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L’engagement féministe « en quelques clics » : s’adresser à toutes, se distinguer par la communication

Feminist Online Engagement: Reaching Out to All, Standing Out Through Communication
Irène Despontin Lefèvre

Résumés

Cet article propose d’interroger, à l’ère du numérique, les prétentions d’accessibilité et d’égalité de participation dans des organisations politiques et militantes à la fin des années 2010 en France. Dans ce cadre sera envisagée la tension entre la volonté de proposer, par des dispositifs communicationnels notamment, un militantisme « inclusif », et la participation effective de ses membres au sein du collectif féministe « #NousToutes ». Organisée autour de trois parties, cette étude reviendra dans un premier temps sur l’organisation communicationnelle de #NousToutes, et présentera ensuite l’approche qualitative mixte sur laquelle elle repose. Les résultats seront abordés dans les deuxième et troisième parties. Il s’agira ici d’interroger la promotion au sein du collectif d’un engagement accessible au plus grand nombre grâce aux outils numériques, en s’appuyant sur la participation effective de ses membres et de leurs usages.

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Texte intégral

Introduction

1« Engagez-vous en quelques clics! » Cette phrase est parfois utilisée pour inviter les internautes et militant·e·s à signer des pétitions en ligne ou participer à des campagnes d’interpellation sur les réseaux sociaux numériques. En mettant l’emphase sur la dimension en ligne des mobilisations, la promotion d’un engagement facilité par les outils de communication numériques occulte néanmoins les structures de base, hors ligne, qui s’inscrivent souvent dans des trajectoires collectives et individuelles passées. Aussi, derrière les discours sur un renouveau de la participation militante et politique, accessible à tou·te·s, il importe d’interroger les possibles obstacles au développement d’une telle promesse égalitaire.

2À partir d’une recherche sur le collectif féministe #NousToutes, cet article invite plus particulièrement à questionner la tension entre la promotion d’un militantisme « inclusif » pour tou·te·s (grâce notamment à des dispositifs communicationnels), et la participation effective de ses membres au sein de la structure. L’étude de ce collectif pour interroger ces questions est en effet particulièrement intéressante. Au-delà de renseigner sur les seules mobilisations féministes dans un contexte (post) #MeToo, le collectif #NousToutes peut être comparé, notamment en raison de sa structuration, à des organisations politiques françaises dites « mouvementistes », comme La France Insoumise (LFI) ou la structure historique de Renaissance, anciennement En Marche! (EM). Ces organisations ont en effet en commun de se présenter comme des « mouvements » issus de la société civile, constitués en structures souples où l’engagement serait facilité et accessible à tou·te·s grâce aux outils numériques notamment. En ce sens, elles tendent à se positionner à rebours de l’imaginaire des cadres partisans et associatifs plus « classiques » ou « traditionnels ».

3Par l’étude du collectif #NousToutes, cet article a plus largement pour objectif d’interroger les prétentions d’accessibilité et d’égalité de participation dans des organisations politiques et militantes à la fin des années 2010 en France. Pour cela, cette étude propose d’articuler une analyse des discours de l’organisation sur elle-même – et plus particulièrement sur le type d’engagement qu’elle promeut en son sein –, à l’étude de la participation concrète de ses membres à travers le prisme de la communication.

4Pour aborder les prétentions d’accessibilité et d’égalité de participation dans des groupes militants ou partisans, plusieurs dimensions seront donc abordées. La première porte sur le militantisme numérique qui, selon nous, doit être appréhendé à partir de pratiques plurielles et hors ligne l’ayant précédé. Nous faisons l’hypothèse que, pour qu’un groupe militant ou associatif se déploie en ligne, certain·e·s de ses membres utilisent des ressources acquises au préalable dans des espaces militants et professionnels. La seconde dimension porte sur le recours à des outils numériques pour faciliter l’engagement. Nous faisons l’hypothèse que, si les outils numériques facilitent l’entrée dans le collectif, le type d’engagement qui en résulte ne donne pas nécessairement accès aux espaces décisionnels et stratégiques de l’organisation. De même, nous formulons l’hypothèse que s’ils participent à faciliter l’engagement, ils facilitent également le désengagement.

5Organisé autour de trois parties, cet article propose de présenter dans un premier temps le périmètre de l’étude. Il s’agira ici de revenir sur l’organisation communicationnelle de #NousToutes en soulignant notamment la multipositionnalité de ses membres dans la continuité des mobilisations féministes contemporaines. Cette première partie sera également l’occasion de présenter l’approche qualitative mixte sur laquelle repose cette recherche, et plus particulièrement la démarche (n)ethnographique réalisée. Les résultats de cette étude seront respectivement abordés dans les deuxième et troisième parties : il s’agira d’interroger la promotion au sein du collectif d’un engagement accessible au plus grand nombre grâce aux outils numériques, en s’appuyant sur la participation effective de ses membres et de leurs usages.

1. Présentation de l’étude

1.1. #NousToutes au sein de l’espace de la cause des femmes : des professionnelles de la communication au service d’un « collectif »

  • 1 L’association Osez le Féminisme! a été fondée en 2009 « à la suite de mobilisations contre la baiss (...)
  • 2 Cette fonction a été occupée sous la présidence de François Hollande au sein du cabinet de Najat Va (...)

6À la suite de la diffusion massive et transnationale du hashtag #MeToo (Cavalin et al., 2022), des militant·e·s et organisations féministes ont utilisé cette fenêtre d’opportunité en vue de faire (ré)émerger la question des « violences sexistes et sexuelles » (Buisson et Wetzels, 2022) en problème public. C’est notamment le cas de #NousToutes, un collectif lancé en France au cours de l’été 2018, à l’initiative notamment de Madeline Da Silva et de Caroline de Haas, des militantes déjà insérées dans l’espace de la cause des femmes (Bereni, 2012). Caroline de Haas avait notamment cofondé l’association Osez le Féminisme!1 et, en 2012, occupé le poste de conseillère responsable des relations avec les associations et de la lutte contre les violences faites aux femmes au sein du cabinet de Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre des Droits des femmes2. Depuis sa création en 2018, le collectif #NousToutes, dont les revendications portent exclusivement sur la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, organise chaque année une manifestation en novembre à l’occasion de la journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes. Par la cause qu’il défend et ses liens avec d’autres associations et collectifs féministes, #NousToutes s’inscrit comme l’une des organisations du pôle associatif, communément désigné sous le terme « mouvement féministe », dans l’espace de la cause des femmes consistant, selon Laure Bereni, à configurer « des sites de mobilisation au nom des femmes et pour les femmes dans une pluralité de sphères sociales » (2015, p. 17).

  • 3 Du fait de la très grande présence de femmes dans #NousToutes, et bien que le collectif soit mixte, (...)

7Bien que le collectif se soit restructuré à plusieurs reprises, son organisation peut être saisie au travers de deux échelles. En plus d’une structure nationale d’une quinzaine de membres chapeautant les orientations politiques et stratégiques, #NousToutes est organisé sur toute la France par des comités locaux composés principalement de militantes3 ayant peu d’expérience préalable de mobilisation, voire de socialisation associative. En interne, des pôles thématiques autour de la jeunesse, des médias, des réseaux sociaux ou encore des formations structurent également le collectif.

8Dans la continuité des mobilisations féministes contemporaines (Jouët et al., 2017), #NousToutes se déploie aussi en ligne, en organisant par exemple de véritables campagnes de communication, à l’image de celles d’Osez le Féminisme! (Dalibert, 2017). Son discours en ligne sur des plateformes numériques cadrant le potentiel expressif (Badouard et al., 2016) est conçu pour être accessible au plus grand nombre, dans le but de recruter massivement. On peut d’ailleurs noter une proximité entre ses discours et ceux qui circulent autour de hashtags féministes (Hübner et Pilote, 2020). En interne, des outils numériques comme WhatsApp, Trello ou Discord, permettent notamment d’organiser le travail militant, tant à l’échelle nationale que locale.

  • 4 Septième formation du Comité national d’organisation, #NousToutes, « Les comités locaux », juin 202 (...)
  • 5 Ces données renseignées par le collectif informent de l’ampleur de celui-ci sur le territoire, mais (...)

9Comme évoqué en introduction, #NousToutes peut être comparé à des structures partisanes ou « mouvementistes » comme En Marche! (Dolez et al., 2019) ou La France Insoumise (Cervera-Marzal, 2021). En insistant à son lancement sur son organisation souple et fluide de « collectif » composé de « volontaires » et « bénévoles », #NousToutes propose en effet une vision « simplifiée » du militantisme, loin de l’imaginaire militant et des controverses féministes qui animent le mouvement (Fougeyrollas-Schwebel, 2005; Pavard et al., 2020). À la différence d’associations loi 1901 comme Osez le Féminisme!, dont l’entrée se fait par adhésion, il apparaît difficile de connaître précisément le nombre de militantes composant #NousToutes. En septembre 20214, la structure nationale du collectif recensait néanmoins entre 6 000 et 8 000 militantes inscrites, dont environ 200 pilotes de comités locaux5. On peut observer au sein de #NousToutes une mixité d’âge, aussi bien dans la structure nationale que dans les comités locaux. Toutefois, comme pour l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (ATTAC), où les membres ayant moins de la trentaine se rassemblent dans des groupes spécifiques au sein d’universités, par exemple (Wintrebert, 2007, p. 27), on remarque au sein de #NousToutes un cloisonnement entre ce qui est appelé le « pôle jeunesse » composé des militantes les plus jeunes, et le reste des comités.

  • 6 L’association Mix-Cité a été fondée en France en 1997 par Clémentine Autin (aujourd’hui députée de (...)
  • 7 Le collectif Les Panthères Roses, créé en juin 2003, est constitué « de "gouines, trans et pédés"(...)
  • 8 L’association Ni Putes Ni Soumises est fondée en 2003 suite au féminicide d’une jeune fille de 17 a (...)
  • 9 Selon Alice Romerio « le Mouvement Français pour le Planning familial, plus couramment nommé le Pl (...)

10Si le collectif #NousToutes est en théorie organisé autour d’une mixité de genre (comme l’indique sa charte), en pratique, il est composé très majoritairement de femmes cisgenres, ainsi que de femmes transgenres ou de minorités de genre. En ce sens, #NousToutes peut être comparé à des collectifs et associations qui ont émergé dans les années 1990, comme Mix-Cité6, les Panthères Roses7 ou encore Ni Putes Ni Soumises8, qui se sont positionnées en rupture avec le mouvement des années 1970, dont l’un des fondements d’auto-organisation reposait sur la non-mixité de genre (Henneron, 2005, p. 103; Jacquemart, 2011; Jacquemart et Masclet, 2017). Concernant plus particulièrement les membres de la structure nationale, on observe une homogénéité des profils le composant, caractérisée en premier lieu par un parcours académique prolongé. Là encore, #NousToutes peut être rapproché d’associations comme Mix-Cité (Rétif, 2013, p. 114), Osez le Féminisme! (Bouron, 2012, p. 66) ou encore du Planning Familial9 (Romerio, 2019, p. 276-277). Sur ce point, il est également possible de faire le lien avec les militant·e·s participant à la nouvelle critique sociale observée par Fabien Granjon à la fin des années 1990. Selon lui, près de la moitié des militant·e·s-internautes interrogé·e·s dans le cadre de son étude ont « un niveau d’étude supérieur ou égal à bac+5 et un pour cent d’entre eux sont des universitaires » (Granjon, 2001, p. 37). Par ailleurs, la grande majorité des membres du comité national dispose, dans une pratique amatrice ou professionnelle, de ressources communicationnelles. On retrouve ainsi des vidéastes de profession ou des formatrices de media training et de communication politique. Cette dimension s’observe également au sein des comités locaux, où de nombreuses militantes exercent une profession liée aux secteurs de la communication, du journalisme ou du marketing.

  • 10 À la suite d’accusations de conflits d’intérêt notamment, Caroline de Haas évoque sa position de ch (...)

11Il est également possible d’observer une très forte multipositionnalité des membres de #NousToutes au sein de l’espace de la cause des femmes, et ce, plus particulièrement concernant les membres de la structure nationale du collectif. Selon Laure Bereni, la multipositionnalité permet de faire « circuler des discours et des pratiques entre les différents segments de l’espace de la cause des femmes, et [d’établir] des contacts qui peuvent se traduire, à terme, par des mobilisations conjointes » (2012, p. 39). La multipositionnalité de Caroline de Haas pourrait d’ailleurs être considérée comme paradigmatique : peu de militantes sont insérées dans de si nombreux pôles sectoriels (associatif, partisan, entrepreneurial, syndical, médiatique) de l’espace de la cause des femmes. Avant de cofonder le collectif #NousToutes en 2018, elle a en effet été impliquée au sein de l’Union Nationale des Étudiants de France (UNEF), comme trésorière, puis comme première femme secrétaire générale, et a également évolué au sein du Parti Socialiste (PS), que ce soit dans la campagne présidentielle de 2012 ou lors du mandat de François Hollande (Bouron, 2012; Pavard et al., 2020, p. 465-466). En 2016, en plus de tenter de lancer une « primaire de gauche » (Lefebvre, 2020, p. 135), elle cosigne la pétition lancée sur Change.org contre la loi Travail (Bousquet et al., 2017; Pavard et al., 2020, p. 466) et devient directrice de campagne de Cécile Duflot pour l’élection présidentielle de 2017 (Jérôme, 2021, p. 78). À côté de ses engagements politiques, elle crée en 2013 une agence de conseils qu’elle fusionne en 202010 avec l’entreprise de Pauline Chabbert pour créer le groupe Egaé, d’égal à égale, une agence de formation et communication sur l’égalité femmes-hommes.

12La multipositionnalité de Caroline de Haas facilite à la fois l’acquisition de compétences, mais également le partage de ressources au sein des différentes mobilisations dans lesquelles elle est engagée. Au sein de #NousToutes, les ressources matérielles dont elle dispose ont pu être mobilisées pour participer au lancement du collectif : impressions de dépliants, stockage de ceux-ci dans des locaux professionnels ou d’entreprises militantes comme Change.org; mise à disposition de ces ressources et de son expérience numérique pour l’organisation du collectif. Lorsqu’elle est à l’initiative d’une mobilisation, sa multipositionnalité lui permet en outre de rassembler les réseaux qu’elle a constitués au préalable. Cette dimension apparaît clairement dans le cadre d’Osez le Féminisme! où Caroline de Haas, au lancement de l’association, « recrute alors dans ses réseaux militants afin de constituer un nouveau mouvement féministe » (Bouron, 2012, p. 28). Au-delà de mobiliser des réseaux existants, cette multipositionnalité lui permet de réemployer des stratégies développées lors de mobilisations passées au sein de ses engagements actuels. C’est le cas avec celles développées contre la loi Travail (Granjon, 2017, p. 87-89) et celles de #NousToutes : pétitions en ligne lancées sur Change.org; site internet pédagogique et accessible, loitravail.lol; utilisation des réseaux sociaux numériques pour l’organisation des manifestations hors ligne; pratique de crowdfunding.

  • 11 Les prénoms des enquêté·e·s ont été anonymisés.

13Au-delà de la multipositionnalité paradigmatique de Caroline de Haas, parfois qualifiée de « professionnelle de la mobilisation » (Pavard et al., 2020, p. 465), on peut observer cette dimension pour d’autres des fondatrices de #NousToutes et militantes de la structure nationale. Fatima Ezzarah-Benomar, qui a participé au lancement de #NousToutes avant de quitter l’organisation, est ainsi identifiée à la fois dans l’espace de la cause des femmes, mais également par les journalistes avec qui elle a noué des liens depuis plusieurs années en tant que porte-parole des Effronté-es. La militante exerce par ailleurs le métier de graphiste, réalisatrice et monteuse de films audiovisuels, ainsi que de community manager (Jouët et al., 2017, p. 40; Pavard et al., 2020, p. 435). Les membres du national peuvent également être identifiées localement, à l’image de Madeline Da Silva, insérée notamment dans le pôle partisan en tant que mairesse adjointe aux Lilas (93). Enfin, la multipositionnalité des militantes s’observe également par les ressources de direction et de gestion qu’elles vont pouvoir réinvestir dans le collectif. C’est par exemple le cas d’Aline11, cheffe de projet dans une entreprise, dont l’une des tâches au sein de la structure nationale consistait à organiser les horaires des actions d’un pôle thématique.

14À partir de ces éléments sur la structure organisationnelle et communicationnelle de #NousToutes, tout comme sur le profil de ses militantes fortement dotées en ressources communicationnelles, il importe dès lors de mettre en tension les discours publics du collectif sur l’égalité de participation en son sein, aux pratiques effectives d’inclusion de l’ensemble de ses membres.

1.2. Méthodologie : une enquête (n)ethnographique en terrain féministe

15Dans la continuité de la proposition formulée par Clément Mabi et Anaïs Theviot qui consiste à « donner une densité sociologique au numérique » (2014, p. 20), cette étude s’est appuyée sur une approche (n)ethnographique. Le travail de terrain a débuté au commencement de l’année 2018, année de création du collectif #NousToutes. Il s’est achevé à la fin de novembre 2021 à la suite du départ de Caroline de Haas de la structure (de Haas, 2021, 28 novembre).

  • 12 En raison du contexte sanitaire et sociale en 2020, le collectif n’a pas organisé de manifestation  (...)
  • 13 Pour plus de précisions sur la position adoptée au cours de l’enquête voir (Despontin Lefèvre, 2023 (...)

16L’approche ethnographique en et hors ligne a consisté en la participation à des événements organisés par le collectif, comme des réunions publiques nationales ou locales, des formations internes ou accessibles à un large public, ou encore les manifestations de novembre 2018, 2019 et 202112. La position adoptée a évolué selon le type d’événement envisagé, entre observation à découvert et incognito13. Une observation participante à découvert a également été réalisée dans un comité local parisien. Au total, 52 séquences d’observation en ligne et hors ligne ont été réalisées.

17L’observation en ligne sur le temps long a consisté en premier lieu à s’abonner aux infolettres et groupes WhatsApp de #NousToutes, ainsi qu’à suivre ses comptes sur les réseaux sociaux numériques Facebook, Twitter et Instagram (Despontin Lefèvre, 2021). Il s’agissait ici de répondre à une « présence prolongée et régulière sur les espaces observés » en vue de « s’imprégner de l’architecture et du fonctionnement des sites pour mettre en place une méthode de collecte de données adaptée » (Jouët et Le Caroff, 2013, p. 155). À partir de ce travail de terrain en ligne et hors ligne, différents matériaux (n)ethnographiques comme des tracts, infolettres ou encore « kit » militants produits par #NousToutes, ont complété le carnet de terrain.

18À côté de ces observations, 33 entretiens semi-directifs ont été menés avec des militantes féministes plus ou moins actives dans le collectif #NousToutes, ou se positionnant par rapport à celui-ci (Tableau 1). Sur les 33 entretiens, 15 ont eu lieu dans des cafés, en terrasse ou dans des parcs, un entretien a eu lieu dans les locaux de l’université, six se sont déroulés par téléphone et onze sur Jitsi Meet ou Skype. Le nombre élevé d’entretiens réalisés à distance s’explique par le contexte sanitaire (Theviot, 2021). La durée des entretiens a varié entre 28 minutes (pour un entretien complémentaire) et 3h08, avec une moyenne de 1h18. Les informations relatives aux entretiens et aux enquêtées ont été anonymisées.

Tableau 1. Nombre d’entretiens réalisés en fonction du profil des enquêtées

Enquêtées

Nombre d’entretiens réalisés

Entretiens exploratoires

2

Militantes de la structure nationale de #NousToutes

4

Militantes du comité local dans lequel nous avons fait une observation participante

6

Militantes de comités locaux d’Île-de-France

8

Militantes de comités locaux de région

4

Militantes qui ont participé à #NousAussi (le collectif positionné par rapport à #NousToutes en 2019)

5

Militantes insérées dans le pôle associatif de l’espace de la cause des femmes et qui ont eu des liens avec #NousToutes

4

Total

33

2. « S’engager en quelques clics » : la promotion d’un militantisme accessible à tou·te·s

  • 14 TypeForm est un outil de questionnaire en ligne. S’il existe une version gratuite, la majorité des (...)

19Comme évoqué, le collectif #NousToutes propose une vision facilitée de l’engagement, notamment grâce aux outils numériques. Derrière la promotion de la souplesse supposée de l’activisme en ligne, se dessine finalement une véritable stratégie de communication externe. Si #NousToutes se présente comme une organisation techniquement inclusive et égalitaire, son discours lui permet surtout de se différencier d’autres organisations à l’imaginaire militant jugé dépassé. Ce point est d’autant plus notable que la vision de l’engagement promue par #NousToutes est parfois négociée lorsqu’il veille à recruter des membres permanents : les ressources matérielles et techniques deviennent alors des conditions d’entrée. L’ensemble de ces points abordés dans cette première partie s’appuie notamment sur les discours que l’organisation porte sur elle-même, à travers l’étude des contenus produits par #NousToutes dans ses infolettres ou via, par exemple, des questionnaires TypeForm14.

2.1 Faire de l’engagement une « procédure ordinaire »

20La vision du militantisme promue par #NousToutes diffère de celle que l’on peut retrouver dans les associations et collectifs féministes de l’espace de la cause des femmes. Cela passe en premier lieu par l’emploi de terminologies spécifiques, lui permettant de tenir à distance l’imaginaire « ordinaire » du militantisme. Cette dimension s’observe également dans des formations partisanes et mouvementistes comme En Marche! ou La France Insoumise. Dans ses travaux sur le populisme de gauche, Manuel Cervera-Marzal souligne que le terme de « mouvement » ne peut être réduit à un label, mais s’accompagne « d’un champ lexical revu de fond en comble », parfois issu du monde entrepreneurial : « Adieu le vocabulaire traditionnel de la gauche avec ses "sections", ses "secrétaires", ses "conseils nationaux", ses "bureaux exécutifs", ses "délégués et ses congrès". À LREM, les "militants" ont laissé place aux "marcheurs", "volontaires", "référents" et "ambassadeurs". » (Cervera-Marzal, 2021, p. 38)

  • 15 Courriel, #NousToutes, 30 janvier 2019.
  • 16 Courriel, #NousToutes, 20 juillet 2018.
  • 17 Terminologie employée dans le cadre du TypeForm (questionnaire en ligne) utilisé pour recruter les (...)
  • 18 Courriel, #NousToutes, 2 août 2019; courriel, #NousToutes, 4 mars 2021.

21Dans le cadre de #NousToutes, on observe à son lancement le recours aux termes de « volontaire », « bénévole15 », ou encore de « volontaire bénévole16 », plutôt que de celui de « militante ». De même, « marche » est préféré au terme de « manifestation », et le militantisme au sein de la structure est parfois réduit à l’« aventure17 » #NousToutes. Lorsque le collectif ne fait pas référence à une « volontaire », il emploie davantage la terminologie d’« activiste18 ». Ce choix lexical, plutôt que celui de « bénévole », reflète l’usage actuel en France, où le terme « activiste » renverrait, à la différence de « militant·e », à un engagement construit autour et pour une cause spécifique (Longuenesse, 2018, p. 92). En français, et en raison d’évolutions linguistiques, c’est la défense de la cause qui semblerait désormais définir l’activiste, davantage que ses moyens d’action ou son organisation. En employant ce terme, #NousToutes met en avant l’importance du « collectif ». L’ensemble de ces choix terminologiques illustre comment #NousToutes façonne et mobilise un champ lexical propre, aligné avec l’imaginaire qu’il souhaite promouvoir, plus proche d’associations citoyennes, que des organisations féministes militantes souvent traversées par des conflits et structurées autour de règles et de codes militants spécifiques.

  • 19 Courriel, #NousToutes, 5 juillet 2018.
  • 20 Courriel, #NousToutes, 16 mars 2019.
  • 21 Courriel, #NousToutes, 16 novembre 2019.

22La mise à distance d’un imaginaire militant « traditionnel » s’observe également dans les discours que #NousToutes produit sur l’engagement en son sein, et plus particulièrement, dans les définitions qu’il en donne. À titre d’exemple, dans le premier courriel envoyé par #NousToutes, les « volontaires » sont défini·e·s ainsi : « * Un.e volontaire est une personne pouvant donner entre 1 heure et 1 journée par semaine de son temps pour préparer l’événement19 ». Pour participer à #NousToutes, il suffit donc de disposer d’un peu de temps suffisamment pour que cela ne soit pas contraignant –, et de l’utiliser en vue de préparer et réaliser des actions. D’autres discours abondent dans ce sens. Au sein du collectif, les militantes peuvent, par exemple, initier la constitution de comités locaux dans leur région ou ville. La création de ces structures locales est également présentée comme simple et accessible : « pour cela, rien de plus simple : il suffit de remplir le formulaire20 ». Cette facilité est de nouveau mise en avant lorsque les militantes sont invitées à s’impliquer dans l’organisation de la marche de 2019. Dans ce cas, #NousToutes rappelle qu’il n’y a qu’« une seule contrainte! Être disponible le 23 novembre, quelques heures avant le départ de la marche et jusqu’à la fin.21 » Ici, plutôt que de signifier l’absence totale de contraintes, il s’agit d’insister sur la facilité de l’engagement en précisant que cette action ne nécessite qu’une « obligation » : sa propre présence.

23Le discours que #NousToutes porte sur l’engagement en son sein consiste donc à le présenter en termes de coûts d’entrée. Il produit un discours rationnel sur son organisation : pour mettre fin aux violences sexistes et sexuelles, il suffirait de participer à hauteur d’une heure par semaine, ou d’une journée par an. Cette approche pallie ce que Mancur Olson appelle le « paradoxe de l’action collective » (1978). Selon lui, dans une perspective économique, les individus n’ont pas intérêt à s’engager : le bénéfice est en effet plus important pour les passagers opportunistes (« free riders »), que pour celles et ceux qui s’engagent et supportent le coût de l’engagement. Si ce discours rationnel a dominé lors de la première année d’existence du collectif, on observe par la suite une évolution : le collectif articule également son discours autour des rétributions symboliques (Gaxie, 1977; 2005) qui s’offrent aux volontaires. En juin 2020, par exemple, lors d’une réunion nationale sur Zoom, une vidéo de témoignages de volontaires est diffusée présentant les bénéfices symboliques de militer au sein du collectif. Fruit de l’initiative directe de membres de comités locaux, ces témoignages présentent ce que les volontaires ont retiré de leur engagement : l’expérience de la sororité, des liens amicaux, ou encore la satisfaction de participer des actions collectives et de les et réaliser.

  • 22 Courriel, #NousToutes, 31 janvier 2021.
  • 23 Le Comité national d’organisation (CNO), constitué entre le printemps et l’été 2021, avait pour voc (...)

24En plus de mettre en avant l’effet d’entraînement positif, le collectif ajuste également son discours lorsqu’il s’agit de recruter des militantes pour une action de longue durée ou nécessitant des compétences spécifiques. Dans ce cadre, il met en avant les compétences et ressources nécessaires à l’engagement. Fin janvier 202122, à la suite de l’annonce de la date de la manifestation annuelle, le 21 novembre 2021, un Comité national d’organisation23 (CNO) est mis en place : l’inscription s’effectue en ligne via un questionnaire TypeForm. L’une des premières diapositives du questionnaire rappelle que, pour rejoindre cet organe, il n’est pas nécessaire « de disposer de compétences spécifiques mais cela signifie plusieurs engagements de votre part ». Cette définition de l’engagement au sein de #NousToutes serait donc déconnectée de réalités matérielles ou de ressources, mais reposerait en réalité sur « plusieurs engagements ». Toutefois, #NousToutes nuance son propre discours dans les vignettes suivantes. La troisième question posée rappelle en effet qu’il faut disposer d’un peu de temps pour s’engager : « Il faut compter une réunion par semaine (1h30) et 2 à 3 heures supplémentaires par semaine pour construire ou animer des actions. » Après cette première clarification, et après s’être assuré que les volontaires adhéraient aux principes du collectif, #NousToutes précise que, pour participer au CNO, il faut « pouvoir communiquer sur WhatsApp et via des réunions en ligne (Zoom). »; « Cela implique une connexion internet ». Cet engagement suppose donc de savoir « communiquer » et de maîtriser certains outils numériques. Enfin, une cinquième fenêtre souligne qu’en plus de disposer des équipements nécessaires, les volontaires doivent pouvoir dégager du temps pour « participer à plusieurs formations en ligne permettant d’acquérir les outils nécessaires à l’organisation d’une manifestation. »; « Il faut prévoir entre mai et juillet, tous les 15 jours, une formation de 2 heures, en soirée. »

25On assiste donc ici à une négociation entre un discours facilitant l’engagement par des coûts faibles d’entrée dans le collectif, et un discours rationnel sur la réalité de l’engagement. Cet engagement, qui ne nécessiterait a priori pas de « compétences spécifiques » implique à la fois des contraintes matérielles (avoir un accès Internet, un ordinateur et un téléphone portable); des contraintes de temps (pouvoir dégager au minimum 3h30 par semaine et 2 heures tous les 15 jours); mais également des compétences techniques (savoir se servir de logiciels et applications). Cette négociation met aussi en avant la contradiction entre ce qui est au préalable communiqué, à savoir un engagement accessible à tou·te·s celles et ceux qui le souhaitent, et la réalité matérielle de l’engagement dans laquelle des ressources spécifiques sont recherchées par le collectif. Elle peut néanmoins s’expliquer ici par la mission du CNO qui a en effet pour objectif de mettre en action le collectif : ses membres ont notamment pour tâche de « définir la stratégie et rédiger des textes #NousToutes », « organiser et animer des réunions #NousToutes sur Zoom ou en "vrai" » ou encore « répondre à des interviews ou rédiger des communiqués de presse ». En ce sens, ce comité, qui est amené à être un des piliers de #NousToutes, doit rassembler des militantes qui, en plus de leur temps, témoignent de compétences particulières, notamment communicationnelles.

26L’ensemble de ces éléments met au jour la manière dont #NousToutes promeut un engagement autour d’une « procédure ordinaire ». Il suffirait, finalement, de s’inscrire en ligne dans le collectif, de veiller à renseigner ses disponibilités et de percevoir une rétribution pour l’engagement au sein du collectif. La mise en place de cette procédure numérique marque là aussi une distance avec l’imaginaire militant. Elle fait écho à celles mises en place au sein de La France Insoumise ou d’En Marche!. Dans ces formations partisanes, les clics remplacent les cotisations – et donc une contribution financière. En plus de permettre au dirigeant « de revendiquer plusieurs centaines de milliers de membres, chiffre à faire pâlir de jalousie les partis rivaux », cette simple adhésion a l’intérêt de brouiller les frontières entre sympathisant·e·s et militant·e·s et de tenir à distance l’imaginaire militant, favorisant alors l’arrivée de « novices » (Cervera-Marzal, 2021, p. 36).

  • 24 Septième formation du Comité national d’organisation, #NousToutes, « Les comités locaux », juin 202 (...)

27Dans le cadre de #NousToutes, cet engagement en quelques clics est présenté et décrit comme un militantisme « à la carte ». Il s’agit, selon ses membres, de se « retrouv[er] pour faire du militantisme pour une action ponctuelle, ce qui est aussi lié à une facilité à militer qui fait à la fois la marque de fabrique et le succès de #NousToutes24 ». Cette acception du militantisme, qui fait l’objet d’une communication importante notamment dans ses processus de recrutement, pourrait être rapprochée de l’« engagement distancié » proposé par Jacques Ion (1997). Pensé comme un idéal type opposé à l’engagement militant total où l’individu se met pleinement au service du collectif, l’engagement distancié recouvre selon lui la possibilité pour les individus de voir leurs compétences valorisées et de pouvoir s’engager sporadiquement. Pour illustrer ses propos, Jacques Ion compare l’engagement militant à un timbre de carte d’adhérent·e et l’engagement distancié à un post it détachable et mobile. Cette métaphore fait écho au « militantisme à la carte » proposé par #NousToutes : la « carte » ne correspondant pas ici à celle d’adhérent·e, mais davantage à un « menu à la carte » où l’on peut se servir selon ses envies et disponibilités à la suite d’une inscription sommaire. En proposant un engagement au coût d’entrée faible, avec des recrutements par « missions », où les compétences attendues sont facilement mobilisables et où enfin l’engagement serait limité à une heure par semaine – voire une journée dans l’année –, #NousToutes apparaît comme une forme paradigmatique de l’engagement distancié. En ce sens, il s’inscrirait dans le « militantisme par projet » où « l’adhésion n’est plus forcément synonyme de renforcement d’une identité collective [et] devient tout à fait secondaire et ne détermine plus les conditions de la mobilisation » (Granjon, 2001, p. 24).

28La promotion d’un tel engagement militant, de la procédure de recrutement à sa participation effective a l’intérêt de s’adresser à tou·te·s, et en particulier à celles et ceux n’ayant pas eu de socialisation militante ou associative préalable. Par ces discours techniquement « inclusifs », #NousToutes s’adresse à une audience la plus large possible. Ces discours, qui visent dans une certaine mesure à dépoussiérer le militantisme féministe et ringardiser les actrices féministes dont les rouages organisationnels peuvent être plus rigides et moins facilement accessibles pour des « primo-militantes », peuvent dès lors être saisis comme une véritable stratégie de communication externe. Pour autant, si le collectif s’appuie sur des outils numériques pour recruter largement et se positionner au sein du mouvement féministe, il importe néanmoins d’interroger la participation effective, en interne, de ses membres.

2.2 Le revers du militantisme « à la carte » : différents registres d’engagement

  • 25 En septembre 2021, il est possible de recenser 53 groupes de la sorte, pouvant contenir chacun jusq (...)
  • 26 Courriel envoyé par #NousToutes en date du 15 avril 2020.
  • 27 Courriel envoyé par #NousToutes en date du 3 novembre 2018.
  • 28 Courriel envoyé par #NousToutes en date du 25 septembre 2021.
  • 29 Courriel envoyé par #NousToutes en date du 23 novembre 2018.

29Une fois recrutées en ligne, les nouvelles militantes de #NousToutes rejoignent les conversations WhatsApp du collectif. Celles-ci peuvent correspondre aux boucles du comité local qu’elles intègrent, ou encore à celles créées pour des actions spécifiques. Il en est de même pour les boucles « généralistes », appelées « Réseaux sociaux25 », dont l’objectif est de diffuser l’actualité du collectif ou ses actions en lien avec une actualité politique et/ou féministe. Ces groupes permettent de rassembler plusieurs personnes afin que celles-ci « assurent une présence massive et continue sur les réseaux sociaux pour prévenir les violences sexistes et sexuelles26 ». Ils sont généralement fermés aux échanges et seules les administratrices peuvent envoyer des messages. Cet encadrement de la participation est présenté par #NousToutes comme une plus-value : là encore, le coût de l’engagement dans le collectif reste limité, puisque peu d’informations seraient finalement reçues par les futures inscrites. Cette dimension apparaît directement dans les infolettres du collectif, qui précisent aux futures inscrites qu’elles recevront « 1 message par jour maximum27 », « 1 à 2 messages par semaine maximum28 » ou « pas plus de 2 notifications par jour!29 »

  • 30 Septième formation du Comité national d’organisation, #NousToutes, « Les comités locaux », juin 202 (...)

30Au-delà des dispositifs techniques limitant la participation égalitaire sur ces boucles, les membres de la structure nationale soulignent qu’au sein des conversations des comités locaux ouverts aux échanges, il reste possible de différencier les militantes « inscrites » et celles qui sont « actives ». Lors d’une formation du CNO30, l’animatrice explique que les militantes « inscrites » ne participent pas activement aux actions du collectif et leur implication reste de l’ordre de la prise d’information. Parmi ces dernières, une distinction est également opérée entre les militantes « sous-marins » et les « inactives ». Les premières sont susceptibles de rejoindre ponctuellement des actions organisées par #NousToutes alors que les secondes auront tendance à ne pas s’impliquer, voire à quitter les boucles d’échanges numériques. Les militantes « actives » correspondent quant à elles aux militantes « les plus investies » : elles participent aux échanges en ligne, organisent des actions pour leur comité local et se rendent régulièrement aux réunions de la structure.

31La participation différenciée au sein d’organisations militantes est relevée par Fabien Granjon dans le monde associatif par projet qui s’appuie sur un « principe d’activité » (2001, p. 31). Selon lui, et à partir notamment des travaux de Jacques Ion, ce degré d’implication permettrait de remplacer le principe d’adhésion par l’engagement de terrain, permettant dès lors de faire « une différenciation entre militants engagés et ceux, plus passifs voire inactifs » (2001, p. 31). L’étude du profil des militantes et leur implication au sein de #NousToutes, notamment de celles qui relèvent de la structure nationale, invite néanmoins à tenir à distance cette approche. Si des volontaires rejoignent le collectif pour des tâches déterminées sporadiquement, #NousToutes ne peut se résumer à cette seule forme d’engagement. Les militantes de la structure nationale l’expliquent lors de formations ou de réunions publiques : elles consacrent du temps personnel pour mener leurs actions, et cela s’amplifie d’ailleurs les semaines qui précèdent la marche de novembre.

32Ces profils d’« entrepreneuses de mobilisation » (Mc Carthy et Zald, 1977) bénéficient en outre de ressources particulières – économiques, symboliques, communicationnelles – et nombre d’entre elles sont issues de différents pôles sectoriels de l’espace de la cause des femmes, à commencer par son pôle associatif. Si cette dimension est évoquée par Fabien Granjon dans ses travaux sur le renouveau des mobilisations par projet (2001, p. 36-37), elle ne peut être appréhendée à la marge. Dans #NousToutes, la centralité de l’action est justement permise parce que les militantes qui structurent et encadrent la participation dans le collectif mobilisent leurs ressources professionnelles et militantes acquises au préalable. Cette dimension fait d’ailleurs écho aux travaux d’Annie Collovald portant sur l’humanitaire (2002). La chercheuse a ainsi souligné que l’idéal-type de l’engagement proposé par Jacques Ion s’inscrit et prolonge en réalité des réseaux et socialisations de militantisme « traditionnel ». De la même manière, à l’échelle locale, si les militantes n’avaient pas nécessairement d’engagement militant ou même associatif préalable, leur implication dans #NousToutes se révèle importante et ne peut se résumer à une ou deux heures éparpillées dans l’année. En ce sens, si #NousToutes se présente au sein de l’espace de la cause des femmes comme une organisation permettant et facilitant un engagement distancié et à la carte, en réalité, l’implication au sein du collectif reste importante et ne peut s’y résumer. Plus encore, l’engagement temporaire des militantes permet la réalisation de tâches concrètes, bien loin de l’imaginaire « distancié », au contraire, extrêmement « palpable ».

33Le cadre d’analyse développé par Josiane Jouët, Katharina Niemeyer et Bibia Pavard (2017) sur les différents « cercles » de militantes sera préféré ici. Selon elles, il est possible de délimiter trois cercles de militantes à partir de leurs usages en ligne : le premier cercle ou « noyau actif » concerne celles et ceux qui détiennent les mots de passe des sites internet et réseaux sociaux; vient ensuite le cercle des « sympathisant-e-s qui sont intégré-e-s dans un deuxième cercle par des listes de diffusion »; et enfin, un troisième cercle « constitué par les personnes qui aiment la page Facebook ou suivent le collectif sur Twitter » (Jouët et al., 2017, p. 41). Cette approche permet en effet de complexifier la distinction – et opposition – entre militantisme distancié, d’allégeance, ou encore à la carte. L’intérêt ici consiste à saisir le militantisme compte tenu du type d’organisation au sein duquel il s’intègre et se construit, ainsi que de l’articuler aux usages numériques. Si les outils de communication, et Internet en particulier, permettent d’avoir accès aux informations et de faciliter « l’inscription », ils ne supposent pas nécessairement un engagement actif en leur sein, même ponctuel ou à « la carte ». En outre, la distinction entre les adhérentes, abonnées, likes ou entre militantes « sous-marins » et actives, renseigne plus généralement sur l’importance accordée par les collectifs féministes à la communication sur un réseau de soutien. Les « j’aime » sur les réseaux sociaux numériques peuvent en effet être entendus comme des gestes manifestant une approbation (Paveau, 2017, p. 46) : les associations féministes, en communiquant sur leur nombre d’abonné·e·s en ligne, peuvent les transformer en marqueurs de soutien public.

34Plutôt que d’interroger les nouvelles formes d’engagement en ligne permises par le numérique, au travers de la promotion d’une entrée facilitée dans le collectif, ces différents éléments invitent à appréhender les différents registres d’engagement qui peuvent cohabiter au sein d’une même structure. Il est essentiel, pour ce faire, de dépasser les discours publics sur l’organisation, et de les confronter aux usages et à la participation effective de ses membres.

3. Derrière les clics : des pratiques communicationnelles plurielles

35Le collectif #NousToutes fait la promotion d’un engagement facilité pour tou·te·s au moyen d’outils numériques notamment, qui garantirait la participation effective de ses membres. L’étude ethnographique et la réalisation d’entretiens avec des militantes impliquées à différentes échelles du collectif ont permis de souligner la manière dont les compétences techniques et les ressources matérielles restaient néanmoins l’une des conditions pour accéder à des espaces décisionnels au sein de l’organisation. Dans le même temps, l’inadéquation aux demandes communicationnelles du collectif peut entraîner une exclusion de ses membres sur certaines tâches. Face à ce constat, relevé par certaines militantes, il est également possible d’observer des dispositifs de « résistance » développés en interne par des membres de l’organisation.

3.1 Les ressources communicationnelles des militantes comme condition d’accès aux espaces décisionnels

36L’étude de l’organisation a permis de mettre au jour les différentes mobilités au sein de #NousToutes, temporaires et permanentes, directement liées aux ressources communicationnelles que les membres amènent et transfèrent au sein de l’organisation. La mobilité ascendante temporaire concerne les militantes des comités locaux, ou les membres inscrites sur les groupes généralistes WhatsApp qui participent ponctuellement à des actions mises en place par la structure nationale. Les membres du CNO, par exemple, participent de cette mobilité ascendante temporaire. Cette mobilité s’explique par le fait que les membres de #NousToutes national recrutent au sein des comités locaux pour des missions sectorielles : retours et avis sur une campagne avant son lancement; organisation d’une action; recherche de militantes bénéficiant de compétences particulières. Dans ce cas, les militantes n’appartiennent pas pleinement au comité national, mais échangent directement avec ses membres et se voient dotées de rétributions symboliques ou matérielles. Par la suite, les militantes sont identifiées par le national en vue d’être mobilisées à nouveau pour des missions temporaires, nouant ainsi des liens, notamment sur WhatsApp, avec les membres du national.

  • 31 Noémie, militante #NousToutes national, entretien dans un café parisien, 18 mars 2019.

37La deuxième forme de mobilité est la mobilité ascendante permanente. Cette mobilité consiste à recruter des militantes locales pour participer à la structure nationale de #NousToutes. En occupant certaines tâches ou en mobilisant leurs compétences communicationnelles, rédactionnelles ou managériales, par exemple, ainsi qu’en faisant part de leurs disponibilités, elles sont finalement intégrées au comité national. Il semblerait que ce décloisonnement ait surtout eu lieu au cours des deux premières années d’existence du collectif. Ainsi, lors du lancement de #NousToutes, et alors que Noémie31 revenait tout juste d’un échange dans un pays européen où elle avait assisté aux mobilisations massives autour du 8 mars 2017, la militante d’une vingtaine d’années a réemployé ses ressources (première expérience, capital social et scolaire) et a très vite été intégrée à ce qui deviendra #NousToutes national. Cette intégration a été permise par la volonté de la militante d’occuper des postes à responsabilité, par les ressources qu’elle a mobilisées, ainsi que par une disponibilité lui permettant de dégager du temps. Il en a été de même pour Aline, la quarantaine et cheffe d’équipe dans une entreprise. La militante a été recrutée par une membre de #NousToutes national avec qui elle s’occupait d’un comité local : ce sont ses qualités déployées localement, ainsi que ses liens avec une autre militante, qui lui ont permis d’accéder au #NousToutes national.

  • 32 Initialement le parti a été fondé en avril 2002 sous le nom d’Union pour la Majorité Présidentielle (...)

38Cette mobilité, passant par la mobilisation de ressources spécifiques et nécessaires à l’organisation, peut être observée dans d’autres structures. Dans ses travaux sur la socialisation des jeunes membres du PS et de l’Union pour un Mouvement Populaire32 (UMP), Lucie Bargel revient sur la manière dont la réalisation de certaines tâches militantes, comme la rédaction au sein des journaux, constitue, en plus d’un « indicateur » du degré d’engagement, « une consécration informelle de l’investissement croissant des "nouveaux" appelés à, et aspirant à, "monter" dans l’organisation » (2009, p. 387). En s’appuyant sur ces travaux, Laurane Bouron souligne également comment, au sein d’Osez le Féminisme!, les militantes bénéficiant de compétences professionnelles spécifiques (communicantes, journalistes, graphistes) disposent de savoir-faire recherchés par l’organisation :

au-delà du temps disponible pour s’engager activement, l’accession au bureau découle donc d’une capacité à produire des écrits, à proposer des idées, et à mettre en place des actions. En ce sens, les modalités organisationnelles d’Osez le féminisme favorisent une logique de sélection sociale basée en partie sur le capital scolaire, contribuant par là même à l’entretien d’un entre-soi homogène (Bouron, 2021, p. 101).

39Cette dimension fait par ailleurs écho à l’une des caractéristiques du militantisme par projets exposé par Fabien Granjon (2001). Dans ce cadre militant où le principe d’activité est central, « les néo-militants ne sont plus seulement titulaires d’une fonction (et ne s’identifient plus à un unique idéal militant), mais sont également reconnus pour des compétences individuées et des savoir-faire personnalisés » (Granjon, 2001, p. 35). Ce point est intéressant, non pas en raison de l’opposition entre les deux types de militantisme, mais parce que les compétences personnelles des membres d’une structure, quelles qu’elles soient, peuvent être reconnues par d’autres et leur permettre de se positionner dans le groupe.

  • 33 Pour plus d’information sur les différentes périodes de construction du collectif #NousToutes voir (...)
  • 34 Isabelle, militante #NousToutes du comité parisien dans lequel nous avons réalisé une observation p (...)

40Si les ressources communicationnelles des militantes de #NousToutes leur permettent de se distinguer au sein de l’organisation pour bénéficier d’une mobilité ascendante, il est également possible d’observer une mobilité descendante. La mobilité permanente descendante consiste en un déclassement depuis la structure nationale de #NousToutes vers une structure locale, à condition que la militante souhaite y poursuivre son engagement. Cette mobilité descendante concerne surtout les militantes préalablement investies dans des associations féministes avant la constitution de #NousToutes33, et qui se sont devenues membres du national malgré elles. Lors de son lancement, #NousToutes s’est en effet appuyé sur les actrices engagées au sein d’associations féministes pour assurer sa légitimité et imposer sa ligne stratégique sur d’autres. Au cours de cette période, des militantes ont intégré ce qui était alors le comité de pilotage. Alors que ce comité aurait pu leur permettre d’accéder à la structure nationale, des réorganisations ont finalement conduit à écarter ces militantes des instances décisionnelles. C’est le cas, par exemple, d’Isabelle34, une militante d’une quarantaine d’années travaillant dans le secteur social, mandatée par une organisation féministe pour participer à #NousToutes, et qui souhaitait s’impliquer dans la structure nationale. Selon elle, malgré son envie de participer au pôle journalistique de #NousToutes en raison d’une expérience professionnelle préalable dans ce secteur, ses compétences sont perçues, selon elles, comme « du siècle dernier » : elle ne dispose pas des « codes » requis pour la « machinerie » interne au collectif. Ici, la militante a participé à l’organisation nationale du collectif en raison de son contexte d’émergence, mais s’est vue exclue de l’organe dans un souci de rationalité et d’efficacité.

3.2 L’exclusion des militantes par la technique

41Au-delà des mobilités internes au collectif, il est également possible de rendre compte de l’exclusion de militantes qui, matériellement et techniquement, ne peuvent pas rester dans l’organisation. Comme évoqué, pour pouvoir participer pleinement au collectif, il est nécessaire d’être dotée d’équipement informatique : c’est d’ailleurs l’objet du discours négocié de #NousToutes sur l’engagement en son sein. La participation aux actions et à leur organisation nécessite en effet une inscription en ligne sur TypeForm, ainsi qu’une inscription sur les boucles WhatsApp du collectif, même lorsque celles-ci se déroulent hors ligne. Cette contrainte matérielle empêche certaines militantes de participer pleinement à #NousToutes. Cette dimension a été observée à différentes reprises au cours de l’enquête. Lors d’une réunion interne fin septembre 2018, par exemple, une militante féministe nous explique qu’elle souhaite rejoindre le comité de pilotage de #NousToutes, mais qu’elle ne peut pas s’engager, car elle ne possède pas de téléphone intelligent. De même, lors de la réunion des volontaires de #NousToutes à la Bourse du travail le 20 septembre 2018, un quiz et un sondage sont diffusés en ligne, et les participantes sont invitées à répondre en direct. La personne assise à notre gauche, n’ayant pas de téléphone intelligent, n’était pas en mesure de participer, et nous avons répondu ensemble au questionnaire. Ce désengagement causé par des conditions matérielles a été relevé par les militantes avec qui nous nous sommes entretenue, à l’image d’Aurélia, une militante féministe anarchiste, qui souligne le « savoir-faire libéral » de l’une des fondatrices de #NousToutes, et revient sur les problèmes d’« accessibilité » que cela suppose :

  • 35 Aurélia, militante féministe ayant participé à des actions de #NousToutes et #NousAussi, entretien (...)

Et donc la première réunion, elle a une technique, un savoir-faire qui reste quand même très libéral, un truc très rodé, mais tout le monde a pas forcément la parole… En fait, elle va juste chercher à faire valider ce qu’elle a déjà décidé en amont. On s’est retrouvée à poser des questions par téléphone, mais déjà il y a pas tout le monde qui a un smartphone, déjà l’accessibilité c’est compliqué. Il y avait plein de personnes qui comprenaient pas trop…35

  • 36 Viviane, militante féministe ayant participé à des actions de #NousToutes, entretien par téléphone, (...)

42Par ailleurs, si les militantes disposent de ressources matérielles, elles n’ont pas nécessairement les compétences techniques ni les usages numériques prérequis. Pour pallier ces éventuelles difficultés, le collectif a néanmoins proposé, notamment à sa création, des formations aux outils numériques comme Trello ou Canva. De même, au sein des comités locaux, on observe une forme d’autoformation. En guise d’exemple, dans un comité parisien, des militantes familières des outils de messagerie WhatsApp, ont accompagné celles qui rencontraient des difficultés. Viviane, militante proche du Collectif national pour les droits des femmes (CNDF) et du Mouvement du Nid, explique ainsi qu’elle a reçu de l’aide de la part des militantes de son comité pour installer les applications nécessaires et qu’on lui a proposé une première prise en main36.

43Au-delà des seuls usages des militantes, certaines d’entre elles sont techniquement empêchées de participer ou d’assister aux échanges décisionnels. Cela est particulièrement notable pour celles issues d’organisation du mouvement féministe qui souhaitent s’investir dans les décisions politiques et conserver un droit de regard dans un contexte de défiance. Plusieurs d’entre elles m’expliquent, par exemple, qu’elles sont toujours présentes dans les boucles décisionnelles initiales, mais que celles-ci sont devenues inactives. Elles ont compris qu’elles avaient été écartées des nouvelles boucles WhatsApp sur lesquelles les décisions sont désormais prises.

44Le désengagement peut également être technique et lié aux usages des militantes. Lors d’un entretien avec une militante fondatrice du CNDF, celle-ci nous a demandé, par exemple, comment nous avions eu accès à toutes les informations sur les manifestations du 21 novembre 2020 dont nous avions parlé. Nous lui avons répondu que nous étions dans une boucle WhatsApp sur laquelle ces informations étaient échangées. Surprise, elle nous a demandé comment nous avions fait pour la trouver et laissé entendre qu’elle n’avait pas été avertie de ces changements de décisions. Cet échange fait écho à l’« asphyxie numérique » que nous avons ressentie au cours de notre terrain (Despontin Lefèvre, 2021) : il est nécessaire d’être à l’affût des nouvelles boucles WhatsApp, courriels ou publications du collectif pour être informée de l’ensemble de ses actions, sans quoi il est possible de se sentir dépassée.

  • 37 Le die in est une action consistant à s’allonger dans l’espace public pour simuler une mort. Ce rép (...)
  • 38 Note de terrain, fin de semaine de formation de #NousToutes, 18-19 janvier 2020, Cité Fertile, Pant (...)

45Par ailleurs, l’organisation communicationnelle de #NousToutes exclut les militantes qui sont politiquement opposées à l’usage de certaines plateformes ou de certains logiciels. Lors d’un die-in37 organisé place de la République par #NousToutes le 29 septembre 2018, nous avons échangé avec des militantes féministes rencontrées lors des assemblées générales de MeToo MoiAussi Paris (Despontin Lefèvre, 2018). L’une d’entre elles, féministe anticapitaliste et anarchiste d’une trentaine d’années, nous explique être intéressée par l’initiative de #NousToutes – pour éventuellement y faire émerger sa propre ligne – mais refuse de rejoindre les groupes WhatsApp du collectif. Ce refus est motivé politiquement, notamment par des préoccupations liées à l’utilisation et à la sécurité des données sur la plateforme. D’autres positions similaires ont été observées au cours du terrain. En janvier 202038, lors d’une réunion publique en Île-de-France, une question est posée aux organisatrices concernant la pertinence de l’utilisation de WhatsApp, plateforme privée collectant les données et dont les numéros de téléphone des militantes sont facilement accessibles. Pour justifier le recours à cette plateforme, la fondatrice présente sur scène explique ne pas connaître, à ce jour, d’outils aussi pratiques et efficaces, et surtout largement utilisés. C’est finalement l’accessibilité des outils – et donc l’audience recherchée –, ainsi que l’imaginaire qu’ils véhiculent, ou que le collectif leur attribue, qui sont ici privilégiés.

46De la même manière que le discours de #NousToutes sur sa forme organisationnelle peut être saisi comme une stratégie de communication externe, ici, le discours technophile du collectif contribue à promouvoir un engagement facilité en son sein : par l’usage d’outils que le plus grand nombre possède déjà, il serait possible de se mobiliser pour obtenir un changement de société. Ces discours lui permettent également de se positionner : #NousToutes, à la différence d’autres collectifs féministes, utilise des outils présentés comme étant à l’avant-garde, plutôt que sur des blogs, site WordPress ou listes de diffusion (Jouët et al., 2017).

47Le refus d’utiliser les outils imposés par la structure nationale est particulièrement observable dans un comité de la région normande. Ce comité se distingue par la mise en place de dispositifs de singularisations au sein de #NousToutes, comme la rédaction d’un document interne pour formaliser les règles du groupe ou par le fait de s’auto-qualifier en tant que « frondeuses ». Véronique, une militante d’une cinquantaine d’années ayant déjà eu une expérience préalable en tant que professionnelle dans des cadres associatifs, et dont les usages des réseaux sociaux numériques se limitent à LinkedIn, nous explique qu’elle fonctionne à « l’ancienne », c’est-à-dire par courriels et listes de diffusion. Selon elle, si #NousToutes se positionne contre le patriarcat, « le capitalisme est moins présent » dans l’organisation : son refus d’utiliser un téléphone intelligent ou les réseaux sociaux s’inscrit dans une logique anticapitaliste. Elle mentionne par ailleurs d’autres militantes écologistes du comité qui, là aussi pour des raisons politiques, ne recourraient ni aux réseaux numériques ni au téléphone intelligent. Les prises de position de « frondeuses » de ce comité local passent ainsi également par des usages éthiques et politiques des outils numériques, en opposition au cadre commun proposé par #NousToutes.

- Et vous êtes sur des boucles WhatsApp?

  • 39 Véronique, responsable #NousToutes d'un comité local de région, entretien par Jitsi Meet, 18 janvie (...)

- Non, je n’ai pas internet sur mon téléphone… Je ne suis pas sur Facebook, je ne suis pas sur Instagram… Le seul réseau social sur lequel je suis c’est LinkedIn. Nous sommes un certain nombre aussi… la question du patriarcat… Parce que #NousToutes est anti-patriarcal, ça, c’est dit dans les formations de #NousToutes… La question de la domination masculine et du patriarcat, c’est dit. Le capitalisme c’est moins présent… Mais voilà… il y a quelques écologistes parmi nous… Moi je ne suivrai pas, c’est politique, je ne suis pas sur les réseaux sociaux. J’en vois l’intérêt, mais je ne veux pas participer à ça. Je pense qu’il y a beaucoup de choses à réformer de ce côté-là, ne serait-ce que la fabrication de nos téléphones, et voilà, je veux pas. Alors évidemment, je profite de celles qui veulent bien, heureusement qu’elles sont là. Je suis pas la seule, hein.39

  • 40 Notre traduction pour l’ensemble de la typologie.
  • 41 Notre traduction.

48Si ces usages très restrictifs de la technologie, et notamment des réseaux sociaux qui renvoient à des valeurs capitalistes et ipso facto patriarcales, au sein de #NousToutes peuvent être entendus comme des « résistances aux technosciences » (Lamoureux, 2022), ils font également écho aux travaux de Sally Wyatt, Graham Thomas et Tiziana Terranova. Leurs recherches mettent au jour une typologie de non-usages numériques des internautes, parmi lesquels les « exluded » (exclu·e·s), les « expelled » (rejeté·e·s), les « resisters » (résistant·e·s) et les « rejectors » (réfractaires40) (2002). Dans ce cadre, les résistant·e·s sont celles et ceux qui « n’ont jamais utilisé internet parce qu’ils et elles ne le veulent pas » et les « réfractaires », celles et ceux qui « ont arrêté leurs usages d’internet volontairement, peut-être parce qu’ils trouvent cela ennuyeux ou coûteux, ou parce qu’ils ont trouvé des sources d’information et de communication alternatives parfaitement adéquates41 » (Wyatt et al., 2002, p. 36). Les pratiques communicationnelles évoquées ci-dessus au sein du comité normand s’inscrivent, selon cette typologie, davantage comme réfractaires aux usages communicationnels imposés par #NousToutes que comme un refus total. L’utilisation de courriels et de listes de diffusion constitue le mode de communication alternatif qu’elles privilégient au sein de #NousToutes, en fonction de leurs propres positions politiques et morales. La militante précise d’ailleurs que certaines d’entre elles continuent d’utiliser WhatsApp, ce qui leur permet de suivre la politique du national. L’ensemble de ces éléments met finalement en lumière la manière dont l’organisation communicationnelle de #NousToutes, bien qu’elle facilite l’engagement, peut également en freiner certains aspects, voire être un motif de désengagement. Malgré leur désir de s’investir dans le collectif, les militantes actives au sein du mouvement féministe se trouvent confrontées à une surconnexion et à la démultiplication des espaces communicationnels de #NousToutes, ce qui limite, dans une certaine mesure, l’engagement en son sein.

Conclusion

49Au travers de l’étude d’un collectif féministe en France, au début du XXIe siècle, cette étude met au jour la tension entre la promotion d’un engagement numérique présenté comme inclusif, et les pratiques communicationnelles effectives de ses membres. Le cas du collectif #NousToutes est, à cet égard, particulièrement éclairant et apporte des informations plus larges sur les structures partisanes ou associatives organisées en partie en ligne.

50Avant tout, cette étude a mis en évidence la manière dont les discours technophiles de #NousToutes peuvent être saisis comme une véritable stratégie de communication externe, visant à promouvoir un engagement « à la carte ». En plus de tenir à distance un imaginaire militant, ces discours renvoient les autres organisations à des pratiques « passées » et « dépassées », permettant à #NousToutes de se positionner par rapport à d’autres actrices et acteurs de l’espace de la cause des femmes. Pour autant, derrière la promotion d’un engagement qui repose sur la promesse d’inventer de nouveaux possibles militants, cette étude a mis au jour la reproduction interne d’inégalités fondées sur des compétences et ressources préalables.

51Les individus dotés au préalable de ressources communicationnelles ou bénéficiant d’une multipositionnalité sont en effet les plus à même de participer au collectif, notamment par le biais d’une mobilité interne. En revanche, l’analyse des dispositifs de communication censés faciliter l’entrée dans le collectif a montré que le type d’engagement qu’ils engendraient n’offrait pas nécessairement un accès aux espaces décisionnels et stratégiques de l’organisation, et pouvait même conduire à une exclusion partielle ou totale du collectif. La centralité communicationnelle de #NousToutes contribue donc à reproduire des rapports inégalitaires en son sein : encore que l’accent soit mis sur la dimension « inclusive » et les rétributions militantes, le collectif minimise les conditions matérielles et la disponibilité nécessaires pour un engagement actif.

52Par ailleurs, cette étude a également mis en évidence un certain nombre de tensions autour des choix techniques opérés par #NousToutes, en lien avec des positionnements éthiques. Alors que le collectif s’appuie sur des outils numériques largement connus pour recruter un nombre important de militantes, certaines refusent de s’investir dans ces espaces en ligne. En plus de noter le refus de certaines de rejoindre le collectif #NousToutes en raison de ces choix techniques, l’étude a également relevé l’implication de militantes au niveau local, qui, en fonction de leurs positionnements politique et éthique, préfèrent investir d’autres outils, quitte à se positionner à la marge au sein du collectif. En prenant en compte des pratiques communicationnelles des militantes au niveau local, en décalage avec les discours technophiles et inclusifs du collectif au niveau national, cette étude a permis de mettre en lumière les tensions cohabitant en interne autour des usages numériques militants. Finalement, plutôt que de se limiter à interroger la façon dont les outils de communication numérique facilitent ou non l’entrée et la sortie de l’organisation et son engagement en son sein, l’une des pistes proposées ici consiste alors à examiner les différents registres d’engagement et de participation auxquels ces outils donnent accès. Cette approche permet d’analyser différentes logiques d’engagement en ligne à travers la structure organisationnelle dans laquelle ils s’inscrivent, la participation effective des membres et leurs potentiels expressifs en son sein.

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Notes

1 L’association Osez le Féminisme! a été fondée en 2009 « à la suite de mobilisations contre la baisse annoncée des crédits alloués au Planning familial ». À l'origine d'Osez le féminisme, on retrouve quelques militantes issues principalement de l'Union Nationale des Étudiants de France (UNEF), du Mouvement des Jeunes Socialistes (MJS) et du Parti socialiste (PS), qui décident en juin 2009 de publier un journal, celui-ci se donnant l'objectif de « faire augmenter le niveau de féminisme dans la société » (Bouron, 2012). L’association est toujours active aujourd’hui.

2 Cette fonction a été occupée sous la présidence de François Hollande au sein du cabinet de Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre des Droits des femmes du gouvernement de Jean-Marc Ayrault.

3 Du fait de la très grande présence de femmes dans #NousToutes, et bien que le collectif soit mixte, la féminisation systématique est utilisée pour évoquer les membres du collectif en vue de « rendre visible » cette dimension.

4 Septième formation du Comité national d’organisation, #NousToutes, « Les comités locaux », juin 2021.

5 Ces données renseignées par le collectif informent de l’ampleur de celui-ci sur le territoire, mais doivent néanmoins être nuancées (Despontin Lefèvre, 2023).

6 L’association Mix-Cité a été fondée en France en 1997 par Clémentine Autin (aujourd’hui députée de La France Insoumise) et Thomas Lancelot-Viannais, et dissoute en 2013. Selon Alban Jacquemart, « grâce à la volonté affichée "d’intervenir dans le champ médiatique", doublée de l’intérêt que représentent la mixité et la jeunesse des militant-e-s pour les médias, le groupe bénéficie rapidement d’une médiatisation bien plus grande que la majorité des associations féministes existantes. Ceci positionne alors Mix-cité Paris vers le centre du mouvement féministe, l’association regroupant plusieurs dizaines de militant-e-s et s’étendant sur le territoire national » (Jacquemart, 2011, p. 188). Voir également les travaux de Liane Henneron (2005).

7 Le collectif Les Panthères Roses, créé en juin 2003, est constitué « de "gouines, trans et pédés" [qui] refuse en effet les catégories "hommes" et "femmes" et opte pour une stratégie de retournement du stigmate en s’appropriant les insultes sexistes et homophobes » (Jacquemart, 2011, p. 52). Ce groupe occupe « une position singulière entre champ militant féministe et champ militant gay et lesbien, [en faisant] le choix du militantisme en mixité. Ce choix est d’autant plus significatif que depuis le FHAR et la prise de pouvoir des hommes à partir de 1971, les mobilisations homosexuelles étaient quasi-uniquement non mixtes, entre d’un côté des associations gay et de l’autre des groupes lesbiens » (Jacquemart, 2011, p. 190).

8 L’association Ni Putes Ni Soumises est fondée en 2003 suite au féminicide d’une jeune fille de 17 ans brûlée vive par son ex-petit-ami. L’association qui « se donne pour objectif de dénoncer les atteintes à la liberté des femmes dans les quartiers populaires émerge au sein de SOS Racisme puis de la Fédération nationale des maisons des potes (FDNMP), présidée alors par Fadela Amara, qui devient la première présidente de NPNS » (Jacquemart, 2011, p. 189).

9 Selon Alice Romerio « le Mouvement Français pour le Planning familial, plus couramment nommé le Planning Familial, est une association majeure de la lutte pour la légalisation de la contraception et de l’avortement depuis plus de soixante ans. Bien que revendiquant une posture militante de contestation et de revendication, il est également reconnu pour son expertise et son professionnalisme et s’est affirmé comme un acteur clé de la mise en œuvre de politiques publiques dans le domaine de la santé sexuelle et de l’égalité femme-homme à l’échelle locale » (2019, p. 18).

10 À la suite d’accusations de conflits d’intérêt notamment, Caroline de Haas évoque sa position de cheffe d’entreprise et revient sur des éléments constitutifs de celle-ci dans une tribune publiée sur son blog Mediapart. Elle explique ainsi qu’elle n’est « pas l’unique actionnaire de la société, qui est également détenue à hauteur de 30 % par Pauline Chabbert. À l’automne prochain. Amélie Durin, directrice commerciale, deviendra propriétaire de 5 % des actions. La société n’est pas davantage "exclusivement féminine" » (2021, 3 juillet).

11 Les prénoms des enquêté·e·s ont été anonymisés.

12 En raison du contexte sanitaire et sociale en 2020, le collectif n’a pas organisé de manifestation : seules des actions en ligne étaient prévues, comme des formations sur Zoom et Instagram.

13 Pour plus de précisions sur la position adoptée au cours de l’enquête voir (Despontin Lefèvre, 2023).

14 TypeForm est un outil de questionnaire en ligne. S’il existe une version gratuite, la majorité des fonctionnalités est payante.

15 Courriel, #NousToutes, 30 janvier 2019.

16 Courriel, #NousToutes, 20 juillet 2018.

17 Terminologie employée dans le cadre du TypeForm (questionnaire en ligne) utilisé pour recruter les volontaires souhaitant devenir membres du Comité national d’organisation (CNO).

18 Courriel, #NousToutes, 2 août 2019; courriel, #NousToutes, 4 mars 2021.

19 Courriel, #NousToutes, 5 juillet 2018.

20 Courriel, #NousToutes, 16 mars 2019.

21 Courriel, #NousToutes, 16 novembre 2019.

22 Courriel, #NousToutes, 31 janvier 2021.

23 Le Comité national d’organisation (CNO), constitué entre le printemps et l’été 2021, avait pour vocation de former des militantes actives en vue de l’organisation de la manifestation de novembre 2021. Dans ce cadre, les militantes ont reçu plusieurs formations sur l’histoire et la stratégie du collectif ou encore sur l’organisation des comités locaux.

24 Septième formation du Comité national d’organisation, #NousToutes, « Les comités locaux », juin 2021.

25 En septembre 2021, il est possible de recenser 53 groupes de la sorte, pouvant contenir chacun jusqu’à 356 membres.

26 Courriel envoyé par #NousToutes en date du 15 avril 2020.

27 Courriel envoyé par #NousToutes en date du 3 novembre 2018.

28 Courriel envoyé par #NousToutes en date du 25 septembre 2021.

29 Courriel envoyé par #NousToutes en date du 23 novembre 2018.

30 Septième formation du Comité national d’organisation, #NousToutes, « Les comités locaux », juin 2021.

31 Noémie, militante #NousToutes national, entretien dans un café parisien, 18 mars 2019.

32 Initialement le parti a été fondé en avril 2002 sous le nom d’Union pour la Majorité Présidentielle avant de changer en novembre 2002 pour Union pour un Mouvement Populaire.

33 Pour plus d’information sur les différentes périodes de construction du collectif #NousToutes voir (Despontin Lefèvre, 2023).

34 Isabelle, militante #NousToutes du comité parisien dans lequel nous avons réalisé une observation participante, entretien dans un café parisien, 5 août 2020.

35 Aurélia, militante féministe ayant participé à des actions de #NousToutes et #NousAussi, entretien par téléphone, 4 février 2021.

36 Viviane, militante féministe ayant participé à des actions de #NousToutes, entretien par téléphone, 7 septembre 2020.

37 Le die in est une action consistant à s’allonger dans l’espace public pour simuler une mort. Ce répertoire d’action a par exemple été mobilisé par les organisations de lutte contre le VIH-Sida. Dans le cadre des mobilisations féministes, il s’agit notamment d’interpeler sur les féminicides.

38 Note de terrain, fin de semaine de formation de #NousToutes, 18-19 janvier 2020, Cité Fertile, Pantin (93).

39 Véronique, responsable #NousToutes d'un comité local de région, entretien par Jitsi Meet, 18 janvier 2021.

40 Notre traduction pour l’ensemble de la typologie.

41 Notre traduction.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Irène Despontin Lefèvre, « L’engagement féministe « en quelques clics » : s’adresser à toutes, se distinguer par la communication »Communiquer [En ligne], 39 | 2024, mis en ligne le 19 décembre 2024, consulté le 21 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/communiquer/11873 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12zlm

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Auteur

Irène Despontin Lefèvre

Irène Despontin Lefèvre est maîtresse de conférence à l’Université Paris 8 – Vincennes Saint-Denis en sciences de l’information et de la communication et chercheuse au Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation (Cemti). En plus de l’étude des conditions de production et de circulation de discours autour du hashtag #MeToo, elle s’intéresse aux mobilisations féministes contemporaines et à la manière dont la communication contribue à la fois à organiser le travail militant et à encadrer l’engagement. Ses travaux interrogent plus largement la communication numérique des organisations militantes, l’usage des réseaux sociaux numériques et la participation en et hors ligne.

idespontin-lefevre02@univ-paris2.fr

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