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EXPÉRIENCES

Polliniser les matins malins ou le plaisir d’enseigner ! Qu’est-ce qui fait le succès des partages autour de la pédagogie entre enseignants-chercheurs ?

Pollinating smart mornings, or the pleasure of teaching: what is the success of the sharing between teachers-researchers round pedagogy due to?
Béatrice Vacher
p. 153-160

Résumés

Cet article retrace une belle expérience d’échange entre enseignants-chercheurs autour de notre plaisir d’enseigner. Il s’agit de rencontres ritualisées, entre quatre et six fois par an, où témoins et collègues débattent autour d’une pratique pédagogique. Le mot-clé est le plaisir : échanger, partager, polliniser, s’enrichir, donner, recevoir... Un rituel bienveillant mais aussi exigeant. La question est posée sur les conditions pour faire vivre de telles instances.

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Texte intégral

Introduction

1Dans le cadre de mon réseau d’écoles d’ingénieurs, nous avons animé une dynamique autour des pratiques d’enseignement dont je souhaiterais rendre compte ici. Ce texte est une remise à jour d’un rapport que j’ai rédigé dans le cadre de mon institution et qui propose de prendre du recul pour offrir quelques pistes qui permettent de comprendre ce qui fait le succès ou non de l’expérience « Matins Malins ».

2L’aventure a commencé lorsque nous nous sommes retrouvés, responsables de formation et ingénieurs pédagogiques, autour d’un constat : nos collègues enseignants-chercheurs s’investissent de façon formidable auprès de nos étudiants et ce travail n’est pas reconnu.

3En effet, l’enseignement est à la fois un enjeu pour l’institution : « Nous sommes une école, nous enseignons ! » et une source de dilemme : « Il faut innover mais le temps fait défaut ! ». S’il paraît évident d’enseigner, cela l’est beaucoup moins d’investir pour être toujours à la pointe des pratiques les plus performantes. On entend :

  • Côté enseignants : « Nous avons choisi ce métier, nous souhaitons le faire bien » ; « On nous demande de changer nos pratiques et nous sommes submergés de travail » ; « Nous ne sommes pas reconnus pour cela » ; « Les indicateurs ne comptent que les publications et contrats, cela n’incite pas à s’investir sur l’enseignement » ; « Nous aimerions prendre du recul sur nos pratiques d’enseignement, les adapter à nos différents publics » ; « J’aimerais avoir une vision plus globale de la façon dont on forme les ingénieurs chez nous »…

  • Côté hiérarchie : « Il faut réduire les heures en face-à-face » ; « Il faut gagner en productivité » ; « Il faut faire des MOOC » ; « Il faut innover en pédagogie » ; etc.

Une question de reconnaissance ?

4L’enseignant est animé par des motivations de valeur tout en se sentant jugé sur des critères uniquement quantitatifs (« faire plus avec moins »). Et s’il cessait de faire du zèle pour s’en remettre aux seules évaluations officielles ? La question est stratégique : « Que faire pour reconnaître la qualité du travail d’enseignement ? »

5Sans forcément transformer l’institution, le désir d’échanger sur ses pratiques, sur le plaisir d’enseigner, sur l’intérêt de s’inspirer mutuellement, peuvent être soutenus et encouragés.

6Un tour d’horizon des enseignements effectués dans deux écoles montre en effet que les injonctions de la hiérarchie à l’innovation pédagogique sont déjà des réalités pour l’enseignant.

  • 1 Apprentissage mixte combinant enseignement en présentiel et à distance.

7De nombreux cours ne permettent pas seulement la transmission de savoir (amphi, TD, TP) mais favorisent aussi l’auto-apprentissage (apprentissage par problèmes, animation de projets et d’entraide des élèves en équipes, prototypages, conception avec des légos, jeux de rôles, etc.) avec une mobilisation conjointe des outils numériques et du face-à-face (amphis interactifs, évaluation par les pairs, Moocs suivis de questions/réponses en présentiel, blended Learning1 interactifs, etc.).

8Pourquoi alors ne pas partager nos pratiques et s’enrichir ainsi les uns les autres ?

9Mais comment faire vivre cette dynamique sans rajouter de la charge ?

  • S’appuyer sur le collectif pour avancer (plus vite, mieux, avec plus de plaisir, etc.) son propre travail ?

  • Créer un territoire, une scène, où les pratiques d’enseignement peuvent être un objet d’échange ?

  • Des rencontres courtes, efficaces, ritualisées, conviviales, libres et interactives ? Soutenues par la hiérarchie ?

Et concrètement, quel est le format de ces échanges “malins” ?

10Dans chacune des deux écoles, nous avons passé le temps suffisant à écouter nos collègues enseignants (et le plus souvent chercheurs), nous avons tenu compte de l’existant et des contraintes institutionnelles qui sont différentes selon nos écoles. Nos formules ont donc pris des formes spécifiques avec de nombreux points communs :

  • Qui présente et qui vient ? Point commun : l’envie prime. L’envie de présenter mais aussi l’envie d’apprendre, de découvrir, de s’imprégner. Les premiers témoins ont accepté l’aventure rejoints par les collègues curieux et désireux de partager.

  • Quoi ? Tout ce que fait l’enseignant est intéressant. Ses succès, ses épreuves, ses questionnements, ses joies, ses déceptions. Dans une école, l’accent est mis sur des thématiques appétissantes ; dans l’autre, la « marque de fabrique » du témoin attise la curiosité.

  • Comment ? Le format des conférences, connu de tous : présentation et débat. Rendons ce dernier plus long pour favoriser le partage. Dans la première école, on y rajoute un atelier annuel pour apprendre ensemble. Et toujours un signe de la hiérarchie : café-croissant, pique-nique…

  • Combien ? Environ quatre par an.

  • Quand ? Le midi, le soir ? Non, cette activité est au cœur de notre métier, ce sera donc en pleine journée, durant nos heures de travail.

  •  ? Au plus proche du lieu de travail du témoin ou en salle pédagogique.

11Juin 2014, le premier matin malin (MM) : 30 participants, 20 minutes de présentation, 40 de débat. Une vingtaine de MM plus tard, on continue même si l’équipe d’animation a changé, même si la charge de travail globale n’a pas diminué et même si parfois nous ne sommes que 15 participants.

12Mars 2017, le premier jeudi malin (JM), 20 participants, animé sous forme de séance de créativité pour imaginer le format d’avenir. Les participants deviennent créateurs du concept et se déplacent d’un site à l’autre pour s’enrichir mutuellement. Trois séances plus tard, on continue avec plaisir.

Combien ça coûte et combien ça rapporte ?

13Ces moments malins ont une communication exigeante (Lacoste) : un slogan incontournable, un compte rendu court, illustré, très concret et largement diffusé2. C’est un signe de reconnaissance pour le témoin qui est ainsi valorisé et peut être sollicité pour conseiller, aider, raconter. Il devient leader d’une pratique identifiée pour entraîner ses collègues. Et ceux qui ne peuvent pas participer peuvent s’imprégner de la séance.

14Leur coût est chiffrable : le café et les croissants ; le temps des échanges ; le temps de préparation pour les témoins – entre deux heures et un jour ; le temps des organisateurs – deux jours par séance (trouver le témoin et préparer avec lui la séance, organiser le lancement, animer, rédiger le compte rendu et le corriger avec le témoin, le diffuser sur les réseaux).

15Leur gain est reconnu bien que non chiffrable : « Pas de pression, une respiration » ; « Intéressant et transposable » ; « Faire savoir ce que je fais » ; « Élargi les perspectives, donne des idées » ; « Envie de tester, étincelles » ; « On parle enseignement, pas pédagogie ! » ; « Liberté de parole » ; « Pas d’obligation » ; « Pas de différence de statuts » ; « L’animateur n’est pas prescripteur » ; « Les ingénieurs pédagogiques ne sont pas là pour se mettre en valeur » ; « Un lieu d’échange où on peut s’exprimer librement »…

Visée stratégique collective vs série d’exigences inconciliables

16La formule est basée sur l’écoute, le partage et la construction conjointe avec les personnes intéressées (enseignants, ingénieurs pédagogiques, personnel école et parfois élèves – pas assez souvent). Nous avons d’abord été surpris par le nombre élevé de participants car nous étions prêts à laisser le temps au temps en travaillant sur le rituel.

17Avec le recul, nous comprenons la combinaison vertueuse de pratiques et de ressources : construits à partir des désirs et des usages, les MM et JM ont transformé les contraintes en opportunités pour s’appuyer sur les personnes, l’institution et l’engagement. En n’imposant rien, en étant au plus près du travail quotidien et en oubliant les préséances, nous nous sommes laissés porter par l’impossibilité partagée de mal faire son travail d’enseignant. Un interdit stimulant !

18Ce qui est intéressant à remarquer dans ces deux « succès » est la manière dont les acteurs ont réussi à contourner ou interpréter une multiplicité d’obligations qui peuvent se contredire (changer les pratiques, offrir de nouveau service, diminuer les heures enseignées par élèves, augmenter les cours en pédagogie inversée – et donc augmenter la charge enseignant –, etc.).

19Cette démarche, répondre à des attentes en bousculant le monde des possibles, est connue des théoriciens de l’innovation (Akrich, Callon, Latour). La mode l’appelle aujourd’hui design thinking et oublie parfois la complexité d’adopter cette orientation usage pour que normes et sens fassent bon ménage (Vacher 2010).

Compter, raconter ? Faire ou Prouver ?

20Les indicateurs sont partout et pour tout. Ici, qui pourrait croire que mesurer le nombre de matins ou jeudis malins serait gage de la qualité des partages pédagogiques ? Et pourtant, c’est une tendance : compter… Si l’on compte, il faut tout compter, y compris la charge à mettre en face. N’y perdrions-nous pas plus de temps qu’à organiser, participer et profiter, même à distance, de ces moments d’échange privilégiés ?

21Mais alors, comment mesurer la performance de ces moments malins ?

22Nous l’avons vu, c’est la diversité qui fait le succès, le faire ensemble : des organisateurs motivés et extrêmement bien répartis dans la ligne hiérarchique et dans les services pour être légitimes, des enseignants friands de partager, écouter, donner, recevoir, du personnel reconnaissant, une direction satisfaite, etc.

23Lorsque cet équilibre est perdu, la vie d’instances si fragiles est en cause.

24Il est donc indispensable de mesurer correctement la performance d’une innovation et notamment celle-ci : ne pas se contenter d’indicateurs chiffrés, creuser les évidences et « raconter ».

Figure 1. tableau des rôles et fonctions des outils de gestion et de communication

Figure 1. tableau des rôles et fonctions des outils de gestion et de communication

Vacher, 2013

25Ce tableau permet de bien repérer ce qui est de l’ordre du mesurable quantitativement ou de l’ordre de ce qui peut au moins être explicité, au mieux être raconté. Et puis, nous le savons, nous n’agissons pas toujours pour bien faire mais aussi pour prouver que nous le faisons mieux. Et cela, nous avons tendance à l’occulter. Nous avons décidé d’en tenir compte en mettant les MM et les JM en avant : des traces écrites ou visuelles, des recherches de sponsors (en l’occurrence la direction générale).

26Ce tableau permet également de repérer les déséquilibres : un moment malin qui est centré sur l’action du « moment » peut mourir en perdant la perspective à long terme. Rationaliser l’action devient alors nécessaire. À l’inverse, si le temps passé à enrôler le public devient si important qu’il réduit l’action proprement dite a minima, il est urgent de concrétiser, c’est-à-dire dépenser moins d’énergie à prouver. Ce n’est pas toujours possible. C’est juste important de le repérer pour ne pas s’épuiser.

27On voit ici l’importance de combiner « Compter, raconter, faire et prouver ».

Conclusion : pollinisation croisée et questions d’avenir

28Les équipes organisatrices de ces événements ont pris un immense plaisir à les lancer, les monter et les animer, à surmonter les obstacles, à relancer les témoins, à ranimer les énergies des uns et des autres.

29Aujourd’hui, les équipes d’animation s’essoufflent. Elles ne sont plus soutenues, comme si les MM et le JM étaient évidents, comme s’ils n’avaient pas besoin d’énergie particulière. Avons-nous assez insisté sur la nécessité d’intégrer officiellement dans l’organisation ce type d’instance ? Pour la rendre légitime et lui permettre d’avoir les moyens dont elle a besoin pour :

  • Aider les témoins à se présenter – c’est très complexe de se mettre à nu devant ses pairs,

  • Gérer l’intendance indispensable - pas simple et chronophage,

  • Laisser une trace – rendre visible, valoriser, durer.

30C’est cette troisième action qui est la plus énergivore et disparaît la première. 2019, silence alors que les MM perdurent. Doucement, rarement. Les urgences reprennent le dessus. Et pourtant, lorsqu’on tend l’oreille dans les couloirs, on entend : « Ce serait bien d’en parler au prochain Matin Malin ! » ; « ça fait longtemps qu’on n’a pas eu de Matin Malin... ».

31Pour éviter que les urgences ne passent avant les choses importantes, il faut que ces dernières fassent partie d’un rituel légitime (Berry, Goffman). Le soutien des structures est donc indispensable pour comprendre ces rouages complexes entre des désirs, des contraintes, des lourdeurs, des souffrances, des possibles, des imprévus qui peuvent être très joyeux, etc. Ces moments d’échange sont une soupape de décompression pour les enseignants-chercheurs, ils sont aussi très fragiles et ont besoin de bons portes paroles (Akrich, Callon, Latour 1988a ; Girin 1995).

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Bibliographie

AKRICH Madeleine, CALLON Michel, LATOUR Bruno, juin 1988, « A quoi tient le succès des innovations. Premier épisode : L’art de l’intéressement », Gérer et Comprendre, p. 4-17.

AKRICH Madeleine, CALLON Michel, LATOUR Bruno, septembre 1988, « A quoi tient le succès des innovations. Second épisode : L’art de choisir les bons porte-parole », Gérer et Comprendre, p. 14-29.

BERRY Michel, 4 mars 1994, « Le chercheur et son agenda : du bon usage des échéances et des rituels », Séminaire vie des affaires, site de l’École de Paris du Management. Disponible sur https://www.ecole.org/fr/seance/4-le-chercheur-et-son-agenda-du-bon-usage-des-echeances-et-des-rituels, consulté le 17/02/2020.

GIRIN Jacques, 1995, « Les agencements organisationnels » dans Charue-Duboc F. (dir.), Des savoirs en action. Contributions de la recherche en gestion, L’Harmattan, Paris, p. 233-279.

GOFFMAN Erwin, 1990, « Calmer le jobard : quelques aspects de l’adaptation à l’échec » dans Joseph I. (dir.), Le parler frais d’Erwin Goffman, Editions de minuit, p. 277-300

LACOSTE Michelle, 2001, « Peut-on travailler sans communiquer ? », dans Borzeix A., Fraenkel B. (dir.), Langage et travail. Communication, cognition, action, Ed. CNRS, Paris, p. 21-54.

VACHER Béatrice, 2010, « Sens et normes font-ils bon ménage dans les organisations ? », Revue Études de communication, N° 34, p. 127-142.

VACHER Béatrice, 5 avril 2013, Puissance de l’écoute flottante dans l’action collective, Université Bordeaux Montaigne, Habilitation à Diriger des Recherches, 268 p.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. tableau des rôles et fonctions des outils de gestion et de communication
Crédits Vacher, 2013
URL http://journals.openedition.org/communicationorganisation/docannexe/image/8986/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 265k
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Pour citer cet article

Référence papier

Béatrice Vacher, « Polliniser les matins malins ou le plaisir d’enseigner ! Qu’est-ce qui fait le succès des partages autour de la pédagogie entre enseignants-chercheurs ? »Communication et organisation, 57 | 2020, 153-160.

Référence électronique

Béatrice Vacher, « Polliniser les matins malins ou le plaisir d’enseigner ! Qu’est-ce qui fait le succès des partages autour de la pédagogie entre enseignants-chercheurs ? »Communication et organisation [En ligne], 57 | 2020, mis en ligne le 02 janvier 2023, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/communicationorganisation/8986 ; DOI : https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.8986

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Auteur

Béatrice Vacher

Béatrice Vacher est enseignante-chercheuse à l’IMT Mines Albi. Elle est habilitée à diriger des recherches en sciences de l’information et de la communication. Ses recherches portent sur le thème de la reconnaissance au travail. Elle est également coach professionnel et accompagne des managers et des collectifs.

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Droits d’auteur

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