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Les chambres d’écho sont-elles morales? Étude croisée de disputes en ligne

Are Echo Chambers Moral?
A Crossover Study of Online Disputes
Céline Morin et Julien Mésangeau

Résumés

L’avènement des « démocraties plurielles » et l’éclatement des sphères communicationnelles ont conduit à un pluralisme des publics et des dispositifs. Cependant, la transformation de notre cadre sociotechnique ne nous rapproche pas davantage de l’idéal habermassien d’un espace public. Cet article propose d’aborder le concept de « chambre d’écho » sous un angle moral, par une double entrée théorique et empirique : d’abord, comme un concept flottant aux conséquences ambiguës et qui témoigne d’une inquiétude académique ; ensuite, comme un outil de diagnostic utile à la caractérisation et la compréhension de sphères conflictuelles. Sur la base de ces réflexions théoriques et par l’exploration empirique de deux espaces antagonistes en ligne (masculiniste et féministe contre-masculiniste), nous proposons d’aborder la morale des chambres d’écho à partir d’une tripartition : morale du pouvoir (cadre social et technique), morale du pluralisme (homophilie) et morale interactionniste (échanges interpersonnels).

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Nous employons les termes de « concept » et de « phénomène » lorsque nous renvoyons respectivement (...)

1Les chambres d’écho1 sont-elles morales? Cette question mise en exergue du présent article vise à interroger les dynamiques des communautés en ligne qui menacent de se refermer sur elles-mêmes et leurs conséquences sociopolitiques, au regard des « démocraties plurielles » telles que définies par Chantal Mouffe, soit « l'extension de la démocratie représentative à un nombre croissant de domaines de l'existence sociale » (Mouffe, 1994 : 53). L’avènement de ces modalités démocratiques et l’éclatement des sphères communicationnelles ont conduit à un pluralisme des dispositifs et des publics. Internet, notamment, a contribué à transformer l’espace public en libérant la parole populaire dont les discours sont désormais à visibilité concurrentielle avec ceux des expert·e·s légitimes, faisant naître une société de conversation en partie autonome des relais d’opinions issus des médias institutionnels. Cependant, la transformation de notre cadre sociotechnique ne nous rapproche pas davantage de l’idéal habermassien d’un espace public, qui reste pour beaucoup un point de départ, sinon de référence, du débat (Dahlberg, 2005). La structure de la participation est contrainte par l’ergonomie des plateformes, couplée à la segmentation des publics et de l’information portée par les algorithmes de recommandation de contenu, interroge sur la pratique de la participation à un exercice loin de respecter les principes d’une discussion socialement et moralement acceptable. En raison de ces attributs, le débat en ligne peut encourager l’enfermement des participant·e·s dans des « chambres d’écho », c’est-à-dire dans un format de participation pouvant mêler polarisation excessive des publics, radicalisation des opinions (Sunstein, 2001, 2018) et, dans une certaine mesure, agressivité (Badouard, 2017). Dans le même temps, ce format et ces registres polémiques peuvent permettre la production d’un entre-soi favorable à la solidarité des subalternes, et ces réactions extrêmes ne doivent pas être confondues avec une conflictualité sociale qui peut être bénéfique pour la démocratie (Fraser, 1992). Là se pose justement la question de la morale des « chambres d’écho ». Ces dernières, loin d’être intrinsèquement bonnes ou mauvaises, demandent à être définies, éprouvées et contextualisées.

2Cet article propose d’aborder la « chambre d’écho » sous un angle moral, par une double entrée théorique et empirique : d’abord, comme un concept flottant qui témoigne d’une inquiétude généralisée, et en particulier académique, sur la perte de pluralisme démocratique; ensuite, comme un outil de diagnostic utile à la caractérisation et la compréhension de sphères et de groupes conflictuels. Le tout est discuté à l’aune des apports des théories politiques sur les démocraties plurielles, au premier rang desquels la distinction entre agonisme et antagonisme proposée par Chantal Mouffe pour qui l’enjeu contemporain est bien souvent de savoir si, dans le débat public, les citoyen·ne·s considèrent autrui comme un·e « adversaire dont l’existence est légitime » ou comme un·e « ennemi[·e] à abattre » (Mouffe, 2010). Mouffe rappelle ainsi qu’agonisme ne signifie pas antagonisme : l’agonisme, c’est-à-dire le conflit, est un élément essentiel des démocraties, un mode politique reconnaissant la légitimité des conflits dans la vie politique (voir aussi Amossy, 2014). En revanche, l’antagonisme renvoie à une situation de conflits radicaux, cristallisant une opposition « nous/eux » dans laquelle se produit une hostilité réelle et la recherche de la négation de l’autre, via la défaite de ses idées, l’insulte et l’opprobre.

3Cette double entrée théorique et empirique pour saisir la moralité des disputes en ligne se traduit dans cet article en deux temps : le premier comprend une revue critique du concept de « chambre d’écho », le second consiste en une étude croisée d’espaces numériques antagonistes, à partir d’une exploration au long cours de la « manosphère » sur YouTube (Mésangeau et Morin, 2021; Morin, 2021; Morin et Mésangeau, 2022), ladite sphère comprenant l’ensemble des réseaux et discours antiféministes et masculinistes en ligne (Blais et Dupuis-Déri, 2012). La manosphère constitue un espace à la fois récemment consolidé dans l’antagonisme et profondément ancré dans soixante ans de politiques réactionnaires (Grossberg, 2018), où convergent des publics défendant un « néo-républicanisme identitaire » (Raison du Cleuziou, 2016). Ce terrain est ainsi une représentation exemplaire des formats communautaires et identitaires de la participation en ligne. À ce titre, nous complétons l’étude de la manosphère avec celle des réseaux féministes contre-masculinistes, qui visent non seulement à défendre les idéaux féministes tels que constitués par un siècle de luttes contre-hégémoniques, mais aussi à riposter face à la consolidation de ces discours, notamment en ligne. Dans ce cas, les médias sociaux servent une finalité similaire : partager des idées, dans un cadre idéologique relativement homogène, en profitant des mécanismes de structuration des communautés de la plateforme YouTube. Cette dernière apparaît ainsi comme le média privilégié des acteurs et actrices en ligne, à la fois pour la durée d’argumentation que permet son format et pour ses espaces de commentaires particulièrement fournis. La politique de commercialisation des données de Twitter explique certainement pourquoi les articles de notre revue critique de la littérature portent sur cette plateforme davantage que sur YouTube. Dans une troisième partie, et grâce à ces deux premières entrées, l’article explore le problème de la morale communicationnelle en ligne, dans ses liens avec le régime démocratique, entrecroisant politiques, cultures et subjectivités. En effet, du concept proposé par Sunstein, à la fois empirique (l’homophilie) et non empirique (sa radicalisation en chambre d’écho), comment passer à un outil opérationnel pour l’étude des disputes en ligne? Nourri d’une démarche conceptuelle consistant à « ancrer » la chambre d'écho dans le champ de la philosophie politique, et d'une approche empirique centrée sur la manosphère et ses ripostes féministes, notre article conclut sur une proposition de cadrage des chambres d’écho à partir d’une tripartition : morale du pouvoir (dispositif), morale du pluralisme (homophilie) et morale interactionniste (échanges interpersonnels).

1. La « chambre d’écho » : un concept flottant

1.1. Revue de la littérature critique

4Que se passe-t-il quand la morale de la conflictualité, elle-même constitutive de la démocratie, est mise à mal par des dispositifs sociotechniques qui favorisent la radicalisation des antagonismes? C’est ce que le concept de « chambre d’écho » cherche à cerner, dans la mesure où les possibilités pour les médias sociaux d’éviter le « consensus conflictuel » (Mouffe, 2010) sont à la fois fortes – par la puissance des recommandations algorithmiques – et instables – par la volatilité, voire la réversibilité, des opinions individuelles. Notre revue de la littérature revient sur les variables essentielles à l’étude des chambres d’écho, afin de cerner et discuter des inquiétudes que révèle l’usage de ce concept dans la communauté scientifique, à l’aune de l’enquête empirique sur les sphères antagonistes explorée en deuxième partie.

5Depuis vingt ans, période où la « chambre d’écho » proposée par Cass Sunstein dans Republic.com (2001) est passée d’hapax à notion légitime des sciences sociales, le concept a été au cœur de ce que Dahlberg nomme « le débat de la fragmentation » (2007). Certain·e·s chercheurs et chercheuses alertent sur le danger démocratique (Sunstein, 2018) quand d’autres y voient une opportunité pour le pluralisme (Papacharissi, 2002). Sur le plan définitionnel, la chambre d’écho mobilise un ressort sociotechnique : elle permet d’interroger le jeu de double-médiation (Jouët, 2000) associant, d’une part, les utilisateurs ou utilisatrices et leurs ancrages culturels et, d’autre part, les prescriptions des algorithmes de recommandation du média utilisé. En l’état, cependant, la chambre d’écho est un concept imparfait et partiellement vérifié, qui met tour à tour l’accent sur la structure de réseau (Colleoni et al., 2014) et sur les représentations des consommateurs et consommatrices d’information (Dubois et Blank, 2018). Les enjeux moraux d’une telle réduction informationnelle et communicationnelle sont potentiellement massifs, à la fois pour le champ scientifique et politique : biais de confirmation, polarisation jusqu’à l’antagonisme, ciblage des usagers et usagères, propagation de désinformation, fermeture à la diversité… sont autant de potentielles conséquences, impactant finalement les dynamiques inclusives/exclusives des démocraties plurielles.

6 Notre revue de la littérature montre que la chambre d’écho désigne en premier lieu un espace construit par des logiques identifiées depuis longtemps en sociologie, celles d’homophilie, ici encouragées par les prescriptions de l’algorithme de recommandation de contenu (les « bulles de filtre » selon l’expression du journaliste et militant Eli Pariser, 2011), et plus généralement par les propriétés du média utilisé (recommandations, personnalisation du contenu, filtres sociaux, modération, architecture…). Mentionnons d’emblée la méta-étude menée par Terren et Borge-Bravo (2021) qui, compilant 55 articles scientifiques, dégage deux approches : d’un côté, celles se focalisant sur la communication et les interactions dans les réseaux sociaux, de l’autre, celles explorant l’exposition aux contenus sur les réseaux sociaux. Leur article distingue également deux méthodes, ancrées en analyse de données des traces numériques et en données auto-déclarées. Les résultats tendent à valider l’hypothèse des chambres d’écho, totalement (24 études) ou au moins partiellement (27 études). Pour autant, selon plusieurs de ces auteurs et autrices, la sous-évaluation des comportements individuels conduirait à une « surestimation » du phénomène (Dubois et Blank, 2018; Vaccari et al., 2016).

7Les réseaux de relations apparaissent en toute logique comme la première variable. La centralité du, de la leader d’opinion, identifiée dès les années 1940 dans le cadre de la communication à deux étages (Katz et Lazarsfeld, 2008; Lazarsfeld et al., 1968) est d’ailleurs régulièrement évoquée (Gruzd et al., 2011; Guo et al., 2018; Watts et Dodds, 2007). Si la « désintermédiation des disputes » (Dahlberg, 2018) peut laisser craindre l’effacement des journalistes et organisations médiatiques, d’autres recherches minimisent ce constat, montrant que l’influence des médiateurs et médiatrices humain·e·s – les gatekeepers – s’étend en ligne (Bruns, 2017; Xu et al., 2014). Dans la même veine, Colleoni et al. (2014) identifient un enfermement dépendant du type de médiation qui sera considéré : sur Twitter, les utilisateurs et utilisatrices états-unien·ne·s tendent ainsi à « suivre » des personnes homophiles en termes de valeurs, mais sont en effet disposé·e·s à consulter et relayer les informations de leurs opposant·e·s par l’usage de retweets et de mentions. En somme, le following cadre l’individu dans une structure qui favorise l’apparition d’une chambre d’écho tandis que la consommation d’information favorise un type de pluralisme (une diversification des sources d’information). L’étude peut aller jusqu’à la prise en compte des émotions, que l’analyse automatisée tente d’explorer (Tumasjan et al., 2010) pour cerner le rattachement de certains sentiments ou d’une négativité généralisée dans certaines chambres d’écho, comme dans le cas du Brexit (Del Vicario et al., 2017), du lien à la désinformation (Zollo et al., 2015) ou du rôle de la colère et de la peur dans l’exposition sélective à l’information (Wollebæk et al., 2019).

8Autre variable : la chambre d’écho n’a de sens que réinscrite dans une temporalité sociopolitique. Autrement dit, les sujets de discussion jouent un rôle considérable dans l’engagement conscient et volontaire des acteurs et actrices au sein de groupes homophiles. Dans son analyse, Pentland (2015) montre que les étudiant·e·s redéfinissent l’occupation de leur campus et l’investissement dans leurs sociabilités durant les périodes sensibles de la vie démocratique : ils et elles se replient au sein de groupes politiquement homophiles durant les périodes d’élection par exemple, mais renouent avec leurs anciennes habitudes et relations ne partageant pas les mêmes opinions sitôt ces périodes sensibles passées. Le constat sur le média social Twitter est similaire : les logiques de repli obéissant aux principes d’une chambre d’écho sont désamorcées lorsque les participant·e·s échangent sur des sujets touchant à l’ethos états-unien (Superbowl) et réactivées lors de temps particuliers de la vie démocratique (State of the Union, élection présidentielle) (Barberá et al., 2015).

9Une analyse systématique du phénomène de chambre d’écho a également été menée par Bruns (2017), en investissant principalement l’analyse de réseaux (clustering et analyse du score d’homophilie) couplée à une analyse thématique des messages d’utilisateurs ou utilisatrices représentatifs de chaque cluster. Méthodologiquement, le dispositif est cohérent et traduit fidèlement la dimension relationnelle du phénomène de chambre d’écho sur Twitter. Cependant, ledit phénomène paraît affecter la mise en relation de façon marginale; il figure dans cette étude comme étant, dans le pire des cas, un épiphénomène ou, au mieux, un phénomène difficile à cerner avec les outils de l’analyse de réseaux sociaux. Sur ce dernier point, l’étude de Cinelli et al. (2021) propose une application techniquement similaire mais produisant des résultats plus affirmés : les auteurs rapportent que « l’agrégation des clusters homophiles domine les dynamiques en ligne », tout en soulignant qu’il y a certains médias où une plus grande ségrégation est retrouvée, en raison des paradigmes d’interaction et des algorithmes de recommandation (c’est le cas pour Facebook).

10Un autre modèle issu d’une simulation multi-agent·e·s (Mésangeau, Waldeck, 2023) vise à identifier la dynamique des opinions et la façon dont les désaccords conditionnent l’apparition de clivages durables. La chambre d'écho y est représentée comme le résultat de multiples facteurs faisant constamment évoluer la tolérance des individus aux avis contraires : l’homophilie, la pression normative, l’appartenance à un groupe commun. L’intérêt d’une simulation est de pouvoir observer l’évolution d’un phénomène sur le long terme et à grande échelle. Dans le cas présent, l’étude insiste sur le caractère dynamique des chambres d’écho qui émergent, disparaissent, se recomposent. L'objectif du texte était surtout de traduire l'ensemble des caractéristiques attribuées aux chambres d'échos dans la recherche en sciences sociales, notamment la polarisation et l'inévitable fragmentation des publics qui en procède. Nous y constatons que la dynamique des conversations en ligne résiste le plus souvent au couple polarisation/fragmentation. En d'autres termes, la chambre d'écho n'est que l'incidence de circonstances particulières.

11Finalement, sur le plan des conclusions empiriques, les chambres d’écho ne constituent pas le « stade terminal » d’un espace public contemporain et sont principalement employées dans le champ scientifique au prisme de quatre variables : les réseaux de relations (entre-soi, clusters, homophilie); l’effacement des gatekeepers professionnel·le·s; la temporalité sociopolitique; les émotions. L’étude de la « moralité » des chambres d’écho mérite donc d’être encadrée par une analyse empirique et par une réflexion plus large sur les démocraties plurielles.

1.2. Les morales des chambres d’écho

12Notre recherche propose de comprendre les morales communicationnelles des démocraties plurielles, dans un contexte de crispation, voire de radicalisation, des idéologies relatives aux rapports de genre. Dans le cadre d’une analyse des réseaux, discours et échanges en ligne, la morale peut être définie comme l'ensemble des valeurs, normes et principes qui guident les comportements et les interactions des individus dans l'espace numérique. Cela peut nous permettre de naviguer entre deux niveaux de la réflexion morale, l’éthique descriptive et une éthique normative appliquée. Le premier niveau est donc descriptif. Il est abordé avec des outils proches de l’analyse thématique, permettant de définir et catégoriser les types de morales des acteurs et actrices masculinistes et féministes. Un second niveau est normatif, visant à produire une tripartition des problèmes moraux que pose une chambre d’écho. L’intérêt de cette dernière entreprise est de faire dialoguer les théories politiques de la justice sociale, notamment les points de rencontre et les oppositions entre éthique de la discussion et éthique du care. La navigation entre ces deux niveaux permet de conserver un certain équilibre; ne pas abandonner la perspective morale et normative de la communication, sans imposer un cadre démocratique pré-donné aux réseaux et relations.

13La distinction entre tradition rationaliste et tradition agonistique est ici précieuse. Chantal Mouffe rappelle que si, par définition, la tradition rationaliste place la morale dans la rationalité de l’échange, la perspective agonistique quant à elle la déplace vers la reconnaissance de la légitimité de l’autre. Ainsi, la morale devient le respect d’un « consensus conflictuel » : le principe de la démocratie est pour Mouffe de produire des institutions permettant de réguler l’émergence de discours antagonistes, de sorte que les citoyen·ne·s peuvent choisir entre des alternatives divergentes voire contraires.

14Or, c’est bien ce « pluralisme agonistique », selon la formule de Mouffe, qu’interroge le concept de chambre d’écho, à la fois dans ses manifestations empiriques et dans les explorations théoriques qui en sont faites. Notre revue de la littérature permet de montrer que la chambre d’écho suscite dans la communauté scientifique une triple méfiance : à l’égard du dispositif sociotechnique (qui renvoie à la crainte du déterminisme technique), de l’homophilie qu’elle produirait (l’enfermement dans des opinions similaires) et des échanges interpersonnels qu’elle radicaliserait (nourris de colère et de peur, débridant l’agressivité par le pseudonymat). On trouvait déjà une tripartition relativement similaire dans les travaux de Peter Dahlgren (2005) sur les espaces communicationnels démocratiques, compris sous un angle structurel, représentationnel et interactionniste. La dimension structurelle renvoie aux traits institutionnels formels (organisations médiatiques, économie politique, propriétés, contrôle, régulation, cadre légal…), notamment aux problèmes classiques de la liberté d’expression, de l’accès et des dynamiques exclusives/inclusives. La représentation renvoie aux contenus médiatiques, relatifs à « l’équité, la précision, la complétude, le pluralisme des points de vue, l’agenda, les tendances idéologiques, les modalités d’adresse et ainsi de suite » (Dahlgren, 2005 : 149). Enfin, la dimension interactionniste permet de saisir les individus comme des publics (Dewey, 1954), à la fois dans la façon dont les citoyen·ne·s entrent en relation avec les médias et entre elles et eux. Dans la même veine, pour Lincoln Dahlberg, la démocratie délibérative doit prendre en considération quatre aspects clés : « les asymétries de pouvoir dans la délibération et le consensus, la base intersubjective de la signification, la centralité du respect de la différence en démocratie et le rôle démocratique des groupes délibératifs de même opinion » (2007 : 829). À l’aune de ces discussions théoriques et des explorations empiriques des groupes masculinistes et anti-masculinistes, le débat autour des chambres d’écho discutant spécifiquement des rapports de genre contemporains apparaît pouvoir être cadré selon trois morales principales : morales du pouvoir, morale du pluralisme et morale interactionniste.

2. Étude croisée de chambres d’écho antagonistes

2.1. Corpus et méthode

15Afin d’explorer la moralité des chambres d’écho, notre étude porte sur deux groupes antagonistes en ligne : la sphère masculiniste et la sphère féministe contre-masculiniste. Le corpus présenté ici regroupe trois bases de données constituées sur cinq ans d’exploration des réseaux masculinistes (2019 – en cours).

16Une première base de données, objet d’une publication antérieure (Mésangeau et Morin, 2021), reconstitue un réseau d’individus tiré des espaces de commentaires de la plateforme YouTube. Il est composé de 12 478 commentaires pour 12 238 commentateurs et commentatrices. Dans cette étude, la chambre d’écho agissait comme un outil de détection des espaces les plus actifs de la manosphère, considérant que les commentateurs ou commentatrices évoluaient dans une chambre d’écho lorsque trois critères étaient remplis : appartenir à un groupe où les relations sont répétées; appartenir à un groupe où les relations sont transitives (porteuses d’interconnexions); appartenir à un groupe dans lequel la majorité des commentaires sont publiés (on privilégie l’échange en interne à l’échange avec les commentateurs et commentatrices extérieur·e·s au groupe).

17 La seconde base de données a été constituée pour l’étude des mécanismes de l’accord et du désaccord (Assilaméhou-Kuntz, Mésangeau, Fourmeaux, 2023). Nous cherchions alors à mieux comprendre la façon dont se construisaient dissensus et consensus au sein des médias sociaux. Cette étude fut l’occasion de créer une grille d’analyse des conversations croisant sémio-pragmatique et psychologie sociale, équipant le chercheur ou la chercheuse qui souhaiterait décomposer très finement les processus sociaux et rhétoriques constitutifs de l’accord et du désaccord. Elle fut ensuite utilisée pour l’analyse sur YouTube de 2 099 commentaires provenant des 12 238 membres de la manosphère, et disposant de profils ayant commenté à de nombreuses reprises : ces commentateurs et commentatrices étaient soit très intégré·e·s au sein d’une chambre d’écho de la manosphère, soit des intermédiaires engagé·e·s dans au moins deux chambres d’écho. En somme, nous souhaitions ici comparer les situations d’individus étant soit au cœur d’un environnement homophile source de consensus, soit positionnés là où la polarisation entre chambres d’écho favorise – théoriquement – l’expression d’opinions différentes, donc de dissensus. Dans le cadre du présent article, nous avons remanié cette grille d’analyse afin d’en faire un instrument utile à la mise en perspective du cadre théorique et normatif de Chantal Mouffe. Afin d’identifier les registres moraux des échanges communicationnels, cette grille discrimine et classe les échanges entre participant·e·s en opposant les échanges « agonistes » (expression d’un accord; expression d’un désaccord argumenté ou, à défaut, respectueux de l’autre; expression d’une position neutre) et les échanges « antagonistes » (négation de la parole de l’interlocuteur ou l’interlocutrice par le sarcasme, la condescendance; les provocations/insultes/menaces). Les résultats confirment l’homogénéité des opinions pouvant être attendues des chambres d’écho. En effet, sur 2 099 observations, 72 % (n= 1 527) relèvent d’une communication agoniste (644 commentaires neutres; 266 sont l’expression d’une approbation vis-à-vis d’un·e autre commentateur ou commentatrice; 617 l’expression cordiale d’une désapprobation, généralement basée sur un argumentaire étayé, sourcé et dénué d’attaque ou insulte visant l’interlocuteur ou l’interlocutrice). Nous observons une communication antagoniste dans 17 % (n= 357) des commentaires, (30 commentaires relevant de menaces/expressions négatives; 327 expressions de sarcasme/condescendance). Lorsque l’on analyse uniquement les commentaires des intermédiaires qui interviennent dans de multiples chambres d’écho (plus à même d’être confronté·e·s à des contenus très différents), 20 % de ces échanges sont de nature antagoniste, soit à peine plus que pour l’ensemble de la population étudiée. Le résultat est intéressant : au sein de la manosphère, que l’on soit intégré·e au sein d’une chambre d’écho ou intermédiaire entre chambres, la conversation reste essentiellement agoniste. L’hypothèse centrale renvoie au rôle structurant d’une culture commune, construite autour des valeurs masculines traditionnelles que les différentes communautés de la manosphère sont amenées à valider dans leurs positions et discours.

  • 2 La red pill est une métaphore inspirée du film The Matrix, dans lequel le héros est confronté au ch (...)

18La troisième base de données a été élaborée en 2023 sur la base d’un réseau de commentaires récupéré au sein de vidéos portant un discours contre-masculiniste, c’est-à-dire qui critiquent, interrogent et disputent les références de la manosphère (de la définition des rapports hommes-femmes aux stratégies de drague des pick-up artists en passant par les références de l’univers red pill2). Nous avons retenu les vidéos abordant le sujet du masculinisme, ayant un minimum de 100 commentaires et étant publiées à la suite du mouvement #Metoo, soit de janvier 2018 à février 2023. Bien que l’ensemble des chaînes soit porté par des femmes, nous n’avons pas utilisé le genre comme critère de composition du corpus.

19Ce corpus comprend 23 855 commentaires pour 9 827 participant·e·s, et a été retravaillé à partir des outils construits durant les enquêtes mentionnées ci-dessus. Nous avons d’abord fait l’analyse des chambres d’écho de la sphère contre-masculiniste en employant la même approche que celle employée pour l’étude des chambres d’écho de la manosphère. Elle nous permet de retenir pour analyse les commentaires des personnes assurant une position soit très intégrée, car connectée à un ensemble d’individus qui communiquent abondamment les uns avec les autres; soit intermédiaire, car connectée à quelques individus issus de groupes où tous communiquent. En parallèle, nous avons utilisé la grille d’analyse mentionnée ci-dessus afin d’analyser les commentaires des individus étant intermédiaires entre la sphère masculiniste et celle contre-masculiniste.

20Finalement, ce corpus permet d’identifier la façon dont la délibération évolue vers l’agonisme ou l’antagonisme, et ceci à trois niveaux d’analyse : (1) en interne à chaque communauté, les discussions relèvent-elles de l’agonisme?; (2) entre communautés partageant un engagement commun, l’agonisme reste-t-il la norme?; (3) aux frontières de cet engagement commun, l’antagonisme est-il la norme de l’interaction, notamment là où la manosphère rencontre la sphère contre-masculiniste, ajoutée pour le présent article?

2.2. L’antagonisme comme format de conversation

21 Dans la troisième base de données, peu d’intermédiaires émergent qui participent à la fois aux conversations de la manosphère et de la sphère contre-masculiniste. Cinq individus sont investis de façon équilibrée au sein de ces deux sphères, dont nous avons retenu les commentaires.

Figure 1. Illustration de la place des Intermédiaires participant à la manosphère (partie haute du graphe) et à la sphère contre-masculiniste (partie basse) dans un réseau de 36 333 commentaires pour 22 065 commentateurs et commentatrices. Il y a un nombre non négligeable de contacts entre ces communautés, des commentateurs et commentatrices très engagé·e·s dans l’une et l’autre de ces sphères. Dans cette illustration, nous voyons que les commentateurs ZE, DK, MN, TO participent aux fils de discussion de vidéos masculinistes et contre-masculinistes.

22L’analyse qualitative a été opérée sur un échantillon de 527 commentaires. Elle offre un résultat contrastant fortement avec le modèle de délibération des chambres d’écho : sur l’ensemble des conversations de ces intermédiaires, 40 % des échanges relèvent de l’agonisme (par exemple, « Merci d'avoir répondu. J'essaie d'avoir le plus possible une attitude zetetique, d'ou mon rejet à priori de nombreux concepts abscons du féminisme […] J'avais un vague sentiment de voir des personnes qui savaient jusqu'ou ne pas aller... j'essaie de retrouver ce débat, n’hésites pas à me relancer »), 51,4 % relèvent de l’antagonisme (par exemple, « Une féministe c'est un peu comme un chien de pavlov : ça réagit à des stimulis. Tu argumente "droit des pères" ça aboie "misogyne", tu la contredis sur les salaire ça éructe mansplaining »). Enfin, le reste est composé de commentaires neutres, manquant de sens ou ne pouvant être interprétés (simple hyperlien, suite obscure d'émoticônes, suite de caractères sans signification claire).

23La répartition de ces commentaires permet d’observer que les conversations portées par ces acteurs et actrices innervent la sphère contre-masculiniste de tensions et d’affrontements. Les conversations relèvent majoritairement de l’antagonisme (65 % versus 28 % seulement relevant de l’agonisme). À l’opposé, ces mêmes intermédiaires adoptent une posture beaucoup plus argumentée et respectueuse au sein de la manosphère : les conversations qu’ils et elles y déploient sont en grande majorité agonistes (75 % des commentaires), 20 % de ces commentaires seulement relevant de l’antagonisme.

24Ainsi, que l’on se situe au sein de vidéos masculinistes ou contre-masculinistes, les rencontres entre personnes appartenant à ces deux mondes sont dans l’ensemble antagonistes (51,4 %). Les participations agonistes (40 %) se logent essentiellement au sein de la manosphère. Plusieurs explications assez intuitives peuvent être suggérées, notamment le fait que cette action d’articulation des sphères est essentiellement le produit de membres de la sphère masculiniste. Ainsi, il en va de leur identité d’apporter une contradiction majoritairement antagoniste, souvent violente, auprès des commentateurs et commentatrices évoluant dans la sphère contre-masculinistes.

Figure 2. : Répartition des registres communicationnels relevant de l’agonisme ou de l’antagonisme à travers les sphères féministes et masculinistes.

25Cela est d’autant plus prégnant que dans la manosphère, la morale communicationnelle autour de la construction du « nous » se veut à la fois saturée de marqueurs rituels pour l’intégration normative de ses participant·e·s (Mésangeau et Morin, 2021) et d’alliances stratégiques avec les sphères réactionnaires élargies (Morin et Mésangeau, 2022). En même temps, la construction du « eux/elles » est paradigmatique de ce que Mouffe identifie comme le dépassement du « pluralisme agonistique », signe de bonne santé démocratique, vers des antagonismes qui, en ligne, peuvent passer de l’invective à l’insulte jusqu’au harcèlement.

3. Enjeux d’observation des morales communicationnelles en ligne

3.1. Une triple morale : pouvoir, pluralisme et interactionnisme

26Sur la base de cette double exploration théorique (revue de la littérature critique et apports conjoints des sciences politiques et des sciences de la communication), nous avons identifié un certain nombre d’éléments propres à caractériser la sphère publique en ligne et ses tendances. Les études sur les chambres d’écho témoignent de trois inquiétudes majeures (homophilie, dispositif sociotechnique et échanges interpersonnels), tandis que la proposition de Lincoln Dahlberg, l’une des plus satisfaisantes à ce jour, envisage la sphère publique selon les représentations (le contenu), la structure (institutions médiatiques) et les interactions (publics-publics mais aussi publics-médias). L'analyse des morales des chambres d'écho est cruciale pour comprendre la dynamique sociale en ligne. La configuration d'un entre-soi numérique, bien que ni intrinsèquement bonne ni mauvaise, révèle comment les individus s'alignent ou se confrontent, adoptant des postures de conformité ou de distinction. Cette dynamique reflète la conflictualité de la sphère publique, qui, loin d'être foncièrement négative, peut engendrer des échanges enrichissants. Par rapport aux modèles antérieurs, notre approche offre plusieurs avantages : elle intègre le pouvoir, souvent absent, mais essentiel à l'analyse éthique et aux objectifs de justice sociale; elle embrasse le pluralisme non seulement dans sa dimension sociotechnique mais aussi dans son aspect agonistique; et elle valorise l'interactionnisme, non pas uniquement dans la critique de l'agressivité, mais comme support d'une éthique du care.

27Cette triple morale permet de saisir les enjeux éthiques d’une chambre d’écho. Dans un premier temps, la morale du pouvoir renvoie aux dynamiques hégémoniques/contre-hégémoniques et aux logiques de constitutions des groupes politiques. Elle s’oriente vers des impératifs de justice sociale, économique et culturelle, en particulier en termes de redistribution et de reconnaissance (Fraser, 2011). En l’occurrence, une première précaution par rapport au concept de chambre d’écho est de rappeler que les relations en ligne ne sont pas nécessairement représentatives de l’ensemble de la population se constituant en groupes, se représentant comme « majoritaire » ou « minoritaire » et se faisant une opinion sur le sujet. L’objectif analytique n’est donc pas tant de produire une étude synoptique de la fabrique du consensus et de l’agonisme dans l’espace public, mais plutôt de comprendre comment le phénomène de chambre d’écho constitue une manifestation affectant, sous certaines conditions (objets des discussions, média hébergeant, temporalités), les formats communautaires de l’interaction en ligne au point de les transformer. Du point de vue de la pratique de la recherche, ceci pose un réel problème lorsque le phénomène de chambre d’écho invite surtout à considérer les communautés formées sur des médias sociaux et dont les principales caractéristiques sont le pseudonymat et le refus des relations avec les gens extérieurs au groupe. Le défi méthodologique est de taille : il faut considérer un contexte d’énonciation plus large pour comprendre les références à l’actualité, des références politiques ou historiques (par exemple, de nombreux commentaires mentionnent des « petites phrases » prononcées par Emmanuel Macron quelques mois auparavant).

28Dans un deuxième temps, la morale du pluralisme renvoie à la liberté d’expression, à la diversité des médias ainsi qu’à la reconnaissance, la participation et l’engagement des citoyen·ne·s, en vue d’une logique agonistique productrice d’échanges politiques. De ce point de vue, un des principaux problèmes moraux des chambres d’écho est la dissociation asynchrone entre la participation des usagers ou usagères et le cadre discursif qui préexiste à cette participation (Rennes, 2016, 2011) : en effet, si la configuration d’échange en chambre d’écho est transitoire et circonstanciée, l’écrit subsistant après le passage des participant·e·s reste durablement dans un réseau de récits qui se reproduisent. De ce fait, les écrits passés servent de fondations et de points de référence à l’engagement des nouveaux et nouvelles arrivant·e·s. Les défendre est une pierre angulaire du rituel d’intronisation à passer pour être approuvé·e par les membres actifs et actives de la chambre d’écho (Mésangeau et Morin, 2021). Petit à petit, un réseau de récits se découple du réseau humain à l’origine de la production des signes. En un sens, ce réseau de récits a prise sur l’individu, au sens où ce dernier doit se conformer aux éléments admis des récits pour être validé dans la contribution qu’il pourra y laisser en publiant à son tour un commentaire « liké » par la communauté. En retour, il offre aussi des « prises textuelles » (Boullier, 2006) permettant à l’utilisateur ou l’utilisatrice de rapidement assimiler les discours et codes de la participation en dépit de l’absence d’un dispositif de socialisation plus conventionnel (forum spécialisé, site web collaboratif, etc.)

29Enfin, la morale interactionniste cadre les échanges dans des limites respectueuses d’autrui, orientée vers la considération et le respect de la dignité, en vue de la reconnaissance de l’autre comme interlocuteur ou interlocutrice valable. Ici, la « désintermédiation des disputes » (Dahlberg, 2018) pose en théorie problème, même si elle reste à relativiser : des modalités communicationnelles cadrées par un dispositif sociotechnique désencastrent les morales des relations sociales qui normalement les encadrent et les régulent, potentiellement jusqu’à la sanction (critiques, amendes, ostracisme, exclusion…). Ce désencastrement de la morale peut permettre l’émergence et la consolidation de contre-publics subalternes (un entre-soi menant à la solidarité en vue de la justice) autant que de publics néo-réactionnaires. Comme le rappelle Dahlberg (2007), « pour la recherche cadrée par le débat de la fragmentation, le problème est de déterminer la quantité de délibération qui a lieu en ligne, entre des individus adoptant des positions différentes », tout en soulignant que « dans le cadre d’un modèle révisé, discursivement conçu, du modèle démocratique radical de la sphère publique, la question de recherche réoriente l’intérêt vers la contestation dans et entre les discours ». En ce sens, la possibilité de recourir à la violence ou à l’exclusion de l’autre est la frontière du bien commun.

3.2. Enjeux de temporalités

30Comme évoqué dans la revue de la littérature, la chambre d’écho doit enfin être comprise dans une temporalité sociopolitique complexe, qui vient cadrer ses potentialités morales. En effet, de façon transversale, le continuum hors ligne – en ligne est une épineuse question, déjà identifiée par plusieurs chercheurs (notamment Murdock et Golding, 2004; Törnberg, 2022), y compris dans le cas de la manosphère (Mésangeau et Morin, 2021). À ce titre, la présente étude, portant sur une veille sur cinq ans, est l’opportunité de montrer l’asymétrie de l’ancrage des chaînes antiféministes et contre-masculinistes. Les premières apparaissent durables et, lorsqu’elles disparaissent, c’est le plus souvent par effets de sanction des plateformes, avec déplacement vers d’autres chaînes (la solidarité masculiniste vient pallier la sanction morale industrielle). Les secondes, elles, sont considérablement moins nombreuses et disparaissent sans raison donnée (Le Meufisme, Parlons peu mais parlons, Princesse LGBT). Plusieurs hypothèses peuvent être posées. Eu égard aux expériences difficiles des chercheurs et chercheuses confronté·e·s aux militant·e·s et acteurs ou actrices de la droite radicale, une hypothèse tangible est l’effacement de ces créatrices face à la difficulté de se faire une place dans cette sphère publique numérique (sur la place des femmes dans les espaces numériques, voir Dixon, 2014; Marwick, 2019; Sundén and Paasonen, 2020). En effet, les médias de droite et ultra-droite ont gagné en popularité et fédéré des communautés très actives, effectuant des raids sur les espaces de commentaires des autrices, créant plus largement des campagnes d’intimidation, ou encore envoyant des menaces par voie postale. Or, on l’a dit, un enjeu des chambres d’écho est de savoir si elles portent des capacités d’effacement au profit des « liens éthico-politiques » (Mouffe, 1994), c’est-à-dire où la conflictualité ne verse pas dans la volonté d’anéantir l’opinion contraire. Ici donc, la temporalité joue un rôle crucial : l’antagonisme peut se refermer sur lui-même ou s’ouvrir au continuum entre l’intériorité nécessaire à tout groupe social pour l’élaboration de demandes et l’extériorité où le pluralisme démocratique peut mener à la reconnaissance de biens communs contradictoires mais conciliables.

Conclusion

31Une revue de la littérature du concept de chambre d’écho, qui a été dans le champ académique précédé de celui d’homophilie puis suivi de celui de « bulle de filtre », montre qu’il catalyse trois grandes inquiétudes : que le dispositif sociotechnique produise de l’enfermement informationnel; que l’homophilie relationnelle appauvrisse le pluralisme des valeurs et des idées; que les échanges interpersonnels se radicalisent jusqu’à la violence (insultes, harcèlement en ligne ou hors ligne, attentat). L’enjeu de la posture académique semble relever d’un jeu d’équilibriste : ne pas abandonner la perspective morale et normative de la communication, sans imposer un cadre démocratique pré-donné aux réseaux et relations.

32L’analyse empirique des deux sphères antagonistes (masculiniste et contre-masculiniste) montre qu’un problème renvoie au registre de la rationalité susceptible d’être construit dans un environnement social et technique où les normes et informations à disposition sont considérablement limitées : les échanges sont circonstanciés, par les relations d’une part et par le cadre informationnel d’autre part. Si les individus ne restent pas captifs de ces communautés, les écrits qu’ils laissent et qui servent de fondations à la participation des nouveaux et nouvelles arrivant·e·s posent le problème majeur de la régulation des discours en ligne.

33Notre recherche propose une triple morale de la formation de « chambres d’écho » en ligne : morale du pouvoir, morale du pluralisme et morale interactionniste. La morale communicationnelle des chambres d’écho doit ainsi pouvoir être discutée en combinant ces trois pans, là encore sans verser dans le déterminisme technique ni l’essentialisation du principe d’homophilie, et sans réduire le problème à la violence des échanges interpersonnels. En ce sens, le concept de « chambre d’écho » pose aussi la question, encore peu explorée, de reconnaissance de publics homophiles défendant des valeurs et pratiques progressistes (par exemple, éducation à l’esprit critique; mouvements culturels marginaux voire contre-culturels; écoféminisme…), dont le partage d’identité forte et la rupture avec le consensus est au service de discours et pratiques contribuant à une éthique du pluralisme.

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Notes

1 Nous employons les termes de « concept » et de « phénomène » lorsque nous renvoyons respectivement à la lecture académique du terme et à sa potentielle application pratique. Bien que nous en ayons un usage critique, nous utilisons le terme sans guillemet ni italique pour plus de lisibilité.

2 La red pill est une métaphore inspirée du film The Matrix, dans lequel le héros est confronté au choix d’ingérer une pilule bleue pour continuer à vivre dans l’illusion de la Matrice ou une rouge pour accéder à la réalité de l’aliénation et de l’exploitation par les machines. Dans la manosphère, la pilule rouge est l’éveil masculin sur le caractère « gynocentré » de nos sociétés, qui seraient organisées autour des intérêts des femmes.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Céline Morin et Julien Mésangeau, « Les chambres d’écho sont-elles morales? Étude croisée de disputes en ligne »Communiquer [En ligne], 39 | 2024, mis en ligne le 19 décembre 2024, consulté le 15 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/communiquer/11809 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12zll

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Auteurs

Céline Morin

Céline Morin est maîtresse de conférences en Sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris Nanterre, chercheuse rattachée à l'équipe DICEN-IdF. Ses recherches portent sur les reconfigurations de l'intime dans la sphère publique, en particulier au regard des renouveaux masculinistes et du développement en ligne de la manosphère. Elle a notamment publié ses travaux dans European Journal of Communication, Questions de Communication, Mots, ou Le Temps des Médias.

celine.morin@parisnanterre.fr

Julien Mésangeau

Julien Mésangeau est maître de conférences en Sciences de l'information et de la communication à l'Université de Lille, chercheur rattaché à l'équipe de recherche GERIICO. Il est spécialiste des réseaux, de la diffusion de l'information et des sous-cultures numériques et travaille notamment à élaborer des méthodes innovantes combinant analyse quantitative et qualitative. Ses travaux ont été publiés dans Réseaux, Communication, Mots, la RFSIC ou encore Terminal.

julien.mesangeau@univ-lille.fr

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