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Chronique bibliographique

Le gouvernement international du capitalisme

Médéric Martin-Mazé
p. 109-112
Référence(s) :

Vincent Gayon, Épistémocratie. Enquête sur le gouvernement international du capitalisme, Paris, Raisons d’agir éditions, 2022.

Texte intégral

  • 1 Gayon V., Épistémocratie. Enquête sur le gouvernement international du capitalisme, Paris, Raisons (...)

1Le livre de Vincent Gayon pourrait éveiller chez son lecteur un premier sentiment mêlé : œuvre majeure, voire fondatrice, de ce qu’on pourrait appeler une sociologie économique de l’international, elle ne présente pourtant que peu de matériau original. La plupart des chapitres ont en effet déjà été publiés dans le cadre de numéros spéciaux qui ont d’ailleurs permis de fédérer un champ de plus en plus dynamique. Pourtant, réassembler dans une présentation d’ensemble cette recherche consacrée à l’« avènement d’une structure transgouvernementale liée aux mains droites économiques, monétaires et financières des États » produits des effets heuristiques indéniables 1.

2L’enquête met en œuvre une sociogénétique de rapports produits par l’OCDE à propos du chômage depuis le mitan des années 1970. Originale et exigeante, cette méthode déstabilise d’emblée la réification institutionnelle sur laquelle la littérature dominante sur les organisations internationales (OI) achoppe trop souvent. Bloquée au seuil de ces institutions, celle-ci reste prisonnière des effets d’institutionnalisation que ces rapports, justement, produisent. Passer de l’opus operantum au modus operandi constitue ainsi le premier pas d’un jeu de pistes où l’auteur nous invite à suivre à la trace la carrière de ces textes.

3De la commande négociée avec les États membres à la réception médiatique et universitaire, en passant par la délicate composition des groupes d’experts, cette sociogénétique met en exergue la nature multisectorielle de l’OCDE. Celle-ci se situe en effet à l’intersection de plusieurs champs nationaux et internationaux. En suivant les contributions des agents issus de ces espaces à l’écriture des rapports, l’enquête révèle les circuits de légitimation concurrents qui traversent l’OCDE. Ceux-ci sont déterminés par des processus convergents de sectorisation opposant un pôle social dominé à un pôle économique dominant. Ce clivage fondamental se déploie en effet non seulement à l’OCDE, mais au sein des champs bureaucratiques et universitaires des États membres, ou encore à travers la Commission européenne.

4Cet argument pivote en deux grandes parties retraçant chacune la carrière d’un texte majeur. La première traite du rapport McCracken, paru en 1978 et souvent perçue à tort comme une pétition de principe néolibéral. La seconde s’arrête sur la Jobs Study de 1995 qui plaide pour la libéralisation du marché du travail.

5Lu au prisme des structures sociales dont il est le produit, le premier texte apparaît comme un exercice d’équilibre qui intègre la critique monétariste fondée sur les anticipations rationnelles tout en endossant une coordination globale des relances keynésiennes. Les services économiques et sociaux de l’OCDE se livrent en effet alors une lutte acérée pour redéfinir un keynésianisme qui demeure fortement hétérogène. Chacun s’appuie sur un circuit de consolidation concurrent, mobilisant des secteurs eux-mêmes clivés, et clivés selon des principes homologues, des champs universitaires (économie monétariste et École de Chicago versus institutionnalisme, sociologie du travail et science politique), et bureaucratiques (administrations du trésor versus ministères du travail). Le secrétariat général anticipe quant à lui les réceptions probables d’un texte dont il faut éviter qu’il tombe dans l’oubli. Il pèse à cette fin sur le contenu du rapport par la composition du groupe d’experts, ou en orchestrant des fuites dans la presse. Les alternances qui surgissent des champs politiques des États membres rendent ce travail de déminage encore plus délicat. C’est d’ailleurs l’avènement du « Triumvirat Thatcher-Kohl-Reagan » qui finit par consolider une lecture néolibérale du rapport McCracken que le méticuleux travail de V. Gayon met utilement à distance.

  • 2 Ibid., p. 263.

6Parue en 1995, la Jobs Study représente un autre texte emblématique de l’OCDE. Sa sociogénétique révèle une relation de domination qui s’est sédimentée entre pôle social et pôle économique. Si le premier émet des memoranda multiples et précoces, ce sont les brochures du second qui inscrivent durablement l’interprétation du chômage dans un cadre néoclassique. La déréglementation du marché du travail borne alors l’horizon des possibles. La communication précoce de l’étude dans les champs universitaire et médiatique n’altère pas fondamentalement ce rapport de force. Des agents du pôle social tentent bien de donner un écho aux sévères critiques émises par des universitaires de renom pour obtenir des révisions de dernière minute. Ils ne se voient cependant opposer qu’un silence stratégique. Il faut attendre l’avènement d’une Europe « rose pâle » dont des membres s’écartent avec succès des recommandations de la Jobs Study pour ouvrir le jeu. L’introduction d’un salaire minimum au Royaume-Uni et en Nouvelle Zélande ou encore la réduction du temps de travail en France et au Danemark mettent l’OCDE en porte-à-faux au moment où l’altermondialisme la prend pour cible. Celle-ci procède alors à un aggiornamento social qui laisse cependant l’essentiel inchangé, c’est-à-dire le cadre macroéconomique dont la liberté de circulation des capitaux est la clé de voûte. « [L]’OCDE, même frappée par la critique, ne saurait se voir renversée sans un boycott des principaux gouvernements. Tel un culbuto [elle] se redresse toujours et revient à la verticale 2. »

7L’implication des États membres dans le travail rédactionnel de l’OCDE prévient en effet tout retournement de ceux-ci envers celle-là. On aborde ici l’un des trois profits heuristiques les plus riches de l’enquête. Suivre les pratiques internationales d’écriture bureaucratique fait d’abord sauter la séparation factice entre émetteur et récepteur sur laquelle repose la problématique convenue de l’influence des États sur les OI. Les récepteurs ne cessent de participer à l’émission du rapport, soit directement par le travail rédactionnel de leurs délégués, soit indirectement à travers les corrections qu’apporte le secrétariat par anticipation des réceptions probables. Au demeurant, ces récepteurs supposés ne sont pas plus unifiés que le prétendu émetteur : les secteurs économiques et sociaux des champs bureaucratiques nationaux se concurrencent dès la commande (ainsi de la compétition entre les bureaucraties étatsuniennes du Travail, du Trésor et du Secrétariat d’État) tout au long de la rédaction et jusqu’aux conditions différenciées de réception. Pour comprendre comment est produite une « vérité » internationale sur l’ordre économique, il faut enfin bien voir que les protagonistes s’entendent d’abord tacitement pour considérer qu’ils agissent indépendamment les uns des autres. Par ces transactions collusives d’accréditation qui la présentent comme externe et indépendante, l’expertise océdéenne se trouve fondée à décrire, prescrire et proscrire.

8Le savoir de l’OCDE s’inscrit ainsi à l’intersection de multiples champs entre lesquels s’instaurent des homologies de structuration qui s’avèrent de puissants opérateurs heuristiques. Refusant explicitement l’hypothèse d’un champ économique mondial unifié, V. Gayon écarte également, quoique de manière plus implicite, celle des homologies structurales qui ne s’établiraient qu’entre champs nationaux. Il insiste plutôt sur les relations entre espaces sociaux de petites tailles dont les principes homologues de différenciation canalisent la coopération-compétition. En effet, les réseaux transgouvernementaux qui traversent l’OCDE rejouent partout le clivage fondamental entre une main droite et une main gauche dont les transnationalisations respectives connaissent des fortunes opposées. Les fonctionnaires des administrations financières s’épanouissent dans le registre discret et technicien de la diplomatie économique, tandis que leurs contreparties sociales se trouvent coupées de leur hinterland traditionnel (démocratie parlementaire et sociale). Aussi le pari analytique s’avère-t-il payant : les homologies de structuration entre microcosmes aux sectorisations convergentes éclairent sous un jour plus contrasté la transnationalisation de l’État sur laquelle les approches néogramsciennes avaient jeté une lumière trop crue.

9Troisième réussite de cet ouvrage, il suspend avec succès le « pacte de lecture des tournants ». En parcourant pas à pas les sentiers sinueux par lesquels se recompose le gouvernement du capitalisme, V. Gayon congédie sans ménagement la téléologie lisse des grands discours. Il excave patiemment les possibles nichés dans l’anfractuosité d’un ordre économique international perclus de tensions et secoué de luttes. Qu’il nous soit sur ce dernier point permis de conclure sur une note un peu plus réservée. À force d’aplanir ainsi les tournants, cette approche risque d’occulter les conjonctures fluides, surtout quand elles frappent ou surgissent des champs politiques nationaux. Une telle élision thématique est particulièrement sensible dans le post-scriptum de l’ouvrage où est proposé un prolongement sur l’intersection entre mouvements sociaux transnationaux et OI économiques. Nul doute que suivre ces groupes qui connectent directement la défense de leurs causes aux réseaux transgouvernementaux peut mener à un riche gisement empirique. Il n’en reste pas moins que partir dans cette seule direction serait paradoxal, vu les puissants effets que les alternance politiques exercent sur les réseaux transgouvernementaux clivés de l’OCDE. La force avec laquelle les dynamiques électorales des États membres percutent le gouvernement international du capitalisme (ainsi de l’avènement du triumvirat Thatcher-Kohl-Reagan ou de la « vague rose pâle » de la fin des années 1990) invite à ne pas laisser les « changements politiques par la voie des urnes » dans l’angle mort de la sociologie économique de l’international.

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Notes

1 Gayon V., Épistémocratie. Enquête sur le gouvernement international du capitalisme, Paris, Raisons d’agir, 2022, p. 33.

2 Ibid., p. 263.

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Pour citer cet article

Référence papier

Médéric Martin-Mazé, « Le gouvernement international du capitalisme »Cultures & Conflits, 129 | 2023, 109-112.

Référence électronique

Médéric Martin-Mazé, « Le gouvernement international du capitalisme »Cultures & Conflits [En ligne], 129 | printemps 2023, mis en ligne le 09 septembre 2023, consulté le 11 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/conflits/24734 ; DOI : https://doi.org/10.4000/conflits.24734

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Auteur

Médéric Martin-Mazé

Médéric Martin-Mazé est maître de conférences en sociologie politique de l’international, directeur du département de science politique de l’Université Paris viii Vincennes – Saint-Denis, chercheur au CRESPPA-LabToP.

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