En-quête de démocratie européenne
Résumés
Cet entretien est l’occasion d’un retour sur l’expérience de l’écriture et de la diffusion d’une proposition de traité de démocratisation de l’Union européenne forgé par un groupe interdisciplinaire de quatre chercheurs en sciences sociales (S. Hennette, T. Piketty, G. Sacriste, A. Vauchez) dans le cadre de l’élection présidentielle française de 2017, puis des élections européennes de 2019. Il s’interroge sur les conditions et les formats d’intervention des chercheurs dans le débat public, et plus particulièrement, dans ce cas, européen : ce que produire un « traité » veut dire et ce que naviguer au confluent de la recherche, de l’expertise et de l’engagement implique. La discussion insiste tout à la fois sur les effets de connaissance d’une expérience génératrice de curiosités empiriques et de nouvelles hypothèses de recherche, mais pointe aussi les risques, tensions et malentendus qu’il y a à être à la fois « en dehors » et « en dedans » de son objet de recherche. L’entretien plaide au final pour l’utilité de tester ces rencontres « aux frontières » – pourvu que se développe une forme collective de réflexivité sur les conditions dans lesquelles les sciences sociales peuvent effectivement « infuser » le débat public.
Entrées d’index
Mots-clés :
réflexivité, interdisciplinarité, répertoire d’intervention, débat public européen, champ du pouvoir européenKeywords:
reflexivity, interdisciplinarity, repertoires of intervention, European public debate, European field of powerTexte intégral
1Cet entretien est à l’image de ce qu’il raconte : une expérience de travail au long cours, marquée par des notes, des brouillons, des « allers-retours » et une accélération provoquée par la situation imprévue du confinement et du « temps » que l’isolement forcé (mais très certainement « confortable » au regard de celles et ceux qui avaient des responsabilités familiales – en très grand nombre des femmes – ou se trouvaient dans des situations de précarité) nous a permis de récupérer et d’investir dans cet exercice.
2Plutôt qu’une discussion du T-Dem lui-même, l’entretien interroge ce que produire un « traité » pour l’Europe veut dire et ce que naviguer au confluent de la recherche, de l’expertise et de l’engagement implique : la productivité inattendue d’une expérience d’intervention politico-académique qui est une porte d’entrée vers différentes scènes nationales et européennes, tant politiques que militantes, et qui est génératrice de nouvelles curiosités empiriques et désirs de recherche ; mais aussi les risques qu’elle comporte pour « faire la recherche » et, in fine, « être chercheur ». C’est cet écheveau que l’entretien cherche ici à démêler en repartant de la diversité des « situations » qu’une telle expérience provoque – et ce dans une approche ethnographique plutôt que normative. En repartant des tensions, des malentendus et des brouillages qui se multiplient au fil d’une expérience de ce type, mais aussi sur les profits intellectuels qui peuvent en résulter, l’entretien plaide au final pour l’utilité qu’il y a pour les chercheurs en sciences sociales de tester ces rencontres « aux frontières », pourvu que se développe une forme collective de réflexivité.
3L’entretien se structure autour de trois grands axes qui retracent et resituent la démarche d’un des auteurs du T-Dem. Dans un premier temps, c’est le processus de « construction » du traité qui est d’abord abordé pour ensuite considérer les implications de l’exercice pour le chercheur en termes d’expériences vécues et de stratégies de positionnement. L’entretien se termine avec l’internationalisation du traité et de l’expérience à la première personne de l’Europe.
Le Traité de démocratisation de l’Europe (T-Dem) en quelques lignes…
Le traité de démocratisation de l’Europe (T-Dem) propose une greffe démocratique au cœur du pouvoir européen. Echafaudé au printemps 2017 (et complété en 2018 par un budget des biens communs à l’échelle européenne), il a initialement été lancé dans le cadre de la campagne présidentielle de 2017 puis, à la veille des élections européennes du printemps 2019, par un « Manifeste de démocratisation de l’Europe » publié dans la presse européenne le 9 décembre 2018. L’appel réunissait 120 intellectuels de toute l’Europe autour des sept initiateurs, Manon Bouju, Lucas Chancel, Anne-Laure Delatte, Stéphanie Hennette, Thomas Piketty, Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez. Près de 120 000 citoyens européens s’y sont ralliés en quelques mois (voir www.tdem.eu).
Le T-Dem a pour objectif de donner aux citoyens les moyens de réduire les inégalités et de mettre en place une véritable justice sociale, fiscale et environnementale en Europe. Techniquement, il permet de contourner l’impasse de l’unanimité aujourd’hui nécessaire à la refonte des traités européens en proposant un traité ad hoc, que tous les États de l’Union seraient appelés à signer, mais qui entrerait en vigueur à la condition qu’un nombre d’États membres représentant 70 % de la population de l’Union l’ait ratifié.
Il prévoit d’abord la création d’une Assemblée parlementaire européenne, composée à 80 % de députés délégués des parlements nationaux des États signataires et à 20 % de parlementaires européens. Elle aurait pour fonction de contrôler le gouvernement économique et social de l’Union, tout particulièrement l’Eurogroupe, et de peser sur l’orientation des principaux documents du « semestre européen ». Elle se prononcerait également sur l’interprétation de l’objectif de stabilité des prix et sur la cible de l’inflation retenue par la BCE.
Cette Assemblée se verrait en outre confier le pouvoir de créer de nouveaux impôts européens dans le périmètre du traité. Cela permettrait aux États signataires de contourner la règle de l’unanimité en matière de fiscalité directe, qui empêche aujourd’hui toute avancée dans ce domaine au sein de l’UE.
Le traité suggère ainsi que les ressources propres du « budget de démocratisation » qu’il prévoit, pourraient être financées par quatre nouveaux impôts sous condition que l’Assemblée les vote de concert avec l’Eurogroupe, l’Assemblée gardant le dernier mot dans la procédure budgétaire prévue :
1. Un impôt commun sur les bénéfices des sociétés sur la base d’un taux européen additionnel et la fixation d’un taux européen minimum.
2. Un impôt progressif sur les hauts revenus en créant des taux marginaux additionnels prélevés au niveau européen sur les très hauts revenus.
3. Un impôt progressif sur les plus hauts patrimoines européens (patrimoines immobiliers, professionnels et financiers, nets de dettes).
4. Un impôt sur les émissions de carbone par l’instauration d’un taux plancher minimum de 30 euros sur chaque tonne de carbone émise sur le territoire européen.
Ainsi financé, ce budget s’élèverait à 4 % du PIB et serait donc proportionnellement quatre fois plus important que le budget actuel de l’UE.
Le T-Dem simule ensuite ce que pourrait être un budget européen effectivement financé sur cette base. Au préalable, il prend soin de limiter toute possibilité d’« Union de transfert » en fixant un seuil de 0,1 % de son PIB entre les recettes reçues et les recettes versées par un État, car il s’agit avant tout de réduire les inégalités à l’intérieur des différents États et d’investir dans l’avenir de tous les Européens, sans favoriser un État plutôt qu’un autre. Dans ce cadre, trois objectifs principaux ont été avancés autour du financement de biens communs européens :
1. La transition écologique afin d’atteindre les objectifs Paris COP21 ;
2. La recherche et les universités pour redresser la capacité d’innovation européenne, par rapport à celle des États-Unis ;
3. L’accueil et l’intégration des migrants ;
4. Enfin, la moitié des recettes de ce budget, 2 % du PIB, pourrait être en proportion reversée aux États, de manière à ce qu’ils retrouvent des marges budgétaires et puissent s’ils le souhaitent réduire leurs impôts sur les plus modestes (TVA, taxes indirectes, impôts et prélèvements sur les salaires).
Hager Ben Jaffel (H.B.J.) : Si j’avais été à votre place, la première chose que j’aurais certainement fait aurait été de constituer une check list de ma boîte à outils avant de me lancer dans le projet, un peu comme un randonneur qui vérifie d’avoir pris une carte et une boussole pour s’orienter. Disposiez-vous de tous les outils pour commencer la marche, si je puis dire ?
- 1 Pour un volume qui reprend les différentes contributions, voir Hennette S., Piketty T., Sacriste G. (...)
Antoine Vauchez (A.V.) : Je voudrais te remercier et, à travers toi, toute l’équipe de Cultures & Conflits, pour cette sollicitation à revenir sur l’expérience du T-Dem. Non pas tant que je souhaite ici redire les propositions qui ont déjà été présentées et discutées à plusieurs reprises1, mais plutôt parce que c’est l’occasion de verser cette expérience au pot commun d’une réflexion sur les conditions et les formes d’intervention des chercheurs dans le débat public, et plus particulièrement, dans ce cas, transnational.
Ce qui m’a frappé en effet, au fur et à mesure que nous étions appelés à produire et à défendre ce projet dans de nombreux lieux politiques, médiatiques, académiques, français et européens, c’est la relative rareté des points d’appui réflexifs à une époque où politistes et sociologues sont pourtant conduits, bien plus fréquemment qu’avant, à naviguer dans la zone grise qui se situe entre recherche, expertise et engagement.
- 2 C’est le constat du reste de Daniel Gaxie lui-même qui, ayant suggéré aux intervenants du colloque (...)
- 3 Castel R., « La sociologie et la réponse à la demande sociale », Lahire B. (dir.), À quoi sert la s (...)
Il ne s’agit pas bien sûr de faire un manuel de « bonnes pratiques » expertes mais plutôt de constituer un stock de ces expériences diverses et d’en faire un objet légitime de réflexion des sciences sociales pour expliciter ce qui se fait souvent de manière confuse et improvisée dans le cours même des événements. Il faut dire que la tradition de la sociologie politique « à la française », sans doute dans la lignée du Métier de sociologue, nous a assez peu préparés à avancer sur ce terrain des « liaisons dangereuses », puisqu’il convenait, avant tout, de « suspendre le point de vue normatif » qui risquait de perturber l’objectivation scientifique de l’objet, et de maintenir à tout prix la posture de spectateur impartial2. Mais, disons-le, c’est au risque de laisser nos options normatives s’inviter subrepticement entre les lignes, dans le choix même des objets, des questions posées, des indicateurs construits, quand ce n’est pas au travers de quelques pointes d’ironie distillées en passant… Au risque aussi, en s’en tenant à un certain « puritanisme sociologique3 », de faire l’expérience, en situation d’expertise ou en contexte de débat public, d’improvisations un peu bricolées, un peu honteuses.
Reste qu’il ne suffit pas de dire qu’on renonce au mythe de la neutralité axiologique… Encore faut-il réfléchir concrètement aux façons de faire qui, mieux que d’autres, permettent d’infuser des sciences sociales dans le débat public ; s’interroger aussi sur les conditions d’une bonne distance, quand on est à la fois « en dehors » et « en dedans » de son objet de recherche ; et anticiper autant que possible les écueils, les situations limites, les effets boomerang qui se produisent.
- 4 Voir notamment le dossier coordonné par Loïc Blondiaux, Jean-Michel Fourniau, Clément Mabi et leur (...)
- 5 Voir néanmoins dans des espaces européens assez divers : Eymeri J.-M., « Ce que faire l’expert pour (...)
Il est vrai que les choses ont changé depuis une quinzaine d’années en France puisque de nombreux sociologues et politistes se sont investis très directement en produisant des propositions sur le terrain de la vie République, de la démocratie participative, de la représentation, des lois paritaires, etc., générant un premier ensemble de réflexions ici et là, mais sans qu’on ait pu jusqu’ici mutualiser et discuter de ces expériences d’intervention par ailleurs très diverses 4 ; et sans trouver de prolongement à l’échelle européenne où ces questions difficiles prennent pourtant un caractère vertigineux vu la diversité historique des normes académiques et des rapports à l’expertise comme à l’engagement 5…
H.B.J. : Le projet vous a effectivement amené à entrer en contact avec le monde politique. De ce point de vue, comment retraceriez-vous la genèse de ce projet ?
- 6 Voir notamment Bué N., Cos R., « Les partis de gauche sont-ils frappés d’obsolescence programmatiqu (...)
A.V. : La petite histoire du T-Dem commence en février 2017, alors que la campagne présidentielle est déjà bien engagée. Elle est indissociable de la position qui a été proposée à Thomas Piketty, alors fraichement sorti de l’immense succès médiatique du Capital au xxie siècle, comme conseiller « Europe » du candidat socialiste, Benoit Hamon, lui-même en quête de soutiens intellectuels et d’idées permettant de marquer, en un temps très court, une « rupture » avec le hollandisme. Au final, le moment proprement politique du T-Dem aura été très court : nous nous sommes trouvés à écrire en quelques semaines une large partie du programme européen d’un candidat sous la forme d’une proposition de traité de démocratisation de l’Union européenne auquel nous avons vite donné le petit nom de « T-Dem ». Mais ce projet était un pur produit de campagne : il avait été construit « hors organigramme » et accepté à contrecœur par les politiques proches du candidat qui nous considéraient, nous chercheurs en sciences sociales, avec la méfiance des vrais professionnels de la politique ; il sera d’ailleurs presque immédiatement oublié au lendemain de la présidentielle – y compris du reste par Benoit Hamon lui-même au moment de créer son nouveau parti « Générations »… À bien des égards, ce passage éclair par la politique des partis confirme ce que nous savions déjà comme « politistes », à savoir le cycle de vie désormais très court des idées et projets dans le champ politique actuel, lié tout à la fois au rapport instrumental des dirigeants politiques à la forme « programme » et à la marginalisation du « travail programmatique » au sein des partis, Parti socialiste en tête 6. Tout cela conduira très vite, c’est-à-dire dès les mois d’avril-mai, le T-Dem et notre petit groupe sur d’autres routes : en dehors des partis et dans les méandres de la politique européenne et de son « espace public » très singulier, mais j’y reviendrai plus loin…
H.B.J. : Comment s’est constituée votre équipe ?
- 7 Piketty T. et al., « Manifeste pour une Union politique de l’euro », Le Monde, 18 février 2014.
- 8 Vauchez A., Démocratiser l’Europe, Paris, Seuil, 2014.
A.V. : J’avais déjà eu quelques contacts par e-mail avec Thomas Piketty autour des thèmes de politique européenne, mais c’est au moment où il rejoint l’équipe de Benoit Hamon et demande à s’occuper de son programme européen que s’est formé notre petit groupe. Dans l’urgence, une équipe interdisciplinaire s’est construite autour de très proches, Stéphanie Hennette-Vauchez, professeure de droit public avec qui je partage ma vie, et mon compère depuis de longues années sur les terrains du droit et de la politique européenne, Guillaume Sacriste, lui-même politiste. L’idée de base était d’apporter la preuve qu’il était possible de ne pas répéter l’expérience d’un François Hollande, qui avait dès 2012 renoncé à renégocier le pacte de stabilité (traité signé début 2012 et qui visait à renforcer la discipline budgétaire des États membres), en proposant une sorte de contre-traité. L’axe plus général de la « démocratisation » s’est vite imposé, d’abord parce que Thomas Piketty avait posé plusieurs jalons importants dans une tribune collective de février 2014 en proposant la création d’un parlement de la zone euro 7 ; mais aussi parce que c’est un thème sur lequel j’avais travaillé dans un petit livre, Démocratiser l’Europe, paru dans la collection de la « République des idées » 8. Mais tout restait à faire et dans une temporalité très contrainte, qui était bien sûr celle de la campagne elle-même, c’est-à-dire en quelques semaines à peine, entre le 12 février, quand commencent nos premiers échanges, et le 9 mars, quand Benoit Hamon tient une conférence de presse présentant son « programme européen ». De manière, pour nous, frappante, le projet que nous avons livré en quelque sorte clé en main a été repris pratiquement sans échange, ni débat dans le programme du candidat qui part ainsi le 28 mars à Berlin le présenter… à la chancelière Angela Merkel. Au final, le seul point d’achoppement aura été une question propre aux professionnels de la politique, à savoir la composition de cette assemblée parlementaire de la zone euro que nous proposions de créer et que nous souhaitions voir formée exclusivement de parlementaires nationaux, ce qui provoqua une fronde dans le petit groupe des parlementaires européens du PS, très attachés aux prérogatives du Parlement européen.
H.B.J. : Pourquoi avoir fait le choix du traité pour le format et de l’interdisciplinarité ? On peut penser que la seule intervention des européanistes et des juristes aurait été suffisante pour traiter la problématique que le projet tente de résoudre.
A.V. : L’idée d’écrire un traité comme une greffe permettant de réformer « de l’extérieur » l’Union européenne s’inspirait en fait des dirigeants et hauts fonctionnaires européens eux-mêmes : tout au long de la crise financière, ils n’avaient cessé de chercher à contourner les contraintes de l’Union européenne en multipliant les traités internationaux ad hoc (traité budgétaire, traité Mécanisme européen de stabilité, traité Union bancaire, etc.) en vue de rétablir la confiance des marchés dans la monnaie commune. Il s’agissait de voir dans quelle mesure nous pouvions aussi, comme l’a justement dit à l’époque Xavier Timbaud, « hacker les traités européens », c’est-à-dire utiliser cette même stratégie à notre tour pour « craquer le code » du droit européen et y trouver les marges de manœuvre politique européenne mais au service cette fois d’un tournant démocratique et social européen.
- 9 On se permet de renvoyer à Vauchez A., L’Union par le droit. L’invention d’un programme institution (...)
Sans doute avons-nous été inspirés sur la voie de cette « politique du droit » par l’expérience de notre collègue et aîné politiste Bastien François, qui s’était engagé quelques années plus tôt dans l’écriture d’un projet de Constitution de la vie République, montrant que c’était là un format d’intervention disponible pour les chercheurs, y compris politistes – pour peu qu’ils se donnent la peine d’ouvrir la boite à outils du droit et de ses formules. Il faut dire aussi que Guillaume et moi avions au cours des dix années précédentes beaucoup fréquenté, avec d’autres (Julie Bailleux, Antonin Cohen, Mikael Madsen), l’atelier de légistes européens, retraçant l’histoire de leur parole d’autorité dans la politique européenne, décortiquant aussi leurs techniques d’écriture des traités construites autour d’une bibliothèque de phrases et de formules relativement réduite 9. Dans un autre registre, Stéphanie s’était essayée dans le cadre d’une ANR sur « genre et droit » et dans le sillage des critical legal studies américaines, à des exercices de réécriture féministe des décisions de justice (comment aboutir à une autre décision sur la base d’une autre interprétation des mêmes normes et principes) ou encore de la Constitution française en écriture inclusive. Ce serait très exagéré de dire que cette démarche du pastiche était le cœur du projet – d’autant qu’il ne s’agissait pas là d’un simple exercice intellectuel… mais après coup je crois que ce détournement de la forme « traité », en faisant sauter un verrou juridique, a eu quelque chose de libérateur pour l’imagination politique. De ce point de vue, la composition interdisciplinaire de l’équipe (un économiste, une juriste et deux politistes) s’est avérée très ajustée aux formes de la politique européenne dont les objets (euro, budget, institutions européennes, etc.) sont tous densément teintés d’expertise et difficiles à déverrouiller avec un seul levier disciplinaire.
Mais la rédaction du traité n’a pas été un travail solitaire : nous n’avons pas cessé de tester nos idées de manière informelle auprès des réseaux de collègues juristes et politistes européanistes constitués au fil de nos recherches passées. Et c’est assez encourageant de faire l’expérience, notamment à l’échelle européenne, de la capacité des universitaires (pas exactement unique mais assez rare à l’échelle transnationale) à construire une expertise pour partie alternative et extérieure à celle des chancelleries mais aussi des institutions européennes. Même si l’intellectuel collectif européen peine encore et toujours à émerger, il peut aussi se constituer, même si c’est par intermittence et au prix d’un travail de mobilisation très chronophage… Reste que les points d’appui ne sont pas nécessairement venus de là où nous pouvions les attendre : nos collègues professeurs de droit européen se sont fréquemment montrés les plus sceptiques. Je ne résiste pas à la tentation d’évoquer ce collègue qui nous a renvoyé notre copie « corrigée » de toute part sur le mode du rappel à la bonne forme du droit : « L’écriture du droit est un exercice particulier » nous écrira-t-il doctement, « il présuppose une parfaite maitrise du vocabulaire juridique, de la systématique des normes et une parfaite connaissance des textes et principes qui gravitent autour (en l’occurrence les traités UE pour notre affaire). Sur ce point, je pense que les lacunes sont trop importantes », etc. En fait, ce sont paradoxalement les juristes des institutions européennes avec qui nous avons échangé au fil de l’écriture qui se sont montrés les plus « possibilistes », sans doute parce que c’est précisément leur métier que de trouver à l’intérieur même du droit (européen) les marges de manœuvre nécessaires pour y loger les compromis politiques les plus improbables !
H.B.J. : Le traité n’est-il resté finalement qu’un traité à des fins politiques plus ou moins liées à celles du candidat socialiste ou s’en est-il émancipé ? Après tout, des propositions comme la vôtre qui sont dirigées vers les « peuples européens » sont souvent amenées à se traduire d’une manière ou d’une autre comme des interventions médiatiques dans le débat public.
- 10 Pour les détails de la proposition du budget des biens publics d’échelle européenne, voir www.tdem. (...)
- 11 Aux élections européennes du printemps 2019, les écologistes proposeront du reste à leur tour un « (...)
- 12 Voir, dans la même veine, les expériences de « comparateur de revenus » mis en place par l’équipe d (...)
A.V. : Dix-huit mois plus tard, dans le cadre de la campagne des élections européennes de 2019, nous avons récidivé mais cette fois-ci en dehors de tout parti. L’expérience des discussions autour du T-Dem pendant la campagne présidentielle avait montré que cela coinçait très vite sur des débats de pure ingénierie institutionnelle, sans rendre visibles les nouvelles politiques économiques, budgétaires et fiscales européennes que le projet devait rendre possibles. En élargissant le groupe à trois autres économistes, nous avons complété le T-Dem par une proposition de budget des biens publics d’échelle européenne s’appuyant sur un ensemble d’impôts progressifs européens 10. Le budget et le traité, ce sont deux formes classiques du répertoire d’action-expert, au final relativement limité 11, par lesquelles juristes et politistes interviennent en politique, aux côtés de formats tels qu’une « Constitution », une « Charte des droits », ou encore une « Convention citoyenne », etc. On pourra dire que nous avions ainsi contracté la maladie infantile de l’expertise politiste, à savoir une forme de rechute dans le fétichisme juridique… Mais je ne crois pas. L’intérêt de ces formats, c’est de de ré-articuler les savoirs du droit et de l’économie au champ politique. Le budget, c’est ce qui permet d’ancrer les choix de politiques économiques dans le cadre démocratique parlementaire ; et dans le même ordre d’idée, un traité de type constitutionnel comme le T-Dem, c’est un point de jonction entre les institutions, le droit et la démocratie. Et puis ces formats ont, par leur construction totalisante, un avantage politique majeur : ils permettent de faire apparaître un espace des possibles dans lequel chacun peut se positionner : sur l’axe de la démocratie (répartition des pouvoirs, place respective des institutions représentatives et des institutions indépendantes, etc.) pour le traité et sur l’axe de la redistribution (progressivité de l’impôt, choix des biens publics prioritaires, etc.) pour le budget 12. Tout cela, il faut le dire, ce sont de » bonnes raisons » de faire ce que nous faisions qui sont venues au fil de l’eau, dans la discussion au sein de l’équipe et avec les contradicteurs, nombreux…, du projet.
H.B.J. : Le traité se situe au croisement d’un travail intellectuel et d’une proposition politique, entre expertise et militantisme. De manière très abrupte : qu’est-ce que c’est ? Un objet non identifié ?
- 13 Sur ces travaux, voir notamment Georgakakis G. (dir.), Le champ de l’Eurocratie, Paris, Economica, (...)
A.V. : J’aurais bien du mal à classer l’exercice. Le T-Dem n’est pas bien sûr simplement « déductible » des résultats de nos travaux antérieurs sur le mode positiviste de l’application ou de la mise en œuvre. D’abord, sans doute parce que nos recherches, comme toute recherche de sciences sociales, sont elles-mêmes « indexées » à nos trajectoires et dispositions politiques. Et ensuite parce que la posture justificatrice de « l’expert » est un peu courte pour un projet né d’emblée sous étiquette partisane, par et pour la campagne du candidat socialiste. Reste que nos recherches et les collectifs dans lesquels nous les avons construites ont infusé l’écriture du traité. Difficile de dire précisément où et comment : sans doute une connaissance critique de la force contraignante du droit, matière toujours plastique à condition de s’acquitter des investissements de forme nécessaires ; certainement aussi des hypothèses forgées collectivement dans la sociologie de l’Union européenne quant aux formes (juridico-bureaucratiques, expertes, apolitiques) de la politique européenne qui imposait d’équiper au maximum ce parlement de la zone euro en capacité d’expertise, d’enquête, de contrôle face au pôle exécutif puissant des banquiers centraux, des ministres des finances et des directeurs du Trésor 13 ; peut-être également une perspective structurale qui met justement à distance les problématisations les plus immédiates de la « question européenne » en termes d’ingénierie institutionnelle (magic bullets) et y substitue un raisonnement en termes de champ du pouvoir, de force gravitationnelle, de points d’inertie, et de lignes de pente, afin d’identifier des failles possibles dans la tectonique des plaques européennes.
J’avais déjà un peu réfléchi à cette question très difficile de savoir comment des résultats de recherche peuvent être retraduits en « propositions » – notamment en publiant Démocratiser l’Europe parce que c’était le réquisit même de la collection de la « République des idées » que d’adopter la forme de l’essai et de clore l’analyse par une série de pistes possibles de réforme. Mais je n’aurais pas osé le faire, je crois, sans l’acquis de deux décennies de sociologie politique de l’Europe qui ont permis de construire un point de vue de sciences sociales sur la démocratie européenne : non pas pour dire que l’Europe « est » ou « n’est pas » démocratique, mais pour pointer ce qui, dans le fonctionnement même du champ du pouvoir européen, limite structurellement l’onde de choc du vote ou encore le poids des acteurs de la politique représentative. Sans surprise, c’est cette partie « propositions » que j’avais eu le plus de mal à écrire : fallait-il en rester à une posture plus classique des sciences sociales en termes de re-problématisation des termes du débat ? Et sinon, jusqu’où entrer dans l’ingénierie de la réforme sans tomber à son tour dans une version désintellectualisée de l’expertise comme catalogue de propositions ?
H.B.J. : Pour rebondir sur ce que vous venez de dire, comment avez-vous vu et vécu cette expérience de « faire » le traité ?
A.V. : Comme une période très intense dans des univers assez divers, avec une succession pratiquement ininterrompue d’urgences entre conférences-débats dans différents pays européens, échanges d’e-mails au sein du groupe, réunions de travail, réécritures, sur pratiquement dix-huit mois. Mais aussi en éprouvant un certain malaise qui n’est jamais bien loin quand on circule sur la ligne de crête entre la recherche, l’expertise et le militantisme. On a beau quitter provisoirement les arènes académiques, on ne se refait pas… ou pour le dire autrement, on ne se défait pas comme ça de son « collège invisible » de pairs et de normes professionnelles… Et les questions reviennent naturellement : À quel titre et de quel droit intervient-on dans ce débat politique ? Quelle est la valeur ajoutée d’un chercheur en sciences sociales dans cet exercice de propositions ? À quelles conditions parvient-on, comme chercheur, à ne pas être un expert « comme les autres », c’est-à-dire à faire passer quelque chose des connaissances, des méthodes et de la réflexivité des sciences sociales ? Comment négocier sa position (voire son identité) de chercheur dans ces espaces hybrides, mais aussi son « retour » dans des espaces académiques ? Bref, que se passe-t-il en somme une fois qu’on a transgressé la neutralité axiologique ?
H.B.J. : Y a-t-il une particularité européenne dans cet exercice ?
- 14 Sur ce point, voir les réflexions réunies et présentées par Julien Fretel : « Politistes en campagn (...)
- 15 Robert C., Vauchez A. (dir.), « L’Académie européenne », Politix, n° 89, 2010.
- 16 Roa Bastos F., Vauchez A. (dir.), « L’Archive européenne », Revue française de science politique, n (...)
- 17 Passeron J.-C., « Mort d’un ami, disparition d’un penseur », Revue européenne des sciences sociales(...)
A.V. : Oui, il y a une singularité européenne je crois : nous l’avons remarqué assez vite, la présence des chercheurs dans le débat politique y est extrêmement naturelle. Elle est peu questionnée, très rarement en tout cas sur le mode de l’illégitimité comme cela pourrait se produire dans l’espace politique national en France où les chercheurs sont très vite suspects d’intellectualisme et d’abstraction 14. Au fil des débats auxquels nous avons participé avec des journalistes politiques, des parlementaires, ou des anciens commissaires, nous avons expérimenté en quelque sorte à la première personne cette symbiose politico-académique propre à l’UE, sur laquelle j’ai moi-même travaillé avec Cécile Robert dans un dossier de Politix 15 et plus récemment dans un numéro de la Revue française de science politique 16 et qui fait des universitaires tout à la fois le premier public et relais « des institutions », comme on dit à Bruxelles, mais aussi les premiers producteurs ou co-producteurs de projets de relance européenne sous la forme de multiples projets de charte, déclaration, constitution, refonte des traités européens, etc. On n’échappe pas complètement à une sensation de vertige quand on évolue dans ces lieux hybrides où les registres et les formes d’intervention se mélangent, voire doivent se mélanger : ainsi de ces universités et centres de recherche qui se sont dotés eux-mêmes de think tanks, de séries de conférences « débat public », de « podium académique et culturel » où vous êtes invité à débattre avec une ancienne ministre, un ancien banquier central ou un député européen, et à répondre avec elle ou lui à des questions du type Still Time for Another Europe ? La promiscuité est d’autant plus frappante que ce sont le plus fréquemment des politiques-universitaires (Gesine Schwan, Paul Magnette, etc.) qui sont appelés à venir à la rencontre des chercheurs « politiques » – ne serait-ce que parce qu’ils sont particulièrement recherchés par leurs ex-collègues… Ce qui se trouve valorisé dans ces sites intermédiaires, c’est justement le fait de sortir de la position « d’extériorité » du chercheur (jugée inutile et prétentieuse) pour discuter au coude à coude avec « les décideurs » en se tenant au plus près de l’actualité, en prenant des risques interprétatifs parfois un peu incontrôlés dans le jeu du commentaire, en bousculant les cloisonnements intellectuels, professionnels et institutionnels, etc. Au risque de ressembler à ces « intellectuels flottants » qu’évoque Jean-Claude Passeron (reprenant une notion initialement forgée par Karl Manheim) quand il parle de ces « rédacteurs de programmes ou de rapports, collecteurs de mots nouveaux et renifleurs des premiers effluves d’une mode, prospecteurs de caution scientifique, apprentis chercheurs ou groupies prompts à surenchérir sur le maître, spécialistes de l’argument de seconde main 17 » et qui sont fréquemment les « victimes des pires surdités intellectuelles »…
Et puis, il y a aussi les difficultés du « retour » vers les espaces académiques qui tiennent de l’effet boomerang : car si les interventions dans le débat public ont bien un effet de visibilité pour les travaux de recherche, c’est aussi un effet de brouillage qui tient au fait qu’on se met à lire vos recherches (antérieures mais aussi parallèles, etc.) sous l’angle « T-Dem » – c’est-à-dire comme autant de prémisses logiques ou d’enquêtes complémentaires, alors même que ces travaux ont souvent été construits selon des temporalités, avec des collectifs et autour d’agendas scientifiques qui prennent d’abord sens dans l’espace de la recherche.
H.B.J. : Vous me faites penser à un agent double ! Quelles sont les astuces, stratégies de survie pour ne pas renier vos origines ?
- 18 Dezalay Y., Bigo D., Cohen A., « Enquêter sur l’internationalisation des noblesses d’État. Retour r (...)
A.V. : Rien n’interdit bien sûr de jouer à son tour les agents doubles, à la manière des « stratégies de double jeu » dont parle Yves Dezalay à l’international 18, et rester, sous le manteau de l’expert engagé, un chercheur en quelque sorte « infiltré ». Mais le caractère vertueux de cette double identité ne va pas de soi, et peut tout aussi bien fonctionner comme une double gêne. Cela suppose donc de réfléchir à quelques parades et quelques coups qui permettent de naviguer dans ce jeu de rôle. Le format interdisciplinaire de l’équipe a été de ce point de vue décisif : le croisement des points de vue disciplinaires fait vite apparaître les impensés et les implicites de chacun, à commencer par le rapport bien plus décomplexé des économistes au cumul de rôles de chercheur, d’expert, voire de militant, là où les politistes semblent un peu freinés par un surmoi de la neutralité axiologique… De même, ce qui s’avère aussi assez sain pour la santé mentale du chercheur, c’est de garder un pied « en dehors », en continuant à travailler sur des terrains non-européens : il se trouve que j’étais engagé parallèlement dans une enquête sur les avocats d’affaires dans le champ du pouvoir français, et que ces retours permettaient d’échapper au risque d’une forme de double enfermement dans l’objet (à la fois par la recherche et par l’intervention).
H.B.J. : D’accord, mais est-ce que vous ne faites pas quand même de la politique (européenne) ?
- 19 Cf. Wacquant L., Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Marseille, Agone, 2000 (...)
A.V. : Ce dont nous ne nous sommes rendu compte que progressivement, c’est qu’en écrivant ce traité, nous nous engagions dans bien plus qu’un « coup » ponctuel et que nous nous étions insensiblement pris au jeu du débat politico-académique européen justement. C’est pour beaucoup lié à Thomas Piketty qui fait partie du groupe relativement restreint des intellectuels à renommée mondiale, qui « parle » immédiatement au Guardian comme à la Repubblica ou au Frankfurter allgemeine zeitung. De ce fait, la proposition est d’emblée devenue « visible » dans un espace public européen – même si c’était toujours à une certaine distance du pôle politico-administratif bruxellois : alors même que le projet avait été abandonné presqu’aussi vite qu’il avait été promu dans le champ politique français, l’expérience s’est poursuivie avec une intensité étonnante à l’échelle européenne. Nous sommes entrés très rapidement en service quasi-continu de « défense » du projet devant des communautés assez différentes de juristes, politistes, économistes, dirigeants publics, journalistes, de nationalités différentes, etc. Ce qui veut dire très concrètement construire des argumentaires, préparer des textes dans la presse, échanger avec des journalistes, construire des listes de soutiens européens notamment sous la forme de Manifestes ou de tribunes, etc. Pour le chercheur en objets européens, c’est bien sûr tout à fait fascinant de faire soi-même l’expérience directe de mobilisations européennes, un peu sur le mode de l’ethnopraxie que décrit Loïc Wacquant pour saisir « de l’intérieur » routines et catégories de perception des acteurs 19. À une limite considérable près cependant, qui tient au fait que le chercheur reste toujours un amateur et un intermittent qui doit composer avec son emploi du temps habituel, gérer les conflits de temporalités entre ses activités de recherche (enquêtes, écriture, jurys divers, etc.) et le timing propre au politique ou aux médias, et n’aura jamais le temps qu’un advocacy officer d’ONG ou un professionnel de la politique peut mettre dans ces entreprises.
H.B.J. : Si on inverse la perspective, en quoi reste-t-on chercheur ?
- 20 Sur les conditions de possibilité d’un cercle vertueux du double point de vue de l’observateur et d (...)
- 21 Sacriste G., Vauchez A., « L’euro-ization de l’Europe. Trajectoire historique d’une politique “hors (...)
A.V. : L’idéal, bien sûr, ce serait de toujours garder une forme de vigilance méthodologique et d’être capable d’adopter un double regard, du « dedans » et du « dehors », en prenant des notes quotidiennes, en classant et archivant les brouillons, les échanges d’e-mails, et toutes ces para-données qu’on produit chemin faisant et qui font habituellement le bonheur des chercheurs : autant de dossiers à garder en quelque sorte a futura memoria comme on dit en italien, c’est-à-dire dans l’idée de travaux ultérieurs où on pourra utiliser ce matériau… Mais la vérité, c’est qu’on oublie souvent ou qu’on ne trouve pas le temps de le faire… Et puis il faut rappeler que ce gain de connaissances « par expérience » et par enrôlement direct ne vaut pas enquête ou terrain 20. Il reste que ces formes d’engagement font bel et bien apparaître, chemin faisant, des manques et des trous dans la connaissance qui sont une incitation à reprendre le cours des lectures ou à construire de nouveaux projets de recherche : ainsi, au fur et à mesure que l’on travaillait à défendre le T-Dem et à l’enrichir de « bonnes raisons », il nous est apparu qu’on manquait cruellement d’un travail de sociologie historique sur le gouvernement de la zone euro et sur ses effets de transformation sur le champ du pouvoir européen. Cela a débouché sur un gros travail bibliographique avec Guillaume Sacriste, re-problématisé comme processus « d’euro-isation de l’Europe » (redéfinition du projet européen au cœur du gouvernement de la zone euro) 21. Il y a donc un aspect « sur-générateur » dans ces engagements politico-académiques qui peuvent aussi faire naître de nouveaux intérêts et intuitions de recherche. Ce qui conduit en somme à reparcourir le chemin en sens inverse, c’est-à-dire à rebours de celui classiquement emprunté, pour aller cette fois de l’expertise ou de l’intervention vers les sciences sociales… et pour questionner quelques évidences ou impensés académiques à la lumière de ces expériences.
H.B.J. : De par sa thématique, le traité est une porte d’entrée dans l’espace européen. En quoi le chercheur fait-il l’expérience à la première personne de l’Europe ?
- 22 Weisbein J., « Les mouvements fédéralistes ou les entrepreneurs déçus d’une Europe politique (année (...)
A.V. : Après coup, je crois que le cours de nos déplacements au fil de ces deux années dessine presque chimiquement une trame transnationale assez dense, bien qu’habituellement plutôt inaperçue, faite de centres de recherche, d’instituts d’études européennes, de festivals des idées, de Maisons de l’Europe, de revues, de think tanks, de blogs, etc. C’est un espace souvent à la périphérie des universités, et qui forme l’infrastructure sociale et cognitive des débats sur « l’avenir de l’Europe ». Si je mettais bout à bout l’ensemble des invitations que nous avons reçues, on verrait peut-être apparaître des bouts de cette carte transnationale, certains plus centraux (des blogs comme VoxEurope chez les économistes, Verfassungsblog chez les juristes, Social Europe, etc., des Salons du livre comme à Milan ou Francfort, etc.), d’autres plus improbables autour des villes et de leurs festivals d’idées, des Semaines européennes des associations étudiantes, etc. C’est une sorte d’espace de la « bonne volonté » européenne qui reste très encastré dans l’espace universitaire, et qui n’est pas sans faire penser aux mondes que décrivait Julien Weisbein dans sa thèse sur les milieux pan-européens, où chacun « se définit davantage par le statut et la qualité (hauts fonctionnaires, experts, intellectuels, hommes politiques, etc.) que par son nombre ou par la population qu’il représente » de sorte que « l’action s’y déroule sur un mode discret proche du paradigme diplomatique (production d’expertise, négociation plus ou moins informelle, etc. 22) ». Ce qui pointe bien sûr au passage une limite structurale des débats sur l’Europe qui sont portés, mais aussi coincés, dans cet espace élitaire – à de rares exceptions près comme la campagne référendaire de 2005. On sent bien du reste à l’approche de cet espace qu’il génère un puissant effet d’entrainement, de publications en traductions, de traductions en débats, de débats en contre-arguments, de contre-arguments en publications, avec une étonnante conductivité sociale entre les différentes arènes dont le chercheur fait rarement l’expérience en temps (professionnel) ordinaire.
Il faut dire que la renommée internationale de Thomas Piketty a permis de percer en partie ce « plancher de verre » du débat européen bruxellois et de dépasser certaines de ses limites structurales. Les maisons d’édition ont joué de ce point de vue un rôle clé par un travail impressionnant de traduction en neuf langues dans les trois-six mois (grec, catalan, néerlandais, allemand, portugais, turc, serbe, italien et finalement tardivement en anglais), et une série de coups éditoriaux spectaculaires : publication en moins d’un mois du T-Dem au Seuil à 15 000 exemplaires au terme d’une véritable opération commando, diffusion de la traduction italienne en supplément du quotidien Corriere della Sera, etc. Il est clair que tous ont cherché sous une forme ou sous une autre à jouer l’hyper-personnalisation du T-Dem en « projet Piketty » et il aura souvent fallu toute l’insistance de Thomas pour éviter des bandeaux de ce genre et nous maintenir, au moins formellement, sur un pied d’égalité… Mais cette circulation transnationale et multilingue du texte a permis de rendre la proposition accessible à une presse nationale et à des relais d’opinion nationaux. Et d’échapper ainsi à la force gravitationnelle du champ du pouvoir européen, ses usual suspects, ses obsessions thématiques comme ses objets de valeur qui pèsent lourds dans la définition de l’espace du pensable européen. De fait, la réception du T-Dem a été d’emblée très critique dans ces derniers milieux bruxellois, jusque chez les parlementaires socialistes européens eux-mêmes : en proposant une assemblée composée majoritairement de parlementaires nationaux, on touchait un élément clé de la doxa politique européenne qui a historiquement fait du Parlement européen le levier de toutes les stratégies de démocratisation de l’Union. Pour ceux qui cherchent à faire vivre le (petit) pôle de professionnels de la politique européenne, notre proposition était proprement inacceptable, à l’image d’un Pierre Moscovici qui interviendra très tôt dans le débat rappelant en forme d’évidence performative que seul le « Parlement européen est le parlement de la zone euro »…
H.B.J. : A contrario, quelles sont les limites à cette expérience ?
A.V. : Il y a eu beaucoup de ratés, de coups d’arrêt ou d’épreuves de force au cours de ces deux années – mais là aussi on peut les prendre comme des révélateurs de certaines des logiques du champ du pouvoir européen, à la manière d’une expérience quasi-naturelle ; manière d’éprouver (et parfois aussi d’amender) certains des résultats de la sociologie politique de l’Europe. À commencer par ce verrou que constitue le pôle politique bruxellois comme point de passage obligé des mobilisations transnationales à l’échelle européenne : pas seulement parce qu’il y a là les spécialistes de la politique de l’UE, mais aussi parce qu’ils sont des professionnels chevronnés de l’action collective transnationale via un capital accumulé de réseaux médiatiques, politiques et intellectuels nationaux à travers les vingt-sept pays membres de l’Union. Le « Manifeste pour la démocratisation de l’Europe », qui accompagnait la proposition de budget des biens publics européens dont j’ai parlé plus tôt (cf. encadré), a été particulièrement intéressant depuis la pêche aux signatures jusqu’au travail de sollicitation d’un maximum de quotidiens en vue d’une publication synchrone (le 10 décembre 2018). C’était faire l’expérience concrète de certaines des difficultés pratiques (et pas seulement logistiques et linguistiques) d’une entreprise transnationale : la difficulté d’avoir une vue panoptique de l’ensemble des espaces transnationaux (quotidiens nationaux des pays membres, blogs politico-culturels pertinents, relais politiques possibles, etc.) qui conduit à avancer un peu à l’aveugle d’un pays à l’autre, et à dépendre de quelques relais nationaux rencontrés au hasard de colloques ; la difficulté aussi de constituer une liste de soutien qui puisse apparaître comme authentiquement européenne, ce qui nous a fait toucher du doigt la limite de nos positions très ouest-européennes mais aussi distantes des pôles politiques, associatifs et syndicaux des autres pays membres ; la faiblesse enfin de notre position, notamment dans les espaces partisans européens (aussi étroits soient-ils) : notamment quand les cadres de LFI s’échineront en coulisse à faire que Podemos retire son soutien au Manifeste au nom de « nécessités organisationnelles » liées aux préparatifs des élections européennes, nécessités qui échappaient aux chercheurs jugés sans doute bien trop naïfs pour en saisir les vrais enjeux…
H.B.J. : On comprend bien que la circulation du traité dépend de votre capacité à vous mouvoir dans l’espace européen, à éviter les nids de poule ou encore à saisir les relais pour avancer. Qu’est-ce que ça nous dit de la circulation des idées à l’échelle transnationale ?
A.V. : Dans le cas d’un projet comme le T-Dem, qui a eu en quelque sorte deux vies, l’une très brève dans la politique nationale le temps d’une élection présidentielle, l’autre plus longue et cumulative à l’échelle transnationale, on a un point de comparaison des cadres sociaux très différents des débats publics français et européens. L’expérience cumulée des malentendus, des désaccords, voire des indifférences, mais aussi inversement celle des complicités, des accélérations, voire parfois des enthousiasmes suscités par le T-Dem offrent ici un matériau précieux. Elle fait voir l’inégale conductivité sociale des idées, confirmant ce qu’on savait déjà sur la distance structurale qui existe en France entre les espaces universitaires et politiques, mais faisant aussi apparaître, contre un certain idéalisme du « transnational » comme espace ouvert et réticulaire de circulation, toute une géographie sociale du débat public européen avec ses reliefs, ses sentiers de dépendance, ses circuits courts mais aussi ses impasses.
Pour donner l’idée de ces frontières sociales « au transnational », je peux raconter les difficultés rencontrées pour co-écrire un texte-pétition avec une ONG bruxelloise dirigée par un militant marqué à gauche mais qui, pris dans la logique des coups légitimes et des mots efficaces « à Bruxelles », ne cessait de refuser toutes les tournures de phrase qui risquaient d’apparaître comme trop « politiques »… Avec la crainte bien sûr de notre part que les opérations de traduction et de réécriture en anglais ne finissent par vider le texte de sa substance politique quand « la nécessité d’une représentation des différents profils et des doctrines économiques à la BCE » devient le plus banal et tout-terrain-européen « diversity of views, gender and background ». Je pense aussi aux discussions avec une plateforme spécialisée dans la diffusion d’appels et de pétitions en ligne pour des causes européennes que nous avions sollicitée pour ouvrir à la signature notre « Manifeste » de décembre 2018. Là aussi, le site apparaissait comme un point d’appui difficilement contournable pour relayer la pétition via des mailing lists de plusieurs centaines de milliers d’e-mails envoyés à ceux qui ont signé par le passé d’autres pétitions sur ce site, c’est-à-dire en fait à cette fraction des sociétés européennes susceptible de se mobiliser autour de causes européennes. Mais avec, à la clé, une négociation serrée du texte qui risquait d’être résumé à quelques slogans peu clivants et construits autour d’une figure starisée de Thomas Piketty. Reste au final un impressionnant effet multiplicateur, le nombre de « soutiens » passant en deux-trois jours, du fait de cette pétition en ligne, d’une petite dizaine de milliers au lendemain de la publication du Manifeste dans la presse européenne… à près de 120 000 signatures !
Au final, si l’Europe se révèle ainsi comme champ de pouvoir par les chemins que l’on prend pour y accéder et pour y naviguer, elle apparaît aussi –quand on la regarde depuis ses lignes de front – comme un champ de luttes toujours mouvant, toujours en tension ; de quoi échapper à ce « fonctionnalisme du pire » dont parlait Pierre Bourdieu et qui habite trop souvent la pensée (critique) d’Europe quand elle voit « les institutions » comme autant d’appareils et de machines infernales. On le voit au moment où s’achèvent nos échanges alors que se négocie un Plan de relance européen aux contours à la fois tout à fait habituels (arrimage à un « Semestre européen » sous tutelle des bureaucraties financières, construction à distance de la politique représentative) et complètement inédits ou impensables quelques mois plus tôt (endettement commun à l’échelle européenne, transferts intra-européens, etc.) ; on prend une nouvelle fois la mesure des contradictions multiples qui travaillent de l’intérieur le centre de pouvoir européen.
Notes
1 Pour un volume qui reprend les différentes contributions, voir Hennette S., Piketty T., Sacriste G., Vauchez A. (eds.), How to Democratize Europe, Cambridge, Harvard University Press, 2019, ainsi que le site www.tdem.eu.
2 C’est le constat du reste de Daniel Gaxie lui-même qui, ayant suggéré aux intervenants du colloque organisé en 2015 en son honneur « de faire des propositions de ce type à partir de leurs propres travaux », conclut l’ouvrage qui en est tiré en disant que « les réflexes de “neutralité axiologique” sont bien ancrés et rares ont été ceux qui ont choisi de le faire » : Gaxie D., « Postface. Comme un air de famille… Contribution à un bilan d’étape collectif de l’analyse sociologique du politique », in Barrault-Stella L., Gaïti B., Lehingue P. (dir.), La politique désenchantée. Perspectives sociologiques autour des travaux de Daniel Gaxie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2019.
3 Castel R., « La sociologie et la réponse à la demande sociale », Lahire B. (dir.), À quoi sert la sociologie ?, Paris, La Découverte, 2004, pp. 67-77.
4 Voir notamment le dossier coordonné par Loïc Blondiaux, Jean-Michel Fourniau, Clément Mabi et leur introduction : « Acteurs et chercheurs de la participation : liaisons dangereuses », Participations, n° 3, 2016, pp. 7-18 ; Lefebvre R., Legris M., « Le chercheur au chevet de la démocratie ? Une expérience de recherche impliquée dans la démocratie participative en région Nord-Pas de calais », Sociologies pratiques, n° 2, 2018, pp. 49-58 ; et Lefebvre R., « Politiste et socialiste. Une politique d’enquête au PS », Revue internationale de politique comparée, n° 4, 2010, pp. 127-139.
5 Voir néanmoins dans des espaces européens assez divers : Eymeri J.-M., « Ce que faire l’expert pour la Commission européenne veut dire. Essai d’auto-analyse d’une trajectoire de socialisation », in Michel H., Robert C. (dir.), La fabrique des « Européens », Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2010, pp. 287-312 ; Alam T., « Le talon de fer. Sociologue, militant, expert et conflits de rôle dans un think and do tank européen », Sciences de la société, n° 95, 2015, pp. 63-78 ; et Jeandesboz J., « Interroger la “vie sociale des méthodes” dans les approches critiques de la sécurité : expertise et enquête sur les questions de sécurité européenne », Cultures & Conflits, n° 102, 2016, pp. 33-57.
6 Voir notamment Bué N., Cos R., « Les partis de gauche sont-ils frappés d’obsolescence programmatique », in Gaxie D., Pelletier W. (dir.), Que faire des partis politiques ?, Vulaines sur Seine, éd. du Croquant, 2018.
7 Piketty T. et al., « Manifeste pour une Union politique de l’euro », Le Monde, 18 février 2014.
8 Vauchez A., Démocratiser l’Europe, Paris, Seuil, 2014.
9 On se permet de renvoyer à Vauchez A., L’Union par le droit. L’invention d’un programme institutionnel pour l’Europe, Paris, Presses de Sciences Po, 2014. Voir aussi Sacriste G., « L’Europe est-elle un État comme les autres ? », Cultures & Conflits, n° 85-86, 2012, pp. 35-60.
10 Pour les détails de la proposition du budget des biens publics d’échelle européenne, voir www.tdem.eu.
11 Aux élections européennes du printemps 2019, les écologistes proposeront du reste à leur tour un « traité environnemental européen » en 15 articles devant permettre de faire de la protection de l’environnement et de la lutte contre le changement climatique » la loi fondamentale de l’Union européenne ».
12 Voir, dans la même veine, les expériences de « comparateur de revenus » mis en place par l’équipe du World Inequality Lab qui permettent à chacun de se situer dans la distribution des revenus à l’échelle nationale comme à celle européenne des revenus : https://wid.world/fr/simulateur-de-revenus/ Consulté le 17 décembre 2020.
13 Sur ces travaux, voir notamment Georgakakis G. (dir.), Le champ de l’Eurocratie, Paris, Economica, 2016.
14 Sur ce point, voir les réflexions réunies et présentées par Julien Fretel : « Politistes en campagne. Les savoirs académiques à l’épreuve de l’élection », in Lévêque S., Taiclet A.-F. (dir.), À la conquête des villes. Sociologie politique des élections municipales de 2014 en France, Lille, Presses du Septentrion, 2018, pp. 255-304.
15 Robert C., Vauchez A. (dir.), « L’Académie européenne », Politix, n° 89, 2010.
16 Roa Bastos F., Vauchez A. (dir.), « L’Archive européenne », Revue française de science politique, n° 1, 2019.
17 Passeron J.-C., « Mort d’un ami, disparition d’un penseur », Revue européenne des sciences sociales, 2003, p. 79.
18 Dezalay Y., Bigo D., Cohen A., « Enquêter sur l’internationalisation des noblesses d’État. Retour réflexif sur des stratégies de double jeu », Cultures & Conflits, n° 98, 2015, pp. 15-52.
19 Cf. Wacquant L., Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Marseille, Agone, 2000. Sur ce point, voir aussi Alam T., « Le talon de fer. Sociologue, militant, expert et conflits de rôle dans un think and do tank européen », op. cit.
20 Sur les conditions de possibilité d’un cercle vertueux du double point de vue de l’observateur et du militant, on renvoie aux réflexions proposées par Rémi Lefebvre, « Politiste et socialiste », op. cit.
21 Sacriste G., Vauchez A., « L’euro-ization de l’Europe. Trajectoire historique d’une politique “hors les murs” et nouvelle question démocratique européenne », Revue de l’Observatoire française des conjonctures économiques (OFCE), 2019, n° 165, pp. 1-42.
22 Weisbein J., « Les mouvements fédéralistes ou les entrepreneurs déçus d’une Europe politique (années 1950-1990) », in Baisnée O., Pasquier R. (dir.), L’Europe telle qu’elle se fait. Européanisation et sociétés politiques nationales, Paris, éd. du CNRS, 2007, p. 40.
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Référence papier
Hager Ben Jaffel et Antoine Vauchez, « En-quête de démocratie européenne », Cultures & Conflits, 119-120 | 2020, 183-200.
Référence électronique
Hager Ben Jaffel et Antoine Vauchez, « En-quête de démocratie européenne », Cultures & Conflits [En ligne], 119-120 | automne-hiver 2020, mis en ligne le 02 janvier 2024, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/conflits/22399 ; DOI : https://doi.org/10.4000/conflits.22399
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