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Dossier

Refuser le défaitisme face au secret : stratégies de recherche pour les sciences sociales de l’international

Refusing Defeatism in the Face of Secrecy: Research Strategies for the Social Sciences of the International
Florent Pouponneau
p. 19-36

Resúmenes

La politique internationale et, plus largement, les phénomènes et processus internationaux demeurent sous-étudiés par les sciences sociales, notamment parce que les terrains de l’international sont réputés plus ou trop difficiles d’accès. Sans nier les difficultés rencontrées, cet article entend récuser le défaitisme méthodologique dans l’analyse des relations internationales. Pour ce faire, il décrit une série de stratégies de recherche qui ont permis, sur des terrains jugés particulièrement « sensibles » et fermés (« la non-prolifération nucléaire », les interventions militaires et « la lutte contre le terrorisme »), de saisir du supposé secret et de procéder à des analyses théoriques fondées sur une forte assise empirique. En soulignant que les pratiques présentées comme « secrètes » sont nombreuses à se donner à voir constamment, il revient d’abord sur tout ce que peut apprendre une analyse fine des sources ouvertes sur la fabrication des politiques dites de sécurité et le fonctionnement de l’État. Il indique ensuite quelques « ficelles » aidant à rendre fructueux des entretiens avec des spécialistes de l’élaboration d’« éléments de langage » habitués à déformer, omettre et dissimuler par souci du secret. Enfin, en rappelant que la politique internationale, comme le reste des phénomènes sociaux, s’explique en faisant preuve d’imagination sociologique, l’article se termine en relativisant les effets induits par le non-accès à certaines informations.

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  • 1 Tel qu’on le conçoit, le « secret » auquel on se confronte n’est pas une substance mais un ensemble (...)
  • 2 À la fin d’un entretien, un membre du cabinet diplomatique de l’Élysée nous a conseillé, « en toute (...)

1Enquêter sur des domaines de la politique de l’État touchant directement à l’organisation sociale et à l’usage de la violence dans l’espace international, et donc aux questions dites de sécurité, c’est se confronter constamment à une gamme étendue de technologies institutionnalisées du « secret » et à des pratiques mises en œuvre par des groupes de « spécialistes » ou d’« experts » de ces questions pour tenir à distance les « outsiders » et leurs questionnements 1. C’est, par exemple, lorsqu’on pose en entretien une question sur les conditions d’accès au dossier du nucléaire iranien, s’entendre répondre par un diplomate du Quai d’Orsay que tous les documents se trouvent dans le coffre-fort désigné du doigt, que la clé est autour de son cou, et qu’on n’a aucune chance de l’obtenir. C’est observer que lorsqu’un représentant de la France à Bruxelles accepte de nous communiquer un document sur la « politique anti-terroriste », ce n’est qu’après l’avoir longuement relu et expurgé des deux dernières pages. C’est encore, lors d’un colloque organisé par la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) dans le but affiché de renforcer les échanges entre les chercheurs et le « monde du renseignement », écouter l’un des membres de ce service expliquer qu’il préfère le terme de translucidité à celui de transparence puisqu’il s’agit de voir ce qui se passe à l’extérieur sans laisser voir l’intérieur (à ce colloque, les badges des invités ne mentionnaient que des numéros). C’est également débuter un entretien sur la « guerre au Mali » avec un officier supérieur en s’entendant dire « ce genre de rencontre ne sert à rien, c’est une perte de temps, les gens vous racontent des craques » puis en s’entendant répondre : « bah non, je peux pas vous raconter, ça serait une violation du “secret défense” ». Ce sont enfin les portes fermées, les escortes dans les bâtiments, la confiscation des téléphones, les rencontres dans les salles de réunion au décor anonyme, la dissimulation des télégrammes diplomatiques posés sur la table, l’exclusion du bureau lors d’un appel téléphonique, les écrans d’ordinateur estampillés « confidentiel défense », les documents biffés, les menaces pénales 2 et, bien sûr, toute une série de refus : refus d’entretiens, refus de répondre, refus de mise en contact, refus d’enregistrement, refus d’observation ou encore refus d’accès aux archives.

  • 3 Ces stratégies de recherche valent dans le contexte d’un État démocratique où une recherche en scie (...)

2Ces mises en scène du « secret de l’État », qui ferment l’accès au terrain et bloquent le travail de collecte des données (bien que ces mises en scène puissent elles-mêmes constituer des données, comme nous le verrons), peuvent impressionner, décourager et conduire à abandonner les efforts pour se tenir au plus près des acteurs et de leurs pratiques, d’autant plus que l’on peut compter sur nombre de collègues et d’enquêtés pour mettre en doute la faisabilité de la recherche. Il y a sans doute là une part de l’explication au faible investissement par la recherche en sciences sociales de la politique internationale et au décalage parfois observable entre les ambitions de la sociologie politique des relations internationales, très exigeantes empiriquement, et les résultats obtenus. On gagne pourtant à essayer et à persévérer car, si les difficultés sont réelles, les « terrains clos » de l’international sont loin d’être inaccessibles ou impraticables. Cet article entend récuser le défaitisme méthodologique et théorique dans l’analyse de la politique internationale et des actes d’État qui s’y rattachent en montrant concrètement comment il est possible de réduire la taille de l’inobservable et de faire de la déficience des sources une part mineure des problèmes d’interprétation (des pans entiers de l’action publique n’ont ainsi pas à être réservés au point de vue « pratico-pratique » des « experts » militaires et civils). Pour ce faire, il expose une série de stratégies de recherche complémentaires qui ont permis, sur des terrains jugés particulièrement « sensibles » et fermés (« la non-prolifération nucléaire », les interventions militaires et « la lutte contre le terrorisme »), de saisir du supposé secret et de procéder à des analyses théoriques fondées sur une forte assise empirique 3. Ancrés dans la sociologie des champs, nos travaux, qui articulent les « grandes » rivalités entre États et les « petites » luttes politiques et bureaucratiques au sein de l’État pour rendre compte de la fabrication de la « politique étrangère », ont impliqué de décrire efficacement des pratiques et des univers sociaux opaques qui se veulent opaques. Les enjeux scientifiques sont de taille, une sociologie de l’État ou de la politique internationale complètement satisfaisante ne peut totalement ignorer ni les logiques des univers « régaliens » les plus fermés, ni les ressorts et les modalités de la « diplomatie secrète », des opérations militaires « clandestines » ou encore des actes des « services secrets ».

  • 4 Sur les places d’observation qu’il est possible de s’arranger dans les lieux les plus confidentiels (...)
  • 5 En ce sens, voir entre autres : Siméant J. (dir.), Guide de l’enquête globale en sciences sociales, (...)

3Cet article souligne d’abord qu’il est possible d’apprendre énormément de choses sur les activités « couvertes » à partir de l’analyse des sources ouvertes, les organisations gouvernementales n’ayant pas le monopole de la dissémination de l’information classifiée, à condition d’explorer des endroits inhabituels et d’être armé théoriquement face à des documents « impurs ». Ensuite, en partant du constat que les producteurs des politiques de sécurité ne constituent pas un groupe uni totalement réfractaire au questionnement, il indique comment rendre féconds des entretiens avec des acteurs « imposants » qui d’ordinaire prétendent contrôler leurs discours, et d’ordinaire savent le faire, nombre d’entre eux étant des spécialistes de l’élaboration d’« éléments de langage » habitués à déformer, omettre et dissimuler par souci du secret. Enfin, en rappelant que la politique internationale, comme le reste des phénomènes sociaux, s’explique en faisant preuve d’imagination, l’article se termine en relativisant, ou mieux dédramatisant les effets induits par le non-accès à certaines informations 4. Ces différentes manières de faire, bricolées et consolidées au cours de l’expérience de la recherche, rejettent l’idée tenace d’extraterritorialité des relations internationales. On considère que les problèmes pratiques et théoriques rencontrés sont les mêmes que ceux du reste des sciences sociales, et qu’il convient donc de s’appuyer sur les protocoles d’enquêtes et les outils habituels des sciences sociales pour élaborer des solutions 5. En retour, les solutions expérimentées s’avèrent mobilisables sur d’autres objets et terrains.

Explorer des sources ouvertes inhabituelles

  • 6 Kaplan A., The Conduct of Inquiry. Methodology for Behavioral Science, Transaction Publishers, New (...)

4Si la clé recherchée dans l’obscurité ne se récupère pas forcément au pied du lampadaire 6, elle ne se cache pas non plus obligatoirement dans les recoins les plus inaccessibles ou les boîtes les plus noires, même lorsqu’on travaille sur le secret et les lieux du secret. Ainsi, nombres de pratiques présentées comme « secrètes » se donnent à voir constamment dans des sources librement consultables souvent sous-exploitées dans les sciences sociales de l’international. On se borne ici à quelques exemples, mais il y a aussi beaucoup à tirer d’une exploitation systématique des discours et déclarations publiques, des enquêtes et auditions parlementaires, de la « littérature grise » (ces nombreuses publications qui prolifèrent dans les administrations et dans les centres d’expertise semi-publics qui travaillent sur commande de l’État), des revues spécialisées, des publications militantes ou même de certaines fictions vraisemblables.

  • 7 Dobry M., Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 3e édition, 2009 (1986), (...)
  • 8 « Terrorisme : comment les services de renseignement ont infiltré une filière djihadiste », Le Pari (...)
  • 9 « Des soldats d’exception », Paris Match, n° 3653, 15 mai 2019, p. 61. Cet article précise, y compr (...)
  • 10 Davet G., Lhomme F., Un Président ne devrait pas dire ça…, Paris, Stock, 2016, pp. 485-487.
  • 11 https://twitter.com/Malbrunot/status/1101030728790347777 (Page consultée le 23 septembre 2019).
  • 12 Dubois C., Pelletier E., Où sont passés nos espions ? Petits et grands secrets du renseignement fra (...)
  • 13 Bourdieu P., Homo academicus, Paris, Minuit, 1984, pp. 13-14.

5On trouve d’abord dans les archives de presse, par exemple le fameux encadré de la page 3 du Canard Enchainé sur les questions internationales, ce que les fonctionnaires et responsables politiques font « fuiter », de manière plus ou moins organisée, concernant des négociations ou des actions en cours, dans le but d’influencer leur déroulement et de « marquer des points » face aux adversaires. Appréhender la presse comme une « agence d’exécution » de coups indirects 7 permet d’utiliser doublement ces articles : en traitant les informations diffusées comme des faits à vérifier, et en prenant comme objet d’étude les fuites elles-mêmes, ce qui renseigne sur les luttes bureaucratiques et politiques derrière l’apparente unité de l’État. On découvre aussi, y compris dans les espaces périphériques du champ journalistique, des reportages, des interviews, des blogs ou encore des fils Twitter qui rendent visibles des éléments supposés secrets sur les techniques d’enquêtes des policiers antiterroristes 8, les moyens mobilisés par les « forces spéciales » pour libérer des otages 9, la pratique des assassinats 10 ou encore les conditions de frappes aériennes post-attentats 11. Beaucoup d’informations se nichent également dans des livres de journalistes ou d’écrivains spécialisés, extrêmement bien documentés et bien insérés dans les milieux de la sécurité, sur la « lutte contre le terrorisme » ou la « guerre au Mali » par exemple 12. À la condition d’être prudent face aux « révélations » et « confidences » répondant à des logiques de coup, médiatique et politique, et d’être critique face à des récits de micro-décisions et d’anecdotes singulières tendant à se focaliser sur les intentions individuelles ou collectives d’un petit nombre de personnes (le sujet n’est pas un agent, ni même l’ensemble des agents efficients, mais l’ensemble des relations objectives constitutives du champ ou des champs étudiés 13), ces documents orientent utilement la recherche et aident, nous y reviendrons, à rendre fructueux les entretiens.

  • 14 Pour un usage similaire du détour par l’histoire, sur un tout autre sujet : Duval J., Le cinéma au (...)
  • 15 Bernet P., Le Roy M., SDECE, Service 7 : l’extraordinaire aventure du colonel Le Roy-Finville et de (...)

6Une autre stratégie de recherche consiste à faire un détour par l’histoire en considérant qu’avec le temps très peu de secrets restent des secrets, et donc que des types de pratique, de mécanisme et de logique sociale toujours actuels sont plus faciles à examiner dans les moments passés, notamment grâce aux mémoires des acteurs 14. On trouve ainsi dans une dizaine de recueil de souvenirs d’anciens chefs et d’anciens membres des services de renseignement français une série de récits et d’anecdotes décrivant en détail des enquêtes (sur des attentats « terroristes » ou des réseaux d’espions) et des « affaires » (du « Farewell », du « Rainbow Warrior », des « Irlandais de Vincennes »…) ; les missions, les moyens et les savoir-faire des agents de terrain (les systèmes de surveillance, les « boîtes aux lettres mortes », les interrogatoires, le ciblage, le recrutement et traitement de sources humaines, la désinformation…) ; les schèmes d’interprétation et les calculs des agents et des agences (sur les stratégies et les ressources des « puissances étrangères » ou des « groupes terroristes », sur les politiques du gouvernement ou encore l’action des administrations) ; le contenu et l’organisation du travail bureaucratique (les spécialisations organisationnelles, les hiérarchies, les cultures locales, les procédures et routines, les normes de rédaction des notes, le travail de coordination, la gestion de l’argent et des fichiers, le jeu avec les règles de droit) ; les concurrences, clivages et conflits dans et entre les services (autour d’enjeux de carrière, de ressources humaines et financières, de délimitations de territoires administratifs ou d’articulation au processus de décision gouvernemental) ; les relations avec les politiques (faites de transactions collusives, d’ingérence, de dissimulations, de « coups tordus »…) ou encore les alliances et les coopérations internationales (le soutien aux gouvernements étrangers, les échanges d’informations et les négociations avec des services étrangers, même les plus politiquement infréquentables, les réunions multilatérales) 15. Cette littérature, qui occasionne parfois des procès pour violation du secret défense, donne ainsi à voir des aspects décisifs des contraintes sociales qui orientent l’activité effective des « services secrets », y compris dans les domaines les plus sensibles, lorsque par exemple les auteurs justifient les assassinats de « terroristes » ou les négociations avec les groupes « terroristes ».

  • 16 Sur les pratiques de dissimulation des archives publiques et ses conséquences sur l’écriture de l’h (...)
  • 17 Des archives publiques sont détruites, et tout n’est pas archivé : des consignes peuvent être stric (...)

7Par ailleurs, si certains fonds d’archives publiques restent bien entendu fermés, au nom du « secret de la défense nationale » et « des intérêts fondamentaux de l’État dans la conduite de la politique extérieure 16 », il est possible d’en consulter d’autres en jouant avec la logique de classement des documents (les secrets de l’État ne sont pas nécessairement conservés, lorsqu’ils le sont 17, dans les coffres les mieux gardés). Alors que les services concernés du ministère des Affaires étrangères et du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) nous avaient refusé l’accès aux dossiers des coopérations nucléaires avec l’Iran, l’Irak, l’Inde et le Pakistan dans les années 1970, nous avons pu consulter nombre de leurs notes administratives en sollicitant l’accès aux documents du fonds de la présidence Valery Giscard d’Estaing relatifs non pas à la « politique nucléaire extérieure » mais aux relations bilatérales avec les États-Unis. Les refus ont également été en partie contournés en faisant un détour par l’étranger, plus particulièrement par l’administration américaine, plus ouverte à la recherche historique. C’est ainsi que l’on a consulté en ligne plusieurs documents (partiellement) déclassifiés du State Department ou de la Central Intelligence Agency sur la politique des États-Unis et les relations bilatérales avec la France dans les années 1970. Toutes ces archives ont fourni de précieux détails sur les exportations françaises, l’intensité des luttes bureaucratiques entre le Quai d’Orsay et le CEA, le non-respect de certaines instructions présidentielles, ou encore l’écart entre les discours publics et la réalité de la coopération avec l’administration américaine. Enfin, des archives publiques, y compris récentes, ont pu être exploitées en fouillant dans les sujets et les corrections de travaux de l’École nationale d’administration. Dans ce lieu de reproduction des élites, des diplomates en poste peuvent demander aux élèves de rédiger un télégramme diplomatique d’actualité sur les derniers développements du dossier iranien en se mettant à la place d’un rédacteur de la direction des affaires stratégiques du ministère des Affaires étrangères à partir de documents fournis (textes et déclarations publiques, notes, télégrammes diplomatiques…).

  • 18 L’organisation non gouvernementale Wikileaks a commencé le 28 novembre 2010, en collaboration avec (...)
  • 19 Farge A., Le goût de l’archive, Paris, Seuil, 1997 (1989), pp. 22-23.

8Enfin, parfois, le secret de l’État fuit en masse. Nous avons ainsi exploité, en tant qu’archives publiques à part entière, ces ressources nouvelles que constituent les documents rendus publics par Wikileaks. L’exploration des 251 287 communications entre le Département d’État et ses ambassades, consulats ou missions diplomatiques datant principalement de la période 2003-2010, a permis d’éclairer les « coulisses » des interactions entre les diplomaties française et américaine sur le dossier du nucléaire iranien (sur les 3 698 télégrammes de l’ambassade des États-Unis à Paris disponibles entre 2003 et 2009, 458 évoquent le dossier du nucléaire iranien, et, bien entendu, tout ne se joue pas via cette ambassade) 18. On a pu saisir la manière dont les diplomates se fabriquent des alliés à l’étranger en partageant des informations qu’ils ne sont pas censés partager ; décrire des dissimulations d’alliances au sein du Conseil de sécurité des Nations unies ; observer comment l’administration américaine exerce directement des menaces sur les grandes banques françaises pour contourner l’opposition du gouvernement français à l’idée de sanctions contre l’Iran ou encore constater qu’une décision du chef de l’État peut être remise en cause par l’organisation d’une fuite dans la presse. Il convient toutefois d’éviter tout fétichisme des fuites. Ces documents ont corroboré l’analyse faite à partir d’entretiens, ce qui tend à montrer que, même sur des terrains « sensibles », la méthode des entretiens est en mesure de produire des données fiables en quantité satisfaisante. En outre, le caractère exceptionnel de ces sources fait courir le risque de la surinterprétation, notamment si l’on aborde ces documents avec l’illusion d’un « récit définitif de la vérité 19 ». Ces « câbles » diplomatiques ne constituent pas des « anti-discours officiels » rendant compte de façon neutre des représentations et des pratiques diplomatiques, leurs contenus restant déterminés par d’importants enjeux de pouvoir : les diplomates américains ne rendent pas compte de tout dans leur compte-rendu de rencontres, tandis que les diplomates français ne disent pas tout ce qu’ils font et ne font pas tout ce qu’ils disent faire.

Faire varier la situation d’entretien

  • 20 À la durée de l’entretien lui-même (et de son attente), il faut ajouter le temps de la préparation (...)
  • 21 Dobry M., « Le renseignement dans les démocraties occidentales. Quelques pistes pour l’identificati (...)
  • 22 Voir entre autres : Chamboredon H. (dir.), « S’imposer aux imposants. À propos de quelques obstacle (...)

9En parallèle de la recherche documentaire, la méthode des entretiens dits semi-directifs occupe une place considérable dans nos dispositifs de recherche parce qu’elle est très chronophage 20, et parce qu’une part essentielle de l’analyse dépend d’elle. En réalisant plus de 250 entretiens avec des diplomates, des militaires, des agents des services de renseignement, des ingénieurs nucléaires, des responsables politiques ou encore des fonctionnaires internationaux, nous avons progressivement amélioré nos pratiques pour faire parler, autant que faire se peut, des « détenteurs de secrets » « imposants », rétifs à l’objectivation, mais aussi, pour certains d’entre eux, hostiles à l’idée même d’ouverture, du fait de leurs dispositions et conceptions éthiques, et de leur sens des intérêts et de l’efficacité de leurs services 21. Les principales techniques à déployer sont déjà décrites dans de nombreux écrits méthodologiques : garantir le respect de l’anonymat, prendre soin de l’ordre et de la formulation des questions, oser relancer, négocier le moment et le lieu de l’entretien, crédibiliser sa démarche en affichant son expertise ou encore se faire recommander pour obtenir des entretiens en veillant à diversifier les points d’appui dans les réseaux 22. On se limitera ici à souligner comment, dès lors que chaque informateur cherche à vendre son interprétation du monde social, il est possible de ne pas être tributaire des silences, des mensonges, des rationalisations ou des oublis de tel ou tel acteur en accumulant les témoignages et en diversifiant, voire transformant les intérêts par rapport à l’enquête.

  • 23 Bourdieu P., « Comprendre », in Bourdieu P. (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 1394 (...)
  • 24 Becker H., Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales, Paris, La Dé (...)

10En premier lieu, il est utile de s’écarter de toute vision héroïque de la relation d’enquête qui est, comme toute relation sociale, une relation structurellement déterminée. Si des choses cruciales se jouent dans l’interaction entre l’enquêteur et la personne interrogée, et s’il convient donc, dans la conduite même de l’entretien, de jouer habilement avec ses ressources, de saisir les opportunités de la situation et de tirer parti des événements (tout en acceptant la part de hasard qui affecte les résultats obtenus), il faut aussi, et surtout, « agir sur la structure même de la relation » en faisant varier les positions des personnes interrogées 23. La « ficelle » est connue 24 : il s’avère fécond de rencontrer des « outsiders », des acteurs marginalisés ou retirés du jeu, par exemple des vaincus dans la compétition pour la définition de la politique étudiée, des militaires du rang ou des fonctionnaires à la retraite, qui tendent à n’avoir rien à perdre, à se moquer du fait que la capacité à savoir se taire soit un signe extérieur de respectabilité ou même à avoir intérêt ou plaisir au dévoilement des stratagèmes et des secrets des « insiders ». L’entretien est pour ce type d’acteurs une occasion de s’exprimer et de se faire entendre en réglant des vieux conflits, en se remémorant des rancœurs personnelles, en dénonçant la hiérarchie, en livrant leurs regrets ou encore en avançant qu’une autre politique est possible et souhaitable. L’envie de parler est parfois manifeste dans les conditions mêmes de la rencontre, comme avec cet ancien ambassadeur qui nous a accueilli chez lui, à la campagne, un long dimanche après-midi, après être allé nous chercher en voiture à la gare ferroviaire la plus proche située à trente minutes (soit pour lui deux heures de transport dans la journée). Et parfois, avec le ciblage de la bonne personne à interroger, l’essentiel du travail est fait, comme avec cet ancien membre d’un service de renseignement nous recevant à son domicile qui, avant même qu’on ait pu s’asseoir, nous dit : « vous avez de quoi enregistrer j’espère » ; ou avec ce général ayant récemment quitté ses fonctions qui, avant même de s’asseoir à la table de café où nous l’attendions, se lance dans une longue critique de l’intervention militaire française en cours au « Sahel » (l’entretien durera ensuite près de quatre heures).

  • 25 Barbot J., « Mener un entretien de face à face », in Paugam S. (dir.), L’enquête sociologique, Pari (...)

11Il est également possible de provoquer le dévoilement chez des agents plus centraux ou dominants en leur donnant à voir la menace d’une publication non favorable à leurs intérêts ou leurs points de vue. La stratégie consiste à jouer, de manière contrôlée, sur les luttes entre les producteurs de l’action publique étudiée par un va-et-vient, au cours de l’entretien et de l’enquête, entre les différents groupes d’acteurs en concurrence qui parfois se détestent et se trouvent mutuellement incompétents. Il s’agit de se référer à des controverses publiques ou, mieux encore, à des critiques et des dénonciations supposées secrètes à l’égard de la personne interrogée ou de ses prises de position dans le but de susciter des défenses et des contre-attaques (jouer, comme les journalistes, A contre B en disant qui on a rencontré, dès la prise de contact, et ce que l’on nous a dit) 25. Si l’on peut tenter de prêcher le faux pour avoir le vrai, il est préférable d’avoir une bonne connaissance préalable des dossiers et de l’état des luttes politico-bureaucratiques, et pour cela il peut être judicieux de commencer l’enquête par les marges de l’univers étudié. On peut également générer des coups indirects en demandant, plus ou moins candidement, des suggestions de questions pour les prochaines personnes que l’on va rencontrer, des questions, parfois très précises, qui vont révéler les convergences, les points de tensions et les atouts ou faiblesses perçues chez les alliés et les adversaires.

  • 26 Laurens S., « “Pourquoi” et “comment”… », art. cité.
  • 27 « Opération Barkhane - Comment éviter l’enlisement des forces françaises au Sahel ? », Paris, 19 oc (...)
  • 28 https://twitter.com/Malbrunot/status/1101030728790347777 (page consultée le 23 septembre 2019).
  • 29 État-major des armées, « Chammal : Raid aérien français sur Raqqah en Syrie, 1 centre de commandeme (...)

12Dans le prolongement, il est utile de s’appuyer dans le cours même de l’entretien sur des documents pour suggérer aux acteurs que leurs secrets sont des « secrets de Polichinelle » et poser plus facilement des questions qui fâchent 26 sur des objectifs, des intérêts à agir ou des pratiques dissimulées par les déclarations publiques. À titre d’exemple, dans le cadre de notre recherche sur la « guerre au Mali », nous avons demandé à des officiers si l’armée française n’avait pas des intérêts à rester au Sahel. Face souvent à de cinglants démentis ou des réponses gênées, nous avons systématiquement sorti une note « confidentielle » de l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron en 2017, diffusée par Wikileaks, avec entre autres cet extrait souligné : « En dépit de conditions très difficiles, l’armée française n’a pas intérêt à se retirer du Sahel. Elle y trouve un terrain qui lui permet de développer et maintenir ses capacités opérationnelles ainsi qu’une source de prestige par rapport à ses homologues occidentales. La présence française au Sahel procure en outre des avantages matériels aux militaires français : soldes relevées, congés exceptionnels, abaissement de l’âge de la retraite 27. » Cela a permis de recueillir d’autres réponses. Cette tactique d’enquête est néanmoins à doser, outre qu’elle peut fermer les enquêtés, elle produit parfois des effets inattendus sur le terrain. Nous avons ainsi montré à l’un de nos enquêtés les « confidences » qu’un « haut gradé » a faites à un journaliste pour dénoncer, aux lendemains des attentats du 13 novembre 2015, la pression et la « nervosité » politique ayant conduit, en l’absence de « dossiers d’objectifs », c’est-à-dire de cibles identifiées, à « taper », grâce à des informations américaines, « des hangars vides » et « un parcours du combattant vide 28 » (le communiqué de presse du ministère de la Défense mentionnait « des missions de reconnaissance réalisées par la France » et présentait les sites détruits comme un « centre de commandement » et « un camp d’entraînement 29 »). Notre interlocuteur nous informe alors que c’est lui qui est cité et il nous fournit d’autres éléments sur les modalités cachées des violences guerrières de l’État (« ils étaient devenus fous »). Mais, lors d’une autre rencontre, il nous indique aussi que c’est nous qui lui avons appris l’existence de cette publication et qu’il a depuis signifié au journaliste la fin de leurs échanges.

13Un autre moyen de faire utilement varier la situation d’entretien est de savoir prendre du temps. Souvent, une des conditions de réussite des entretiens est de rencontrer les personnes à plusieurs reprises (jusqu’à cinq fois pour certaines), pour construire un minimum de confiance, se montrer sérieux et crédible, et aller chaque fois un peu plus loin dans l’exploration des pratiques et des concurrences. Ce temps consacré au travail de terrain permet aussi d’accéder aux acteurs. Rares sont les agents qu’il n’est pas possible de rencontrer dès lors que l’on prend le temps d’attendre qu’ils quittent leur fonction, qu’ils partent à la retraite, que l’on ait les recommandations nécessaires ou que les pressions politiques retombent. Ainsi, en octobre 2013, nous avons débuté une enquête sur l’épisode de la non-intervention militaire de la France en Syrie fin août-début septembre 2013. Toutefois, en raison de la sensibilité et de l’actualité du sujet, l’accès au terrain s’est brutalement refermé en mars 2014 (de nouvelles demandes d’entretien envoyées à plusieurs diplomates ont reçu comme seule réponse un mail de l’un d’eux indiquant que ni lui, ni ses collègues n’avaient plus de temps à nous consacrer). Cette fermeture a été doublement contournée. D’abord en rencontrant, jusqu’en mars 2015, des diplomates en poste à l’étranger qui ont pu, plus librement, décrire les conflits à Paris et les pratiques gouvernementales. Puis en menant une nouvelle campagne d’entretiens, entre décembre 2018 et février 2020, à un moment où les enjeux politiques de la non-intervention étaient quelque peu retombés, et la mémoire des événements chez les acteurs encore bien présente. La relation d’enquête nécessite aussi du temps lorsque la passation d’entretien, et l’établissement de relations de proximité, de confiance, voire d’amitié que ces interactions peuvent créer, sont utilisés pour obtenir ou prendre connaissance de documents écrits (notes administratives, tableaux de chiffres, schémas des interventions militaires, photos du champ bataille, journal personnel à vocation mémorielle…), des documents souvent transmis au compte-goutte, par des acteurs en mesure de contrôler la forme de la collaboration. Tout cela plaide, nous semble-t-il, dans un contexte de fortes injonctions à la publication, pour une slow science qui publie moins mais mieux.

  • 30 Cohen S., « Enquêtes au sein d’un “milieu difficile” : les responsables de la politique étrangère e (...)
  • 31 Une troisième solution, mêlant les avantages des deux méthodes en évitant leurs inconvénients, cons (...)
  • 32 Lorsque nous demandons l’autorisation d’utiliser un dictaphone, nous indiquons systématiquement la (...)
  • 33 Sur l’enregistrement des entretiens contre la logique de l’erreur : Joutard P., Ces voix qui nous v (...)

14Enfin, il importe de pouvoir recueillir les supposés secrets dévoilés, et, pour ce faire, l’enregistrement de l’entretien, lorsqu’il est possible, apparaît comme la meilleure solution. Courante en sociologie, la pratique de l’enregistrement ne va pas de soi sur les terrains clos de l’international : l’enregistrement rajouterait de l’artificialité et du contrôle à un contexte d’entretien déjà tendu, il faudrait préférer la méthode de la prise de note parcimonieuse durant l’échange 30. Ce que l’on peut obtenir avec un enregistreur – dont la présence discrète a été justifiée de façon rassurante et qui tend à s’oublier – n’est pourtant pas négligeable 31. L’enregistrement évite d’abord de manquer des données précieuses et de tomber dans l’abattement (rien n’est plus frustrant que d’entendre des informations jusque-là cachées sans pouvoir les restituer précisément). Le secret s’énonce souvent allusivement – à demi-mot, par des silences, des phrases voire des mots inachevés, au détour d’une phrase ou d’un sous-entendu –, ou il se loge dans des paroles à première vue insignifiantes, dans une digression qui suscite sur le moment un assoupissement de l’attention, autant de choses qui n’auraient pas été prises en note ou retenues de manière satisfaisante et qui prendront du sens et de l’importance au cours de l’enquête à la relecture des transcriptions d’entretiens ou à la lumière de nouveaux événements (telle cette série d’hésitations et de sous-entendus obscurs sur le programme nucléaire de l’Iran qui se sont éclairés plusieurs mois après lorsqu’un site clandestin d’enrichissement de l’uranium a été publiquement révélé). Parfois, au contraire, c’est dans de longues descriptions extrêmement précises et complexes, faites de sigles, de noms propres et de détails impossibles à prendre en note, et encore moins à retenir (par exemple, la description de combats au Mali mêlant une multitude de régiments, d’officiers, d’armements et de localités), que le secret se dévoile. En outre, dans certains cas, l’enregistrement, et la variation de situation qu’il autorise, est ce qui permet d’identifier ou de situer ce qui est jugé « sensible » ou relevant du secret par l’enquêté, lorsque ce dernier demande la suspension de l’enregistrement au cours de l’entretien 32 ou lorsque la parole se libère à la prétendue fin de l’entretien signifiée par l’arrêt du dictaphone. Par ailleurs, la parole de l’enquêteur se voyant aussi emprisonnée, cette méthode, et c’est peut-être le plus décisif, permet d’auto-évaluer ses questionnements et ses manières de faire, de saisir des malentendus et des contresens, et, ce faisant, de progresser dans le recueil et le traitement des données (supposées secrètes ou non) 33

Terrain du secret : ruse, manœuvre et éthique de la recherche

  • 34 Goffman E., Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1991 (1974) ; Cefaï D., Amiraux V., « Les ri (...)

Si les agents et les institutions étudiés se fabriquent une façade pour se protéger 34, le chercheur peut aussi avoir une façade pour tenter d’orienter les perceptions et les jugements sur son travail. Entrer et récolter des données dans les univers opaques de la politique internationale implique, nous semble-t-il, une forme particulière d’engagement personnel : il faut être prêt à développer une certaine connivence avec les acteurs, au moins certains d’entre eux, et à ruser, si nécessaire, avec son terrain, i.e. à dissimuler les véritables objectifs de la recherche, à ne pas répondre aux attentes ou à faire connaître ce qui devait rester caché, en considérant qu’une recherche sans tricherie ou tromperie n’est pas faisable dans ces univers comme dans tant d’autres. En effet, si les personnes interrogées peuvent être animées par un plaisir de s’expliquer, et faire preuve de sincérité, elles ne sont pas complètement désintéressées ni animées par le souci de la vérité scientifique. Elles donnent, le plus souvent, des informations et du temps, jugé précieux, pour trouver à l’extérieur de leur univers social un allié capable de porter leur parole, de faire connaître et reconnaître leurs idées et leurs visions du monde, de donner une belle image de leur institution ou de se donner un beau rôle (c’est parfois dit de façon très explicite : « il faut l’écrire ça, il faut faire passer le message »). Autrement dit, les « confidences » tendent à s’assimiler à des tentatives de manipulation du chercheur dans le cadre de luttes bureaucratiques et politiques, et ce d’autant plus fortement qu’il est attendu de sa part un travail de recommandation et d’évaluation. Il est utile, dans les relations avec les enquêtés ou les informateurs, de conforter ces attentes en rassurant sur ses intentions, sur l’existence d’une communauté d’intérêts ou sur la visibilité de la publication. Mais ensuite, dans l’analyse des données et le travail d’écriture, il faut savoir décevoir ces attentes, y compris de ceux avec qui on a développé des relations amicales, en refusant d’effectuer intentionnellement le contre-don attendu du don (refuser de soutenir des intérêts ou des points de vue en échange du temps, des connaissances, des documents, des carnets d’adresses et de la confiance donnés). « Ruser avec son terrain », c’est aussi prendre pour objet d’analyse l’accès même aux informations, rendre compte des conditions sociales de possibilité d’une « fuite » et des conditions pratiques de son déroulement (de ce point vue, l’étude des échecs s’avère aussi féconde), en utilisant par exemple le off, ce qui n’est pas censé être écrit (« c’est pour vous, ne l’écrivez pas, je compte sur vous »).

  • 35 Latour B., La fabrique du droit, une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2004, p. (...)
  • 36 Bourdieu P., Les usages sociaux de la science. Pour une sociologie clinique du champ scientifique, (...)

Cette posture efficace est-elle éthique sur des sujets dits sensibles, car liés à la sécurité ? Elle l’est bien plus, du point de vue des sciences sociales, que la posture qui consisterait à s’interdire, bien au-delà de ce qu’imposent les règles de droit, d’exploiter complètement ce qui a été observé, à la manière par exemple de Bruno Latour qui, dans son ethnographie du Conseil d’État, explique avoir choisi de ne rien révéler qui ne soit déplaisant ou dévalorisant pour l’institution étudiée afin d’enquêter sur « le secret de l’État sans trahir de secret d’État 35 ». Il ne s’agit en effet pas de se détacher de toute responsabilité morale, mais, au contraire, d’avoir une forte éthique de la recherche, de croire en la science, de considérer qu’il est important de préserver l’autonomie du champ scientifique en résistant aux demandes sociales, en refusant de se laisser dicter ses questions sur le monde social ou ses objectifs de recherche (par exemple, la relecture par les acteurs n’est acceptée que dans le but d’intégrer les modifications et les commentaires dans l’analyse). L’idée est de « se servir de l’État pour se libérer de l’emprise de l’État », de « tirer parti des garanties d’autonomie que donne l’État […] pour affirmer son indépendance à l’égard de l’État 36 ». L’adoption de cette posture ne signifie pas que certains informateurs ne puissent pas s’y retrouver. En montrant que l’action de l’État n’est jamais une réponse cohérente, rationnelle et homogène au contexte international et à ses transformations, en déconstruisant des problèmes publics et les catégories d’action publique qui vont avec, en mettant au jour des ressorts cachés du pouvoir, de l’arbitraire et du hasard, l’analyse remet en cause, d’une certaine façon, la politique menée. Elle constitue, de fait, pour les acteurs qui au sein de l’État critiquent cette politique, un relais de stratégies visant à transformer une position dans l’espace de production de la politique étudiée sans qu’on ait repris à notre compte leurs arguments (décrire et expliquer et non pas trancher, juger ou dénoncer).

  • 37 On l’oublie souvent, la contrainte de l’anonymisation des personnes interrogées a aussi des vertus (...)

Surtout, savoir ruser avec son terrain, c’est aussi s’imposer des limites, en se montrant bienveillant lors de la conduite de l’entretien, mais aussi en respectant la parole donnée sur l’anonymat des personnes 37 – via l’organisation d’un floutage des identités, le recours à certaines stratégies d’écriture, comme le passage au discours indirect, ou le renoncement à citer certaines expressions caractéristiques ou à faire figurer la liste des entretiens menés – et en taisant certaines informations dispensables à l’analyse. Sur ce point, les chercheurs ont un avantage par rapport aux journalistes, le jeu de la recherche en sciences sociales étant moins le dévoilement de « secrets » que l’explication de processus, de logique de situation et de systèmes de contraintes. Dans le prolongement, même si les données recueillies servent à rendre compte de luttes et de pratiques qui contredisent l’image publique des institutions, on veille dans l’écriture à ne pas nuire aux agents et agences étudiées. Par exemple, lorsque l’enquête décrit la manière dont des représentants français entretiennent discrètement des relations privilégiées avec des agents de l’Agence internationale de l’énergie atomique pour obtenir des informations supplémentaires sur les activités nucléaires iraniennes, alors même que la valeur de cette organisation internationale repose sur son image d’indépendance par rapport aux États membres, on a précisé que ces collusions étaient loin d’être propres à la France et à ses représentants. Il ne s’agit pas seulement d’une question morale ou d’ordre juridique (on a déjà évoqué les risques en la matière), si tant est qu’on ait vraiment eu connaissance de secrets protégés par la loi, mais aussi de fécondité scientifique, le but étant d’éviter de compromettre les enquêtes ultérieures sur le même terrain (même s’il ne faut probablement pas surestimer l’attention ou le goût des producteurs des politiques étudiées pour les sciences sociales, et donc le risque en la matière).

Dédramatiser la place du secret

  • 38 Bourdieu P., « Méthode scientifique et hiérarchie sociale des objets », Actes de la recherche en sc (...)
  • 39 Que l’on se souvienne aussi du mot de Marc Bloch sur les services secrets militaires français duran (...)
  • 40 Dobry M., Sociologie des crises politiques, op. cit., p. 25.
  • 41 Bourdieu P., Chamboredon J.-C., Passeron J.-C., Le métier de sociologue, Berlin, New York, Mouton d (...)

15Banaliser l’approche du secret en politique internationale, c’est aussi rompre avec la passion ou le fétichisme du secret qui tend à conférer une dignité à certains objets de recherche, et donc à orienter des investissements intellectuels. D’abord, il faut s’interroger sur l’intérêt de s’attaquer à des terrains difficiles d’accès, se demander s’il n’y a pas des objets et des terrains socialement moins importants voire dévalorisés, plus faciles d’accès, pouvant permettre de poser les mêmes questions 38. Dans le cadre de nos recherches, il s’est par exemple avéré judicieux d’étudier le Centre de renseignement et de situation de l’Union européenne (Intcen), une institution marginalisée dans l’espace européen de production des politiques de sécurité, pour éclairer le fonctionnement et le travail de services de renseignement plus prestigieux et fermés. On gagne aussi à ne pas confondre vérité scientifique et révélation du secret. La satisfaction que l’on peut éprouver à traquer et dévoiler du caché n’est pas nécessairement scientifiquement fondée. D’une part, tout ce qui est étiqueté « secret » n’équivaut pas à un principe caché des pratiques ou des phénomènes étudiés 39, d’autant plus que la tendance des administrations publiques à sur-classifier leurs documents est connue, le secret servant parfois avant tout à conférer de l’importance à ses auteurs et à ses destinataires. D’autre part, s’il existe bel et bien des complots dans le monde social, les complots ne mènent pas le monde social 40. Le travail de dévoilement du secret ne saurait donc épuiser les efforts de la recherche et l’énigme à résoudre. En outre, il y a d’autres obstacles à la connaissance que les difficultés documentaires : les « véritables » problèmes, ceux d’interprétation, commencent lorsqu’on a réussi à faire parler le terrain (« la malédiction des sciences de l’homme » est bien d’avoir affaire « à un objet qui parle 41 » et non à des acteurs taiseux).

  • 42 Ginzburg C., « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire », in Ginzburg C. (dir), Mythes, emblèmes, (...)

16Par ailleurs, l’incomplétude des descriptions découlant des mises en scène du secret d’État rencontrées tout au long de l’enquête n’interdit pas de réunir les conditions nécessaires à la connaissance sociologique. L’analyse d’une action publique peut très bien être impressionniste, au sens où elle ne porte ni sur tous ses moments ni sur tous ses aspects, mais plutôt sur l’examen de certains détails ou zones privilégiées au regard des questions posées 42. Ainsi, dans nos recherches sur la « politique étrangère » de la France visant à partir à la recherche de la « structure » de l’espace international, on s’est attaché prioritairement aux moments où l’intensité des relations transatlantiques est la plus haute, là où la structuration de l’espace international est susceptible de mieux se révéler en raison de la place particulière que les États-Unis y occupent. Dans le prolongement, les effets induits par le non-accès à certaines informations sur les détails des processus de décision gouvernementale méritent de ne pas être surestimés. Dès lors qu’on adopte un point de vue non-décisionniste sur la politique de l’État (un point de vue qui souligne le poids des routines et des luttes au sein de l’État, mais aussi de dynamiques internationales hors de contrôle), la restitution des logiques sociales dans lesquelles les acteurs sont pris, par exemple des effets de champs, importe davantage que la quête du moment et des modalités précis de la « prise de décision ».

  • 43 Becker H., Les ficelles…, op. cit., p. 196.
  • 44 Offerlé M., « L’électeur et ses papiers. Enquête sur les cartes et les listes électorales (1848-19 (...)
  • 45 Sur l’idée de sérendipité en sciences sociales, Merton R. K., Social Theory and Social Structure, N (...)
  • 46 Dewerpe A., Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris, Gallimard, 1 (...)
  • 47 « Les façades institutionnelles », Sociétés contemporaines, n°88, 2012.
  • 48 L’expression est de Johanna Siméant-Germanos, en séminaire.
  • 49 Sur l’idée que le secret sépare les groupes : Simmel G., Secret et sociétés secrètes, Strasbourg, C (...)

17Même les terrains réputés les plus difficiles offrent des prises aux questionnements des sciences sociales, dès lors qu’on est prêt à faire évoluer la manière dont on identifie ou construit son objet de recherche en fonction des conditions de production des données en partie hors de contrôle (à quelles questions mes matériaux empiriques permettent-ils de répondre 43 ?). S’il est utile de rappeler que « c’est l’objet qui “crée” le carton (d’archive) 44 » pour éviter de conférer un intérêt en soi à toute divulgation de secrets d’archives, il faut aussi accepter de se laisser porter par le terrain, que le carton puisse « faire » l’objet, afin de ne pas s’interdire de prêter attention aux découvertes inattendues susceptibles de donner naissance à de nouvelles hypothèses 45. En outre, on peut prendre le secret et ses frontières comme un objet d’étude en soi. Il est ainsi possible de travailler sur les services de renseignement en s’intéressant non pas au contenu mais aux usages du secret 46, et de ses « fuites », dans les jeux bureaucratiques et politiques. On peut également étudier les procédures, technologies ou dispositifs du secret, et les modalités de sa transmission, pour explorer le travail bureaucratique au fondement des actes d’État (les réunions dans des cages de Faraday, les salles dédiées à la consultation de certains documents, les notes numérotées et imprimées sur papier spécial, les mesures de protection spécifiques aux « services secrets »). Par ailleurs, en tant que « discours de façade 47 », les mises en scène du secret observées, loin d’être de simples voiles ou écrans masquant la réalité, contribuent au fonctionnement des institutions étudiées. Les analyser est, alors, un moyen d’interroger les rapports différenciés à l’institution des individus qui les peuplent (toutes les « langues de bois » ne sont pas faites du même bois 48). Surtout, les organisations bureaucratiques et leurs membres ne sont pas seulement gouvernés par les missions ou objectifs officiels, ils agissent aussi selon leurs fins propres : séparer des savoirs au nom du « secret d’État » ce n’est pas seulement protéger l’État, c’est aussi séparer et protéger des groupes d’acteurs au sein de l’État, tracer des frontières entre ceux qui en sont, ayant « droit d’en connaître », et les autres, ceux qui n’en sont pas, des « profanes » qui se retrouvent démunis, disqualifiés dans les luttes pour la définition de la réalité et la production de l’action publique (c’est pour cela que le secret n’est plus un obstacle mais une ressource quand le travail d’enquête s’appuie sur des « outsiders » plutôt que sur ceux pour qui dévoiler un « secret » détenu c’est à la fois trahir le groupe et se trahir en mettant à mal un avantage comparatif) 49. On peut alors explorer ce dont sont faits ces groupes de spécialistes – notamment les propriétés sociales de leurs membres – et la manière dont ils tendent à délimiter ou cloisonner leur territoire et à contrôler, non sans succès souvent, les débats sur ces questions, en se préservant de l’ingérence de concurrents et d’univers sociaux voisins aux logiques différenciées.

  • 50 En gardant par exemple toujours à l’esprit que, les États n’agissant jamais « comme un seul homme » (...)
  • 51 Lahire B., « Risquer l’interprétation. Pertinences interprétatives et surinterprétations en science (...)
  • 52 Allison G. T., Essence of Decision. Explaining the Cuban Missile Crisis, Boston, Little, Brown and (...)

18Enfin, si le problème de l’accès aux données oblige à une attitude vigilante sur les angles morts de l’enquête et les variables cachées 50, on peut même, dans un contexte de survalorisation de l’enquête de terrain, assumer la prise de risque dans l’interprétation 51 en relativisant les faiblesses et les erreurs, liées notamment à l’emprise de la logique du secret, dans la restitution de la réalité empirique. Ce qui fait ainsi aujourd’hui encore la valeur de l’ouvrage d’Allison sur la crise des missiles de Cuba de 1962, qui s’appuie exclusivement sur des sources ouvertes (littérature secondaire, mémoires des acteurs, auditions du Congrès, articles de presse), n’est pas tant la justesse de ses descriptions et de ses explications d’un événement historique spécifique, qui a été largement mise en doute, que ses propositions et modèles sociologiques généraux pour l’étude des politiques de l’État. Et lorsque trente ans plus tard, pour la deuxième édition, l’auteur a pu bénéficier de matériaux empiriques dont la richesse est difficile à égaler sur un tel terrain – archives publiques américaines et soviétiques déclassifiées, dont les transcriptions des enregistrements secrets des délibérations du Comité exécutif du Conseil national de sécurité américain – le récit a été enrichi et corrigé, mais le modèle d’analyse n’a pas véritablement été rendu plus clair ou plus fécond 52.

  • 53 Le coffre-fort du dossier iranien ne s’étant par exemple jamais ouvert, il faut s’attendre à ne pou (...)
  • 54 Veyne P., L’inventaire des différences, Leçon inaugurale au Collège de France, Paris, Seuil, 1976, (...)

19En somme, même si l’on ne peut pas tout connaître et tout faire, des faits demeurant cachés et perdus indépendamment de l’ingéniosité (voire de la rouerie) déployée 53, les difficultés inégales de l’accès aux différentes formes de secret – les rivalités et conflits internes aux différentes bureaucraties intervenant dans la définition de l’action étudiée, les objectifs, intérêts, ressources et pratiques dissimulés, l’état des (mé)connaissances sur les adversaires et partenaires-adversaires, les mécanismes de la dissuasion nucléaire ou les propriétés des membres des services de renseignement – ne sauraient en rien justifier l’état de sous-développement du champ de recherche consacré à la politique dite « étrangère » ou « internationale » de l’État. Les obstacles se surmontent ou se contournent et n’empêchent nullement de faire de la sociologie, dès lors que l’on soumet constamment les sources à la critique, c’est-à-dire que l’on entretient un rapport réflexif à ses matériaux et aux méthodes par lesquelles on les a collectés ou produits, et que l’on fait le maximum avec la quantité limitée de données dont on peut disposer. Mieux, le secret s’avère même fécond si l’on fait sienne l’idée de Veyne selon laquelle la rareté des matériaux suscite l’ingéniosité des questionnements 54. En outre, et c’est peut-être la vertu la plus heuristique du secret, la difficulté et l’inconfort du terrain, loin d’être uniquement des sources de frustration, de lacunes et de biais, contribuent à faire de la recherche un plaisir en rendant les « pépites empiriques » découvertes encore plus précieuses et en transformant certains entretiens en source de véritables moments de joie.

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Notas

1 Tel qu’on le conçoit, le « secret » auquel on se confronte n’est pas une substance mais un ensemble de pratiques et de dispositifs – à penser relationnellement et sur lequel le chercheur peut agir – qui « protège » des positions sociales de remises en cause d’acteurs aux intérêts ou aux valeurs différenciés. Les informations tenues secrètes pour le chercheur ne sont ainsi pas nécessairement, même si c’est souvent le cas sur nos objets, des informations « officiellement » estampillées du label « secret », et donc verrouillées par des mécanismes juridiques, pour se préserver de concurrences internationales ou maintenir une efficacité opérationnelle. Cela peut être aussi des éléments dévalorisants ou peu légitimes en dehors de l’univers social considéré, comme des accommodements aux « contraintes du droit », des lacunes, des erreurs et des « dysfonctionnements », des divergences de points de vue ou encore des intérêts et des pratiques en sensible décalage avec les discours publics ; et cela peut également renvoyer à des stratégies de distinction visant à créer des groupes, nous y reviendrons. Pour une explicitation plus ample de cette manière d’appréhender le secret, nous renvoyons le lecteur à l’introduction de ce dossier.

2 À la fin d’un entretien, un membre du cabinet diplomatique de l’Élysée nous a conseillé, « en toute amitié », de faire relire par des personnes du Quai d’Orsay une version avancée de notre thèse pour nous éviter tout ennui, « y compris pénal », en étant accusé de compromission du secret de défense nationale, et de nous préciser qu’« une agrégation d’éléments non classifiés peut amener à des informations classifiées et causer du tort à l’État ou à des personnes au sein de l’État ». L’article 413-11 du Code pénal dispose que, pour les personnes non-dépositaires, rendre public, mais aussi avoir en sa possession ou simplement prendre connaissance d’un secret protégé au titre de la défense nationale est passible de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 € d’amende. Si les difficultés rencontrées ne sont pas exceptionnelles, ou propres au terrain de l’international (Laurens S., Neyrat F. (dir.), Enquêter de quel droit ? Menaces sur l’enquête en sciences sociales, Bellecombe en Bauges, Éditions du Croquant, 2010), le secret étant souvent une des conditions de possibilité et d’efficacité des politiques de l’État, par rapport à d’autres échelles ou domaines de l’action publique, on a affaire à des acteurs dominants qui disposent de davantage d’instruments et de ressources pour se protéger vis-à-vis du regard externe et pour contraindre le travail des sciences sociales.

3 Ces stratégies de recherche valent dans le contexte d’un État démocratique où une recherche en sciences sociales autonome est possible. Les anecdotes et les récits d’expérience sur les conditions de production des données nécessaires à la connaissance sociologique sont tirées d’une recherche sur la « politique étrangère » de la France (Pouponneau F., La politique française de non-prolifération nucléaire. De la division du travail diplomatique, Bruxelles, Peter Lang, 2015) et de recherches en cours portant notamment sur l’« européanisation » de la politique anti-terroriste française et la « guerre au Mali ».

4 Sur les places d’observation qu’il est possible de s’arranger dans les lieux les plus confidentiels, on renvoie à l’article de Julien Pomarède dans ce numéro.

5 En ce sens, voir entre autres : Siméant J. (dir.), Guide de l’enquête globale en sciences sociales, Paris, CNRS éditions, 2015.

6 Kaplan A., The Conduct of Inquiry. Methodology for Behavioral Science, Transaction Publishers, New Brunswick et Londres, 4e édition, 2009 (1964), p. 11.

7 Dobry M., Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 3e édition, 2009 (1986), pp. 173-177.

8 « Terrorisme : comment les services de renseignement ont infiltré une filière djihadiste », Le Parisien, 24 janvier 2017.

9 « Des soldats d’exception », Paris Match, n° 3653, 15 mai 2019, p. 61. Cet article précise, y compris en gros titre, que les « moyens américains » mobilisés, évoqués publiquement par le Chef d’état-major des armées sans plus de précision, étaient constitués d’interceptions de conversations téléphoniques des ravisseurs. Peu de temps après, en entretien, un membre des forces spéciales nous dira regretter cette publication qui détaille leurs modes d’action (« on est allé trop loin ») en précisant que depuis « l’ennemi a lâché ses téléphones ».

10 Davet G., Lhomme F., Un Président ne devrait pas dire ça…, Paris, Stock, 2016, pp. 485-487.

11 https://twitter.com/Malbrunot/status/1101030728790347777 (Page consultée le 23 septembre 2019).

12 Dubois C., Pelletier E., Où sont passés nos espions ? Petits et grands secrets du renseignement français, Paris, Albin Michel, 2017 ; Notin J.-C., La guerre de la France au Mali, Paris, Tallandier, 2014.

13 Bourdieu P., Homo academicus, Paris, Minuit, 1984, pp. 13-14.

14 Pour un usage similaire du détour par l’histoire, sur un tout autre sujet : Duval J., Le cinéma au xxe siècle. Entre loi du marché et règles de l’art, Paris, CNRS éditions, 2016.

15 Bernet P., Le Roy M., SDECE, Service 7 : l’extraordinaire aventure du colonel Le Roy-Finville et de ses clandestins, Paris, Presses de la Cité, 1980 ; Burdan D., DST. Neuf ans à la division antiterroriste, Paris, Robert Laffont, 1990 ; Marion P., La mission impossible. À la tête des Services Secrets, Paris, Calmann-Lévy, 1991 ; Silberzahn C., Guisnel J., Au cœur du secret. 1 500 jours aux commandes de la DGSE (1989-1993), Paris, Fayart, 1995 ; Bonnet Y., Contre-espionnage. Mémoires d’un patron de la DST, Paris, Calmann-Lévy, 2000 ; Siramy P., Léger L., 25 ans dans les services secrets, Paris, Flammarion, 2010 ; Nart R., Debain J., L’affaire Farewell. Vue de l’intérieur, Paris, Nouveau Monde éditions, 2015 ; Martinet P., Un agent sort de l’ombre, Paris, Privé, 2015 ; Voger P.-L., Panon X., Je ne pouvais rien dire. Contre-espionnage, antiterrorisme : un ancien espion raconte, Paris, L’Archipel, 2018.

16 Sur les pratiques de dissimulation des archives publiques et ses conséquences sur l’écriture de l’histoire : Combe S., Archives interdites. L’histoire confisquée, Paris, La Découverte/Poche, 2001 (1994) ; Laurent S. (dir.), Archives « secrètes », secrets d’archives ? Le travail de l’historien et de l’archiviste sur les archives sensibles, Paris, CNRS éditions, 2003.

17 Des archives publiques sont détruites, et tout n’est pas archivé : des consignes peuvent être strictement orales et les archives ne gardent le plus souvent trace ni des tractations de couloirs, ni des échanges téléphoniques ou électroniques.

18 L’organisation non gouvernementale Wikileaks a commencé le 28 novembre 2010, en collaboration avec des quotidiens internationaux prestigieux, la divulgation sur son site internet des documents transmis par une militaire américaine – Chelsea Manning née Bradley Manning – qui sera par la suite condamnée à de la prison. Après une publication contrôlée et progressive, le 22 août 2011, l’intégralité des « câbles » a été mise en ligne. On a traité ce vaste corpus à l’aide de moteurs de recherche disponibles en ligne. Auparavant, environ 75 000 « rapports de situation » de la guerre en Afghanistan et environ 400 000 notes militaires du conflit irakien avaient été publiés en juillet et octobre 2010.

19 Farge A., Le goût de l’archive, Paris, Seuil, 1997 (1989), pp. 22-23.

20 À la durée de l’entretien lui-même (et de son attente), il faut ajouter le temps de la préparation (identification de l’interlocuteur, négociation de l’obtention de l’entretien, prise de rendez-vous, élaboration du guide d’entretien, déplacement, parfois à l’étranger) et celui de son analyse (qui implique une fastidieuse transcription des données).

21 Dobry M., « Le renseignement dans les démocraties occidentales. Quelques pistes pour l’identification d’un objet flou », Les cahiers de la sécurité intérieure, n°30, 1997, p. 59.

22 Voir entre autres : Chamboredon H. (dir.), « S’imposer aux imposants. À propos de quelques obstacles rencontrés par des sociologues débutants dans la pratique et l’usage de l’entretien », Genèses, n°16, 1994, pp. 129-130 ; Legavre J.-B., « La neutralité dans l’entretien de recherche. Retour personnel sur une évidence », Politix, vol. 9, n°35, 1996, pp. 207-225 ; Laurens S., « “Pourquoi” et “comment” poser les questions qui fâchent ? Réflexions sur les dilemmes récurrents que posent les entretiens avec des “imposants” », Genèses, n°69, 2007, pp. 112-127 ; Beaud S., Weber F., Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2010 (1997) ; mais aussi : Cohen S. (dir.), L’art d’interviewer les dirigeants, Paris, PUF, 1999 ; Allès D., Guilbaud A., Lagrange D., « L’entretien en relations internationales », in Devin G. (dir.), Méthodes de recherche en relations internationales, Paris, Presses de Sciences Po, 2016, pp. 159-176 ; Van Puyvelde D., “Qualitative Research Interviews and the Study of National Security Intelligence”, International Studies Perspectives, vol. 19, n°4, 2018, pp. 375-391.

23 Bourdieu P., « Comprendre », in Bourdieu P. (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 1394.

24 Becker H., Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales, Paris, La Découverte, 2002 (1998), p. 153.

25 Barbot J., « Mener un entretien de face à face », in Paugam S. (dir.), L’enquête sociologique, Paris, PUF, 2012, pp. 136-137.

26 Laurens S., « “Pourquoi” et “comment”… », art. cité.

27 « Opération Barkhane - Comment éviter l’enlisement des forces françaises au Sahel ? », Paris, 19 octobre 2016, p. 2.

28 https://twitter.com/Malbrunot/status/1101030728790347777 (page consultée le 23 septembre 2019).

29 État-major des armées, « Chammal : Raid aérien français sur Raqqah en Syrie, 1 centre de commandement et 1 camp d’entraînement de Daech détruits », Paris, 16 novembre 2015.

30 Cohen S., « Enquêtes au sein d’un “milieu difficile” : les responsables de la politique étrangère et de défense », in Cohen S. (dir.), L’art d’interviewer…, op. cit., pp. 17-49. Dans la présentation de son dispositif de recherche, le chercheur court toujours le risque d’être tenté de rationaliser ses choix en trouvant des bonnes raisons a posteriori de la validité de son travail. Ici, le risque est peut-être moins grand, car les deux méthodes ont été expérimentées. En effet, l’enregistrement a parfois été refusé par la personne interrogée ou dissuadé par les conditions de l’entretien (environnement trop bruyant ou contexte trop (dé)tendu). À noter que le statut d’étudiant, et l’image inoffensive qu’il véhicule, est ici bénéfique, comme le suggère cette anecdote : un haut fonctionnaire interrogé sur la « guerre au Mali » nous a refusé l’usage du dictaphone, en précisant qu’il ne l’autorisait jamais, alors qu’il avait accepté quelques semaines auparavant pour une étudiante qui participait à la même recherche collective que nous.

31 Une troisième solution, mêlant les avantages des deux méthodes en évitant leurs inconvénients, consisterait à procéder à un enregistrement clandestin, une pratique facilitée par les progrès techniques qui semble de plus en plus répandue en sciences sociales. Nous ne l’avons pas tenté, le risque étant grand de se voir définitivement fermer l’accès au terrain en cas de découverte de la tromperie, tant nous évoluons dans un milieu d’interconnaissance étroit.

32 Lorsque nous demandons l’autorisation d’utiliser un dictaphone, nous indiquons systématiquement la possibilité de l’éteindre à tout moment, s’il est souvent dit que cette précaution est inutile, puisque rien de confidentiel ne sera dit, il n’est pas rare en pratique que le dictaphone soit éteint, parfois à notre initiative pour tenter de lever des hésitations apparentes.

33 Sur l’enregistrement des entretiens contre la logique de l’erreur : Joutard P., Ces voix qui nous viennent du passé, Paris, Hachette, 1983, pp. 209-210.

34 Goffman E., Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1991 (1974) ; Cefaï D., Amiraux V., « Les risques du métier : engagements problématiques en sciences sociales », Cultures & Conflits, n°47, 2002, pp. 15-48.

35 Latour B., La fabrique du droit, une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2004, p. 7. De façon proche, Christian Lesquesne entend écarter de son analyse de l’univers diplomatique les « dysfonctionnements » ou les « scandales » : Ethnographie du Quai d’Orsay. Les pratiques des diplomates français, Paris, CNRS éditions, 2017.

36 Bourdieu P., Les usages sociaux de la science. Pour une sociologie clinique du champ scientifique, Paris, INRA éditions, 1997, pp. 48-49. Cette autonomie des champs scientifiques conférée par l’État, notamment via ses financements, ne va pas de soi dans la conjoncture politique actuelle, et elle semble devoir être défendue.

37 On l’oublie souvent, la contrainte de l’anonymisation des personnes interrogées a aussi des vertus sociologiques en obligeant à passer de l’individu empirique à l’individu construit/épistémique (Bourdieu P., Homo academicus, op. cit., chapitre 1).

38 Bourdieu P., « Méthode scientifique et hiérarchie sociale des objets », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 1, n°1, 1975, pp. 4-6. 

39 Que l’on se souvienne aussi du mot de Marc Bloch sur les services secrets militaires français durant la deuxième Guerre mondiale : « Quant à la diffusion des informations, c’est une vieille plaisanterie, dans les états-majors, de raconter comment un 2e bureau, aussitôt qu’il sait quelque chose, s’empresse d’en faire un papier, d’écrire sur celui-ci, à l’encre rouge, “très secret”, puis de l’enfermer, loin des yeux de tous ceux qu’il pourrait intéresser, dans une armoire à triple serrure ». Bloch M., L’étrange défaite, Paris, Folio, 1990 (1946), p. 116.

40 Dobry M., Sociologie des crises politiques, op. cit., p. 25.

41 Bourdieu P., Chamboredon J.-C., Passeron J.-C., Le métier de sociologue, Berlin, New York, Mouton de Gruyter, 5e édition, 2005 (1968), p. 64.

42 Ginzburg C., « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire », in Ginzburg C. (dir), Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Lagrasse, Verdier, 2010 (1989), pp. 218-299.

43 Becker H., Les ficelles…, op. cit., p. 196.

44 Offerlé M., « L’électeur et ses papiers. Enquête sur les cartes et les listes électorales (1848-1939) », Genèses, n°13, 1993, p. 35.

45 Sur l’idée de sérendipité en sciences sociales, Merton R. K., Social Theory and Social Structure, New York, The Free Press, 1949, pp. 157-162.

46 Dewerpe A., Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris, Gallimard, 1994.

47 « Les façades institutionnelles », Sociétés contemporaines, n°88, 2012.

48 L’expression est de Johanna Siméant-Germanos, en séminaire.

49 Sur l’idée que le secret sépare les groupes : Simmel G., Secret et sociétés secrètes, Strasbourg, Circé, 1991.

50 En gardant par exemple toujours à l’esprit que, les États n’agissant jamais « comme un seul homme », les relations diplomatiques ou militaires observées puissent s’accompagner de relations plus discrètes ou d’accords secrets.

51 Lahire B., « Risquer l’interprétation. Pertinences interprétatives et surinterprétations en sciences sociales », Enquête, 3, 1996, pp. 61-87.

52 Allison G. T., Essence of Decision. Explaining the Cuban Missile Crisis, Boston, Little, Brown and Company, 1971 ; Allison G. T., Zelikow P. D., Essence of Decision. Explaining the Cuban Missile Crisis, New York, Longman, 2e édition, 1999. On gagne aussi, en termes de connaissance, à savoir prendre délibérément ses distances à l’égard des faits constatés : Bourdieu P., Chamboredon J.-C., Passeron J.-C., Le métier…, op. cit., p. 79.

53 Le coffre-fort du dossier iranien ne s’étant par exemple jamais ouvert, il faut s’attendre à ne pouvoir procéder à des investigations aussi approfondies que souhaitées, et il apparaît difficile de juger avec les mêmes exigences de niveau empirique les recherches sur les politiques de sécurité internationales et, par exemple, une enquête de sociologie du militantisme dans des partis de gouvernement.

54 Veyne P., L’inventaire des différences, Leçon inaugurale au Collège de France, Paris, Seuil, 1976, pp. 14-15. op. cit.

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Para citar este artículo

Referencia en papel

Florent Pouponneau, «Refuser le défaitisme face au secret : stratégies de recherche pour les sciences sociales de l’international»Cultures & Conflits, 118 | 2020, 19-36.

Referencia electrónica

Florent Pouponneau, «Refuser le défaitisme face au secret : stratégies de recherche pour les sciences sociales de l’international»Cultures & Conflits [En línea], 118 | été 2020, Publicado el 01 enero 2024, consultado el 19 abril 2024. URL: http://journals.openedition.org/conflits/21831; DOI: https://doi.org/10.4000/conflits.21831

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Autor

Florent Pouponneau

Florent Pouponneau est maître de conférences en science politique à l’Université de Strasbourg et membre du laboratoire SAGE (Sociétés, Acteurs, Gouvernement en Europe, UMR 7363). Auteur de plusieurs travaux sur la « politique de non-prolifération nucléaire » de la France, ses recherches actuelles portent notamment sur l’européanisation de la « politique anti-terroriste » française et la « guerre au Mali ».

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