1Notre écosystème de vie actuel, notamment dans les sociétés occidentales, est en permanence traversé par le numérique, sous forme d’accès ponctuels et répétés à des services ou d’immersions beaucoup plus longues dans les univers sociaux qui s’y projettent (Doueihi 2013 ; Bachimont 2015). Que cela soit dans notre vie professionnelle (de l’usage courant du courrier électronique à l’utilisation plus spécifique d’outils de réalité virtuelle, par exemple), dans les moments de formation (enseignement à distance, notamment), dans nos démarches pratiques (dématérialisation croissante des services administratifs), dans nos loisirs ou nos activités sociales (réseaux socio-numériques), l’hyperprésence du numérique, à travers de multiples outils et interfaces, s’imposerait ainsi « naturellement ».
2Or, c’est justement cette forme de « naturel », d’évidence, que nous questionnons ici à partir de la problématique des personnes en situation de handicap face au numérique et à ses instrumentations. L’articulation numérique / handicap présente de réelles formes d’ambivalence, entre inclusion et exclusion, entre ouvertures de possibles (en matière d’accès ubiquitaires hors du monde physique) et renforcement d’inégalités existantes au plan social ou création de nouvelles inégalités (Casilli, 2010). En effet, nos incursions dans les univers du numérique sont nécessairement médiés par des dispositifs, des outils et des interfaces exigeant de la part de leurs utilisateurs certains registres d’habiletés, tant au plan physique que cognitif. Il s’agit de mobiliser des sens tels la vue ou l’ouïe, de manipuler (préhension, toucher), mais aussi de comprendre et pouvoir se repérer au sein d’architectures logiques et de systèmes complexes de signes (dimension cognitive). Or ces habiletés ou compétences, supposées naturelles et implicites, ne le sont pas pour tout le monde.
3En 1980, la «Classification Internationale du Handicap » (CIH) de l’Organisations mondiale de la santé (OMS) présentait des entrées par les déficiences, incapacités ou désavantages, soit principalement en lien avec la maladie et la santé. Vingt ans plus tard, en 2001, l’OMS propose une nouvelle classification, la « Classification Internationale du Fonctionnement, du handicap et de la santé » (CIF)1 qui dépasse une entrée par les seules déficiences pour prendre en compte de façon multidimensionnelle la situation de la personne, en lien avec des facteurs environnementaux et personnels ou encore avec le contexte d’activités dans lequel elle évolue. La bascule s’opère ainsi d’une représentation de la personne dite handicapée (responsabilité individuelle) à une représentation de la personne en situation de handicap (responsabilité environnementale et donc sociale). La loi du 11 février 2005, en assimilant le handicap à « toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant »2, confirme ce changement de regard.
- 3 Sous la responsabilité de Véronique Lespinet-Najib et Nathalie Pinède.
4Il s’agit donc de prendre en compte de façon globale la situation de la personne, en lien avec des facteurs environnementaux et personnels ou encore avec le contexte d’activités dans lequel elle évolue. Dès lors, la figure de la personne en situation de handicap se révèle multiple : elle renvoie aussi bien à des situations pérennes, en lien avec des déficiences natives ou survenues au cours de la vie, que ponctuelles. Mais elle inclut également différentes formes de vulnérabilités ou de fragilités, que cela soit celles s’installant avec l’âge (population -croissante- des seniors) ou celles issues d’une situation sociale particulière (comme par exemple dans le cas de l’illectronisme, en tant que forme d’illettrisme associé au numérique). Ce changement de regard est capital dans le sens où il déleste la personne d’une responsabilité liée à des déficiences pour interpeller et questionner l’environnement, au sens large du terme, comme pouvant être source de handicap, et donc d’inégalités. Il s’agit dès lors de penser les écosystèmes numériques dans leur accessibilité à toutes les personnes et à chacun, et d’envisager quels sont les risques mais aussi les solutions pouvant être proposées afin d’améliorer la participation de tous. C’est l’objet principal du projet de recherche « Fractures corporelles, fractures numériques. Enjeux, risques, solutions »3 dont nous allons ici présenter la structuration et les objectifs principaux avant de donner quelques exemples de résultats.
5Le projet a pour objectif principal d’envisager cette question des situations de handicap et des contraintes au regard des écosystèmes numériques en proposant une évaluation de la situation actuelle, des risques et enjeux aux plans social, éthique, personnel, organisationnel mais aussi des solutions concrètes pouvant être développées. Notre approche se décline au carrefour des innovations technologiques, des institutions et des normes, en replaçant l’homme et ses fragilités au cœur de son écosystème numérique et social (Darras, Valente 2013). Elle propose une mise en perspective globale de la « situation de handicap » et de l’accessibilité numérique dans une perspective citoyenne d’égalité des chances et de prise en compte des risques socio- cognitifs
- 4 Voir notamment les normes ISO 13407:1999 - Processus de conception centrée sur l’opérateur humain p (...)
6Financé par la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine (MSHA) dans le cadre de sa programmation scientifique pour la période 2016-2020, le projet propose une démarche de recherche transversale, croisant perspectives critiques et approches orientées ingénierie. Deux axes principaux de recherche ont été identifiés pour conduire les travaux du projet. Un premier axe s’intéresse à la question de l’accessibilité, des handicaps et de la communication dans les écosystèmes numériques. Il s’agit notamment d’analyser l’évolution des représentations mentales et sociales en matière de handicap et de situation de handicap, de décrypter les notions d’accès et d’accessibilité au sein des écosystèmes numériques, en lien avec la problématique des fractures et inégalités, du numérique vers le social et vice-versa (Granjon, 2009 ; Pinède, 2018). Ces questionnements nous amènent à réfléchir aux modèles et contextes d’usages à l’articulation de l’humain, du technique et du social. Cette lecture prend également en compte l’appareil réglementaire et normatif existant en la matière, la question des normes étant, dans ce contexte comme dans tous ceux liés au numérique, une question cruciale. Un deuxième axe de recherche, intitulé « Dispositifs et expérimentations : dynamiques et innovation » s’intéresse tout particulièrement aux différentes aides techniques favorisant l’accès aux contenus et services numériques. À partir d’un état des lieux des principaux systèmes et dispositifs existants en fonction des situations de handicap, il s’agit de proposer de nouveaux modèles et systèmes d’aide à la communication, en mettant en œuvre des approches de co-conception collaborative et itérative, dans l’esprit de la conception centrée utilisateurs (CCU)4 et du design universel (Choi, 2005). L’intérêt de ces approches est de traduire dans le processus de mise en œuvre ce souci de penser ensemble conception et usage, à partir d’une figure de l’usager plus tangible et multiple dans ses attentes et besoins.
7À l’intersection de ces deux axes, six objectifs principaux ont été identifiés autour d’actions clefs : analyser / développer / capitaliser / sensibiliser / accompagner / innover. La démarche analytique est évidemment cruciale en amont, pour mettre à jour un état des enjeux et des propositions concrètes en lien avec l’articulation numérique/handicap, notamment dans le but de repérer des freins d’accès aux processus communicationnels ainsi qu’aux contenus et savoirs diffusés via le numérique. À partir de ce diagnostic et selon une perspective orientée ingénierie, il s’agit également de développer des aides innovantes à la communication et à l’accès aux savoirs, en tenant compte des attentes et besoins des personnes fragiles. S’appuyant sur ces deux pôles, une capitalisation des connaissances, notamment sur les modèles d’usage, peut dès lors être proposée. Dans un deuxième temps, des démarches de sensibilisation sur l’importance de prendre en compte l’accessibilité dans les manières de concevoir sont à mener auprès des organisations, des institutions et des experts concernés par la problématique du handicap. De façon corollaire, l’accompagnement des acteurs impliqués (personnes en situation de handicap, aidants, mais aussi concepteurs de services et de documents) représente également une dimension clef du dispositif global. Enfin, de façon longitudinale, l’innovation constitue une préoccupation constante dans nos approches, que cela soit aux plans technique, épistémologique ou technique.
8La réussite d’un tel programme ne peut être assurée sans s’appuyer sur des compétences pluridisciplinaires et des points de vue diversifiés. En l’occurrence, notre consortium s’articule autour de quatre catégories d’acteurs (fig. 1), tous impliqués à part entière dans le projet.
Figure 1. Constitution du consortium de recherche « Fractures corporelles, fractures numériques »
9En ce qui concerne le partenariat de recherche, dix laboratoires et une vingtaine de chercheurs sont impliqués dans le projet. Ils représentent un panel varié de disciplines (sciences de l’information et de la communication, cognitique, ergonomie, sociologie, sciences de l’ingénieur, informatique, psychologie, électronique). Cette interdisciplinarité, mêlant sciences humaines et sociales et sciences de l’ingénieur, le tout dans une perspective de recherche appliquée, est évidemment un facteur clef du projet afin de pouvoir prendre en charge ses différentes facettes. En outre, ce partenariat de recherche se déploie à plusieurs échelles géographiques, en mobilisant, à l’échelle locale, une majorité d’acteurs aquitains (des sites bordelais et palois) mais aussi des acteurs à l’échelle nationale (Paris, Lyon, Nice) et à l’échelle internationale (Espagne).
10Notre partenariat de recherche inclut également d’autres acteurs : outre les chercheurs et doctorants, l’équipe rassemble un ergothérapeute, un référent sur l’accessibilité numérique, ainsi que des professionnels du soin et du vieillissement, qui sont tous pleinement associés à la dynamique de recherche. Ils sont d’autre part des médiateurs précieux par rapport à nos terrains, que cela soit pour porter la parole des usagers ou pour donner des accès privilégiés à ces usagers.
11Nos terrains sont constitués par des établissements d’enseignement supérieur (Université de Bordeaux, université Bordeaux Montaigne et Bordeaux INP) ou d’enseignement adapté (EREA5 d’Eysines) ainsi que par une association, l’ADGESSA6 gérant 21 établissements, dont 11 EPAHD7. Ces terrains représentent notre public cible, à savoir les personnes en situation de handicap, ainsi que les aidants et accompagnants, tous usagers (potentiels ou réels) des environnements numériques. En outre, l’intérêt de ces terrains diversifiés est de couvrir le cycle de vie des personnes, de l’école aux établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, en passant par l’université et la vie civile. Nous sommes également particulièrement attentifs dans notre consortium aux « relais d’action ». Ceux-ci sont pour nous des intermédiaires clefs dont il est nécessaire d’analyser les représentations et les pratiques afin de mettre en place des procédures de sensibilisation adaptées. Les relais d’action peuvent ainsi être des contributeurs de savoirs et de contenus (par exemple les enseignants dans les formations académiques ou tout producteur de supports de communication), mais aussi des concepteurs de systèmes (comme les webmasters). Enfin, la présence tout au long du projet d’une start-up8, portée par des ingénieurs cogniticiens sensibilisés aux questions qui nous occupent, assure la pérennité, cohérente et responsable, du site web du projet9 et de la plateforme collaborative associée.
12Si l’usager, multiple et unique, se positionne au cœur de nos réflexions, il est également au cœur de nos démarches méthodologiques, aussi variées soient-elles. Ainsi, enquêtes par questionnaires et entretiens, tests utilisateurs, méthodes des scénarios, analyses de contenus, création de persona sont-ils mobilisés de façon croisée pour apporter les éléments utiles à l’avancement du projet.
13Outre les différentes journées d’études et séminaires ayant jalonné notre projet jusqu’à aujourd’hui, nous souhaiterions mettre ici l’accent sur deux axes principaux de développement de nos travaux de recherche.
- 10 Cet ouvrage va paraître début 2020 aux éditions de la MSHA.
- 11 Traduction de « The power of the Web is in its universality » et « the Web is fundamentally designe (...)
14Le premier axe s’inscrit dans une production de synthèse brossant un panorama multi-points de vue sur l’accessibilité numérique. Cette production prend la forme d’un ouvrage collectif intitulé « Fractures corporelles, fractures numériques. De l’accessibilité aux usages »10. Dans le cadre de cet ouvrage, reflet d’un certain nombre de réflexions et travaux menés au sein du projet, il s’agit d’aborder de façon pluri-facettes la problématique de l’accessibilité numérique en lien avec le public des personnes en situation de handicap. D’une façon générale (incluant le numérique), on peut définir l’accessibilité comme consistant « à fournir un accès égal aux environnements physiques et numériques, en offrant des lieux et des ressources sûrs, sains, et adaptés à la diversité des personnes susceptibles d’en faire usage » (Folcher et Lompré, 2012, p. 89-90). Dans le cas de l’accessibilité du web, Tim Berners-Lee a rappelé que le « pouvoir du web est dans son universalité » et que « le web est fondamentalement conçu pour fonctionner pour toutes les personnes, quel que soit leur matériel, leur logiciel, leur langue, leur culture, leur emplacement ou leur capacité physique ou mentale »11. Présentée de cette façon, la question de l’accessibilité numérique inclut des aspects strictement techniques ou fonctionnels liés aux interactions homme-machine mais s’inscrit de façon plus large dans une vision, voire un idéal, d’égalité entre les humains, transcendant la variété (et l’inégalité) - physique, cognitive, géographique, environnementale, etc. - de leurs situations. L’ambition de l’ouvrage est donc de proposer une lecture plurielle autour de l’accessibilité numérique et des usages, que cela soit sur les risques de fractures en lien avec les écosystèmes numériques, les moyens d’action -de la conception à la sensibilisation-, les dimensions normatives, réglementaires et techniques de l’accessibilité ou encore la tension inclusion/instabilité des médiations numériques dans les secteurs de l’enseignement et de la culture. L’ouvrage se clôt sur une lecture interdisciplinaire des concepts et modèles d’usages.
15Un deuxième axe de travaux, plus opérationnels et concrets (et c’est là l’un des arguments forts du projet), a permis le développement de dispositifs d’information et de sensibilisation, en lien avec la dynamique de recherche globale et en collaboration avec la start-up partenaire ainsi que les élèves-ingénieurs de l’ENSC (École nationale supérieure de cognitique). Tout d’abord, une base de données sur les dispositifs d’aide à la communication (DATAC) a été réalisée12 afin de présenter des systèmes et aides techniques selon deux modalités d’entrées (déficiences et contextes d’usages). Elle s’adresse aux usagers (personnes en situation de handicap) ainsi qu’aux accompagnants. Un deuxième dispositif, que nous avons appelé « Kit d’accessibilité numérique », à destination des concepteurs de contenus via des documents numériques, propose actuellement deux modules sur l’accessibilité des documents Powerpoint et pdf13. Le parti pris est pragmatique, partant de l’analyse de situations d’usages (celles des personnes en situation de handicap) et de contraintes (celles des rédacteurs de contenus de supports Powerpoint), pour proposer une palette d’outils, simples et adaptés, proposant plusieurs niveaux de difficulté, s’appuyant aussi sur les médias en vogue pour communiquer14. Hypothèse est faite ici que l’exhaustivité, visée par les normes, se révèle souvent difficile d’accès dans sa forme, et donc dans son contenu. Si les normes apparaissent comme d’indispensables régulateurs sociaux, elles ne sont guère utilisables ex abrupto et il faut donc donner à comprendre ses règles principales en se positionnant du point de vue du concepteur du document, le plus souvent néophyte en la matière.
16À la suite de différents tests utilisateurs, la qualité de ces dispositifs a été améliorée, notamment en matière d’accessibilité de l’information… sur l’accessibilité. Néanmoins, deux limites sont encore identifiables. Tout d’abord, quels que soient les efforts réalisés en matière de simplification orientée utilisateur des dispositifs (tant sur la forme que sur le fond) et la participation des utilisateurs dans leur conception, demeure la difficulté de l’intégration de ces outils dans les pratiques courantes de conception de documents et de contenus. Cela suppose d’affiner la question des contraintes et les enjeux de sensibilisation afin d’accompagner des changements de pratiques durables. Par ailleurs, l’enquête approfondie par entretiens en cours auprès de personnes en situation de handicap, jeunes ou seniors, en activité professionnelle ou pas, autour de leurs pratiques, attentes et besoins en lien avec le numérique, permettra également de mieux ajuster notre proposition d’outils et surtout, notre compréhension du rapport au monde via le numérique pour des publics vulnérables.
17L’originalité du programme de recherche « Fractures corporelles, fractures numériques » réside donc principalement dans le choix de regards et d’approches pluriels en lien avec les situations de handicaps et les contraintes face aux écosystèmes numériques, en choisissant d’aborder l’intégralité du processus, du diagnostic jusqu’aux propositions d’outils et à leur accompagnement, afin de stimuler l’ancrage sociétal des méthodes et des outils développés dans le cadre du projet. Deux voies ont été choisies pour ces travaux : une voie orientée vers les approches théoriques et un état de l’art multi-points de vue en lien avec les enjeux principaux de l’articulation numérique/handicap (dont l’ouvrage, les journées d’études régulières et le colloque terminal sont et seront l’émanation) ; une voie opérationnelle, appuyée sur les méthodologies de conception centrées utilisateur (CCU), prenant en compte des principes de design universel ainsi que l’expérience utilisateur (ou UX Design – Daumal, 2015 ; Garrett, 2011). La mise en action de ces approches a dès lors permis la production de deux dispositifs respectant ces principes (le kit d’accessibilité numérique ainsi que la base de données DATAC).
18Les recherches issues de cette collaboration interdisciplinaire ont également mis à jour la nécessité de prendre en compte les enjeux de façon systémique, incluant la dynamique des personnes dans leurs parcours de vie afin de prendre la mesure des risques de rupture et de décrochage pouvant intervenir à de multiples moments. Que cela soit à l’école, l’université, en situation d’activité dans les organisations ou dans un EPAHD, l’inclusion des personnes en situation de handicap en lien avec le numérique procède sans cesse d’un équilibre fragile où la participation de tous est une condition nécessaire pour une société ouverte à chacun.
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