1Depuis quelques années, la formation en entreprise fait l’objet d’importants renouvellements, avec l’émergence de nouveaux supports – applications sur smartphones, tablettes –, le recours à de nouveaux outils dits « collaboratifs » – MOOC, réseaux sociaux internes, Wiki, etc. –, empruntant des formats d’apparence ludique sur le principe des serious games et mobilisant des pédagogies dites « innovantes », comme l’apprentissage collaboratif ou la pédagogie inversée (Cristol 2014).
2Les discours de justification les présentent comme des moyens de « flexibiliser les apprentissages », ce qui permettrait d’accélérer les temps d’apprentissage, sur des sujets plus précisément délimités, dans un contexte de plus en plus concurrentiel, demandant un rythme soutenu d’innovation. Ils favoriseraient également la circulation souple des informations et des connaissances, dans une logique participative, en rupture avec un modèle de diffusion des savoirs « top-down ». En même temps, ces dispositifs deviennent de leviers pour gagner du temps et réduire les coûts de formation – économie sur les frais de déplacements, d’hébergement et sur la rémunération des formateurs –, ou pour rationaliser les parcours de formation des salariés, en agissant sur leur orientation, leur suivi et la gestion des formations.
3Du point de vue des salariés, cependant, on peut craindre qu’à l’instar des précédentes générations de TIC (Klein et Ratier 2012), les nouvelles formations soient porteuses d’ambiguïté : potentielles sources d’intensification du travail – les salariés n’ayant plus de temps dédié à la formation, ils doivent se débrouiller pour apprendre dans les interstices de leur activité –, elles peuvent aussi permettre une meilleure gestion du temps, puisqu’il n’est plus nécessaire de partir parfois plusieurs jours en formation. On peut également les voir comme facteur d’isolement, confinant chaque individu devant son ordinateur, ou, au contraire, penser qu’elles favorisent l’apprentissage coopératif.
4Pour mieux identifier ce qui se joue dans ces formations, nous avons réalisé une recherche empirique portant sur la mise en œuvre de deux formations numérisées au sein de deux grandes entreprises. L’objectif était de comprendre comment, pour se former avec ces outils, les salariés arrivent à créer, seuls ou collectivement, un environnement favorable à des apprentissages pérennes, qui ne détériore pas leurs conditions de travail et soit générateur de sens au travail.
5Nous exposons ici les résultats de cette recherche, en présentant, tout d’abord, la manière dont les logiques inscrites dans ces dispositifs induisent une profonde déstabilisation des temporalités, des espaces et des rapports à la formation. Nous montrons, ensuite, la nécessité, pour les salariés, de trouver des ressources et des espaces de régulations individuels, collectifs, organisationnels et institutionnels, pour faire face à l’injonction de responsabilisation et aux ambivalences soulignées plus haut.
6La numérisation de la formation se caractérise par plusieurs éléments. Tout d’abord, « en amont » de la formation proprement dite, ses promoteurs et concepteurs, d’une part, instituent une pédagogique fondée sur l’injonction à l’autonomie/responsabilisation des apprenants et, d’autre part, visent une rationalisation du temps dédié aux apprentissages. Ce système de contrainte est inscrit dans les caractéristiques des dispositifs : fonctionnalités, séquencement, supports, etc. Par ailleurs, « en aval », on constate que la mise en œuvre de ces dispositifs conduit souvent à un fort taux d’abandon (Dussarps 2015). Revenons sur ces différents points.
7L’apprenant, placé « au centre » du dispositif, est supposé élaborer en toute autonomie ses objectifs d’apprentissage, son parcours de connaissance, ses savoirs (Boboc, Metzger 2016 ; Vero, Sigot 2017). Cette injonction à l’autonomisation s’inscrit dans les tendances profondes en matière de formation professionnelle qui visent à individualiser les parcours et à responsabiliser les salariés dans le choix, le suivi et la mise en œuvre de leur formation (Lescure 2017). Or, cet impératif ne va pas de soi et oblige les individus, dans un environnement pourtant déjà saturé de sollicitations et d’injonctions liées aux outils numériques (Carayol 2014), à créer eux-mêmes l’environnement propice à l’activité de formation et aux apprentissages, en essayant de profiter des interstices laissés vacants par les contraintes organisationnelles de leur poste et de leurs missions. Ainsi, les salariés-apprenants doivent trouver, d’une part, les moments favorables aux apprentissages pendant ou en dehors de leur temps de travail et, d’autre part, les lieux pour s’isoler, se concentrer pour suivre les modules. De plus, dans leur contenu, certains dispositifs numérisés s’apparentent à de simples canaux d’informations – sur les produits, le marché, les tendances, etc. – et ne visent pas directement l’acquisition de connaissances opératoires.
8Nous qualifions ces nouvelles modalités de formations interstitielles, terme emprunté à la psychosociologie (Fustier 2012) et à l’ethnographie (Marcel 2002), pour désigner : a) le fait que les individus, pour les suivre, doivent se débrouiller, le plus souvent seuls, pour articuler les contraintes temporelles, spatiales et cognitives de leur activité, avec celles de la formation ; b) et que le contenu même des apprentissages se situe à mi-chemin entre les savoirs directement mobilisables et un jeu disparate d’informations.
9Par ailleurs, les concepteurs des dispositifs de formation numérisée ne prévoient pas de temps spécifiquement dédié à cette activité, mais des bornes temporelles, sous la forme d’une date de début et d’une date de fin pour suivre une séquence. Ces choix peuvent apparaître comme extrêmement souples d’usage, ce qui intéresse les salariés dont les contraintes organisationnelles ne permettent pas de suivre des formations en présentiel. Cependant, lorsqu’elles sont numérisées, les formations sont aussi plus condensées : il ne s’agit pas seulement d’éclater le temps de formation en de multiples intervalles, mais de réduire le temps total consacré aux apprentissages. Et ce, notamment : en supprimant les moments d’échanges et de partage informels en présentiel avec des pairs (Metzger 2005) ; en calibrant des moments facultatifs d’échange nécessairement médiatisés – forums, réunions téléphoniques, réseaux sociaux – ; et en fournissant des supports succincts ne facilitant guère l’approfondissement. Or, rationaliser le temps de formation agit en retour sur les différentes dimensions de l’activité professionnelle. En reprenant la distinction opérée dans (Lallement 2003), ces formations ont des répercussions : a) sur le temps au travail – intensification par suppression des temps morts, etc. – ; b) sur le temps de travail – risque d’empiètement sur la vie personnelle – ; c) mais également sur le temps du travail – risque d’interférer avec les projets d’évolution professionnelle.
10Plaçant les apprenants dans la double contrainte d’autonomisation/responsabilisation et de déstabilisation des repères temporels, les formations interstitielles ne peuvent procurer ni des moments, ni des espaces de régulation, au sens de mise en débat du travail et d’élaboration/réélaboration de règles communes (Reynaud 1989). Ces considérations permettent d’identifier l’une des voies par lesquelles la numérisation de la formation conduit à des taux élevés d’abandon. Rappelons, préalablement, que tout abandon n’est pas nécessairement subi : il peut être le résultat d’un choix stratégique, de la part de salariés ayant adopté un rapport essentiellement instrumental à l’acquisition de savoirs (Boboc, Metzger 2019). Dans cette perspective, quand l’apprenant considère qu’il a trouvé les informations qu’il était venu chercher en s’inscrivant, il fait le choix d’abandonner.
11Quant aux inscrits qui veulent suivre intégralement la formation, on peut faire l’hypothèse que, compte tenu des contraintes précédemment identifiées, seule une fraction d’entre eux va parvenir à se saisir des formations interstitielles. Ceux-là, du fait de leur expérience, de leurs capacités et de leur environnement actuel, vont être en mesure d’élaborer des régulations permettant d’articuler durablement les contraintes de leur poste, de la formation et de leur vie privée. Ceux qui n’y parviennent pas seront plus souvent en échec et susceptibles d’abandonner. Ainsi, les formations numériques qui sont parfois présentées comme facilitant « l’accès de tous » à la formation, supposent, dans les faits, que les apprenants évoluent dans un environnement favorable ou aient les dispositions nécessaires aux formes d’apprentissage proposées.
12Nous avons identifié quatre types de régulations interdépendantes qui favorisent ces apprentissages : au niveau individuel, il s’agit de la capacité de l’apprenant à organiser son temps de formation dans les interstices de son activité professionnelle en regard de sa vie privée ; au niveau collectif, ces régulations permettent de compenser l’absence d’échanges, de partages et de soutiens informels ; au niveau organisationnel, les régulations relèvent, notamment, de l’action managériale de proximité qui aide à créer les espaces-temps d’apprentissage, légitime l’utilité de ces dispositifs de formation et favorise la mise en œuvre des connaissances dispensées ; au niveau institutionnel, les régulations concernent le cadre donné par la politique de l’entreprise en matière de formation (budget, articulation avec la politique d’évolution professionnelle, reconnaissance des compétences acquises, etc.).
13C’est cette hypothèse que nous allons examiner en nous centrant sur l’étude de deux dispositifs de formation numérisés.
14Concentrant usages du numérique, tout à distance, absence de formateurs et un fort taux d’abandon, les deux dispositifs étudiés sont emblématiques des formations qui se diffusent depuis quelques années au sein des grandes organisations.
- 1 COOC : Corporate Online Open Course ou Mooc interne.
15Le premier, Toutadis, expérimenté chez Telor, multinationale du secteur du numérique, vise à initier les acteurs internes de la formation aux apports potentiels des outils numériques dans le cadre de leurs activités : conception et dispense de cours, information sur les nouveaux produits vendus par l’entreprise, animation, etc. Toutadis est construit sur le modèle des COOC1 : il comprend des supports numériques variés (textes de référence, contenus vidéos, quiz, etc.), ainsi que des réseaux sociaux internes – supposés favoriser la collaboration –, mis au service d’une pédagogie dite inversée, enjoignant aux apprenants de prendre des initiatives pour rechercher des informations, poser des questions, répondre à celles posées par d’autres apprenants sur un forum, etc. Toutadis est dispensé entièrement à distance et s’étend sur sept semaines : à chacune des six premières semaines, correspond un module que l’apprenant suit aux heures que son emploi du temps lui laisse. Le dispositif ne prévoit pas de formateurs, mais des animateurs qui répondent aux questions posées sur les forums ou incitent les apprenants à y répondre. La formation est certifiante, selon les modalités suivantes : 1) valider les six premières semaines au moyen de quiz ; 2) lors de la septième semaine, rédiger un mémoire sur un sujet choisi par l’apprenant ; 3) et, enfin, évaluer le mémoire de trois apprenants anonymisés. Cette formation est présentée comme facultative, alors que le virage du numérique est qualifié d’incontournable.
16Le second dispositif, Ville connectée, expérimenté chez InfrasUrb, multinationale du secteur du BTP, est destiné aux responsables des filiales et aux responsables d’affaires de l’entreprise, soit environ 1000 personnes. La formation est une des premières, dans le Groupe à être dispensée intégralement au format numérique et à distance. L’objectif est de permettre au personnel encadrant des filiales de répondre aux éventuelles questions de leurs clients sur le sujet des smart cities et, à terme, de développer de nouvelles offres, notamment pour les collectivités territoriales. Ville connectée se présente comme une plateforme, dont l’ergonomie est proche de celle des réseaux sociaux numériques. La formation, obligatoire, dure un an et prend la forme de modules d’une heure environ chacun, mis en ligne au rythme d’un par semaine, l’ensemble équivaudrait, selon les concepteurs, à trois jours en présentiel. Chaque semaine, un nouveau parcours, composé de plusieurs modules, est proposé aux utilisateurs qui ont plusieurs semaines pour les suivre en intégralité, à leur rythme. Les modules sont composés d’animations vidéos, de textes, d’infographies ponctuées de tests à réaliser obligatoirement pour accéder à la suite de la formation, que les réponses soient correctes ou non. Chaque utilisateur dispose d’une page et d’un tableau de bord qui récapitule automatiquement les parcours suivis, ceux à terminer, le taux de réussite aux quiz d’évaluation, le temps moyen passé, etc.
17Si ces deux dispositifs nous paraissent emblématiques des rationalisations à l’œuvre dans les organisations, c’est parce qu’ils concentrent l’usage de la numérisation à des fins de réduction du temps de formation – nous retrouvons chez InfrasUrb, comme chez Telor, une tendance à la formation interstitielle – et une injonction, plus ou moins explicite, à l’autonomisation radicale des apprenants – ces derniers étant responsables de leurs apprentissages, à commencer par l’élaboration de l’environnement spatio-temporel propice à l’acquisition de savoirs.
18Mais ces dispositifs sont aussi représentatifs des formations interstitielles par leur taux d’abandon. Ainsi, dans l’expérimentation de Toutadis (formation « facultative »), sur plus de six cents inscrits, seuls 6 % sont allés jusqu’à la fin (en rendant le mémoire). Pour Ville connectée (formation « obligatoire »), sur une population cible de plus de mille cadres supérieurs, sept cent cinquante se sont inscrits, et, parmi eux, seulement la moitié a suivi la formation jusqu’au bout.
19Pour Toutadis, nous avons suivi les différents modules, à l’exception des évaluations. Nous avons consulté les forums et interviewé vingt apprenants (dont onze femmes), ainsi que quatre animateurs. Six des apprenants interviewés ont obtenu leur certification, cinq n’ont pas terminé la formation, mais ont validé les 5 premiers modules, trois se sont arrêtés après le troisième module, et six enfin n’ont suivi qu’un ou deux modules. Ces vingt apprenants occupent une grande variété de fonctions (formateurs, soutiens métier, conseillers accompagnement et développement). On constate une distribution variée par tranche d’âges et par localisation géographique.
20Pour Ville connectée, nous avons participé aux modules de formation et observé les statistiques et les échanges en ligne, pendant 10 mois. Nous avons également interviewé quatre concepteurs des modules (chef de projet, responsable de la conception, formateur-concepteur, prestataire ayant réalisé la plateforme) et sept utilisateurs, d’âge, de formation et de parcours variés, ayant suivi tout ou partie de la formation : un responsable technique, un directeur de pôle, trois directeurs de filiales et deux responsables d’affaire.
21Nous avons procédé par analyse thématique de contenu, en croisant des données quantitatives (données d’usages disponibles comme les taux de suivi des formations), qualitatives par entretiens (pour recueillir la perception des formations, et les récits de pratiques) et par observations (analyse d’usages, etc.). Ces données ont été traitées manuellement. L’analyse thématique a été complétée par une analyse comparative des terrains, hypothèse par hypothèse.
22Pour présenter les résultats, nous identifions, tout d’abord, les régulations individuelles, puis les régulations institutionnelles, organisationnelles et collectives permettant de construire (souvent sous la forme de « bricolages» individuels et collectifs) des configurations d’apprentissage compatibles avec les contraintes professionnelles.
23Nous présentons dans cette section les différentes manières dont les salariés parviennent ou non à s’auto-réguler, c’est-à-dire à produire seuls des règles leur permettant de trouver du temps, des espaces de travail et des modes d’apprentissage satisfaisants.
24En principe, les salariés peuvent consacrer le temps qu’ils souhaitent à chaque séquence. Cependant, dans les deux cas, les concepteurs ont indiqué une durée approximative pour suivre chaque module : une heure dans le cas de Ville connectée, deux heures pour Toutadis. Cette durée est interprétée comme une norme implicite, une référence à l’aune de laquelle les salariés mesurent leur propre capacité à assimiler de nouvelles informations, en faire des savoirs utiles. Tous les participants essaient de se connecter avec régularité à la plateforme, considérant implicitement que, si les modules sont diffusés au rythme d’un par semaine, il s’agit du « bon » rythme.
25Cette quasi-norme est toutefois appliquée de deux manières. Ainsi, certains participants, en particulier de Ville connectée, s’efforcent de ne pas dépasser ce temps « normal », même si rien, dans la programmation du dispositif ou les modalités d’évaluation, ne les y contraint. Ils jugent alors leurs propres performances à travers ce filtre et ne prennent pas le temps dont ils auraient besoin pour s’approprier le contenu des modules. Tandis que d’autres apprenants, particulièrement avec Toutadis, n’ont pas hésité à consacrer au travail de formation quatre heures par semaine – soit le double de celui estimé –, sans pour autant parvenir à réaliser toutes les tâches requises.
26Toutefois, dans les deux expérimentations, peu de participants parviennent à « tenir » le rythme hebdomadaire qui leur serait nécessaire. En effet, en fonction de leur cursus scolaire, de leurs postes antérieurs et actuels, tous les inscrits ne possèdent pas les mêmes savoirs initiaux, ni les mêmes aptitudes à élaborer des connaissances opératoires en recherchant des informations via les supports numériques. Il en résulte une grande dispersion des durées effectivement nécessaires pour réaliser, en toute autonomie, les tâches attendues. À cela s’ajoute le fait que les apprenants n’ont pas les mêmes marges de manœuvre pour ménager, pendant la durée totale de la formation, des plages de temps hebdomadaires suffisamment longues pour s’isoler et procéder aux activités cognitives requises.
27Ces contraintes conduisent à un empiètement des activités de travail sur le temps – et l’espace – privé, ainsi qu’une inégale distribution des capacités à respecter le rythme d’avancement. Une partie des inscrits a en effet pris du retard chaque semaine, retard dont l’accumulation a engendré, surtout chez Toutadis où l’ambition des concepteurs est la plus grande – réalisation d’un mémoire –, du découragement et de la démotivation.
28Ces réflexions soulignent l’importance accrue que joue, dans les formations numérisées, la capacité d’autorégulation individuelle à dégager du temps interstitiel pour apprendre : il faut savoir se fixer des règles de suivi hebdomadaire, mais aussi pouvoir s’y tenir.
29Avec le « tout à distance » et l’absence de formateur, les apprenants doivent trouver par eux-mêmes l’endroit le plus approprié pour suivre les différents modules. Il s’agit pour eux de se mettre à l’écart de leur environnement professionnel et de ses sollicitations, pour se concentrer et réaliser les activités liées à la formation. Suivant les conseils des concepteurs du dispositif – se « couper de son environnement » –, ils ont élaboré deux formes d’auto-régulation pour s’isoler spatialement : a) suivre la formation depuis leur bureau hors temps de travail ; b) suivre les modules en dehors de leur lieu et de leur temps de travail.
30a) À InfrasUrb comme à Telor, ceux qui sont en open space ou dans des bureaux partagés, gênés par les conversations périphériques, suivent les différents modules depuis leur poste de travail, mais en dehors des heures de travail : le matin tôt, lors de la pause déjeuner ou en fin d’après-midi. Le statut professionnel, la configuration des bureaux ou la taille de l’équipe expliquent alors les choix individuels. Mais la situation familiale et les manières de concevoir l’articulation entre temps personnels et professionnels jouent également. Ainsi, les parents de jeunes enfants vont privilégier le fait de suivre la formation en fin de journée, « quand c’est calme au bureau », plutôt que depuis leur domicile.
31b) Mais ceux dont les enfants sont plus grands privilégient le domicile, le samedi matin ou le dimanche soir, notamment s’ils estiment « être en retard » sur leur planning de formation. C’est particulièrement le cas chez Telor où une partie des apprenants se sont inscrits à Toutadis pour des raisons personnelles : trouver des outils pédagogiques pour aider leurs enfants en difficulté d’apprentissage ; préparer des certifications ou des diplômes universitaires. Ils assimilent cette pratique à des recherches en bibliothèque. Quant aux salariés en déplacement permanent – cas fréquent chez Telor –, ils choisissent de suivre la formation le soir, quand ils sont seuls dans leur chambre d’hôtel.
32Ajoutons qu’une partie des apprenants naviguent entre plusieurs lieux physiques pour se consacrer aux activités de formation, passant de leur bureau à une salle de réunion, et se connectant parfois le samedi matin depuis chez eux.
33Les entretiens que nous avons menés montrent qu’une partie significative de ceux qui ne terminent pas leur cursus le font intentionnellement, une fois qu’ils ont le sentiment d’avoir pioché les éléments d’information et/ou de connaissances qu’ils jugent utiles à leurs projets personnels. On peut dès lors légitimement penser que c’est précisément l’accent mis, par les concepteurs des dispositifs technico-pédagogiques, sur l’autonomie des apprenants, qui explique à la fois l’importance de cette forme d’abandon choisi et l’expression d’un rapport essentiellement instrumental à la formation.
34Ce constat concerne les deux dispositifs. Chez Toutadis comme chez Ville connectée, une partie significative des apprenants ne cherchent pas à obtenir de certification, mais à profiter des opportunités offertes par la plateforme pour compléter leurs connaissances sur des sujets en lien avec leurs propres projets, professionnels ou non. Certains inscrits à Toutadis suivent, en parallèle, une formation universitaire et piochent les informations qui leur manquent ; d’autres veulent simplement apprendre à mettre en place un quiz en ligne, etc. Dans le cas de Ville connectée, compte tenu du type de poste occupé – cadres dirigeants et supérieurs - et des objectifs pédagogiques très généraux – « s’acculturer aux transformations des marchés et des activités de la construction », « participer à la fabrique des villes de demain » –, les participants savent, par expérience, anticiper à court et moyen terme, en tirant profit de la flexibilité et des opportunités offertes par les formations interstitielles qui ne sont au fond qu’une variante de leurs configurations habituelles de travail. Se former revient alors à consulter une base de données pour y puiser, le moment venu, des informations ou des contacts pour mener à bien un projet. Dans les deux entreprises, s’étant inscrits pour des objectifs très ponctuels, les apprenants « abandonnent » le cursus dès qu’ils jugent ces objectifs atteints.
35À l’inverse, et cela est surtout vrai pour Toutadis, les salariés qui se sont inscrits dans le but d’obtenir une certification interne pour tenter de la valoriser dans une perspective d’évolution professionnelle sont parfois déstabilisés par ce type de pédagogie et peinent à définir par eux-mêmes ce qu’ils doivent apprendre, les étapes par lesquelles ils doivent passer pour progresser. Ils ont également du mal à localiser et à apprécier la qualité des renseignements qui pourraient leur être utiles. Aussi, faute de savoir comment faire le tri dans l’ensemble des outils mis à leur disposition, ils utilisent tous les supports (vidéos, audios, textes, sites internet, etc.) et échouent à en dégager une synthèse pertinente.
36On le voit, lorsque les individus sont isolés pour déterminer les temps, les espaces et les parcours d’apprentissages, l’auto-régulation contrainte les conduit : a) soit à développer des stratégies qui augmentent les risques de débordement sur leur vie privée ou de densification de leur travail, par réduction des temps de pause (abandon subi) ; soit à adopter un rapport instrumental aux apprentissages (abandon choisi). Ces deux modalités expliquent, au moins en partie, les forts taux d’abandon constatés. Toutefois, ces processus peuvent être compensés par des régulations institutionnelles, organisationnelles et collectives ou, au contraire, amplifiés par l’insuffisance de ces dernières.
37Les régulations institutionnelles concernent la politique de l’entreprise en matière de formation et la manière dont elle s’inscrit dans les dispositifs.
38Dans les configurations étudiées, ces régulations se caractérisent par leur ambiguïté. Chez Telor, Toutadis est présentée comme explicitement facultative, mais implicitement obligatoire : comment en effet ne pas percevoir l’ardente obligation de réussir le « virage » du numérique ? D’ailleurs, les concepteurs du dispositif ont déployé d’importants efforts de communications auprès des managers pour les sensibiliser aux enjeux de cette formation. Mais simultanément, la formation n’étant pas inscrite dans des parcours d’évolution professionnelle, la régulation institutionnelle ne permet pas d’en « reconnaître » le suivi. Chez InfrasUrb, l’ambiguïté est symétrique, puisque Ville connectée est présentée comme obligatoire, mais les mesures mises en œuvre pour matérialiser cette obligation ne sont pas contraignantes et l’accompagnement institutionnel est minimal – aucune formation n’a été pensée, par exemple, auprès des managers pour qu’ils accompagnent leur propre équipe.
39Cette ambiguïté constitutive, parfait reflet de l’injonction à l’autonomie, laisse une large part d’interprétation aux responsables locaux.
40Notons qu’a contrario, une politique de formation qui propose un éventail équilibré de formations numériques et en présentiel favorise la possibilité de régulation collective et limite, par exemple, le risque d’un développement instrumental aux savoirs, en permettant aux apprenants d’échanger entre eux et de donner ainsi du sens aux connaissances dispensées en ligne.
41Dans les deux entreprises, une partie du management de proximité a contribué aux régulations organisationnelles, en apportant à leurs collaborateurs le soutien et les encouragements requis, certains, comme chez Telor, allant même jusqu’à s’inscrire et suivre partiellement les différents modules de Toutadis. Ceux-là inciteront leurs collaborateurs à les imiter : par exemple, en mettant cette question à l’ordre du jour de réunions d’équipe ; ou bien, en suggérant à leurs collaborateurs de s’intéresser aux savoirs acquis par leur collègue formé, afin de contribuer à leur mise en œuvre opérationnelle. En reconnaissant, localement, l’intérêt professionnel de ces formations interstitielles, en montrant qu’elles peuvent, à l’instar des formations « en présentiel », être suivies pendant le temps et sur le lieu de travail, de tels managers facilitent les régulations individuelles chez leurs collaborateurs. Certains de ces managers allouent alors le temps nécessaire aux membres de l’équipe pour suivre ces formations.
42Chez InfrasUrb, la régulation organisationnelle se caractérise par l’action des responsables de filiale qui ont bien compris, dans l’ensemble, la nécessité de faire suivre à leur équipe les différents modules de Ville connectée. Cela s’explique, notamment, parce qu’ils ont perçu, certes, l’importance stratégique des thèmes abordés, mais également l’injonction diffuse à se former en provenance de la direction du Groupe. Faire suivre les modules permet de montrer qu’on a compris les transformations en cours et qu’on accepte d’utiliser et suivre les outils « maison » pour anticiper ces transformations. C’est pourquoi, une partie des managers a aidé certains de leurs collaborateurs à organiser leur temps de formation de façon plus pertinente.
43A contrario, d’autres managers, en particulier chez Telor, voient Toutadis comme un gadget, un épiphénomène, qui ne joue aucun rôle dans l’activité opérationnelle. S’ils ne vont rien entreprendre pour empêcher leurs collaborateurs de s’y inscrire, ils considèrent que les connaissances acquises à cette occasion n’étant pas utiles pour le service, leurs collaborateurs doivent la suivre sur leur temps libre. Ils n’en tiendront pas compte dans le cadre des évaluations individuelles. Cette absence de soutien managérial, elle-même articulée aux choix institutionnels, joue de façon particulièrement nette sur les salariés-apprenants qui ont des fonctions de communication-animation : suivre Toutadis peut être perçu par leurs pairs comme du « loisir ».
44En somme, la double contrainte de rationalisation du temps et d’autonomisation se traduit, dans les deux expérimentations, par le caractère minimaliste des règles institutionnelles et la faiblesse de la régulation organisationnelle. Ce qui accentue en retour la distribution inégalitaire des configurations : dans certains cas, la formation est valorisée et signe d’engagement, alors qu’elle est perçue comme ni stratégique ni prioritaire dans d’autres cas.
45Dans un tel contexte, le fait de participer à des régulations collectives, de s’inscrire dans un micro-collectif de soutien entre apprenants devient une ressource pour élaborer les régulations du temps, de l’espace et des apprentissages requis, notamment la contextualisation des connaissances pour les rapprocher de l’activité. Ces régulations sont d’autant plus importantes que les choix institutionnels réduisent la possibilité de moments d’échanges informels et que les supports de communication en ligne, comme les forums, s’avèrent à l’usage impuissants à en compenser l’absence (Boboc et Metzger 2019).
46Or, dans les deux configurations, les occasions de s’entraider ont été rares. En ce qui concerne Toutadis, elles concernent majoritairement les apprenants non-abandonnistes : ils ont souvent pu bénéficier d’échanges et de partages avec un autre apprenant. La possibilité de s’entraider requiert elle-même certaines conditions, comme le fait de se connaître avant de suivre la formation : le fait d’être collègues d’un même site, d’avoir déjà eu l’occasion de travailler ensemble ou encore de s’être rencontrés dans le cadre de journées d’information. De telles régulations collectives portent sur la manière de s’organiser pour suivre tous les modules, mais aussi sur le contenu même des apprentissages. En revanche, ceux qui n’ont pas pu bénéficier de ces conditions minimales d’entraide, ont plus souvent décroché et abandonné la formation (Boboc et Metzger 2016). Il en va de même chez InfrasUrb, où, alors que certains jeunes cadres ont tenté de recréer la dimension collective des formations en présentiel, en proposant de réaliser les modules collectivement, entre pairs, ils ont dû y renoncer, faute de temps. Cette absence de régulation collective joue défavorablement dans le suivi des formations, et contribue à l’abandon de ceux qui ne disposent pas des dispositions nécessaires pour les suivre.
47En synthèse, l’un des aspects les plus caractéristiques des formations interstitielles, du point de vue des pratiques d’apprentissage, voire de la possibilité même de se former, réside dans l’impératif d’autonomie qui pèse sur les individus isolés. En dépit des différences entre les deux formations (dont le sujet, la cible, le format, la durée ou encore le caractère obligatoire ne sont pas identiques…), dans les deux cas étudiés, les régulations sont essentiellement individuelles et s’appuient sur les capacités des individus à se saisir de la formation en ligne, en construisant leurs environnements et parcours d’apprentissage. Or ces dispositions, inégalement réparties entre salariés, favorisent ceux qui en sont dotés du fait de leur parcours, leur position ou leurs caractéristiques (genre, âge...).
48En outre, ces régulations ne suffisent pas pour créer les conditions spatio-temporelles et cognitives de leurs apprentissages, ni pour éviter le développement d’un rapport instrumental à la formation. Les régulations institutionnelles assoient le cadre pour les régulations collectives (qui sont favorisées, par exemple, par la mise en place des parcours de formation qui incluent du présentiel ou bien par la création de réseaux transverses facilitant les rencontres entre ceux qui suivent ces parcours) et organisationnelles (favorisées, par exemple, par des mesures visant l’aide à apporter aux managers dans la création des conditions spatio-temporelles du suivi de ces formations et dans la mise en œuvre des connaissances qui y sont dispensées). Ces trois régulations sont également indispensables pour pallier la forte dispersion, voire polarisation, des possibilités d’apprendre et pour réduire les inégalités qui en découlent. Elles contribuent ainsi à donner du sens aux connaissances dispensées en ligne, en les reliant à l’activité et aux compétences des apprenants.