• 1 Daho G., La transformation des armées. Enquête sur les relations civilo-militaires en France, Éditi (...)
• 2 Daho G., « Faire parler les généraux. Retour sur quelques usages des techniques d’entretien en mili (...)
• 3 Pinçon-Charlot M., Pinçon M., « Pratiques d’enquête dans l’aristocratie et la grande bourgeoisie : (...)
• 4 Cohen S. (dir.), L’art d’interviewer les dirigeants, Paris, PUF, 1999.

1Basée sur mon expérience de recherche au sein de la défense 1, cette contribution au forum s’appuie sur un précédent article visant à objectiver les rapports de domination dans le cadre d’entretiens non-directifs 2. J’y concluais, à ma grande surprise, que les officiers sont loquaces et que les techniques utilisées ressemblent à celles d’une relation déséquilibrée de la vie de tous les jours. Les rares écrits consacrés aux rapports de domination en situation d’entretiens tendent à objectiver la « culture du secret » comme trait distinctif des groupes dominants. L’approche réflexive repose sur l’intériorisation de la violence symbolique subie par l’enquêteur 3. Elle présente le mérite de refuser le particularisme de l’interaction enquêteur/enquêté mais confine à l’auto-disqualification, car du fait de l’inertie de l’habitus, l’enquêteur commettra des « gaffes » trahissant son extériorité au milieu. L’approche stratégique réfutant la fatalité de la distance sociale, s’appuie sur l’anticipation des interactions érigée en « art 4 ». Elle souligne la dimension relationnelle du pouvoir mais tend à l’autosatisfaction de l’enquêteur qui soit tient là une « revanche sociale » soit se méfie trop peu des risques de connivence.

• 5 Laurent S. (dir.), Le Secret de l’État. Surveiller, protéger, informer. xvii^e-xx^e siècle, Nouveau m (...)
• 6 À travers le concept de « politisation fonctionnelle », Jean-Michel Eymeri-Douzans rappelle que les (...)

2Si ces deux approches sont complémentaires, les secrets des groupes dominants ne sont pas mieux gardés que ceux des groupes dominés, mais surtout ils renseignent davantage sur les représentations de l’enquêteur que sur la relation enquêteur-enquêté. Ces représentations sont alimentées par le sens savant, se déploient sur le mode fonctionnaliste du « mal nécessaire » et demeurent étroitement associées à la raison d’État 5. L’autre facilité consistant à ériger le secret comme obstacle tient sans doute à sa polysémie : les occultations, non-dits, silences, n’ont pas les mêmes ressorts ou effets sociaux que l’oubli ou l’évitement, les interdits ou les tabous. La « sensibilité » d’une question – l’expression la plus récurrente en entretien – n’a souvent rien de stratégique, mais tient bien davantage à des enjeux triviaux 6.

• 7 Le ministère des Affaires étrangères a mis en œuvre un certain nombre d’initiatives visant à mieux (...)
• 8 La Direction Générale de la Sécurité extérieure (DGSE) multiplie ces dernières années les signes in (...)
• 9 Darmon M., Devenir anorexique, une approche sociologique, Paris, La Découverte, 2003.
• 10 Bozon M., « Observer l’inobservable : la description et l’analyse de l’activité sexuelle », in Bajo (...)
• 11 Equoy-Hutin S., Mariani-Rousset S., « Sur les traces du secret : enquête sur la relation de soin et (...)
• 12 Jovelin E., « De la prostitution aux clients de la prostitution », Pensée plurielle, n° 27, pp. 75- (...)

3Le secret entendu comme obstacle épistémologique constitue une ressource pour développer l’opiniâtreté de l’enquêteur. Au-delà du mystère qui enveloppe les pratiques secrètes, les techniques pour pénétrer certains espaces feutrés n’ont rien de mystérieuses. D’abord, au niveau du choix des « enquêtés » : les outsiders, qui pour des raisons tactiques, peuvent se découvrir certaines accointances avec la démarche critique, les « perdants » de l’histoire officielle à qui l’on peut proposer d’offrir de raconter « leur vérité », les retraités dont les témoignages ont des effets limités sur la carrière. Ensuite, au niveau des techniques de désinhibition de la prise de parole : la flatterie, la séduction, le « bluff », la provocation, l’argument d’autorité ou les réseaux d’amitié. Au niveau de la protection des sources, dont les enjeux au sein des microcosmes en question sont bien plus souvent réputationnels que juridiques, les techniques sont connues : anonymat, commentaires en « off », « caviardage » des documents. Enfin, il ne faut pas hésiter à exploiter les stratégies de communication institutionnelle, foisonnantes, notamment dans la diplomatie 7 ou le renseignement 8. Le secret comme obstacle épistémologique ne concerne pas que les activités régaliennes. Il se retrouve dans les travaux sur l’intime 9, la sexualité 10, l’addiction 11, la prostitution 12. Quelles sont, dès lors, les spécificités de la relation de confidentialité avec les militaires ?

• 13 Deschaux-Beaume D., « Enquêter en milieu militaire. Stratégie qualitative et conduite d’entretiens (...)

4Au-delà des représentations attachées à la raison d’État et à l’homogénéité du milieu, elles tiennent essentiellement à deux éléments : une pratique du secret cristallisé dans un ensemble de dispositions légales (restreint, confidentiel, secret) et institutionnelles (habilitation) et des domaines qui nous semblent proprement impénétrables au plan physique (le fonctionnement technique de la dissuasion nucléaire, les protocoles de sureté permanente en cas d’attaque conventionnelle ou non conventionnelle, la localisation de certains agents, les opérations en cours ou à venir sur les zones d’intervention). Pour autant, encore une fois comme dans beaucoup de secteurs, la transmission d’informations et de documents entre un militaire et un chercheur passe souvent par un accord oral et moral sur leur exploitation 13.

• 14 Crozier M., Friedberg E., L’acteur et le système : Les contraintes de l’action collective, Seuil, P (...)
• 15 À deux exceptions près : lorsque l’enquêteur cache son identité et/ou ses intentions et lorsque les (...)
• 16 Goffman E., La Présentation de soi : la mise en scène de la vie quotidienne, Éditions de Minuit, Pa (...)
• 17 Simmel G., « Le secret et la société secrète », in Sociologie. Études sur les formes de la socialis (...)
• 18 Buchet de Neuilly Y., « Wikileaks, les médias et la diplomatie. La fuite comme enjeu de consolidati (...)
• 19 Dobry M., Sociologie des crises politiques, Presses de Science Po, Paris, 2009.

5Pour réfuter toute approche essentialiste, on peut dire que le secret « n’est pas un attribut » mais « une relation 14 ». Cette relation de confidentialité, lorsqu’elle se déploie dans l’interaction enquêteur/enquêté, est structurée par deux éléments : l’enquêteur cherche à obtenir des informations de l’enquêté et, a priori, chacun connait son rôle 15. Comme pour toute relation, aucun des protagonistes ne sait où celle-ci mènera, si elle se répétera et doute des intentions de l’autre. Elle dépend avant tout de la position, de la socialisation, de la trajectoire, du statut et également des représentations, croyances, anticipations croisées. L’effet du secret sur la relation tient moins à son contenu qu’à la ressource qu’il constitue dans la mise en scène de la distinction sociale entre l’initié et le profane 16. Enfin, la tension qui entoure la relation de confidentialité affecte tout autant l’initié qui ne doit pas divulguer, compromettre, trahir 17. La relation de confidentialité peut donc être extrapolée comme un espace de transaction. On peut ainsi y observer comment se déploient les frontières, au sens à la fois de délimitations et d’interfaces, entre espaces sociaux. À l’image de la parcellisation des tâches entre agents et de la concurrence entre services en matière de renseignement, la principale technique de protection par les professionnels du secret demeure le compartimentage de l’information par des systèmes de cloisonnement organisationnel et technologique. Dans ce cadre, les formes ordinaires de transgression du secret (confidence, fuite, « besoin d’en connaître ») sont des vecteurs de consolidation des frontières sectorielles qui peuvent être mobilisés de façon relativement autonome et discrétionnaire par les acteurs. Ces transgressions peuvent servir à alimenter des stratégies de coups indirects 18 et d’élargissement de l’interdépendance tactique 19. La relation de confidentialité est aussi un espace d’intégration lorsque que l’on rentre littéralement « dans la confidence » : cela peut se manifester par une énonciation (un fait, un lieu, un nom, une date, une circonstance, une explication, une justification) qui relâche la tension, une gratification qui hisse le profane au rang d’initié (invitation, mise en relation, recommandation, inscription) ou un échange de bons procédés plus ou moins verbalisé.