Sources, normes et procédures de la fiscalité directe en Occident méditerranéen (XIIIe-XVe s.)
Texte intégral
Introduction : une mosaïque fiscale soumise à un questionnement commun
- 1 Pardi Giuseppe, «Il catasto d'Orvieto dell'anno 1292», Bollettino della società umbra di Storia pat (...)
- 2 Biscaro Gerolamo, «Gli estimi del Comune di Milano nel secolo XIII», Archivio Storico Lombardo, LV/ (...)
- 3 Voir, par exemple, Wolff Philippe, Les « estimes » toulousaines des XIVe et XVe siècles, Toulouse, (...)
- 4 Pour la France : Finances et comptabilité urbaines du XIIIe au XVIe siècle, colloque international, (...)
1La fiscalité directe – entendue comme l’impôt nominativement prélevé sur une personne ou un groupe dépendant d’un pouvoir et à la fois comme le régime et l’organisation même de cet impôt par un pouvoir requérant en principe le consentement de la société politique – est progressivement devenue sujet d’histoire autonome. Si l’Italie communale des XIIe-XIIIe siècles est considérée comme le pôle majeur où reparaît une fiscalité publique, l’historiographie italienne est également pionnière en consacrant à Orvietto1 ou Milan2 les premières études en ce domaine, en marge des universités germaniques et américaines où naissent et se développent, entre les années 1870 et la fin des années 1920, les socles de l’histoire économique. Des années 1950 aux années 1980, le large panel de la documentation fiscale fournit aux études de démographie historique et d’occupation du sol et du peuplement, des données mesurables propices aux approches quantitatives visant à décrire et analyser des phénomènes socio-économiques. La fiscalité n’y est étudiée qu’à la marge, l’historien privilégiant l’analyse des patrimoines fonciers ou des pulsations démographiques que livrent les listes de personnes et de biens constitutives des sources3. Parallèlement, à partir des années 1960, tant en France qu’en Italie, ce sont plutôt les études urbaines qui cristallisent l’attention des chercheurs, finances et fiscalités urbaines étant de plus en plus perçues comme des systèmes de construction politique analysés pour eux-mêmes4.
- 5 Pour une présentation synthétique du programme, voir Genet J.-P., « La genèse de l’État moderne. Le (...)
- 6 Menjot Denis et Sánchez Martínez Manuel (dir.), La fiscalité des villes au Moyen Âge (France méridi (...)
- 7 Rigaudière A., L'assiette de l'impôt direct à la fin du XIVe siècle : le livre d'estimes des Consul (...)
- 8 Rigaudière A.(dir.), De l’estime au cadastre en Europe. Le Moyen Âge, colloque des 11, 12 et 13 jui (...)
- 9 Abbé J.-L., Estimes compoix et cadastres. Histoire d'un patrimoine commun de l'Europe méridionale, (...)
2De la fin des années 1980 aux années 2000, les effets du linguistic turn puis du spatial turn se combinent à d’autres changements technologiques (naissance et développement de ce que nous appelons aujourd’hui les humanités numériques), historiographiques (renouveau de l’histoire de l’écrit et de ses pratiques) et épistémologiques (décloisonnement disciplinaire et approches pluri- et interdisciplinaires) conduisant à des études toujours plus nombreuses et poussées de la matérialité des sources, du caractère pragmatique des écritures, de leur administration et pratiques, qui ont été réinvesties, parfois investies, par l’histoire de la fiscalité et plus globalement, par celle des comptabilités. Dans ces océans bibliographiques, brillent quelques phares de longue portée qui ont guidé les auteurs dans la constitution du présent volume. Le programme sur la genèse de l’État monarchique conduit par Jean-Philippe Genêt a renouvelé par une approche comparée entre France et Angleterre, l’analyse de la construction étatique dans ses multiples dimensions, en mettant tout particulièrement en exergue combien « l’impôt est le carburant qui permet au moteur de l’expansion de l’État, c’est-à-dire la guerre, de tourner »5. Les mouvements d’élaboration des fiscalités municipales de l’Occident méditerranéen ont été éclairés, dans toute la complexité des chaînes fiscales, par le vaste programme coordonné par Denis Menjot et Manuel Sánchez Martínez6. Enfin, à la croisée de l’histoire des institutions municipales et royales, on peut retenir, parmi les nombreuses productions d’Albert Rigaudière7, le premier colloque De l’estime au cadastre en Europe8 soulignant combien villes, princes et États ont recensé les hommes, les biens fonciers et les avoirs dans une optique de prélèvement permettant à l’historien de mieux saisir les relations de l’homme à la richesse et à l’espace9.
3Nourris par l’émulation du récent groupe de recherche sur les comptabilités médiévales Hic et nunc computatis !10, les auteurs du présent volume souhaitent conforter et compléter les thématiques majeures discutées ou seulement pointées par leurs prédécesseurs. Consacré à la fiscalité directe en Europe méditerranéenne entre la fin du XIIIe siècle et le XVe siècle, ce numéro apporte une attention particulière aux sources archivistiques. Ce travail n'a pas l'ambition d'épuiser ce vaste sujet, ni de couvrir de manière capillaire la géographie politique d'une zone aussi étendue, mais, de la péninsule Italienne au royaume du Portugal, en passant par la France méridionale, la Sardaigne et la Castille, il offre des points de vue sur des régions parfois peu étudiées, conduisant le lecteur dans l’exploration de sources très variées dans des contributions en français, italien, espagnol et portugais, à l’image du panel idiomatique de la documentation médiévale. L'objectif de cette recherche chorale est d’analyser la fabrication, les caractéristiques et les usages de cette documentation fiscale, produite par des organes politiques très différents les uns des autres. Trois axes de recherche ont servi de fil conducteur : d’abord, la matérialité documentaire et, par-delà l’examen codicologique, les aspects diplomatiques, procéduraux et archivistiques qu’elle permet de percer ; puis, le rôle joué par les sources et la rhétorique fiscale dans le système politico-administratif des institutions examinées ; enfin, le poids des pratiques et des normes qui résultent du dialogue politique entre pouvoir et dépendants et dont dépend l’acceptation, la contestation voire le refus de la fiscalité.
4Ce dossier thématique s’ouvre avec la contribution de Florent Garnier, qui questionne les sources fiscales du consulat de Millau (Rouergue) au milieu du XIVe siècle, tant d’un point de vue documentaire que normatif, permettant de reconstruire les relations entre pratiques fiscales et fabrique de la norme urbaine. Cette approche met bien en évidence la manière dont les usages fiscaux deviennent des normes. Dans cet article, l’auteur, principalement à travers l’étude des rôles d’imposition directe, nous aide à retracer une évolution globale des processus de sédimentation formelle et textuelle du patrimoine documentaire millavois. Le cas périgourdin, traité par Ézéchiel Jean-Courret, décompose la rhétorique fiscale des tailles et des prêts qui intègrent les comptabilités consulaires des XIVe et XVe siècles. Les mots et expressions de la fiscalité et de la comptabilité y tissent une rhétorique tridimensionnelle (décider, recouvrer, recevoir) dont le jeu des dépenses et des recettes forme un système de conversion assurant l’équilibre des formes d’échange et de dette tout en mettant en valeur la prérogative fiscale consulaire. Le caractère non linéaire de cette construction est perceptible tant dans la langue, dans les conjonctures que dans le rapport du consulat aux fiscalités comtale et royale, ce qui permet de distinguer les régimes de fiscalité qui se succèdent sur deux siècles.
5Les pratiques fiscales sont par ailleurs étroitement liées aux usagers, et l’article de Francesco Betterini, nous éclaire bien sur ce point. Sa contribution montre comment le catasto florentin de 1427 est un des moments les plus significatifs de l'histoire de la fiscalité européenne. Pour la première fois, les actifs financiers et le bilan d'une entreprise deviennent l'objet d'une évaluation par les sujets publics dans le cadre du calcul du revenu imposable lié à la fiscalité directe. Cette opération montre bien les liens entre pratiques fiscales et commerciales dans la Florence médiévale.
6Parallèlement, on assiste aussi à une réorganisation importante dans la gestion de la fiscalité directe dans le sud de l’Italie. Sur ce sujet, l’article de Davide Morra s’attarde sur le cas du royaume de Naples après la conquête de 1442 par Alphonse V d'Aragon, lequel a réformé l'organisation fiscale de son nouveau domaine. Après avoir décrit les documents utilisés pour contrôler la distribution et la collecte de l’impôt dans cette nouvelle phase historique, les liens documentaires, mais aussi les relations entre les fonctionnaires et les contribuables sont scrutées, éclairant avec acuité les registres qui devaient résumer les différentes situations patrimoniales et administratives.
7Par la suite, trois articles dressent un tableau précis des sources de la fiscalité directe en péninsule Ibérique et en Sardaigne. L’observation, l’analyse et l’interprétation de la matérialité de ces sources permettent aux auteurs d’élucider leur mode de production et leur usage. La contribution de Caterina Rosa présente la rare documentation portugaise conservée portant sur l'impôt direct (couvrant les villes de Porto, Loulé et Viana do Castello, 1438-1517). Avec acuité et nuance, elle attire notre attention sur les aspects formels de cette documentation, ses conditions de production, son potentiel et ses limites d’exploitation historique. Puis, l’article de Pau Viciano, sur le cas de Vila-Real dans le royaume de Valence, étudie les livres de la levée (llibres de la peita) de 1444 qui permettent d’expliquer et comprendre la relation entre la matérialité des registres (taille, structure des pages, organisation des chapitres, dispositifs graphiques) et les pratiques administratives qui s'y reflètent. Le même type d’approche est utilisé par Fabrizio Alias qui nous présente les principaux traits de la politique fiscale des Gherardesca en Sardaigne au debut du XIVe siècle. Après la chute du judicat de Cagliari (1258), le sud de la Sardaigne est divisé entre Pise et les familles nobles de Capraia, Visconti et Della Gherardesca, cette dernière obtenant la partie sud-ouest. Pour l’administration fiscale de ce territoire des registres sont produits périodiquement pour l'imposition, dont le Quaterno di tuta l'antrata de la terra dei signori Conti, qui est le seul à nous être parvenu. En partant des aspects formels du registre et des pratiques d'écriture utilisées, l’auteur analyse les instruments et méthodes par lesquels les fonctionnaires établissaient les listes de contribuables, appliquaient les taux et organisaient la collecte dans les villages. L’efficace organisation explique certainement la continuité d'utilisation du registre par les Catalans-Aragonais qui, au cours du XIVe siècle, se réfèrent au Quaterno pour la perception des impôts directs dans le contado.
8La péninsule espagnole fait aussi l’objet de deux autres articles centrés sur la domination catalane. La contribution de Laura Miquel Millian montre comment, dans une ville comme Barcelone, l'utilisation des impôts directs était assez rare, bien que la guerre civile catalane de 1462 ait obligé le pouvoir à trouver des fonds extraordinaires en taxant la population. L'article met en avant les raisons des différentes levées, leur rhétorique et la particularité de ces impôts. En contrepoint, Jordi Morelló Baget et Albert Reixach Sala examinent les sources relatives à l’imposition directe des communautés rurales de Catalogne entre les XIIIe et XVIe siècles. Après avoir brossé un aperçu du développement de la fiscalité directe, des principales motivations et des mécanismes de prélèvement, ils comparent deux secteurs de la Catalogne de la fin du Moyen Âge, la région de Tarragone et le bailliage de Gérone, pour mettre en perspective congruences, particularismes et différences des régimes fiscaux.
9Enfin, le thème de ce numéro étant parfaitement adapté à la rubrique de présentation commentée d’une source comptable inaugurée par la revue en 2019, le dossier est clôturé par l’article de Marco Conti qui édite et étudie l'estimo du contado de Bologne du début du XIVe siècle. Cette période de la fiscalité publique bolonaise est charnière, car, suite à la guerre du seigneur de Ferrare, Bologne voit ses institutions muter, et le conflit engendre une hausse importante de la dépense publique qui a des conséquences sur les modalités de financement. Croisé avec d’autres sources, l’estimo de 1303 permet d’évaluer l’ampleur de ce tournant fiscal sur le contado comme sur la ville.
Notes
1 Pardi Giuseppe, «Il catasto d'Orvieto dell'anno 1292», Bollettino della società umbra di Storia patria, II/1896, p. 225-320.
2 Biscaro Gerolamo, «Gli estimi del Comune di Milano nel secolo XIII», Archivio Storico Lombardo, LV/1928, p. 343-495.
3 Voir, par exemple, Wolff Philippe, Les « estimes » toulousaines des XIVe et XVe siècles, Toulouse, 1956 ; A. Higounet-Nadal, Les comptes de la taille et les sources de l’histoire démographique de Périgueux au XIVe siècle, Paris, 1965.
4 Pour la France : Finances et comptabilité urbaines du XIIIe au XVIe siècle, colloque international, Blankenberge, 6-9 octobre 1962, Bruxelles, 1964 ; L’impôt dans le cadre de la ville et de l’État, Bruxelles, 1966 ; Études sur la fiscalité au Moyen Âge, 102e Congrès national des sociétés savantes, Philologie et histoire jusqu’en 1610, Limoges, 1977, Paris, 1978. Pour l’Italie : Bocchi Francesca, «Le imposte dirette a Bologna nei secoli XII-XIII», Nuova Rivista Storica, LVII/1973, p. 273-312 ; Conti Elio, L'imposta diretta a Firenze nel Quattrocento, Rome, Istituto storico italiano per il Medioevo, 1984 ; Grohmann Alberto, L’imposizione diretta nei comuni dell’Italia centrale nel XIII secolo. La libra di Perugia 1285, Rome, École française de Rome, 1986 ; Baldi Gianmarco (dir.), Gli estimi della città di Rovereto : 1449-1460-1475-1490-1502, Rovereto, Accademia roveretana degli Agiati, 1988.
5 Pour une présentation synthétique du programme, voir Genet J.-P., « La genèse de l’État moderne. Les enjeux d’un programme de recherche », Actes de la recherche en sciences sociales, n°118, 1997, p. 3-18 ; en ligne sur : www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1997_num_118_1_3219 ; concernant spécifiquement la fiscalité, voir Genet J.-Ph. et Le Mené M. (éd.), Genèse de l’État Moderne. Prélèvement et redistribution, Paris, CNRS, 1987. Pour la présente citation : Béguin K. et Genêt J.-P., « Fiscalité et genèse de l’État : remarques introductives », in Beguin K. (dir.), Ressources publiques et construction étatique en Europe XIIIe-XVIIIe siècle, colloque des 2 et 3 juillet 2012, Paris, IGPDE, 2015, p. 3-26 (citation p. 4).
6 Menjot Denis et Sánchez Martínez Manuel (dir.), La fiscalité des villes au Moyen Âge (France méridionale, Catalogne et Castille), t. 1, Étude des sources, Toulouse, Privat, 1996 ; t.2, Les systèmes fiscaux, Toulouse, Privat, 1999 ; t. 3, La redistribution de l'impôt, Toulouse, Privat, 2002 ; t. 4. La gestion de l'impôt (méthodes, moyens, résultats), Toulouse, Privat, 2004. À ces quatre volumes s’ajoute Menjot Denis, Rigaudière Albert et Sánchez Martínez Manuel (dir.), L'impôt dans les villes de l'occident méditerranéen XIIIe-XVe s. (Colloque tenu à Bercy les 3,4, et 5 octobre 2001), Paris, IGPDE, 2005. Pour l’Italie, voir également : Smurra Rosa, Città, cittadini e imposta diretta a Bologna alla fine del Duecento. Ricerche preliminari, Bologne, Clueb, 2007 ; Mainoni Patrizia, « Gabelle. Percorsi di lessici fiscali tra Regno di Sicilia e Italia comunale (secoli XII-XIII) », in Paolo Grillo (dir.), Signorie italiane e modelli monarchici (secoli XIII-XIV), Rome, Viella 2013, p. 45-75.
7 Rigaudière A., L'assiette de l'impôt direct à la fin du XIVe siècle : le livre d'estimes des Consuls de Saint-Flour pour les années 1380-1385, Paris, PUF, 1977 ; Rigaudière A., Saint-Flour, ville d'Auvergne au bas Moyen Âge. Étude d'histoire administrative et financière, Paris, PUF, 1982 ; Rigaudière A., Penser et construire l’État dans la France du Moyen Âge (XIIIe-XVe s.), Paris, CHEFF, 2003 (recueil d’articles).
8 Rigaudière A.(dir.), De l’estime au cadastre en Europe. Le Moyen Âge, colloque des 11, 12 et 13 juin 2003, Paris, CHEFF, 2006.
9 Abbé J.-L., Estimes compoix et cadastres. Histoire d'un patrimoine commun de l'Europe méridionale, Toulouse, Le Pas d’oiseau, 2017 propose une exploitation plus géohistorienne de cette documentation fiscale.
10 https://www.openedition.org/41125
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Référence électronique
Marco Conti et Ézéchiel Jean-Courret, « Sources, normes et procédures de la fiscalité directe en Occident méditerranéen (XIIIe-XVe s.) », Comptabilités [En ligne], 15 | 2023, mis en ligne le 15 décembre 2023, consulté le 21 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/comptabilites/5856
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