Remerciements
Les auteurs et autrices remercient le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) pour le soutien financier apporté à cette recherche ainsi que l’Université du Québec en Outaouais pour un dégagement d’enseignement ayant facilité la rédaction de cet article. Ils et elles remercient aussi le comité éditorial et les personnes évaluatrices anonymes pour leur soutien constructif dans l’amélioration de la première version de ce texte.
- 1 À noter que Latzko-Toth et Rueff (2022) offrent une excellente synthèse des perspectives théoriques (...)
1La documentation internationale la plus récente portant sur les usages et les pratiques des jeunes créateurs et créatrices de contenus numériques ouvre de plus en plus de points de jonction fructueux entre les postures antagonistes qui ont façonné l’étude de la participation des jeunes en ligne depuis la fin des années 1990 (voir les travaux d’Arriagada et Bishop, 2021; Duffy, 2017; Glatt et Banet-Weiser, 2021). D’un côté, des approches culturalistes ‒ souvent influencées par les travaux de l’États-Unien Henry Jenkins (2009) sur les cultures participatives ‒ axées sur l’observation et l’analyse des pratiques numériques en ligne (p. ex. Caron, 2016; Cohen et al., 2012; Ito et al., 2010; Lange, 2014), parfois soupçonnées d’exagérer l’agentivité et la portée politique de la voix publique des jeunes dans le Web social. De l’autre, des approches matérialistes ou versées en économie politique, insistent à juste titre sur l’assujettissement des espaces publics numériques à une logique néolibérale et marchande, mais sont souvent peu enclines à la reconnaissance du caractère politique de certaines formes d’expression, d’engagement et de militance en ligne (Barney, 2014; Morozov, 2011)1.
2Opérant souvent en silo, ces postures antagonistes sont pourtant complémentaires et susceptibles d’accroître la capacité de la recherche à articuler les tensions qui traversent l’agentivité des internautes et la portée démocratique de certaines de leurs pratiques dans le contexte de production économique et sociotechnique (néolibéral, marchand, algorithmique) du Web social et des différentes plateformes de réseaux sociaux (Glatt et Banet-Weiser, 2021). Tel que le confirme le rapprochement actuellement observé dans les recherches en communication, l’agencement de ces deux postures fécondes permet d’aspirer à une compréhension plus fine des pratiques numériques des jeunes, mais aussi au dépassement des injonctions permanentes à la participation numérique, entre émancipation et aliénation (Proulx, 2020).
3Dans cet esprit, le but de cet article consiste à documenter, contextualiser et analyser la vlogosphère engagée des jeunes dans le YouTube québécois francophone et d’apprécier les apports et les limites de cet espace socionumérique comme vecteur d’une parole engagée, politique ou à visée transformatrice. Nous entendons par « vlogues engagés » des blogues produits en mode vidéo qui traitent de sujets à portée sociale ou politique, dont, par exemple, le réchauffement climatique, les inégalités sociales, les élections… Ces vlogues sont considérés comme « engagés » dans la mesure où ils permettent à leur créateur ou créatrice d’exprimer un point de vue, de défendre une opinion, de sensibiliser à une cause, de partager de l’information ou d’inciter à un changement social.
4À partir des résultats préliminaires d’une enquête qualitative inductive réalisée sur YouTube, cet article explore les trois questions suivantes :
-
Dans quelle mesure YouTube est-il actuellement utilisé par les adolescent·e·s et les jeunes adultes québécois·es d’expression française à des fins d’expression civique et politique?
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Dans quelle mesure la structuration de cet espace public socionumérique par des logiques néolibérales, marchandes et algorithmiques affecte-t-elle la production et donc la présence de vlogues engagés sur YouTube?
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De quelles manières la vlogosphère engagée des jeunes francophones du Québec accrédite-t-elle ou conteste-t-elle les discours présentant le Web social comme étant égalitaire et propice à une libre expression?
5Malgré la popularité de plateformes dont la création est plus récente que YouTube (2005), comme Instagram (2010), Twitch (2011) ou TikTok (2017), YouTube demeure un réseau social très prisé par les jeunes du Québec. Dans une enquête publiée en avril 2023, l’Académie de la transformation numérique (2023) a révélé que YouTube demeure en première place des réseaux sociaux les plus utilisés par les Québécois·es de 18 à 24 ans (p. 20) et est en deuxième place (après Netflix) des plateformes de visionnement à la demande les plus regardées par cette même tranche d’âge (p. 12).
6Bien que YouTube soit une plateforme prioritairement commerciale axée sur le divertissement, plusieurs travaux de recherche ont documenté une panoplie d’usages spécifiques chez les populations jeunes d’Amérique du Nord et d’Europe (voir entre autres Lange, 2014; Pires, Masanet et Scolari, 2021; Snelson, 2015). De plus, plusieurs travaux attestent que l’utilisation que font certain·e·s jeunes de YouTube procure à ce groupe social une voix publique et une exposition médiatique faisant contrepoids aux restrictions importantes qui pèsent sur la mise en visibilité de leurs points de vue dans les grands médias d’information. Les vlogues, par exemple, ont suscité un intérêt auprès de chercheurs et chercheuses en communication, anthropologie, éducation, sociologie et études interdisciplinaires sur la jeunesse, notamment au regard de la problématique générale entourant les formes émergentes d’engagement et de militantisme en ligne (Balleys, 2019; Caron, 2016; Caron et al., 2016; Garcia et Vemuri, 2017; Raby et al., 2017).
7Les vlogues sont particulièrement pertinents dans l’étude de la participation et de l’engagement des jeunes en ligne. Un vlogueur ou une vlogueuse s’exprime de vive voix devant une caméra, ce qui correspond d’assez près à une conception classique de la démocratie délibérative centrée sur les interactions entre citoyen·ne·s, implicitement verbales (voir Coleman, 2014; Dahlgren, 2002). Que les échanges y soient asynchrones présente d’ailleurs une nouveauté plutôt intéressante sur le plan des interactions discursives civiques. Il existe une tendance consistant à envisager les réseaux sociaux comme des chambres d’écho et des espaces de radicalisation politique qui contribueraient au recul actuel de la confiance envers les institutions des démocraties libérales (Törnberg et Törnberg, 2022). Or, l’asynchronie de la communication sur YouTube présente une différence notable par rapport à d’autres médias sociaux, comme Facebook et Twitter par exemple, où le caractère laconique et instantané des messages échangés est sans doute moins propice à l’inhibition des réactions émotives enflammées pouvant nuire à la qualité des interactions discursives entre citoyen·ne·s. En effet, l’asynchronie de la communication vidéo ne pourrait-elle pas jouer un rôle préventif contre l’incivilité et l’expression d’une agressivité sans filtre lors de la confrontation d’idées, qui est inhérente à la démocratie délibérative?
- 2 Les travaux de la linguiste Marie-Anne Paveau (2015) ont motivé le choix de cette expression.
8Les vlogues présentent un autre aspect singulier : ils constituent une forme augmentée de prise de parole publique2, c’est-à-dire que la parole n’est pas seulement exprimée au naturel en mode verbal et en direct. Dans un vlogue, la parole exprimée verbalement est d’abord enregistrée (ce qui permet les reprises) et fait l’objet d’un montage; conséquemment, cette parole est construite à l’aide d’un langage multimodal. Des options, dont l’ajout de sons et d’effets spéciaux et le recours à un décor, en font un médium créatif et ludique qui donne un caractère particulier à cette forme de prise de parole dans l’espace public. De plus, les vlogues engagés des adolescent·e·s constituent l’une des rares manifestations d’expression civique et politique dépourvue de supervision et de médiation adultes : les vlogues des jeunes sur YouTube sont généralement créés par eux et elles, pour un public jeune, sans incitation ni supervision d’une personne enseignante, d’un·e parent ou de personnes tutrices. Les jeunes les produisent dans leurs temps libres, gratuitement, sans obligation, pour leur plaisir (Caron, 2016; Caron et al., 2016; Lange, 2014; Raby et al. 2017; Snelson, 2015).
9L’espace YouTube occupé par de jeunes Québécois·es francophones s’est développé beaucoup plus lentement que dans les pays anglo-saxons, ce qui peut expliquer la quantité restreinte de travaux portant sur cette région linguistique d’une plateforme qui se décline en une infinité de portails nationaux à travers le monde. Qui plus est, aucune recherche n’a été consacrée exclusivement à la vlogosphère engagée de jeunes au Québec. Le but de cet article est de combler cette lacune en produisant un portrait de celle-ci. Il entend, du même coup, faire valoir l’importance de la prise en compte du contexte social et culturel dans les études sur les médias numériques où trop souvent les résultats obtenus sur des scènes internationales sont plaqués sans discernement sur d’autres contextes nationaux et linguistiques.
- 3 Voir Arthurs, Drakopoulou et Gandini (2018), qui offrent dans le cadre d’un numéro spécial de la re (...)
10La première génération de travaux de recherche qualitative relatifs aux usages et aux pratiques des jeunes sur YouTube s’est surtout intéressée à la culture de la contribution des amateurs ou amatrices, à la formation de communautés d’affinités ‒ désignées « cultures participatives » ‒ et à la diversité des usages de la plateforme3. Ce point de vue fécond sur les usagers et usagères qui incarne une perspective centrée sur l’individu a toutefois démontré une limite quant à sa capacité de situer ses analyses dans le cadre plus large, macrosocial, de l’économie politique des plateformes. Cette lacune a souvent mené à un manque de considération analytique envers les impératifs commerciaux qui façonnent la hiérarchisation des voix dans cet environnement marqué par la compétition pour l’attention. La validité de cette critique s’effrite toutefois à mesure que se développe un nouveau créneau de recherche axé sur la contextualisation de l’analyse des pratiques et l’expérience des créateurs et créatrices de contenus sur les médias sociaux. Cette littérature en croissance procure un constat empiriquement documenté de l’imbrication grandissante des pratiques de création de contenus numériques aux logiques algorithmiques des plateformes de médias socionumériques.
11Concernant précisément YouTube, cette évolution a mené au fil des années au passage d’un espace ouvert aux amateurs et amatrices, aux contenus alternatifs et à une culture vernaculaire à un environnement caractérisé par une forte professionnalisation des pratiques de production et de promotion des contenus vidéos directement redevables à l’introduction et au déploiement de la monétisation (Arthurs, Drakopoulou et Gandini, 2018; Bishop, 2018; Duffy et Meisner, 2023; Glatt, 2022b; Vondereau, 2016). Si la pratique du vlogue est demeurée au fil du temps une forme d’expression emblématique sur YouTube, sa pratique a évolué en synergie avec un environnement en constant changement (Arthurs, Drakopoulou et Gandini, 2018; Bishop, 2018; Raun, 2018), ce qui souligne l’intérêt des analyses synchroniques et diachroniques sensibles à l’analyse du contexte sociotechnique et économique. Quant à la littérature la plus récente portant sur les contenus à portée sociale, politique ou inscrite dans le militantisme en ligne, elle révèle que l’évolution de l’infrastructure de la plateforme a conduit à un rétrécissement de la visibilité offerte par YouTube aux contenus qui ne favorisent pas la rentabilité, dont les contenus qui défient les normes de genre et de sexualité (Duffy et Meisner, 2023; Glatt et Banet-Weiser, 2021; Hutchinson, 2021; Rodriguez, 2022). Simultanément, on note une montée de contenus à portée politique issus de la droite et de mouvements radicaux et haineux qui prospèrent, sur une plateforme souvent accusée par ses utilisateurs et utilisatrices d’appliquer ses politiques de manière arbitraire (Arthurs, Drakopoulou et Gandini, 2018; Duffy et Meisner, 2023; Maddox et Creech, 2021). Ces changements affectent le climat général sur YouTube, ce qui a des conséquences sur les expériences des vlogueurs et vlogueuses.
12Dans cet esprit, il est pertinent de rappeler que YouTube ‒ acheté par Google en 2006 pour plus de 1,65 milliard de dollars états-uniens ‒ constitue une entreprise du numérique à visée essentiellement commerciale. À travers le raffinement de plus en plus poussé du concept de marché au fil des années, l’optimisation de son potentiel de valeur économique ‒ qui est fondée sur les revenus publicitaires et les revenus tirés d’abonnements ‒ s’est concrétisée (Arthurs, Drakopoulou et Gandini, 2018; Bishop, 2018; Vondereau, 2016). À l’heure d’écrire ces lignes, YouTube compte plus de 18 ans d’existence et constitue, avec ses 2,7 milliards d’usagers et usagères, un géant du Web social, au deuxième rang des sites de réseaux sociaux les plus utilisés au monde, derrière Facebook (Kemp, 2023; Newman et al., 2023). Ses revenus publicitaires sont passés d’un peu plus de 11 milliards de dollars états-uniens en 2018 à près de 30 milliards en 2022 (Alphabet Inc., 2021, 2023).
13Comme évoqué plus haut, en dépit de sa vocation commerciale, les premières années d’existence de YouTube ont été marquées par la coexistence de contenus promotionnels avec une gamme variée de contenus amateurs, alternatifs et à portée sociale et politique, comme les vlogues engagés, le journalisme citoyen et une culture axée sur la création artistique et l’artisanat de type DIY (do-it-yourself culture). Or, la complexification grandissante qu’a connue l’infrastructure technique du site au cours des dernières années, dont sa configuration, ses paramètres, ses affordances et son algorithme, en est venue à compromettre la visibilité des contenus non commerciaux. YouTube est désormais si étroitement encastré dans un écosystème médiatique hyper-lucratif à canaux multiples que les expressions de personnes militantes, socialement engagées ou intéressées par la politique et le commentaire ne trouvent leurs publics qu’à la condition de se mouler à ses normes, à ses lois et sa logique marchande (Fischer, Kolo et Mothes, 2022; Glatt et Banet-Weiser, 2021; Maddox et Creech, 2021; Hutchinson, 2021; Raun, 2018; Vondereau, 2016). Ce phénomène technologique, économique, culturel et social a été conceptualisé par Hutchinson (2021) en tant qu’« intermédiation numérique », une force d’attraction qui combine « l’agentivité des plateformes, des influenceurs de médias sociaux et de plus en plus des algorithmes » (p. 36, traduction libre).
14Selon plusieurs auteurs et autrices, cette mécanique complexe et opaque accroît la compétition pour l’attention et participe au façonnement d’espaces numériques fortement marqués par la précarité, la discrimination et l’(in)visibilité algorithmiques où certains types de contenus et certains groupes sociaux sont défavorisés dans leur capacité à rejoindre un public de masse (Bishop, 2018; Glatt, 2022b; Glatt et Banet-Weiser, 2021; Hutchinson, 2021; Rodriguez, 2022). À ce sujet, Bärtl (2018) a fait observer que le contenu le plus consulté sur YouTube est produit par une infime minorité d’internautes : 85 % du contenu le plus vu est produit par 3 % des créateurs et créatrices. Pour Bishop (2018), cette situation rend compte d’une infrastructure qui, en incorporant une diversité de biais sociaux et métriques, donne lieu à une structure de visibilité hiérarchique et discriminatoire. Dans leur enquête menée auprès de créateurs et créatrices de contenus numériques, Duffy et Meisner (2023) concluent pour leur part que la gouvernance humaine et automatisée des plateformes socionumériques crée des conditions inégalitaires de visibilité/invisibilité particulièrement défavorables envers les identités marginalisées, bien que les personnes concernées soient activement engagées à y résister.
15Situer l’étude des vlogues engagés des jeunes dans ce contexte économique et sociotechnique de gouvernance algorithmique opaque amène à reconnaître le poids des contraintes structurelles qui pèsent sur la production de vlogues engagés sans pour autant nier l’agentivité des utilisateurs ou utilisatrices ni le caractère émancipateur de cette pratique. Cette perspective incite à penser, par exemple, que les vlogues engagés présentent possiblement peu d’attrait commercial et publicitaire pour la plateforme et qu’ils ne sont pas la cible la plus recherchée par l’auditoire. Dans ce contexte, la question se pose à savoir jusqu’à quel point YouTube se présente aujourd’hui comme un espace propice à la diffusion et à la réception de messages et de voix engagées qui abordent des sujets sociaux et politiques. De même, on peut interroger les impacts des processus automatisés de recommandation sur la découvrabilité et la mise en visibilité de ces contenus. Est-ce que la pratique de production de vlogues engagés s’en trouve affectée? Il est plausible de penser que l’étude de la vlogosphère engagée des jeunes sur le YouTube québécois est susceptible d’apporter un éclairage à ces questions et favoriser une mise à jour et une mise en perspective du potentiel avéré de YouTube en tant que vecteur d’interactions civiques discursives.
- 4 Nous avons au départ ciblé les francophones du Canada, toutefois, les chaînes francophones que nous (...)
16L’équipe a opté pour une approche ethnographique, courante dans les recherches qui examinent les rapports des jeunes avec la plateforme YouTube, car elle permet une immersion prolongée dans les cultures numériques juvéniles (Balleys, 2017 ; Lange, 2014 ; Snelson, 2015). L’étape du repérage des vlogues engagés s’est immédiatement heurtée au fait que la collecte de données sur YouTube s’apparente à un travail de détective menée à tâtons, notamment en raison des modifications constantes à la configuration de la plateforme, des paramètres d’affichage, des options d’interaction et des outils de recherche (Caron et al., 2016). Pour nous immerger dans la vlogosphère franco-canadienne engagée4, nous avons dû procéder de manière itérative, en nous appuyant sur l’expérience antérieure de l’équipe de recherche (Caron, 2016; Caron et al., 2016) ainsi que sur une recension des écrits récents (2017-2019) au sujet des démarches méthodologiques adoptées dans les recherches qualitatives menées sur YouTube.
- 5 Plusieurs mots-clés ont été utilisés pour identifier des chaînes franco-canadiennes, dont « Québec (...)
17La constitution d’un corpus de chaînes pertinentes a été réalisée grâce à la combinaison de plusieurs techniques de recherche : recherche par mots-clés dans le moteur de YouTube5; visionnement de vidéos présentant une compilation de chaînes québécoises ou franco-canadiennes; exploration de contenus connexes aux chaînes repérées, incluant des collaborations avec d’autres youtubeurs ou youtubeuses, les vidéos recommandées automatiquement par YouTube, la section « Chaînes », et la section commentaires de vidéos pertinentes; l’utilisation du moteur de recherche de Google pour repérer des articles ou d’autres pages Web permettant l’identification de youtubeurs et youtubeuses franco-canadien·ne·s; et la consultation de sites Web d’agences de relations publiques pour youtubeurs et youtubeuses. Notre collecte s’est étalée du 10 octobre 2019 au 9 octobre 2020.
- 6 Ce critère d’âge était une décision méthodologique basée sur les connaissances existantes sur la pr (...)
- 7 Pour correspondre à ce critère, les créateurs et créatrices devaient évoquer (dans la vidéo, sa des (...)
- 8 L’âge des créateurs et créatrices a été déterminé à partir d’informations trouvées dans la descript (...)
18Au départ, nous avons défini des critères d’inclusion assez larges, ce qui allait nous donner l’occasion de les resserrer au besoin en fonction des résultats de la collecte de données. Les chaînes retenues devaient 1) être opérées par des jeunes francophones de 15 à 256 ans vivant au Québec ou ailleurs au Canada, 2) présenter du contenu original en français, 3) contenir au moins un vlogue engagé publié au cours des trois dernières années, c’est-à-dire du contenu vidéo où la créatrice ou le créateur s’exprime directement à la caméra pour partager son point de vue ou ses préoccupations par rapport à une question d’intérêt public7. Les constats effectués en cours de route ont amené l’équipe à élargir le critère d’âge afin d’inclure les 15 à 35 ans, car un nombre important de chaînes répertoriées étaient opérées par des jeunes âgé·e·s de plus de 25 ans, alors que les chaînes opérées par des adolescent·e·s étaient plutôt rares8.
- 9 Ces 5 chaînes avaient aussi un petit nombre d’abonné·e·s, dont 3 qui avaient moins de 1 000 abonné· (...)
- 10 Depuis janvier 2018, YouTube exige qu’une chaîne ait un minimum de 1 000 abonné·e·s pour avoir accè (...)
- 11 Le fait de retirer une partie ‒ ou même la totalité ‒ des vidéos publiées sur une chaîne est une pr (...)
- 12 Cette décision fut une surprise. Alors que dans des recherches antérieures (Caron, 2016; Caron et a (...)
19Plusieurs centaines de chaînes ont été examinées au cours de cette immersion. À sa conclusion, nous possédions une meilleure vue d’ensemble de la sphère YouTube des jeunes francophones du Québec et de la vlogosphère engagée. Avec un total de 70 chaînes recensées correspondant aux critères de sélection, la saturation des données semblait avoir été atteinte : les nouvelles démarches entreprises nous menaient presque exclusivement vers des chaînes déjà examinées, les seules exceptions étant des chaînes nouvellement lancées ou avec un très petit nombre d’abonné·e·s. Un examen approfondi a alors été entrepris pour sélectionner un corpus final. Malgré les efforts visant à obtenir initialement un corpus pancanadien, seules 5 chaînes identifiées étaient par des jeunes vivant hors du Québec9. La constitution d’un corpus de chaînes engagées provenant de la vlogosphère québécoise a donc été priorisée. Les chaînes comportant moins de 1 000 abonné·e·s, qui reçoivent très peu d’attention et sont difficilement repérables, ont ensuite été éliminées10, de même que les 7 chaînes qui avaient retiré leur contenu engagé ou l’entièreté de leur production par la fin de la collecte11. Ayant découvert que la grande majorité des youtubeurs ou youtubeuses ayant produit des vlogues engagés étaient dans la vingtaine et que les chaînes adolescentes comportaient presque toutes moins de 1 000 abonné·e·s, nous avons aussi révisé le critère fondé sur l’âge pour le fixer aux jeunes de 18 à 29 ans12. À la fin de ce cycle, nous avons obtenu un corpus de 40 chaînes YouTube franco-québécoises présentant du contenu engagé.
20À partir de ce corpus, notre première étape d’analyse a consisté à brosser un portrait de la vlogosphère engagée des jeunes. Notre attention a été attirée par les caractéristiques sociodémographiques des vlogueurs et vlogueuses et par un certain nombre d’observations récurrentes concernant leur chaîne YouTube et l’échantillon de vidéos que nous avons regardées pour nous imprégner de la culture et des pratiques actuelles du vlogue engagé. Une liste des sujets principaux abordés dans leurs vidéos engagées a aussi été construite en notant les divers sujets qui étaient couverts sur chacune des 40 chaînes. Dans ce qui suit, nous présentons et analysons les données récoltées qui conduisent au constat d’une stratification de la vlogosphère engagée des jeunes.
- 14 Deux des chaînes sont opérées par deux personnes (une chaîne mixte, par une femme et un homme; une (...)
21Quarante chaînes YouTube présentant des vlogues engagés ont été recensées (Annexe 1). Elles sont animées par 41 jeunes âgé·e·s de 19 à 29 ans14 (Figure 1) qui ont commencé à publier des vlogues entre 2010 et 2019 (Tableau 4). Dans cette fourchette d’âge, les plus jeunes forment une minorité : 22 % des personnes recensées sont âgées de 19 à 21 ans, avec un total de 9 youtubeurs et youtubeuses, dont un seul a 19 ans. Les jeunes en fin vingtaine (de 27 à 29 ans) sont encore moins nombreux et nombreuses, avec un total de 7 youtubeurs et youtubeuses. En contrepartie, 44 % des jeunes recensé·e·s sont dans la mi-vingtaine (de 24 à 26 ans), avec un total de 18 personnes. Il est toutefois notable que si les adolescent·e·s ‒ qui étaient visé·e·s initialement par notre collecte ‒ sont presque absent·e·s de notre corpus, la moitié (n=20) des jeunes retenu·e·s ont commencé à publier sur leur chaîne alors qu’ils et elles avaient 18 ans ou moins.
Figure 1 : Répartition des personnes qui animent une chaîne selon l’âge.
- 15 Le studio a fermé ses portes en octobre 2020. Les femmes étaient 8 de ses 13 premières recrues en d (...)
- 16 Une seule personne animant une chaîne du corpus ne s’identifiait pas comme homme ou femme. Plus loi (...)
22Dans l’espace YouTube d’expression anglaise, il a été rapporté que les hommes dominaient la création de contenu vidéo, tous genres et formats confondus (Amarasekara et Grant, 2019; Bishop, 2018; Döring et Mohseni, 2019; Pattier, 2021). Cette tendance lourde est renversée dans le contexte québécois, où les vlogueuses bien établies (avec plusieurs milliers d’abonné·e·s) rencontrées lors de la collecte étaient plus nombreuses que les vlogueurs. Les femmes étaient aussi bien représentées dans l’univers professionnalisé de la création YouTube, les deux agences québécoises lancées en 2015 dispensant des services de relations publiques pour youtubeurs et youtubeuses les ayant accueillies à bras ouverts. En effet, à son lancement, l’agence Goji a recruté un nombre égal d’hommes et de femmes (Agence QMI, 2016), alors que le studio Le Slingshot représentait beaucoup plus de femmes que d’hommes au cours de ses années d’activité15. Notre corpus suit cette tendance genrée particulière au Québec : la majorité des chaînes pertinentes recensées sont animées par de jeunes femmes. Au nombre de 25 (61 %), elles sont suivies par 15 hommes (37 %) et une personne non binaire (2 %) (Figure 2)16.
Figure 2 : Répartition des personnes qui animent une chaîne selon le genre.
23Les chaînes recensées animées par de jeunes femmes connaissent un franc succès en nombre d’abonné·e·s (près de 67 000 en moyenne) et de visionnements (5,8 millions en moyenne par chaîne, près de 140 millions au total) (Tableau 1).
Tableau 1 : Popularité des chaînes selon le genre.
- 17 Le nombre d’abonné·e·s est arrondi par YouTube.
- 18 Les visionnements sont arrondis à la centaine dans tous les tableaux.
- 19 Incluant la chaîne mixte et la chaîne par une personne non binaire.
Genre
|
Moyenne d’abonné·e·s par chaîne17
|
Moyenne de visionnements par chaîne18
|
Nombre total de visionnements
|
Femme
|
66 800
|
5 832 400
|
139 977 200
|
Homme
|
77 300
|
6 721 400
|
94 100 100
|
Tous19
|
68 000
|
5 886 900
|
235 476 800
|
- 20 À titre d’exemple, Döring et Mohseni (2019) ont analysé les 100 chaînes opérées par une seule perso (...)
24Les jeunes hommes ont cependant une moyenne d’abonné·e·s (77 300) et de visionnements (6,7 millions) plus haute, ce qui peut être attribué au fait qu’ils dirigent 4 des 7 (17,5 %) chaînes recensées qui comptent plus de 100 000 abonné·e·s. Si l’on exempte les statistiques de ces chaînes, on parvient au constat que les chaînes possédant 100 000 abonné·e·s et moins sont au nombre de 33 (82,5 %) et que les youtubeuses animant celles-ci ont en moyenne près de trois fois plus d’abonné·e·s que leurs homologues masculins (Tableau 2). Ainsi, la domination masculine sur YouTube identifiée dans d’autres recherches (Bishop, 2018; Döring et Mohseni, 2019) se retrouve aussi chez les chaînes les plus populaires de la vlogosphère engagée québécoise, mais de manière un peu moins prononcée20. Et fait surprenant, la surreprésentation masculine chez les chaînes les plus populaires est inversée du côté des chaînes qui possèdent moins de 100 000 abonné·e·s.
Tableau 2 : Popularité des chaînes de moins de 100 000 abonné·e·s selon le genre.
- 21 Incluant la chaîne mixte et la chaîne par une personne non binaire.
Genre
|
Moyenne d’abonné·e·s par chaîne
|
Moyenne de visionnements par chaîne
|
Nombre total de visionnements
|
Femme
|
44 000
|
3 521 100
|
73 943 600
|
Homme
|
15 600
|
1 447 000
|
14 470 000
|
Tous21
|
33 700
|
2 721 600
|
89 813 100
|
25Près du tiers (n=12) des personnes animant les 40 chaînes recensées s’identifient à la communauté LGBTQ+, dont 2 femmes transgenres et une personne non binaire. Cela correspond à un pourcentage beaucoup plus élevé que dans la population générale du Québec et du Canada, estimé entre 4 % et 13 % selon les sources (Fondation Jasmin Roy, 2017; Ipsos, 2023; Statistique Canada, 2021). Cela s’explique peut-être en partie du fait que ces youtubeurs et youtubeuses tendent à aborder des questions et des enjeux relatifs aux inégalités et à la discrimination subies par ce groupe social et se sont donc retrouvé·e·s en grand nombre dans le corpus de chaînes présentant du contenu engagé. La proportion de la population qui s’identifie comme LGBTQ+ est aussi plus élevée chez les 15-24 ans que les autres groupes d’âge (Fondation Jasmin Roy, 2017; Statistique Canada, 2021).
26Cette diversité sexuelle et de genre observée offre un contraste frappant avec la sous-représentation de la diversité raciale qui caractérise la vlogosphère engagée québécoise. Seulement 5 chaînes, soit 12,5 % des chaînes recensées, sont animées par des personnes racisées. Ce pourcentage est inférieur au taux de représentation des minorités visibles au Québec, qui était estimé à près de 18 % des 15 à 64 ans en 2021 (Institut de la statistique du Québec, 2023b). Le taux de minorités visibles recensé à Montréal ‒ où habitent près de deux tiers des youtubeurs et youtubeuses recensé·e·s dans l’enquête (Figure 3 et Annexe 1) ‒ est encore plus grand (Statistique Canada, 2017).
- 22 Les lieux ont été déterminés à partir des informations publiques disponibles sur les chaînes YouTub (...)
- 23 Pour de nombreuses années, les 15 à 24 ans étaient le seul groupe d’âge pour lequel Montréal faisai (...)
27La sphère YouTube engagée des jeunes est une sphère montréalaise avec trois quarts des chaînes recensées opérées à partir de Montréal ou dans la grande région métropolitaine agglomérée22 (Figure 3), où vit environ la moitié de la population québécoise (Montréal en statistiques, 2018). Néanmoins, les chaînes situées à Montréal sont majoritairement animées par des personnes qui n’en sont pas originaires. Cela peut en partie s’expliquer par le fait qu’il est plus courant pour les jeunes que des groupes plus âgés de déménager à Montréal23 et que les personnes poursuivant des études ou une carrière en création médiatique sont particulièrement susceptibles d’y emménager, une situation dans laquelle semblent se trouver plusieurs des youtubeurs et youtubeuses observé·e·s.
Figure 3 : Surreprésentation de la grande région de Montréal (75 %) dans la vlogosphère engagée québécoise.
28Le fait de vivre à Montréal semble d’ailleurs favoriser le succès des chaînes opérées par les youtubeurs et youtubeuses recensé·e·s. Leurs chaînes présentent une moyenne beaucoup plus grande d’abonné·e·s, à savoir plus du double de celle des chaînes de la grande banlieue de Montréal et plus de quatre fois la moyenne d’abonné·e·s des chaînes opérées ailleurs au Québec (Tableau 3). Plusieurs facteurs peuvent contribuer à expliquer cette observation. Il y a possiblement un effet boule de neige lié au grand nombre de créateurs et créatrices de contenus numériques établi·e·s à Montréal, ce qui en fait une région attrayante pour les youtubeurs ou youtubeuses qui n’y vivent pas déjà. Opérer une chaîne dans cette métropole est susceptible d’offrir des occasions de réseautage et un accès privilégié aux tribunes médiatiques et événementielles, de même qu’aux commanditaires et aux agences de relations publiques. De plus, opérer une chaîne YouTube à partir de Montréal facilite les collaborations avec d’autres youtubeurs ou youtubeuses, qui sont généralement réalisées en personne. Selon Koch et al. (2018), de telles collaborations favorisent la hausse de visibilité et de popularité, surtout chez les chaînes dotées de 100 000 abonné·e·s et moins. Le tableau suivant illustre cette tendance : non seulement les chaînes opérées dans le reste du Québec sont-elles rares – elles sont, de plus, beaucoup moins populaires et moins visibles sur YouTube.
Tableau 3 : Popularité en fonction de la région où la chaîne est opérée.
Lieu
|
Nombre de chaînes du corpus
|
Moyenne d’abonné·e·s
|
Moyenne de visionnements
|
Montréal
|
25
|
92 100
|
7 972 700
|
Grande banlieue de Montréal
|
5
|
39 300
|
3 670 300
|
Reste du Québec
|
10
|
22 100
|
1 780 600
|
29Outre le lieu d’habitation des youtubeurs et youtubeuses, la caractéristique la plus fortement liée au nombre d’abonné·e·s est l’ancienneté de la chaîne. Plus la date de publication des premières vidéos d’une chaîne est éloignée dans le temps, plus elles ont d’abonné·e·s et de visionnements, le facteur temps constituant un avantage pour les chaînes créées dans les années où le YouTube québécois était moins développé qu’il ne l’est aujourd’hui; en conséquence, les nouveaux et nouvelles venu·e·s font face à un défi plus grand dans cet écosystème où sévit désormais une féroce compétition pour l’attention. Ce fait est corroboré par les résultats indiqués dans le tableau qui suit (Tableau 4) : les années 2010-2011 sont celles où le moins de chaînes du corpus ont commencé à créer (n=6), mais elles bénéficiaient au moment de l’enquête du plus grand nombre d’abonné·e·s moyen, soit près de 170 000. Et plus le temps avance, plus la moyenne d’abonné·e·s rétrécit, étant à seulement 24 300 en moyenne pour les chaînes qui ont commencé à publier en 2018-2019. Ainsi, plus les chaînes sont récentes, moins grande est leur portée comparativement aux chaînes lancées antérieurement.
Tableau 4 : Popularité des chaînes en fonction de leur ancienneté.
Début des publications sur YouTube
|
Nombre de chaînes du corpus
|
Moyenne d’abonné·e·s
|
2010-2011
|
6
|
169 700
|
2012-2013
|
9
|
78 400
|
2014-2015
|
7
|
50 800
|
2016-2017
|
11
|
42 700
|
2018-2019
|
7
|
24 300
|
30La conséquence de ce privilège d’ancienneté est que les nouveaux et nouvelles venu·e·s font face à un défi accru quant à la visibilité qu’ils et elles peuvent anticiper acquérir sur la plateforme, reproduisant une hiérarchie qui existe aussi dans le YouTube anglophone (Bärtl, 2018; Glatt, 2022a, 2022b; Hutchinson, 2021). Ce désavantage est accentué par le fait que la visibilité acquise par les ancien·ne·s constitue également un capital pouvant permettre d’accéder à d’autres ressources propices à l’accroissement de la rentabilité et de la popularité d’une chaîne, comme les commanditaires.
31Un autre facteur influent sur la visibilité des chaînes est le fait d’être blanc·he. Qu’il s’agisse de la moyenne d’abonné·e·s ou de la moyenne de visionnement, les chaînes animées par des personnes blanches connaissent une plus grande popularité que celles animées par des personnes racisées (Tableau 5). Très minoritaires dans les chaînes recensées (5 sur 40), aucune ne fait partie du palmarès des dix chaînes les plus populaires du corpus, qui sont toutes animées par des personnes blanches. Les personnes racisées produisant du contenu engagé font manifestement face à un défi de visibilité très important, ce qui peut expliquer par ailleurs la rareté de ce type de chaîne.
Tableau 5 : Personnes racisées qui animent une chaîne (abonné·e·s et visionnements).
Racisé·e
|
Moyenne d’abonné·e·s
|
Total d’abonné·e·s
|
Moyenne de visionnements
|
Non
|
72 700
|
2 543 900
|
6 281 500
|
Oui
|
35 100
|
175 400
|
3 125 200
|
- 24 Par la création, entre autres, de contenus sur la beauté (maquillage, mode) ou sur leur vie personn (...)
32Enfin, nos résultats révèlent un fait inattendu relativement à la variable du genre. À première vue, le fait de se présenter comme membre de la communauté LGBTQ+ n’est pas un facteur discriminant dans l’écosystème étudié; en moyenne, les chaînes animées par des personnes appartenant à la diversité sexuelle et de genre ne sont pas moins populaires ni moins regardées que les autres (Tableau 6). Toutefois, les chaînes de cette catégorie qui sont animées par des femmes (n=8), dont deux chaînes qui sont animées par des femmes s’identifiant comme transgenres, sont significativement plus populaires et plus nombreuses que celles animées par des hommes (n=3) ou une personne non binaire (n=1) (Tableau 7). De plus, les chaînes du corpus qui sont animées par des femmes LGBTQ+ présentent une conformité24 aux normes genrées qui ont été constatées dans des travaux antérieurs sur la plateforme YouTube; ces normes privilégient la féminité normative et la création de contenus intimes et « authentiques » (Bishop, 2018; Duffy, 2017; Raun, 2018). La vlogosphère engagée québécoise comprend donc un segment plutôt restreint de chaînes identifiées à la communauté LGBTQ+.
Tableau 6 : Personnes LGBTQ+ qui animent une chaîne (abonné·e·s et visionnements).
- 25 Une chaîne est animée par deux personnes dont seulement une s’identifie à la communauté LGBTQ+; ell (...)
LGBTQ+
|
Nombre de chaînes25
|
Moyenne d’abonné·e·s
|
Moyenne de visionnements
|
Non
|
27
|
69 100
|
5 554 300
|
Oui
|
12
|
68 600
|
7 018 600
|
Tableau 7 : Personnes LGBTQ+ qui animent une chaîne, selon le genre (abonné·e·s et visionnements).
|
LGBTQ+
|
Nombre de chaînes
|
Moyenne d’abonné·e·s
|
Moyenne de visionnements
|
Femme
|
Non
|
16
|
49 500
|
3 568 700
|
Oui
|
8
|
101 500
|
10 359 700
|
Homme
|
Non
|
11
|
97 600
|
8 442 500
|
Oui
|
3
|
3 100
|
410 800
|
Non binaire
|
Oui
|
1
|
1 760
|
112 400
|
33Dans la vlogosphère YouTube engagée, il semble que la diversité sexuelle et de genre soit assez bien accueillie, particulièrement pour les personnes blanches s’identifiant comme femme. Des enquêtes qualitatives seront requises pour connaître le degré d’acceptation sociale perçu par les personnes concernées à partir des aspects non publicisés de leur expérience de youtubeuses et de youtubeurs (les statistiques de visionnement détaillées, les commentaires haineux supprimés et les messages privés reçus, par exemple).
- 26 Le contenu non engagé sur les chaînes du corpus inclut une diversité de genres et de sujets : humou (...)
34La grande majorité des centaines de chaînes YouTube examinées lors de notre collecte ne contenaient aucun contenu pertinent à notre recherche. Même chez les 40 chaînes retenues pour le corpus, les vidéos pertinentes occupaient généralement une proportion minime du contenu publié26, les chaînes consacrées majoritairement à du contenu engagé étant très rares. Globalement, le nombre de vidéos pertinentes répertoriées variait grandement, d’une ou deux vidéos jusqu’à plusieurs dizaines, mais environ les trois quarts des chaînes observées avaient moins d’une dizaine de vidéos engagées publiquement accessibles au moment de la collecte.
- 27 La liste de thèmes qui a pu être créée n’est pas exhaustive, puisque certains des vlogues engagés p (...)
35Pour des raisons de faisabilité, il n’a pas été envisagé d’analyser en profondeur le contenu de toutes les vidéos engagées publiées sur les chaînes du corpus. Au fil du travail d’observation, nous avons cependant pris en note les thèmes principaux abordés dans les vidéos engagées dont nous avons pris connaissance lors de l’examen des chaînes pour pouvoir confirmer leur l’inclusion dans le corpus. L’Annexe 2 fait état de cette liste de thèmes, qui couvre un très large spectre de sujets d’intérêt public, dont la politique, le système d’éducation, la pandémie de COVID-19, le consentement sexuel, le racisme, les problèmes associés aux médias sociaux, la religion, les drogues, l’esprit critique, la francophonie, la brutalité policière et bien d’autres27. Deux sujets ressortent toutefois comme des thèmes prédominants : l’environnement et les enjeux liés à la diversité sexuelle et de genre.
36Sans conteste, l’environnement ‒ en lien entre autres avec le réchauffement climatique, la pollution, la consommation responsable ‒ est le sujet le plus populaire, étant abordé par près de la moitié des chaînes du corpus et souvent à plusieurs reprises sur une même chaîne. Cela est peut-être peu surprenant, vu la mobilisation particulièrement forte des jeunes du Québec dans cette cause (Dupuis-Déri, 2020). Selon deux sondages Ipsos ‒ un mené en 2018 auprès des 18 à 25 ans et un en 2022 auprès des 18 à 30 ans ‒, l’environnement arrive au troisième rang des enjeux électoraux clés qui préoccupe les jeunes Québécois·es, devançant de plus de 10 points les inégalités sociales (Ipsos, 2018, 2022). La marche pour le climat de septembre 2019 tenue à Montréal était une des manifestations les plus larges de l’histoire du Québec, et potentiellement le regroupement le plus massif de la grève mondiale pour le climat (Baillargeon et Shields, 2019; Léveillé, 2019). La place qu’occupe ce thème dans la production de vlogues engagés recensés sur YouTube est donc conséquente avec sa prédominance dans les préoccupations sociétales de la jeune génération.
37Il est notable que plus du tiers des chaînes du corpus aborde des questions qui se rapportent, dans une déclinaison impressionnante de sous-thèmes, à la diversité sexuelle et de genre. Les vlogues que nous avons observés traitent entre autres d’enjeux d’identité, d’inclusion et de discrimination concernant la communauté LGBTQ+. Les rapports de genre sont également régulièrement couverts, souvent dans une perspective féministe. Sont alors traités des thèmes comme le consentement sexuel, les stéréotypes sexistes, les normes irréalistes de beauté corporelle, la grossophobie, le harcèlement sexuel et les propos inappropriés envers les femmes.
38Certaines catégories de jeunes youtubeurs et youtubeuses sont plus susceptibles d’aborder certains sujets. À titre d’exemple, la majorité des personnes de notre corpus qui parlent d’enjeux LGBTQ+ s’identifient comme faisant partie de cette communauté. Néanmoins, seulement le quart des personnes qui ont parlé de racisme et d’antiracisme sont elles-mêmes racisées, ce qui s’explique peut-être par la très faible représentation des personnes racisées dans la vlogosphère du YouTube québécois.
39Une certaine division sexuelle apparaît dans le traitement de certains sujets. L’éducation sexuelle et la sexualité positive sont seulement abordées par des chaînes animées par des femmes. Celles-ci sont également surreprésentées dans les vlogues qui abordent l’environnement sous l’angle du mouvement zéro déchet et de la consommation responsable. En revanche, seulement trois chaînes animées par des femmes abordent des sujets liés à la politique et aux élections, alors que près de la moitié des chaînes animées par des hommes en traitent. Le système d’éducation est aussi abordé par une plus haute proportion d’hommes que de femmes. Cette empreinte du genre dans la production de contenus sur YouTube a été constatée dans d’autres études (p. ex. Balleys, 2017; Bishop, 2018; Döring et Mohseni, 2019).
40La prise de parole des jeunes dans les espaces sociotechniques tels que la plateforme YouTube constitue un phénomène protéiforme qui s’inscrit plus vastement dans les transformations de l’engagement social et politique au 21e siècle (Cohen et al., 2012; Robert-Mazaye et al., 2017), qui vont de pair avec la numérisation généralisée de la société (George, 2019). Le fait que les vlogues engagés des jeunes recensés dans cette enquête portent majoritairement sur l’environnement et la diversité sexuelle et de genre est un indicateur des préoccupations actuelles de la jeunesse québécoise. Le fait que cette parole citoyenne emprunte la voie numérique confirme ce que d’autres travaux ont déjà observé, à savoir que la participation citoyenne des jeunes trouve du côté des réseaux socionumériques une avenue propice à une expression individuelle, mais en réseau, davantage inscrite au sein de communautés d’affinités que sur des logiques d’action collective organisée (Jenkins, 2009; Loader, 2007; Loader, Vromen et Xenos, 2014). Bien qu’il existe aujourd’hui une injonction à la participation en ligne (Proulx, 2020), force est de constater que certain·e·s jeunes choisissent d’investir le temps et l’énergie que requiert la production de vlogues afin d’exprimer leurs vues sur des sujets d’actualité et que cette activité est porteuse de significations et d’apprentissages (Cohen et al., 2012; Ito et al, 2010; Lange, 2014; Mihailidis, 2014). Tel que le soulignent Robert-Mazaye et al., (2017),
Les jeunes citoyens constituent leur répertoire de valeurs, savoir, savoir-faire et savoir-être politiques au fil de leur expérience subjective [...] [et] l’espace numérique semble être un terrain d’exercice particulièrement plébicisé par les jeunes qui y manifestent leur engagement et expriment leur identité politique et citoyenne à travers leurs échanges, leurs prises de position et leurs actions (p. 106-107).
- 28 En guise d’exemple, selon la YouTube Creator Academy (2020), les annonceurs et annonceuses choisiss (...)
41Dans cette recherche, l’immersion prolongée dans la vlogosphère des jeunes du YouTube québécois a dévoilé une utilisation somme toute restreinte de la plateforme à des fins d’expression citoyenne, ce qui semble marquer un recul par rapport à des enquêtes menées antérieurement (Caron, 2016; Caron et al., 2016; Raby et al., 2017). On peut penser que les logiques marchandes et algorithmiques qui ont fait de YouTube un espace de plus en plus commercial jouent un rôle central dans les choix éditoriaux des youtubeurs et youtubeuses puisque les contenus de divertissement et ceux qui ne portent pas sur des sujets considérés « sensibles » ou « controversés » (donc non adaptés aux annonceurs et annonceuses)28 y gagnent beaucoup plus facilement en popularité et en monétisation (Bishop, 2018; Glatt et Banet-Weiser, 2021; Rodriguez, 2022). Il semble que, contrairement aux années antérieures où l’espace franco-québécois de la plateforme YouTube était beaucoup moins développé, les youtubeurs ou youtubeuses ne recherchant pas stratégiquement la rentabilité ne peuvent anticiper l’obtention d’une visibilité significative sur cette plateforme dont la gouvernance algorithmique s’est raffinée et intensifiée au fil des ans (Arthurs, Drakopoulou et Gandini, 2018; Duffy et Meisner, 2023). Les données recueillies dans notre enquête tendent à indiquer que le privilège d’ancienneté sur la plateforme constitue désormais une barrière d’accès à la visibilité pour les personnes ne disposant pas de cet atout : lors de notre collecte de données, les jeunes âgé·e·s de moins de 18 ans possédant une audience bien établie étaient pratiquement absent·e·s, menant à un corpus presque exclusivement composé de jeunes dans la vingtaine. Or, nous avons constaté que la moitié de ces jeunes ont commencé à publier sur YouTube durant leur adolescence.
42Ce contexte social, technique, économique et linguistique semble concourir à un impératif de compétence en littératie numérique chez les personnes souhaitant utiliser YouTube à des fins d’engagement social et politique (Mihailidis, 2014; Park et al., 2023). Et, tel que le soulignent plusieurs auteurs et autrices, la compréhension du fonctionnement structurel de l’écosystème des médias sociaux est devenue un enjeu de la visibilité des contenus militants et engagés sur ceux-ci (Glatt et Banet-Weiser, 2021; Hutchinson, 2021; Maddox et Creech, 2021; Raun, 2018). Autrement dit, un incitatif pèse sur ces créateurs et créatrices en faveur d’une adaptation stratégique aux contraintes des plateformes afin de voir émerger leur contenu dans l’algorithme de recommandation, condition essentielle pour en assurer la visibilité (Bishop, 2018; Glatt, 2022a). Assurément, les quelques vlogueurs et vlogueuses qui produisent ce genre de contenu font un choix conscient au sein d’une pratique plus élargie qui leur permet de maintenir leur occupation d’un espace de visibilité sur la plateforme. Cela semble indiquer que ces jeunes possèdent un niveau de littératie médiatique singulier qu’il importerait d’investiguer dans des recherches ultérieures. Ainsi, il conviendrait d’établir si, et le cas échéant à quel degré, un niveau de littératie médiatique supérieur à la moyenne constitue, dans le Web social, un capital social associé à une capacité plus grande de faire entendre sa voix en tant que citoyen·ne.
43Mais, tout n’est pas affaire de compétences. Nos résultats indiquent que la vlogosphère engagée des jeunes n’est ni équilibrée ni inclusive de toutes les formes de diversité sociale ni exempte de rapports de mise en visibilité basés sur des privilèges. Alors que les compagnies propriétaires des plateformes font miroiter un potentiel d’exposition médiatique à chacun et chacune (Arthurs, Drakopoulou et Gandini, 2018; Duffy, 2017; Glatt et Banet-Weiser, 2021), nous avons constaté que la vlogosphère engagée des jeunes au Québec est animée par certaines catégories de jeunes. Les femmes – un tiers d’entre elles s’identifiant à la communauté LGBTQ+ – y prédominent, ce qui se présente d’ailleurs comme une distinction culturelle par rapport à l’espace YouTube d’expression anglaise (Amarasekara et Grant, 2019; Bishop, 2018; Döring et Mohseni, 2019); ce sont majoritairement des personnes qui habitent la région de Montréal; les jeunes dans la mi-vingtaine sont les plus nombreux et nomberuses; les personnes racisées en sont presque absentes. Pour acquérir un statut donnant accès de la visibilité sur YouTube, d’autres capitaux sont manifestement des atouts. Il est de très peu d’importance aujourd’hui que n’importe qui puisse créer une chaîne et l’alimenter en contenu puisque l’enjeu n’est pas l’accès, mais la visibilité. Et, c’est un fait maintenant bien connu des chercheurs ou chercheuses et des créateurs et créatrices de contenu qu’il ne suffit pas de publier pour obtenir de la visibilité (Bishop, 2018; Duffy, 2017; Glatt, 2022b). S’il importe de reconnaître l’avenue avérée de publicisation de la voix de certain·e·s jeunes dont les voix sont minorisées dans l’espace public médiatique traditionnel, il n’en demeure pas moins crucial de souligner les absences notables dans cet espace alternatif d’expression pour les jeunes. Il est notamment difficile d’expliquer pourquoi les personnes racisées y sont si peu présentes et qu’on y compte tant de femmes s’identifiant à la communauté LGBTQ+. De même, il importe d'établir les causes de la faiblesse de la diversité régionale et du haut niveau de concentration de voix de jeunes montréalais·es.
44Ces résultats militent en faveur du développement d’analyses articulant les dimensions de la parole citoyenne, des inégalités numériques et de l’économie politique des plateformes. Cet article a cherché à montrer l’intérêt de cette avenue, avec ses résultats sur la stratification d’un espace public numérique qui est manifestement conditionné par les impératifs économiques se profilant derrière une gouvernance algorithmique qui reste opaque au public de même qu’aux universitaires (Bishop, 2018; Glatt, 2022b; Hutchinson, 2021). Il paraît manifeste que cette gouvernance influence les choix éditoriaux des créateurs et créatrices de contenu, ce que la réalisation d’entrevues avec des créateurs et créatrices de vlogues engagées pourra éventuellement éclairer. Quoi qu’il en soit, les constats formulés dans cet article rappellent les limites démocratiques des espaces publics numériques de propriété privée où se déroulent aujourd’hui une bonne part des interactions discursives entre citoyennes et citoyens (Latzko-Toth et Rueff, 2022).