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Hors série

Le mot comptabilité s’est répandu à la fin du XVIIIe siècle pour désigner une technique de gouvernement

In France, the word comptabilité (accounting, accountability) became widespread at the end of the 18th century to designate a technique of government.
In Frankreich, das Wort Comptabilité (Buchhaltung) verbreitete sich Ende des 18. Jahrhunderts als Bezeichnung für eine Regierungstechnik.
En Francia, la palabra comptabilité (contabilidad) empezó a utilizarse a finales del siglo XVIII para designar una técnica de gobierno.
Marc Nikitin

Résumés

L’histoire du mot comptabilité est ici revisitée, en tenant compte des nouvelles informations que la technologie d’investigation des textes anciens nous fournit aujourd’hui. Nous mettons au jour trois moments de l’histoire de ce mot : de 1630 à 1770 environ, le mot ne connaît que de rarissimes occurrences et son usage reste cantonné dans le vocabulaire des finances royales. De 1770 à 1820 l’usage du mot se répand, employé comme « obligation de rendre compte » et considéré comme une nouvelle technique de gouvernement. Après 1820, les commerçants et les industriels s’en emparent et en font évoluer le sens. Nous concluons en évoquant les débats que ces connaissances permettent d’éclairer.

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Texte intégral

« Au bruit de l’érection de ces nouveautez, & principalement des celle des Élus, qui devoient introduire une nouvelle forme au gouvernement de Provence, et détruire entièrement les anciens ordres du Pays, aussi bien que tous ses privilèges, la Province prit l’épouvante ».

Déclaration des États de Provence en 1630

  • 1 Labardin, Pierre & Nikitin, Marc, « Accounting and the words to tell it: an historical perspective  (...)

1Les mots ont une histoire, et depuis que Michel Bréal a mis au jour, à la fin du XIXe siècle, un nouveau domaine de connaissance qu’il a appelé sémantique, cette histoire a été écrite avec profit dans de nombreux domaines scientifiques. L’évolution du vocabulaire accompagne en effet celle des phénomènes que nous étudions et notre connaissance de l’une enrichit nécessairement celle de l’autre. C’est en partant de ce constat que Labardin & Nikitin1 avaient entrepris de retracer une partie de l’histoire du mot comptabilité. Leur objectif était de comprendre comment ce mot était apparu dans la langue française et sous quelle définition. Ils avaient également étudié comment l’usage du mot avait évolué au XIXe siècle pour s’enrichir de nouvelles acceptions. Depuis 2009, notre connaissance de cette question a progressé en raison de la récente création et mise à notre disposition de nouveaux outils de recherches en ligne : il est maintenant possible de repérer rapidement les occurrences des mots contenues dans un grand nombre de documents anciens numérisés. Il est également possible d’obtenir, pour chaque année ou groupes d’années, le nombre d’occurrences d’un mot dans un vaste corpus de livres, de titres de presse et de fascicules, permettant ainsi d’évaluer sa diffusion. Ce sont ces progrès que nous souhaitons présenter ici.

2Nous présentons en premier lieu les très rares apparitions du mot entre 1630 et 1770, dans le vocabulaire des finances royales. Nous étudions ensuite le phénomène de diffusion du mot après 1770, quand la comptabilité, considérée comme une technique de gouvernement, a commencé à s’imposer au sommet de l’État. Nous examinons également comment les commerçants et les industriels se sont progressivement emparés du mot à partir du second quart du XIXe siècle et en ont fait évoluer le sens de « technique de gouvernement » à « technique d’enregistrement dans des comptes ». Tous ces éléments nous permettent de conclure avec quelques réflexions plus générales sur la datation d’une technique et le débat ancien des rapports entre capitalisme et comptabilité.

Les très rares apparitions du mot entre 1630 et 1770, cantonnées dans le vocabulaire technique des finances royales

  • 2 Le dictionnaire Robert historique de la langue française situe la première occurrence en 1579, mais (...)
  • 3 Bouche, Charles-François, « Essai sur l’Histoire de Provence », Marseille, 1785, p. 190, note2. Les (...)
  • 4 Bouche, Honoré, L’histoire Chronologique de Provence, Tome second, Aix, 1664, p. 874.
  • 5 L’augmentation du nombre.

3À ce jour, la première occurrence attestée date de 16302. Elle est apparue à la suite du siège de La Rochelle (septembre 1627–octobre 1628). En 1621 la cité protestante de La Rochelle proclama son indépendance. Le pouvoir royal y vit une menace, qu’il s’employa à faire disparaître par la force. Le siège de la ville se termina par la capitulation de la cité protestante. Ayant dû faire face à de plus grandes dépenses que prévues pour ce siège, Louis XIII convoqua les États de Provence à Aix au mois de mai 1629, pour que ceux-ci contribuent aux dites dépenses. Le cadre général du calcul de leur contribution et de leur obligation de rendre des comptes au Trésor royal figurait dans six édits publiés en 1628. Cependant, ces États s’opposèrent fermement aux visées de Louis XIII et ce dernier dû reculer et faire abroger en 1633 les six édits de 1628. Le second de ces édits fut dénommé, postérieurement à sa publication3, « Édit de comptabilité ». Dans un ouvrage consacré à l’histoire de Provence4, cet édit est décrit ainsi : « Le deuxième [édict], la creuë5 d’Officiers établis en la Chambre des Comptes, avec attribution de Iurisdiction de Comptabilité, pour les comptes des Communautez de la Province, à la même Chambre ». N’ayant pu retrouver le texte de l’édit, nous considérons que la première occurrence attestée du mot ‘comptabilité’ ne date que de 1630, et se trouve dans le compte rendu des délibérations de l’assemblée générale des communautés, tenue à Aix en octobre de cette année (document ci-dessous).

4Nous ferons à ce sujets trois remarques :

5La précision de la date ne doit pas faire illusion : la première occurrence d’un mot dans un document, si ce mot n’est pas accompagné d’une définition, suppose que ce mot pouvait être compris par ceux qui allaient lire le texte, et donc que l’apparition du mot était nécessairement antérieure.

6La seule lecture des très rares documents contenant le mot comptabilité, entre 1630 et 1770, ne permet pas de déduire une définition claire du mot, et il faut attendre 1798, quand le mot entre pour la première fois dans le dictionnaire de l’Académie Française, pour disposer d’une telle définition : « Obligation de rendre compte. Etat du comptable ». Cette définition semble, rétrospectivement, convenir à tous les emplois précédents. On peut cependant, à la lecture du contexte de certaines de ces occurrences, penser que le mot pouvait avoir ce sens mais aussi le sens de « moyens employés pour rendre des comptes » (documents, technique de présentation des comptes).

7Pour ce qui est de l’opposition ferme, et finalement victorieuse en 1633, des États de Provence face aux exigences de Louis XIII, on peut remarquer que cet antagonisme ne répondait pas uniquement à des préoccupations pécuniaires, même si en la matière les exigences du Roi semblaient particulièrement importantes. Les enjeux de pouvoir étaient également présents, comme en témoigne cette citation de 1664 relatant l’émoi des dirigeants provençaux :

  • 6 Cette « nouvelle forme au gouvernement » tenait en grande partie à l’obligation qui était faite aux (...)
  • 7 Bouche, Honoré, … , p 881.

« Au bruit de l’érection de ces nouveautez, & principalement des celle des Éleus, qui devoient introduire une nouvelle forme au gouvernement6 de Provence, et détruire entièrement les anciens ordres du Pays, aussi bien que tous ses privilèges, la Province prit l’épouvante »7.

8L’obligation de rendre des comptes constituait effectivement « une nouvelle forme au gouvernement » et pouvait légitimement susciter l’épouvante de tous ceux dont elle contestait le pouvoir et les privilèges.

9Entre 1630 et 1770, les occurrences sont rarissimes. D’une manière générale, il est particulièrement difficile de prouver qu’un événement ne s’est pas produit, tant cet apparent silence peut n’être que le résultat de notre incapacité à trouver des traces. Il nous semble néanmoins qu’un faisceau d’informations convergent pour conforter l’assertion de grande rareté.

10En premier lieu, il y a les outils numériques à notre disposition. Retronews, Ngram Viewer et Gallicagram ne recensent qu’un nombre infime d’occurrences avant 1770. On pourrait bien sûr objecter à cette quasi-absence le fait que le corpus dans lequel ils effectuent leurs recherches ne peut prétendre à l’exhaustivité des documents publiés. Ce corpus est néanmoins suffisamment important pour qu’un mot qui se diffuse ne passe pas inaperçu.

11Il y a ensuite le même quasi silence des dictionnaires : le mot comptabilité est absent du dictionnaire de Furetière de 16908, absent également du Dictionnaire des Finances de 17279 et n’apparaît que dans l’édition de 1771 de celui de Trévoux10 (première édition 1704). On en trouve néanmoins une définition dans l’Encyclopédie en 1753 (p 792) : « comptabilité est un terme nouveau dont on ne fait guère usage que dans les Chambres des Comptes : il signifie une nature particulière de recette et de dépense dont on doit compter ; par exemple le Trésor Royal, la marine, les fortifications, sont autant de comptabilités différentes ». En 1771, le dictionnaire de Trévoux reprendra cette définition à l’identique, en changeant toutefois « compter » par « rendre compte » 11.

  • 12 Augé, Bertrand, « Les états de Basse-Navarre de 1665 à 1789 », Doctorat en histoire, Pau. Universit (...)

12De plus Bertrand Augé, auteur d’une thèse intitulée « Les États de Basse Navarre de 1665 à 1789 »12, a très aimablement accepté de réaliser pour nous une petite recherche sur le corpus qu’il avait utilisé pour sa thèse. Dans un courrier électronique de 2016, il nous a fait part des résultats de cette recherche :

« La consultation des registres des délibérations des états de Basse Navarre de 1665 à 1789 fait apparaitre un total de 21 occurrences du mot comptabilité (sachant que le registre comprend 1 440 961 mots). Le terme apparait pour la première fois en 1762 et pour la dernière en 1786. Il est intéressant de constater qu'il est employé aussi bien par les membres de l'assemblée que par la législation royale (deux arrêts du Conseil d'État et plusieurs édits royaux) ».

  • 13 Nous remercions Yannick Lemarchand (Université de Nantes) pour nous avoir signalé quatre de ces occ (...)

13Enfin, les recherches menées dans des documents disponibles dans Gallica particulièrement susceptibles de contenir le mot comptabilité ne nous a pas permis de retrouver, pour le XVII° siècle, plus de cinq occurrences dans quatre documents13 :

14- la première en 1649, dans « La voix du peuple de Provence contre les armes de Monsieur le Comte d’Alais »14

15- la seconde et la troisième en 1679 dans la « Compilation des anciens édits des princes de la royale maison de Savoye »15

16- la quatrième en 1695 dans le « Recueil Général des anciennes lois françaises », dans lequel figure un « Édit concernant le mode de comptabilité des divers agens de la perception de la capitation générale » du 16 avril 1695.

17- la cinquième en 1700, dans « Arrest du Conseil d’État pour la police de la ville et faubourgs de Lyon »16.

18Dans la première moitié du XVIIIe siècle, on ne trouve pas beaucoup plus d’occurrences, et celles indiquées par Ngram Viewer voient leur nombre considérablement réduit après vérifications. Gallicagram n’indique que trois références, une en 1720 et deux en 1744 qui sont des recensions du même ouvrage. La quasi-totalité des ouvrages ne contiennent qu’une seule occurrence du mot, mais l’un d’entre eux fait figure d’exception notable : il s’agit de celui de l’ouvrage de Louis Dupré d’Aulnay, Traité général des subsistances militaires, publié en 1744, mentionné par Ngram Viewer. L’ouvrage ne comporte pas moins d’une trentaine d’occurrences du mot comptabilité, sans que nous puissions expliquer cette « éruption ».

19D’autres occurrences existent très vraisemblablement, mais il nous paraît hautement improbable que leur nombre soit important au point de remettre en cause ce qui précède.

La diffusion du mot comptabilité après 1770

20Des usages rares et anciens il pouvait paraître difficile de déduire une définition simple et claire. Après que l’usage du mot s’est diffusé plus largement à partir de la fin des années 1780, le dictionnaire de l’Académie Française de 179817 en établit une : « Obligation de rendre compte. Obligation du comptable. La comptabilité de cette charge est immense. Votre comptabilité n’est pas embarrassante ». 0n remarque que Comptabilité est l’équivalent de l’actuel anglais accountability. Les commerçants et les industriels, quant à eux, n’utilisaient pas encore ce mot : ils parlaient de tenue des livres. Précisons enfin que ceux que l’on disait « comptables » devait rendre des comptes mais ne se chargeait pas de les tenir, cette tâche étant confiée aux teneurs de livres.

  • 18 Site de presse de la Bibliothèque Nationale de France. Accès payant.

21Quelques éléments chiffrés peuvent nous permettre de fixer les idées. Trois sites permettent en effet d’obtenir des informations concernant la fréquence d’apparition d’un mot au cours d’une année donnée ; il s’agit de Retronews18, de Google Ngram Viewer et de Gallicagram. Nous les avons consultés pour la même période 1750–1850. Le premier compte le nombre de pages contenant le mot dans les documents qu’il examine ; le second compte la fréquence du mot dans le corpus. En plus de cette première différence, ces deux sites ne se fondent pas sur le même corpus de documents : Ngram Viewer contient plutôt des livres alors que Retronews contient plutôt des journaux. Gallicagram contient l’ensemble des documents océrisés dans Gallica, soit environ 300 000 livres et 3 millions de périodiques.

22Néanmoins, concernant la diffusion du mot comptabilité, leurs conclusions sont proches : cette diffusion a connu, à partir de 1760 environ, un développement « à bas bruit », puis un essor très rapide dans la seconde moitié des années 1780 et un reflux au cours de la période napoléonienne. Cet essor est le résultat des débats qui ont agité le monde politique à cette époque, au sujet de la nécessaire reddition de compte de la part de ceux qui maniaient l’argent public. La croissance qui se produit ensuite à partir des années 1820 pour Ngram Viewer et Retronews est plus difficile à interpréter, car le mot possède alors plusieurs acceptions distinctes. C’est en effet après cette décennie que les commerçants et les industriels s’emparent du terme pour lui adjoindre les sens de « Ensemble de comptes » et « Technique d’enregistrement dans les comptes » (cf. infra). Avant 1820, et longtemps encore après, ce que l’on appelle aujourd’hui « comptabilité » se nommait « Tenue des livres ». La première croissance de l’usage du mot « comptabilité » n’était donc le fait que de son usage dans les finances royales. Nous ne nous expliquons pas la relative stagnation de l’usage du mot dans Gallicagram après 1820, contrairement à ce que « disent » les graphiques de Ngram Viewer et Retronews.

23Dans le graphique ci-après, le premier essor se situe après 1788, le second après 1795.

Document 2 – Fréquence du terme selon Retronews

Document 2 – Fréquence du terme selon Retronews

Site de Presse de la BNF

Document 3 – Fréquence du terme selon Ngram Viewer

Document 3 – Fréquence du terme selon Ngram Viewer

Google Books Ngram Viewer

24Dans le second graphique généré par Ngram Viewer (ci-dessus), on voit apparaître un début de croissance après 1765, puis un véritable décollage vers 1783. Les différences de contenu des corpus, mentionnées plus haut, peuvent expliquer ces légères variations.

25Il convient maintenant de préciser quelques éléments de contexte. Nous aborderons en premier lieu l’événement que constitua le Compte-rendu au Roi établi et publié par Necker en 1781 ; nous aborderons ensuite le phénomène de mutation des finances royales à la même époque (1771–1817).

  • 19 La loi du 25 mars 1817 institue la responsabilité des ministres et leur impose de rendre des compte (...)

26Que s’est-il passé dans le dernier quart du XVIIIe siècle dans le domaine des finances royales ? Un des éléments importants de leur mutation fut la volonté affirmée de rendre des comptes à la Nation. Necker a inauguré avec fracas cette volonté de reddition de comptes en 1781 (Cf. ci-après) et l’article 14 de la constitution de 1791 en confirmait le principe : « Tous les citoyens ont le droit de constater par eux-mêmes ou leurs représentants la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi ». La mise en place d’une telle reddition de comptes ne pouvait s’effectuer en un claquement de doigts car il supposait la mise en place de nouveaux mécanismes, et en particulier la tenue des livres en parties doubles, imposée au Trésor Royal en 1788, puis aux receveurs généraux en 1808 et enfin aux Ministres en 181719.

27La croissance importante de la diffusion du mot comptabilité s’opère dans un contexte de mutation du fonctionnement des finances royales, et partant d’une mutation du fonctionnement de l’État. Une des étapes importantes de cette mutation est le coup d’éclat de Jacques Necker, alors Directeur général du Trésor royal. Il rédigea et rendit public, en janvier 1781, son « Compte-Rendu au Roi »20. Dans la situation que connaissaient les finances royales à cette époque, un tel compte-rendu a déclenché de nombreuses polémiques, mais il n’entre pas dans notre propos de démêler le vrai du faux dans les chiffres qui y figurent. L’importance du document tient surtout au fait qu’il remet en cause une façon de gouverner qui accepte que soient tues les informations essentielles concernant l’état des finances du royaume.

  • 21 Bosher, John-Francis, « French Finances (1770-1795): From Business to Bureaucracy, Cambridge Univer (...)

« … the royal government had always been secretive about its finances and time and again had forbidden public discussion in print of financial questions. No government accounts were published until 1781 when Necker’s Compte rendu au Roi appeared and it proved to be far from reliable »21

28Cette comptabilité que Necker voulait établir nous semble correspondre à la définition que donne le Dictionnaire Robert de ce qu’est une technique : « Ensemble de procédés employés pour produire une œuvre ou obtenir un résultat déterminé ». C’est la raison pour laquelle nous avons qualifié, dans le titre de cet article, la comptabilité de « technique de gouvernement ». Ce sont les avantages d’une telle technique que Necker propose en 1781. Dans ce document, Necker commence par plaider pour « l’obligation de mettre au grand jour toute son administration » ; il oppose ensuite « les ténèbres et l’obscurité (qui) favorisent la nonchalance » à la publicité qui « mettroit aussi chacune des personnes qui composent les conseils de votre Majesté à portée d’étudier et de suivre la situation des finances ». Enfin il conclut sur ce point que « une pareille institution pourrait avoir la plus grande influence sur la confiance publique ». À l’appui de sa démonstration, il cite l’exemple de l’Angleterre et l’immense crédit dont elle jouit en raison de « la notoriété publique à laquelle est soumis l’état de ses finances ». Chaque année en effet,

« cet état est présenté au parlement, on l’imprime ensuite ; et tous les prêteurs connoissant ainsi régulièrement la proportion qu’on maintient entre les revenus et les dépenses, ils ne sont point troublés par ces soupçons et ces craintes chimériques, compagnes inséparables de l’obscurité ».

  • 22 P. 22 du document Gallica.

29Les citations qui précèdent sont tirées des quatre pages de préambule du « Compte-Rendu ». La suite du document comprend trois parties dont la première porte sur « l’état actuel des finances » et se termine22 par la mention d’un projet de « loi sur la comptabilité » (document ci-après), devant être suivi peu de temps après d’une seconde loi. Nous n’avons malheureusement pas trouvé le texte ni de l’une ni a fortiori de l’autre.

Document 5 – Extrait du Compte-Rendu au Roi de Jacques Necker (1781)

Document 5 – Extrait du Compte-Rendu au Roi de Jacques Necker (1781)

Disponible (p. 22) sur https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k851249h/​f34.item

30Le vœu de Necker de faire « du Trésor royal un centre commun où tous les rayons se rapportent » ne put encore s’accomplir en 1781 car ce Compte rendu causa un grand émoi dans la noblesse qui voyait mis au grand jour le détail des privilèges qu’elle obtenait du Roi. Les pressions exercées sur le Roi l’amenèrent à remercier Necker en août de cette même année, et à le remplacer par Calonne. Necker fut cependant rappelé aux affaires en août 1788, mais il était trop tard pour qu’il puisse accomplir son projet. Il faudra attendre jusqu’au Directoire, à l’automne 1795 :

  • 23 Bosher, John-Francis, … p. 231.

« … the financial administration of the republic had already been largely cut free of the nettles and thickets of the ancien régime… By 1795 the Treasury was at the center of the system and commanding it »23.

31L’action et les propos de Necker s’insèrent dans un projet plus vaste de mutation des finances publiques, que J.F. Bosher (1970, vii) qualifie de « révolution bureaucratique » commencée, selon cet auteur, en 1771 et achevée en 1795. Pendant cette période, les finances publiques vont accomplir une mutation qui les fera passer « from business to bureaucracy ». J.F. Bosher présente ainsi le problème qu’il traite :

  • 24 Bosher, John-Francis, … p. xi.

« How could the Minister of Finance and his department manage the royal finances efficiently when nearly all the collecting and spending was in the hands of accountants who were independant of administrative control because they owned their offices? Here was the main problem. Several venal accountants (if we may adapt the French word vénal-e to avoid awkward and inexact English expressions such as ‘holding purchaseable or saleable offices’) held practically all government funds and behaved more like private businessmen than public officials. They were usually called comptables or financiers to distinguish them from bankers. A financier was defined in the dictionaries of the eighteenth century as someone who received, held or spent government funds, and this definition is a clue to another problem in administration: there was little practical distinction between private and public funds or between private businessmen and public officials. For all practical purposes the accountants were private businessmen, and the Crown could control them only by occasional legal process, not by continuous administrative direction. It follows that the financial administration was not a bureaucracy even in the loosest sens of that abused term. Bureaucracy began in the reign of Louis XVI and in the course of the French revolution it superseded the private entreprise of the financiers. In the realm of government finance, the French revolution was a triumph of bureaucracy as a method of public control »24.

  • 25 Celui que Napoléon appelait son « précepteur en Finance ».
  • 26 Nikitin, Marc, « The birth of a modern public sector accounting system in France and Britain and th (...)
  • 27 Berthelot, Marcellin, « La grande encyclopédie », Paris, 1890, tome 12, p. 242

32Après que soit assuré le contrôle des finances publiques par l’administration du Trésor public, il fallut organiser les moyens techniques pour qu’un tel contrôle s’accomplisse efficacement. Ce travail fut l’œuvre, à partir de 1806, de Mollien25, puis après la Restauration, de d’Audiffret, qui œuvrèrent à la mise en place d’une comptabilité publique moderne26. L’état pouvait contrôler ses finances mais il restait encore à organiser la reddition de compte dans l’autre sens : « C'est bien d'avoir introduit la clarté dans la gestion des deniers publics, et le régime impérial peut en revendiquer le mérite. Mais, à bien compter, il semble que la lumière n'ait été produite que pour le maître seul ; était-ce assez pour la nation ? Si les résultats généraux des budgets et des comptes étaient reproduits pour l'Empereur et ses ministres, ils étaient soustraits aux jugements des assemblées politiques »27. La phase suivante allait être celle de la publicité. À cet effet, la loi du 25 mars 1817 appelle les ministres à rendre des comptes aux chambres en leur enjoignant de présenter les comptes de leurs opérations pendant l’année précédente. En l’espace de quelques décennies s’était imposé un nouveau mode de gouvernement, fondé sur l’obligation de rendre des comptes.

Les commerçants et les industriels s’emparent du mot et en font évoluer les usages après 1820

  • 28 Reymondin, Georges, « Liste des ouvrages en langue française parus de 1543 à 1908 sur la science de (...)

33Les bases de données de Ngram Viewer, Retronews et Gallicagram ne nous permettent pas d’identifier les personnes qui utilisent un mot ni les différents usages qu’en font les personnes qui l’utilisent. Par conséquent, pour savoir quand les commerçants et les industriels s’emparent du mot comptabilité, nous avons utilisé un autre moyen, à savoir une bibliographie particulièrement riche, celle que Georges Reymondin28 a établie en 1909, et qui recense « les ouvrages en langue française parus de 1543 à 1908 sur la science des comptes ». Nous avons, pour l’essentiel, utilisé la section 1 de l’ouvrage, consacrée aux ouvrages généraux. Ce sont 314 auteurs qui y figurent, dont une proportion significative a publié plusieurs ouvrages. Pour ceux que Reymondin a jugé les plus dignes d’intérêt, il a ajouté de brefs commentaires et cité quelques passages des préfaces. En plus des auteurs ayant utilisé « comptabilité » dans le titre de leur ouvrage, cela nous a permis de recenser, pour la période antérieure à 1840, des auteurs utilisant le terme « comptabilité » dans la préface de leur ouvrage ou dans l’indication de leur activité de « professeur de comptabilité ».

34Cette façon de procéder, à défaut d’une autre plus précise, nous permet d’obtenir une approximation concernant l’usage du mot « comptabilité » par des praticiens de ce que l’on appelait en 1909 la science des comptes. Le premier constat est que l’usage du mot se répand au fur et à mesure que l’on avance dans le XIXe siècle. Le terme « tenue des livres » est quant à lui utilisé tout au long du siècle mais est progressivement remplacé par « comptabilité », avec un net fléchissement de son usage dans le dernier quart du siècle.

35Avant 1820, le mot « comptabilité » ne fait que de très rares apparitions dans la bibliographie de Reymondin. En considérant les titres des ouvrages, les extraits de préface ou la profession de l’auteur quand elles étaient mentionnées, nous n’avons recensé que six occurrences d’auteurs utilisant le mot « comptabilité » au cours des deux premières décennies du siècle et une quinzaine au cours des deux suivantes. Dans la seconde moitié du siècle, le mot comptabilité apparaît de façon quasi-systématique dans tous les ouvrages de la bibliographie de Reymondin.

  • 29 Il est probable que l’expression « se rendre compte de », dans le sens de « comprendre, réaliser », (...)

36Pour les deux premières occurrences de « comptabilité », les auteurs (Boucher en 1803 et Degrange en 1801) utilisent « comptabilité » et « tenue des livres » dans des sens différents. La tenue des livres est la technique qui, une fois maîtrisée, permet de savoir quels comptes utiliser au débit et au crédit pour enregistrer toute sorte d’opérations. La comptabilité est plutôt l’appareil qu’il faut mettre en œuvre (comptes à ouvrir, documents à créer, articulation entre eux, destinataires des documents, etc.) pour que le dirigeant puisse se rendre compte29 à lui-même de l’état de l’entreprise.

  • 30 La Porte, Matthieu de, « La science des négocians et teneurs de livres », Paris, 1704.
  • 31 Degrange, Edmond (père), « La tenue des livres rendue facile », Paris, 1801, p. ix.

37Boucher s’inspire fortement et explicitement du contenu de l’ouvrage de Mathieu de la Porte30, paru en 1704, et dans le très long titre, indique qu’il s’agit d’un « ouvrage utile aux négocians et aux jeunes gens qui désirent apprendre sans maître, la tenue des écritures à parties simples, mixtes et doubles, la comptabilité maritime et rurale, et les opérations de Banque. ». Ici donc, la comptabilité va manifestement au-delà de la tenue des écritures pour englober toute l’organisation comptable dans une entreprise maritime ou rurale. Le sens est le même pour Degrange, qui publie en 1801 la quatrième édition de « La tenue des livres rendue facile ». Dans l’avertissement31 il indique :

« En m’efforçant de rendre la tenue des livres facile, et de la mettre à la portée des personnes qui ont l’esprit le moins exercé (sic !), j’ai eu en vue de rendre l’usage de tenir des écritures régulières plus général ; si une infinité de personnes qui s’exposent à des poursuites rigoureuses, en cas de malheur, ou à éprouver des pertes considérables, faute d’ordre dans leur comptabilité, conçoivent enfin combien il leur seroit aisé d’établir cet ordre… ».

  • 32 Cette seconde édition ne se trouve pas dans le catalogue général de la BNF, mais est mentionnée par (...)

38F. M. J. de B*** publie ensuite en 1805 un « essai sur la comptabilité commerciale », Legret publie en 1811 des « Rudiments de la comptabilité commerciale », Chalier publie en 1818 la 2e édition de son « Précis élémentaire de comptabilité », surtout dédié aux comptables publics, mais avec des velléités de généralisation des recommandations aux négociants. En 1817, J.S. Quiney publie son « Livre de raison, ou Nouvelle méthode théorique et pratique de la tenue des livres, à parties double et simple, entièrement différente de toutes celles qui ont paru jusqu'à ce jour, appropriée à la comptabilité des administrations publiques et particulières … ». En 1839, quand paraît la seconde édition32 de ce livre, le titre est devenu : « Comptable général ou livre de raison. Nouveau système théorique et pratique de comptabilité en écritures double et simple… ». On peut ici mesurer le chemin parcouru quant au choix des termes. Dans la préface de la seconde édition, Quiney (cité par Reymondin) juge nécessaire de préciser : « La comptabilité est la science des comptes, la tenue des livres est l’art de rendre raison de toutes les opérations ». Dans l’esprit de l’auteur une hiérarchie s’installe donc entre la comptabilité, élevée au rang de science, et la tenue des livres, présentée comme un « art » c’est-à-dire, à cette époque, une technique.

  • 33 Reymondin, Georges, … p. 99.

39À partir de 1840 environ, les expressions « tenue des livres » et « teneur de livres » d’une part, « comptabilité » et « comptables » d’autre part, vont se livrer une certaine forme de concurrence. En 1810, Rodriguès33 assimile encore les deux termes : « La tenue des livres, ou comptabilité, est une méthode dont les négocians font usage pour écrire sur les livres toutes les affaires qu’ils font ». Chabaud (1836, 2) maintient encore une certaine confusion entre les deux termes en commençant par parler de la « comptabilité considérée comme science, c’est-à-dire sous le triple point de vue de sa cause, de sa nature et de sa fin ». Il précise ensuite : « Or la tenue des livres en rassemble tous les principes » et cinq paragraphes plus bas on peut lire : « Comme toutes les sciences bien faites, la tenue des livres ne repose en vérité que sur un seul principe… ». En 1849, Mézières avait en revanche un point de vue opposé : « La comptabilité peut être considérée comme une science dont la tenue des livres est la pratique ».

  • 34 Léautey, Eugène & Guilbault, Adolphe, « La science des comptes », Paris, 1889, p. 23.

40àprès 1840, les auteurs d’ouvrages semblent d’accord pour admettre une hiérarchie entre « tenue des livres » et « comptabilité ». Cette hiérarchie sera confirmée dès que commencera à s’organiser la profession comptable à la fin du XIXe siècle. La Société Académique de Comptabilité (SAC), créée en 1881, soucieuse de promouvoir le statut social de ses membres, organisera des examens afin d’asseoir la compétence et la renommée de ceux qui y étaient reçus. On trouve cette hiérarchie réaffirmée par Léautey et Guilbault34 : « Elles (la comptabilité et la tenue des livres) ont été hiérarchisées en conséquence : La Comptabilité est le grand art, la Tenue des Livres le petit art ; la Comptabilité et le comptable tiennent le haut du pavé, la Tenue des livres et le teneur de livres le bas ; l’une se cote cher, c’est le luxe des maisons sérieuses ; l’autre est à la portée des petites bourses, c’est l’économie que savent faire les ignorants, les prodigues et les intrigants. Les négociants intelligents et intègres n’hésitent pas à faire les frais de la première ; les faiseurs donnent la préférence à la seconde, et huit fois sur dix vont s’échouer avec elle sur le banc des faillis en méritant le nom de banqueroutier ».

  • 35 Document établi par la Société Académique de Comptabilité à l’occasion de son centenaire, p 23-24.

41En 1906, à l’occasion du 25e anniversaire de la SAC, Reymondin ne craignait pas d’affirmer : « Le commerce et la comptabilité ayant conquis la place qui leur revient, le rôle du comptable moderne – collaborateur immédiat du chef d’entreprise – est digne de retenir l’attention ». La SAC avait institué dès 1881 un diplôme de comptable et « c’est à la suite de ces examens annuels que s’établissait la ligne de démarcation entre comptable et teneur de livres, mais cette dernière qualification n’était sanctionnée par aucun titre… le certificat de teneur de livres fut créé en 1900 »35. Dans le courant du XXe siècle teneur de livres disparaîtra au profit d’« aide-comptable » ou « employé aux écritures », même si on trouve encore en 1998, dans le nouveau Larousse encyclopédique en deux volumes, le teneur de livres, défini comme « personne qui tient la comptabilité ».

42Cette hiérarchie entre comptables et teneurs de livres n’avait cependant pas encore été prise en compte par le sens commun, car le petit Larousse illustré de 1906 en donne encore des définitions très proches : « Comptabilité = art de tenir des comptes en règles », et « Tenue des livres = art de régler la comptabilité d’un négociant ».

  • 36 Bréal, Michel, « L’histoire des mots », Paris, 1887, p. 7.
  • 37 Bréal, Michel, … p.8.

43Miche Bréal36 avait déjà observé entre des mots ou expressions concurrents « cette sorte de lutte, ou, comme on l’appelle en langage darwinien, de concurrence vitale… Tout mot introduit dans la langue y cause une perturbation analogue à celle d’un être nouveau introduit dans le monde physique ou social. Il faut quelque temps pour que les choses s’accommodent et se tassent ». Après avoir illustré son propos avec « beaucoup » qui avait supplanté « moult » au XVe siècle, il décrit l’issue de cette rivalité, comparable à celle de « tenue des livres » et « comptabilité »37 : « Puis, après toutes sortes d’incertitudes et de contradictions, l’un des deux rivaux prend décidément l’avantage sur l’autre, distance son adversaire, le réduit à un petit nombre d’emplois, quand il ne l’efface pas absolument ». Dans le cas qui nous préoccupe, « comptabilité » doit le plus vraisemblablement sa victoire à son caractère de nouveauté et donc au fait d’être plus facilement présentable comme une science. C’est cette dimension scientifique que la profession comptable naissante, soucieuse de se forger un statut social valorisant, avait à cœur de montrer en cette fin de XIXe siècle.

Remarques conclusives

44La communauté des chercheurs qui s’intéressent à l’histoire de la comptabilité est traversée par des débats dont certains peuvent être alimentés par les faits que nous venons de présenter. Ce sont trois de ces débats qui sont présentés sommairement ci-après, sans bien évidemment prétendre les recenser tous ni en clore aucun.

  • 38 Gille, Bertrand, « Encyclopédie des techniques », La Pléïade, Paris, 1978, p. 399.
  • 39 Gille, Bertrand, …, p. 524.
  • 40 Cité par Gille, Bertrand, …, p. 400.

45Comment dater une technique : première occurrence ou diffusion ? Comme nous venons de le voir, la comptabilité a d’abord été une technique de gouvernement et le mot qui servait à la désigner a connu deux moments d’apparition : une première occurrence en 1630 d’une part et une diffusion progressive après 1770 d’autre part. Un tel phénomène s’est produit pour de nombreuses autres techniques : Bertrand Gille38 cite à ce sujet le cas du moulin à eau, connu des romains dès le IIV siècle de notre ère, mais dont l’usage est très longtemps resté limité. « La faiblesse du courant de certaines rivières du bassin méditerranéen, l’irrégularité des débits, la violence des courants montagnards, l’ampleur des grands fleuves comme le Pô, constituaient autant d’obstacles à une expansion rapide de cette nouvelle source d’énergie ». À l’inverse, « … le Moyen Âge occidental, pour des raisons diverses, dispose de l’énergie hydraulique nécessaire pour généraliser l’emploi du moulin à eau »39. Ce qui fera dire à Marc Bloch40 : « Il ne faut pas s’y tromper ; invention antique, le moulin à eau est médiéval par l’époque de sa véritable expansion ».

46On peut donc, de ce qui précède, constater l’intérêt qu’il y a à dater une technique au moment de la période de sa diffusion : une telle démarche permet de mieux comprendre l’intérêt de cette technique en la rapportant au contexte qui l’a accueillie et même rendue nécessaire.

  • 41 Sur ce thème, voir Lemarchand, Yannick & Nikitin, Marc, « Capitalisme et comptabilité », dans Colas (...)
  • 42 Sombart, Werner, « Der moderne Kapitalismus », Salzwasser-Verlag Gmbh, 1916.
  • 43 On pourra trouver une traduction française de ce texte dans Durand, Romain, Lemarchand, Yannick et (...)

47Capitalisme et comptabilité41. Quand il présente sa fameuse thèse selon laquelle le capitalisme et la comptabilité en parties doubles sont indissolublement liés, Werner Sombart42 utilise comptabilité (Buchhaltung) dans le sens de technique d’enregistrement dans les comptes43. Néanmoins, il nous semble également possible de subodorer une relation forte entre capitalisme et comptabilité, considérée cette fois dans son premier sens de « obligation de rendre compte ». Il y a d’abord la concomitance entre l’avènement du capitalisme comme forme d’organisation économique dominante en France, ou tout du moins la création de structures juridiques propices à son épanouissement d’une part, et la diffusion du mot comptabilité accompagnée des mécanismes de reddition de comptes telle que nous l’avons présentée plus haut d’autre part. Ce que Necker prépare et que la Révolution accomplit en mettant en place la double reddition de comptes que nous avons présentée plus haut, ce sont des structures juridiques propices à l’épanouissement du capitalisme. L’obligation de rendre des comptes, de la part de ceux qui manient les deniers publics comme de l’État lui-même vis-à-vis de ses administrés, était nécessaire pour favoriser la liberté des mouvements de main-d’œuvre, de biens et de capitaux nécessaires à l’épanouissement dudit capitalisme. Cependant, nos observations ne concernent que la France et c’est bien évidemment trop peu pour conclure de façon définitive sur ce point.

48Pourquoi le mot comptabilité se diffuse-t-il à ce moment-là ? On peut en effet observer que la plupart des dispositifs techniques de la reddition de comptes (de la comptabilité) existaient bien avant que le mot ne commence à se répandre. Alors pourquoi à ce moment précis ? Nous n’avons pas de réponse définitive à ce sujet et ne pouvons que risquer une hypothèse : dans ses débuts, la mise en place de la nouvelle technique de gouvernement fait l’objet de débats passionnés, comporte de grands enjeux de pouvoir, touche un très large public et a des répercussions pratiques pour de vaste franges de la population. On pourrait voir dans ces phénomènes d’ampleur l’origine de la création d’un nouveau terme pour désigner cette technique. De la même façon, quand les commerçants et les industriels se sont emparés du mot, la technique des parties doubles était connue depuis plusieurs siècles. Là encore, connaître les raisons du succès de « comptabilité » et sa progressive supplantation de « tenue des livres » relève d’une étude d’une autre ampleur que ce simple article.

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Notes

1 Labardin, Pierre & Nikitin, Marc, « Accounting and the words to tell it: an historical perspective », Accounting, Business and Financial History, 2009 (2), p. 149-166.

2 Le dictionnaire Robert historique de la langue française situe la première occurrence en 1579, mais vérification faite, c’est le mot compatibilité (et non comptabilité) qui se trouve dans le document de 1579.

3 Bouche, Charles-François, « Essai sur l’Histoire de Provence », Marseille, 1785, p. 190, note2. Les intitulés des six édits sont mentionnés mais aucun n’est nommé « Édict de Comptabilité ». https://books.google.fr/books?id=41VeAAAAcAAJ&pg=PA546&hl=fr&source=gbs_selected_pages&cad=2#v=onepage&q&f=false

4 Bouche, Honoré, L’histoire Chronologique de Provence, Tome second, Aix, 1664, p. 874.

5 L’augmentation du nombre.

6 Cette « nouvelle forme au gouvernement » tenait en grande partie à l’obligation qui était faite aux États de Provence de rendre des comptes à la Chambre des Comptes. Nous revenons, dans la partie suivante, sur la comptabilité considérée comme une nouvelle technique de gouvernement.

7 Bouche, Honoré, … , p 881.

8 Disponible à https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3413126b/f328.item.r=Dictionnaire%20de%20Fureti%C3%A8re%201690

9 Disponible à https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9772645q?rk=21459;2

10 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k509819/f758.item p. 757. « Terme usité dans les Chambres des Comptes, pour désigner une nature particulière de recettes et de dépenses dont on doit rendre compte. Comptabilité des tailles, des Domaines du Roi, etc. ».

11 À cette époque, le mot ‘compter’ peut être compris comme un équivalent de ‘rendre compte’. Chez Furetière en 1690, on trouve sept entrées pour compter. Dans l’une d’entre elle, le mot est équivalent de « rendre compte » : « Les receveurs sont amendables quand ils ne comptent point à la Chambre dans les délais de l’Ordonnance ».

12 Augé, Bertrand, « Les états de Basse-Navarre de 1665 à 1789 », Doctorat en histoire, Pau. Université de Pau et des pays de l’Adour.

13 Nous remercions Yannick Lemarchand (Université de Nantes) pour nous avoir signalé quatre de ces occurrences.

14 Consultable (page 10) sur https://books.google.fr/books?id=LPOChb8dKtQC&pg=PA10&dq=comptabilit%C3%A9&hl=en&sa=X&redir_esc=y#v=onepage&q=comptabilit%C3%A9&f=false

15 Consultable (pages 224 et 225) sur https://books.google.fr/books?id=9V4_AAAAcAAJ&pg=PA224&dq=comptabilit%C3%A9&hl=en&sa=X&redir_esc=y#v=onepage&q=comptabilit%C3%A9&f=false

16 Consultable (page 11) sur https://books.google.fr/books?id=e5kFsbkWfG0C&pg=PA11&dq=comptabilit%C3%A9&hl=en&sa=X&redir_esc=y#v=onepage&q=comptabilit%C3%A9&f=false

17 (tome1, p. 279) https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k50405t/f292.item.r=angle.zoom

18 Site de presse de la Bibliothèque Nationale de France. Accès payant.

19 La loi du 25 mars 1817 institue la responsabilité des ministres et leur impose de rendre des comptes aux chambres. En outre, elle leur recommande la méthode des parties doubles pour son efficacité dans la reddition de comptes clairs et irréprochables.

20 Disponible sur https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k851249h/f13.item

21 Bosher, John-Francis, « French Finances (1770-1795): From Business to Bureaucracy, Cambridge University Press, 1970, p. 126.

22 P. 22 du document Gallica.

23 Bosher, John-Francis, … p. 231.

24 Bosher, John-Francis, … p. xi.

25 Celui que Napoléon appelait son « précepteur en Finance ».

26 Nikitin, Marc, « The birth of a modern public sector accounting system in France and Britain and the influence of Count Mollien », Accounting History, 2001, 6 (1), pp. 75-101.

27 Berthelot, Marcellin, « La grande encyclopédie », Paris, 1890, tome 12, p. 242

28 Reymondin, Georges, « Liste des ouvrages en langue française parus de 1543 à 1908 sur la science des comptes », Bruxelles, 1909.

29 Il est probable que l’expression « se rendre compte de », dans le sens de « comprendre, réaliser », date de cette époque. Pour se rendre compte (sic !) de l’intérêt des outils numériques, on peut constater que le site « linternaute.fr » indique que « Cette expression a vu le jour au cours du XIXe siècle » sans préciser ses sources, le dictionnaire Robert historique de la langue française ne se prononce pas et le Wiktionnaire donne plusieurs exemples de l’utilisation de l’expression, dont la plus ancienne date de la fin du XIXe siècle. En revanche, Ngram Viewer comme Gallicagram voient une première occurrence vers 1760 et un développement régulier dans les décennies qui suivent.

30 La Porte, Matthieu de, « La science des négocians et teneurs de livres », Paris, 1704.

31 Degrange, Edmond (père), « La tenue des livres rendue facile », Paris, 1801, p. ix.

32 Cette seconde édition ne se trouve pas dans le catalogue général de la BNF, mais est mentionnée par Reymondin, qui en cite des extraits. Selon Reymondin, la 1ère édition compte 300 pages et a été éditée par Chapuis, alors que la seconde compte 551 pages et a été éditée par Renard.

33 Reymondin, Georges, … p. 99.

34 Léautey, Eugène & Guilbault, Adolphe, « La science des comptes », Paris, 1889, p. 23.

35 Document établi par la Société Académique de Comptabilité à l’occasion de son centenaire, p 23-24.

36 Bréal, Michel, « L’histoire des mots », Paris, 1887, p. 7.

37 Bréal, Michel, … p.8.

38 Gille, Bertrand, « Encyclopédie des techniques », La Pléïade, Paris, 1978, p. 399.

39 Gille, Bertrand, …, p. 524.

40 Cité par Gille, Bertrand, …, p. 400.

41 Sur ce thème, voir Lemarchand, Yannick & Nikitin, Marc, « Capitalisme et comptabilité », dans Colasse, Bernard, « Encyclopédie de la comptabilité, du contrôle et de l’audit », 2009, Editions Economica, p. 75-101.

42 Sombart, Werner, « Der moderne Kapitalismus », Salzwasser-Verlag Gmbh, 1916.

43 On pourra trouver une traduction française de ce texte dans Durand, Romain, Lemarchand, Yannick et Nikitin, Marc, « Cahier d’histoire de la comptabilité n°2 », Éditions comptables Malesherbes, 1992, p. 19-28.

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Table des illustrations

Titre Document 1 – Première occurrence, à ce jour, du mot comptabilité
Crédits Disponible (p. 3 et 5) sur https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k6533750g/​f9.item.r=DELIBERATIONS%20FAICTES%20EN%20L'ASSEMBLEE%20generale%20des%20Communautez,%20tenue%20en%20cette%20ville%20d'Aix
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Titre Document 2 – Fréquence du terme selon Retronews
Crédits Site de Presse de la BNF
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Titre Document 3 – Fréquence du terme selon Ngram Viewer
Crédits Google Books Ngram Viewer
URL http://journals.openedition.org/comptabilites/docannexe/image/6513/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 84k
Titre Document 4 – Fréquence du terme selon Gallicagram
Crédits Disponible (p. 22) sur https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k851249h/​f34.item.r=Compte%20Rendu%20au%20Roi%20Jacques%20Necker%201781
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Fichier image/jpeg, 43k
Titre Document 5 – Extrait du Compte-Rendu au Roi de Jacques Necker (1781)
Crédits Disponible (p. 22) sur https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k851249h/​f34.item
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Pour citer cet article

Référence électronique

Marc Nikitin, « Le mot comptabilité s’est répandu à la fin du XVIIIe siècle pour désigner une technique de gouvernement »Comptabilités [En ligne], 15 | 2023, mis en ligne le 15 décembre 2023, consulté le 23 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/comptabilites/6513

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Auteur

Marc Nikitin

Université d’Orléans (LEO, Laboratoire d’Économie d’Orléans)
marc.nikitin@univ-orleans.fr

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