles deviennent des boucs émissaires lorsque l’organisation ne sait pas se servir de cette logique pharmacologique. L’analyse de la mise en place des technologies numériques suppose alors d’observer les logiques organisationnelles à l’œuvre.

3Nous étudions une technologie de gestion du temps qui a été introduite comme un remède visant l’amélioration de la vie au travail et qui devient également un poison. Nous montrerons les effets problématiques produits par l’agencement managérial. En même temps, des brèches surgissent des tensions organisationnelles et ouvrent des espaces créatifs. Nous considérons cette technologie comme une interface (Galloway 2012) produisant des zones de passage entre différents milieux organisationnels, zones d’affection susceptibles de produire des effets de mutation.

4Notre recherche s’inscrit plus largement dans une approche sémio-politique des temporalités organisationnelles. Les interfaces numériques donnent corps aux règles, énoncés, arbitrages, forces, etc. produites par l’agencement. Elles participent à la chronogènese de l’organisation (Carayol 2005), au processus plus vaste d’accélération (Rosa 2012) qui est une force motrice des transformations organisationnelles (Lépine, Alemanno, Le Moënne 2017) et plus globalement, sociales capitalistiques.

Agencement, capacité d’agir et affect

7L’agencement est un « co-fonctionnement » (Deleuze, Parnet 1996) des différents éléments entrant dans la configuration organisationnelle, un « composite » (Girin, 1995). Il est le résultat et le processus continu de réajustement des multiplicités de corps, d’événements, de pratiques, d’expressions, de régimes juridiques, etc., qui entrent en relation dynamique. Dans un agencement managérial, la relation se forme entre un mandant et un mandataire (Girin 1995), eux-mêmes des agencements, et elle se base sur la délégation d’une prise de décision, l’autonomie, la loyauté et la confiance. Nous allons voir que ces principes sont questionnés lors de la mise en place du dispositif de gestion du temps.

8Ayant une dimension interactionnelle forte, il renvoie « à un état précis de mélange de corps dans une société, comprenant toutes les attractions et les répulsions, les sympathies et les antipathies, les altérations, les alliages, les pénétrations et expansions qui affectent les corps de toutes sortes les uns par rapport aux autres » (Deleuze, Guattari 114). C’est par la mise en communication des composantes hétérogènes que le processus d’émergence spécifique à l’agencement apparaît. Sa capacité d’agir (Callon 2013), de réaliser une performance (Girin 2016 : 233) s’appuie sur les interfaces et leur potentiel de connexion, de mutation organisationnelle et d’émergence de nouveaux rapports au travail.

9Les interfaces sont centrales puisqu’elles permettent d’affecter et être affecté. Sous cet angle, notre recherche se situe dans le sillage des travaux récents en SIC portant sur les aspects affectifs des communications organisationnelles (Martin-Juchart, Lépine, Ménissier 2018, Bencherki 2017). Nous comprenons le sentiment comme une forme individuelle organisée et élaborée de l’affect. Il s’agit de donner sens à l’affection (Deleuze 2003), c’est-à-dire au processus par lequel l’affect est transmis. L’émotion est ce qui est affiché, partagé et remplit éminemment une fonction sociale, de vie en collectivité. L’affect est préindividuel et fait référence aux intensités des modifications des corps suite à la rencontre avec d’autres au travers des interfaces, qui impliquent une diminution ou augmentation de la capacité d’agir (Deleuze 1981, Massumi 2002). L’affect est donc une question de devenir et marque l’entre-deux, le moment de bifurcation, de passage dans un processus d’individuation.

10La propension à l’action est entretenue par une contamination affective ou par le désir, car les agencements « sont des compositions de désir » (Deleuze, Guattari 497). Désirer ne vise pas qu’un objet, mais tout un ensemble. Lorsque les acteurs désirent entrer ou sortir du dispositif, ils désirent un certain assemblage de relations, de fonctions, d’émotions, etc. Le désir est la force motrice de la société. L’agencement managérial a ici le rôle de le capter; ordonner la technique, c’est la territorialiser, la circonscrire, réduire l’informel, hors normes. Il s’agit donc d’une économie de désir qui s’inscrit dans une logique capitalistique plus vaste selon laquelle le désir est une force productive.

La fabrique du temps

Comptabiliser le temps : normes vs individualisation du travail ?

12L’argument présenté par la direction du projet était d’améliorer l’articulation vie privée – vie professionnelle et de contribuer ainsi à la démarche de Qualité de Vie au Travail. Les salariés bénéficieraient aussi d’une plus large autonomie puisqu’ils ne doivent plus demander l’autorisation à leur chef hiérarchique de quitter leur travail lorsqu’il s’agit des plages horaires variables.

13L’introduction du système de comptage des heures via un logiciel installé sur ordinateur souligne ainsi l’apparente tendance à l’individualisation du temps (Gasparini 1990), chaque salarié pouvant faire varier son temps de travail au jour le jour selon ses besoins. Ce qui est en jeu relève d’une dynamique rendue possible par le numérique autour de proximité/distance, synchronisation/désynchronisation entre individu et collectif, collectif et organisation, dans une logique d’accélération normative, ce qui recompose les marquages spatio-temporels de l’action. Celle-ci se reconfigure d’une part, selon des temporalités différentes, à tendance fragmentaire sur les plages dites « variables » et d’autre part, selon un mouvement de centralisation et condensation sur des plages horaires dites « fixes », non ou très peu négociables.

14Cette recomposition temporelle ouvre la voie à une normalisation de la coordination entre les employés. Cette dernière sera dorénavant explicitée et formalisée selon des règles de gestion de temps de travail dans des protocoles de services écrits par les managers et supervisés par les RH. Les protocoles décrits comme de « véritables outils de management » par les promoteurs du projet spécifient les horaires d’ouverture, classifient et déterminent les différentes catégories d’agent (à horaire fixe/variable, en télétravail, à temps partiel, en astreinte, etc.) et proposent des plannings pour assurer permanence et coordination entre employés. Plus de 100 métiers, 2500 employés avec des pratiques hétérogènes sont classés dans des « profils horaires », des cases préétablies, encodées dans les protocoles des services et les algorithmes du logiciel. Les managers se voient obligés de « tout normer », « tout mettre dans des cases », « harmoniser ».

15Notre enquête révèle qu’au-delà des objectifs affichés, le projet était notamment censé garantir la « sécurité du travail ». Plus précisément il s’agissait de protéger, sécuriser l’organisation par rapport à la publicisation des litiges. Investir dans ce projet visait donc à circonscrire, cadrer et modifier des pratiques pouvant comporter des risques par rapport aux normes de droit.

17En contrepartie, la mise en place du logiciel conduit les salariés à adopter une approche réflexive de leurs habitudes et une restructuration de leurs temporalités qui peut favoriser dans certains cas une réorientation des activités, un recentrage sur ce qui est considéré productif et efficace :

ça oblige à réfléchir, à voir comment faire autrement. Par exemple, les médecins, les assistantes sociales ont des consultations ou des permanences à des horaires tardifs. Maintenant on se questionne : est-ce qu’il faut qu’ils aient à toutes les réunions ? Peuvent-ils les faire plus courtes, plus efficaces ? Cela demande plus de discipline et moins d’heures perdues (syndicaliste).

18Le régime discursif de l’efficacité nourrit la sémantique du temps.

Une re-taylorisation au service de l’efficience

19Nous constatons que les acteurs se trouvent davantage dans une démarche de re-taylorisation qui passe par une accentuation du contrôle et de la rationalisation des pratiques (Bouillon 2005, Mayère 2004). En effet, le contrôle se fait notamment par une mise en visibilité (Andonova, Vacher 2013) du temps de travail, du respect des règles de présence/absence standardisées. L’évaluation se fait à partir des traces numériques et d’une vérification sur les lieux de travail. Un service a été créé au sein de la DRH pour gérer le dispositif. Des statistiques sont extraites pour juger (D’Almeida 2007) combien de personnes respectent les normes imposées, combien « dépassent les bornes ». On chasse l’anomalie, signe de situation frauduleuse. Mis sous tension les gestionnaires décentralisés dans les directions peuvent faire du surcontrôle en demandant aux employés des documents pour justifier leurs pointages.

20Les chefs de service nous confient qu’effectivement ils peuvent surveiller davantage ce que leurs équipes font. La mise en visibilité alimente le soupçon entre collègues, entre manager et équipe et pose ainsi la question de la confiance, essentielle dans un rapport de mandant-mandataire. Dans certaines équipes déjà fragilisées par la méfiance préexistante au logiciel, les tensions sont renforcées. Le management argumente que la mise en visibilité permettrait de montrer que le travail est fait, de le formaliser et de l’expliquer. Ceci permettrait donc de justifier le nombre de postes dans un contexte de contraintes budgétaires et de réduction des postes de travail. Être exposé au regard d’autrui est dans ce cas une manière de montrer sa charge de travail, de lutter contre la méconnaissance du travail fait et l’invisibilité sociale. Le dispositif numérique de gestion du temps est potentiellement un instrument de valorisation, pour gagner en estime et reconnaissance de la part de la hiérarchie (Andonova, Vacher 2009). Et dans ce contexte voir ses heures supplémentaires disparaître crée un sentiment de perte. Pour certains employés cela devient presque « obsessionnel », un rapport émotionnel fort s’installant entre les acteurs et le dispositif temporel dans lequel ils se trouvent : « la pilule est difficile à avaler, c’est affiché tous les matins que j’ai fait 11 heures de plus,…tous les jours, tous les jours », certains « n’arrivent pas à se détacher de ce truc-là ».

21L’objectification du temps et la rationalisation des pratiques s’accompagnent de l’utilisation d’un langage financier : « compte épargne temps », « ajuster le solde », « réajuster les reliquats », « déposer des jours de congés », « nombre de jours versés ». La gestion du temps se rapproche d’une gestion de compte bancaire ; le temps, c’est le capital. Devant l’institution, soi-même et les collègues, le solde se doit d’être positif : « les gens sont plus regardants. Ils regardent leur compteur. On pensait que cela va nous libérer » (gestionnaire décentralisé). À la place de se libérer, les acteurs rentrent en partie dans une course à bien gérer leur temps, c’est-à-dire à modifier leurs façons de travailler afin de condenser leur travail pour arriver aux 39 heures prescrites par semaine et éventuellement les quatre heures supplémentaires récupérables par mois. Ceci conduit à une accélération du rythme de travail. Nous observons une autorégulation des pratiques pour répondre à la prescription, une forme de responsabilisation de l’individu à l’égard de son temps de travail. Objectivé par le compteur, le temps devient une mesure de comment on fait son travail. Rentrer dans la norme, appliquer le règlement du temps de travail, ne pas produire des anomalies par rapport au temps standardisé, formaté du logiciel, « cela veut dire qu’on est efficace » (RH). L’efficience devient le signe d’un « bon » travail, d’un travail qualitatif.

22La standardisation autour du quantum-temps (Bonneville, 2005a) et la condensation des tâches peuvent conduire à des questionnements visant à réduire l’inefficace. Ceci se traduit notamment dans la rationalisation des temps de rencontre, de partage, d’échange, des trajets et tout mouvement. Des réunions aux échanges dans les couloirs et aux grands moments qui marquent la vie commune (départ à la retraite, décès d’un collègue,…), on rationalise les interactions, les formes de communication jugées non pertinentes à l’égard de l’objectif de gestion du temps. Le temps agencé est un temps cadencé, inadapté aux divers rythmes des activités des acteurs. Il est unitaire, séquentiel et indépendant de l’expérience humaine. L’interface cristallise la sémiopolitique temporelle. Le dispositif (ré)introduit la répétition comme mode d’agir et vise à lisser les différences, à réduire l’épaisseur temporelle (Domenguet, Larroche, Peyrelong, 2015) faite de multiplicités d’identités, de trajectoires individuelles et collectives. L’espace-temps organisationnel institué est celui des « trajets fixes, aux directions bien déterminées, qui limitent la vitesse, qui règlent les circulations, qui relativisent le mouvement, qui mesurent dans leurs détails les mouvements relatifs des sujets et des objets » (Deleuze, Guattari 479).

23Le dispositif circonscrit voire réduit le mouvement et par conséquent la capacité d’être affecté et affecter, autrement dit le devenir. La fixité organisationnelle se concrétise dans la prépondérance que la notion de poste de travail prend dans la recomposition spatio-temporelle. Le logiciel de pointage est installé uniquement sur les PC. Le temps de travail est étroitement lié à la présence/absence du bureau. Si l’employé ne peut pas pointer depuis son PC, alors il doit remplir une déclaration soumise à la validation du responsable et donc justifier son absence du bureau. Tout mouvement est tracé et justifié. Dès que l’employé est plus ou moins mobile sur le territoire organisationnel, des tensions surgissent. Si les managers ne compensent pas par une médiation et que la relation ne repose pas sur la confiance, alors le dispositif est vécu comme contraignant, infantilisant, incompatible avec les missions du salarié. La logique du dispositif ne s’accommode pas facilement avec une logique de mobilité, de flux de l’activité ou encore avec le travail immatériel et créatif. Devenu élément central de l’agencement managérial, le poste de travail donne à voir un modèle instrumental et taylorien, une conception procédurale et fragmentaire du travail.

La déconstruction du temps : trahir

24Cependant notre recherche nous donne à voir que les individus ne sont pas complétement dépourvus devant l’ordonnancement managérial. Les recherches en communication organisationnelle assimilent l’aspect habilitant redonnant aux acteurs une capacité d’agir à des pratiques de « bricolage ingénieux » (De Certeau 1990, Vacher et all 2014), à une « écoute flottante » (Vacher 2013, cité par Andonova, Vacher 2014), ou encore à des stratégies de contournement (Andonova, Vacher 2009) ou de la ruse. Complémentaire à cette approche, nous proposons à partir des constats issus du terrain de considérer ces comportements déviants associés à des effets indésirables et souvent tus au niveau managérial comme des phénomènes de trahison (Deleuze, Parnet 1996, Schehr 2008, 2009) qui peuvent se concrétiser dans des pratiques de guerre (Deleuze, Guattari 1980).

25La trahison est un moment de rupture, moment de forte intensité affective qui ouvre la voie à un devenir-autre. Le traître est alors vecteur potentiel de dé/recomposition organisationnelle.

Le traître – comme l’étranger – introduit une dynamique dans le cours des choses. Son action ouvre l’horizon et enclenche d’autres possibles : «la trahison accompagne toute révolution, toute évolution : toute traduction» (Kaes 1999 : 244). (...) Les traîtres de ce point de vue, joueraient un rôle bénéfique dans la vie publique car ils permettraient à toute organisation ou système d’évoluer et d’éviter inertie et entropie (Schehr 2009 : 47).

26En remettant en question les notions de confiance et de loyauté, le traître introduit l’Autre dans l’équation. De ce fait, il interroge les relations de l’agencement et peut en créer de nouvelles. Il s’éloigne d’un ensemble et par contamination affective désire un autre ensemble. En ce sens, la trahison peut être comprise comme une créativité en acte. Kaes souligne que « tout chercheur, tout créateur, tout amoureux est un traître en puissance, dès lors qu’il franchit les limites du convenu, du convenable ou du connu » (Kaes 1999 : 235 cité par Schehr 2008). Nous remarquons que des acteurs qui témoignent d’un travail créatif désobéissent à la spatio-temporalité du dispositif, à la logique du poste de travail. Comme disait un employé « on n’est pas les plus créatifs de 9h à 18h », son « métier est ailleurs qu’au bureau ». La logique de l’action du traître révèle ici un désir d’efficacité de sa propre action. La création nécessite séparation. Elle est séparation de la cadence journalière imposée par l’outil.

27Puisqu’il existe une confusion entre temps et règles de présence, une brèche s’ouvre et il y a potentiel de trahison. Hora fait interface (Galloway 2012) vers un autre mode d’être. Les acteurs se désynchronisent de la durée et de la cadence imposées tout en couvrant leurs traces. Les pistes sont brouillées. Les pointages ne correspondent pas à la réalité du travail. Nous constatons donc une déconstruction du temps fabriqué. Trahir marque une rupture entre temporalités différentes : la durée et l’instant, le Chronos et le Kairos. La temporalité du traître est faite de singularités, d’événements, d’imprévisible, de spontanéité et d’immédiateté alors que la temporalité du dispositif est faite de continuité et de régularités. Les traîtres privilégient l’événement, l’importun, l’aléatoire ; ils peuvent travailler ailleurs ou le week-end, le soir, etc., ne pas déclarer et compenser en faisant autre chose sur leur temps de travail déclaré. Ils rentrent dans ce système « hypocrite » en répondant en apparence à la prescription. « De toute façon, on ne demande pas le travail réel. On demande de ne pas être en anomalie ». Leur trahison est ici révélatrice des normes. Dans ce sens, elle s’apparente à la transgression (Chanlat 2008) et à la dissidence (David-Jougneau 2000). Elle est prise de distance, questionnement de l’agencement managérial en place et de sa légitimité. Elle rappelle qu’il existe d’autres possibilités.

28Leon Battista Alberti dans Livres de la famille (1430) souligne que « l’homme peut appeler siennes : le corps, l’âme et le temps ». Et le traître appelle sien le temps. Il le vit pleinement dans son chemin d’individuation. Il s’engage dans des mouvements de résistance, de rupture ou de guerre et de par ce fait, il rentre dans des phénomènes de dislocation temporelle entre le temps de l’action et le temps inscrit, codé dans le dispositif. Ces mouvements se font de manière insidieuse ou ouverte. Certains boycottent le pointage ou pointent tous les trois jours. D’autres disent ouvertement qu’ils sont en guerre contre le dispositif de gestion du temps ; ils refusent de se faire contrôler. Ils refusent de perdre leur autonomie et en entrant en guerre, ils gagnent en capacité d’agir. Le guerrier est le traître par excellence (Deleuze, Parnet 1996, 53) car, il « est dans la situation de tout trahir » (Deleuze, Guattari 1980, 438).

29Le saut créatif du traître relève du régime de l’affect. Il permet la prise d’armes. La technologie devient ici arme, dispositif d’intensité. Elle permet de prendre de vitesse son adversaire : « la vitesse est une arme absolue » (Virilio 1994). La guerre se joue aussi dans l’espace des temporalités.

30Les traîtres sont en guerre contre l’appareil administratif. Ce dernier fonctionne par contrôle du mouvement (par règlement de travail, codage du temps dans le dispositif, mise en place des gestionnaires, statistiques, etc.) en favorisant son ralentissement. Il « ne cesse de décomposer, recomposer et transformer le mouvement, ou de régler la vitesse » (Deleuze, Guattari 478). Aux reconfigurations managériales et à la lourdeur administrative s’opposent les mouvements vifs des traîtres. Ces derniers sont en mouvement, en dehors d’une forme finie. Ils préfèrent le nomadisme, le déplacement, la vitesse dans un espace-temps sans repères formatés. En faisant abstraction de toute règle, ils prennent la main sur leur PC à distance, ils pointent depuis leur poste de travail sans y être. Cette dissonance temporelle est le reflet d’une trahison en tant que « percée de la vie dans le monde de la sécurité » (Schehr 2008) informatique, administrative, managériale...

Conclusion

31Le temps est une clé pour comprendre les formes sociales, organisationnelles (Gasparini 1990, Hassard 1990, Orlikowski, Yates 2002) et leurs évolutions technopolitiques. Dans le cadre de notre recherche, l’organisation est une chronocratie. L’agencement est une « machine à cristalliser le temps » (Lazzarato 1996) qui in-forme l’organisation en modulant ses rythmes, ses intensités, ses pauses. Il nourrit les désirs par rapport au temps (de contrôle, d’individuation, de liberté, etc.).

32À la recherche d’une organisation « plus moderne », « plus efficace », voire « plus équitable », le management tente d’ordonner le cadre temporel et de fait les activités au travail. Et ce faisant, est encouragée une réflexivité sur les temporalités, une redistribution du temps de et au travail, une sécurisation de l’activité. Mais aussi les dérives et effets normatifs, contraignants ne se laissent pas attendre : standardisation, contrôle, rationalisation, perte d’autonomie, perte de sens, questionnement identitaire, dislocation temporelle… La mise en place du dispositif est révélatrice des problématiques de confiance, de reconnaissance ainsi que des normes qui régissent l’organisation. Parallèlement nous constatons des phénomènes de trahison. Ceux-ci mettent davantage en relief la capacité d’agir des acteurs en place, la puissance de l’être (Deleuze 2003) se cristallisant dans le désir (Guattari 2012) et le rôle des affects dans le devenir-traître. C’est l’agencement, dans lequel le désir coule, qui produit l’affect, crée l’événement et peut conduire à une transformation.