1Le discours officiel de l’État français sur son arsenal nucléaire a peu changé depuis les années 1960. De l’état-major du général de Gaulle au gouvernement du président Macron, les plus hautes instances étatiques s’accordent sur deux points : premièrement, la France a besoin d’armes de destruction massive pour s’assurer d’une « force de dissuasion » ; deuxièmement, les 210 essais nucléaires et thermonucléaires nécessaires à la constitution de cet arsenal ont eu des conséquences sanitaires et environnementales minimes pour les Algériens et les Mā’ohi sur les terres desquels ces bombes ont été testées. La parution des ouvrages de Benoît Pelopidas, Sébastien Philippe et Tomas Statius, qui ont bénéficié d’une grande couverture médiatique, invite à remettre ces axiomes en question.

2Toxique, paru en 2021, est le fruit d’une collaboration inédite entre un physicien du nucléaire de Princeton University, Sébastien Philippe, et un journaliste d’investigation indépendant, Tomas Statius. L’ouvrage enquête sur les conséquences sanitaires et environnementales des 193 essais nucléaires à Mā’ohi Nui – le pays également connu sous le nom de Polynésie française. Le travail de S. Philippe et de T. Statius se base sur l’analyse d’archives militaires nouvellement déclassifiées, d’innovantes techniques de modélisation numérique, et d’une série d’entretiens récents avec les militants mā’ohi qui luttent pour la reconnaissance du fait nucléaire. Un an après la publication de Toxique, Benoît Pelopidas, chercheur à Sciences Po et directeur du programme Nuclear Knowledges publie une monographie, Repenser les choix nucléaires, qui propose une analyse interdisciplinaire et transnationale de la politique nucléaire de la France. Ce travail se base sur des entretiens récents avec les acteurs contemporains du nucléaire, des enquêtes d’opinion inédites à travers l’Europe, ainsi que sur une analyse d’archives personnelles d’anciens acteurs de la constitution de l’arsenal nucléaire français comme l’amiral Marcel Ducal ou bien encore le ministre Gaston Palewski. Les archives sur lesquelles ces deux ouvrages s’appuient n’avaient jamais jusqu’à présent été exploitées par des chercheurs indépendants, et leur analyse par B. Pelopidas, S. Philippe et T. Statius transforme l’état de la recherche sur le nucléaire.

Toxique : une contre-analyse des conséquences officielles des essais nucléaires français

5Dans la première partie, les auteurs abordent une série de problèmes liés au Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) : contamination de l’environnement, augmentation de la maladie de la ciguatera, risque d’effondrement de la couronne basaltique de Moruroa, impossibilité de réhabiliter les atolls nucléaires, et bien sûr irradiation du peuple mā’ohi et augmentation de l’incidence de maladies radio-induites. Cet état des lieux accablant permet aux auteurs de proposer des éléments de solution dans la seconde partie de leur ouvrage, en remettant en question les processus d’indemnisation actuels des victimes du nucléaire. Ils concluent que le CEP s’est construit, dès le départ, sur le secret, le mensonge et la négligence, et appellent à un changement de paradigme.

6Les auteurs de Toxique se basent sur des données déclassifiées par l’armée française en 2013, jamais exploitées de façon indépendante auparavant. Leur étude de ces archives révèle que la population de la Polynésie a été exposée à des niveaux de radioactivité supérieurs à ceux reconnus par l’État. S. Philippe et T. Statius démontrent notamment que le seul essai Centaure, réalisé en 1974, a irradié la population de Tahiti et des îles Raro Mata’i, soit 110 000 personnes, avec des taux de radioactivité de plus d’1 mSv. C’est dix fois plus que ce qui est estimé par les études françaises officielles. La modélisation de ce nuage radioactif à partir de techniques de simulation numérique de pointe est consultable gratuitement sur le site associé à Toxique, www.moruroafiles.org.

7Cette nouvelle analyse scientifique de la dangerosité des essais a des avantages directs pour les populations concernées. En effet, les militaires et les civils ayant développé une des 23 maladies reconnues par l’État comme radio-induites peuvent déposer un dossier de demande d’indemnisation auprès du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN). Depuis 2017, le CIVEN base ses décisions en déterminant si chaque victime a été exposée à plus d’1 mSv par an. Or, S. Philippe et T. Statius stipulent que la quasi-totalité des plaignants devrait avoir droit, dans l’état actuel de la législation, à des indemnisations en cas de contraction d’une maladie potentiellement radio-induite. Les auteurs de Toxique font donc un procès en bonne et due forme au CIVEN, qui avait rejeté 80 % des demandes d’indemnisation à la date de la parution de leur enquête.

8De plus, S. Philippe et T. Statius critiquent l’opacité de la méthodologie du CIVEN, qui ne motive jamais ses décisions ni ses rejets d’indemnisation. Ils dénoncent principalement l’utilisation de données incomplètes pour calculer le taux d’irradiation présumé des victimes, et contredisent l’argument selon lequel le CIVEN se base sur des données scientifiques validées par des experts indépendants de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Le document de l’AIEA, cité par le CIVEN depuis 2010 pour témoigner du sérieux et de la légitimité scientifique des reconstructions de doses sur lesquelles sont fondées ses décisions d’indemnisation, a été réalisé à une époque où les experts indépendants n’avaient pas accès aux données sources, toujours classées secret-défense. Contrairement à ce qu’affirme le CIVEN, les données françaises n’ont donc jamais été validées par des experts indépendants internationaux.

10Encore une fois, il pourrait sembler difficile au premier abord pour le non-expert de trancher entre le discours scientifique des militaires et celui de S. Philippe et T. Statius sur la base de la seule analyse d’archives complexes, mobilisant des concepts de physique nucléaire abscons. Cependant, il faut souligner que les décisions relatives à l’indemnisation des victimes après la publication de Toxique ont permis une réduction considérable du nombre de dossiers rejetés par le CIVEN (de l’ordre de 50 % en 2022, contre 96 % en 2017). Le gouvernement rétorquera que cela fait suite aux engagements pris par le président Emmanuel Macron, lors de sa visite à Mā’ohi Nui, de faciliter les processus d’indemnisation (discours de Pape’ete, 27 juillet 2021). Mais les associations de défense des victimes que nous avons interrogées sont unanimes sur un point : les arguments rassemblés par S. Philippe et T. Statius ont été d’une grande aide pour les avocats accompagnant les victimes dans leurs demandes d’indemnisation, et ont même conduit le CIVEN à revenir sur certaines de ses décisions. L’État semble donc tenir un double discours, dénigrant les conclusions de Toxique en public mais reconnaissant leur validité dans un contexte juridique…

11Pour avoir une vue d’ensemble sur les conséquences sanitaires du CEP, il sera profitable au lecteur de lire Toxique en parallèle avec des œuvres publiées par les Polynésiens eux-mêmes sur la question. Les enquêtes sociologiques et les œuvres d’expression artistique rassemblées par John Taroanui Doom, Roland Oldham, Gabriel Tetiarahi, Bruno Barrillot, Chantal Spitz, Mililani Ganivet et Marie-Hélène Villierme ou bien encore le gouvernement d’Oscar Temaru, qui racontent le destin de Mā’ohi irradiés ayant vu leurs familles entières mourir de cancer, peuvent convaincre tout autant que les analyses scientifiques présentes dans Toxique. Le discours de physiciens indépendants est indispensable pour combattre le discours officiel avec ses propres armes, et ce discours prend toute sa valeur quand il est entendu comme faisant écho à la parole du peuple mā’ohi qui se bat pour protéger sa terre du poison nucléaire depuis plus de soixante ans.

Repenser les choix nucléaires : une analyse critique du discours officiel sur la « dissuasion »

13Ce livre s’engage à analyser les paradigmes de défense nationale devenus dogmatiques pour les puissances dotées, à savoir : la prolifération s’accélère, le renoncement est impossible, les accidents aussi. Il rappelle ainsi que la prolifération de nouveaux États dotés est à un niveau historiquement bas ; que de nombreux gouvernements et armées ont renoncé à la bombe, non pas par manque de moyens financiers ou technologiques, mais bien plutôt parce qu’ils pensaient que l’acquisition d’armes de destruction massive était plus à même de faire de leur pays une cible que de le protéger d’une attaque nucléaire ; enfin, que les situations dans lesquelles un accident nucléaire aurait pu arriver sont multiples et que la chance a joué un rôle non négligeable dans l’évitement d’une guerre. Il démontre tout ceci par l’analyse d’archives transnationales pas ou peu explorées auparavant, citant le discours de chefs d’États, de militaires et de chercheurs américains, britanniques et français, mais aussi en retraçant l’histoire nucléaire de pays comme l’Afrique du Sud, la Norvège, ou bien encore la Libye. On peut regretter que Repenser les choix nucléaires se focalise sur les catastrophes nucléaires évitées de peu et sur les risques sans précédent à venir, ce qui tend à éclipser le fait que, pour les nombreux peuples autochtones sur les terres desquels ces arsenaux ont été testés, une forme de guerre nucléaire a déjà eu lieu. Mais le choix de l’auteur de procéder à une analyse comparatiste de nouvelles sources trop peu citées jusqu’à présent lui permet toutefois de souligner l’inconsistance des dogmes inhérents à la politique de dissuasion nucléaire sous un angle novateur.

14La principale innovation de cet ouvrage, au-delà de ses analyses historiques, réside dans sa capacité à poser le problème en termes d’analyse de discours. Selon B. Pelopidas, la question nucléaire est exposée dans les médias et les communications gouvernementales dans des termes qui biaisent le débat. Il souligne par exemple que l’emploi du terme « prolifération » suggère un phénomène naturel et auto-entretenu. Parler au contraire de « dissémination » appelle à prêter attention à l’entité qui dissémine la technologie nucléaire, et de se souvenir que les cinq premiers États nucléarisés ont joué un rôle actif dans la multiplication de programmes nucléaires militaires chez leurs alliés. De la même façon, il propose de remplacer le terme de « désarmement » par celui de « renoncement », qui permet de focaliser l’attention du public sur le résultat final souhaité et non sur un processus d’une durée indéterminée. Enfin, il souligne que parler de « vulnérabilité nucléaire » plutôt que de « force de frappe » permet de rappeler que les armes nucléaires peuvent exploser de façon accidentelle ou non désirée. Par l’analyse d’archives et d’entretiens inédits, B. Pelopidas démontre que nombre de ces choix discursifs ont été sciemment décidés par les acteurs en faveur de l’armement nucléaire, conscients du pouvoir des mots sur les consciences.

15Dans la seconde partie de l’ouvrage, B. Pelopidas démontre le poids de ces choix discursifs à l’ère contemporaine, en partageant les résultats de nouvelles enquêtes d’opinion sur le nucléaire réalisées par son équipe. B. Pelopidas utilise la même méthodologie que les instituts de sondages fournissant annuellement le ministère de la Défense, mais pose les questions en mobilisant les nouveaux cadres conceptuels présentés ci-dessus. Refusant d’imposer aux sondés le paradigme selon lequel l’arme nucléaire serait automatiquement synonyme de « dissuasion », il interroge au contraire les citoyens sur d’autres aspects de l’arsenal. Consentent-ils à financer la force de frappe nucléaire via l’impôt, à la hauteur de milliards d’euros ? Consentent-ils à être la cible de représailles nucléaires en cas d’échec de la dissuasion ? Présentée en ces termes, la politique nucléaire française n’est plus soutenue que par une minorité de sondés. Ces nouvelles données mettent à mal l’affirmation, répétée par tous les gouvernements de la Cinquième République, qu’il existe un consensus en France sur la politique d’armement nucléaire.

De l’importance de la recherche indépendante pour la démocratie

19Il est remarquable que les propositions théoriques innovantes proposées dans ces deux ouvrages soient avancées dans un grand souci de clarté pédagogique : chaque ouvrage se veut accessible au grand public, depuis les victimes du colonialisme nucléaire jusqu’aux citoyens simplement curieux de s’informer. Les modélisations numériques de données scientifiques complexes effectuées par les auteurs de Toxique et les graphiques et tableaux inédits proposés dans Repenser les choix nucléaires permettent de vulgariser le débat sur la politique des démocraties nucléaires occidentales. En cette période charnière où les gouvernements nucléarisés s’engagent unanimement en faveur du maintien d’un arsenal d’armes de destruction massive, il est plus urgent que jamais de ramener le débat sur la politique du nucléaire dans la sphère de la prise de décision informée et démocratique, et il faut saluer le travail de B. Pelopidas, S. Philippe, et T. Statius dans cette perspective.