Navigation – Plan du site

AccueilNuméros133In MemoriamHommage à Tony Bunyan (1941-2024)

In Memoriam

Hommage à Tony Bunyan (1941-2024)

Le Comité de rédaction
p. 149-152

Tony Bunyan, fondateur, directeur (1991-2020) et directeur émérite (2020-24) de Statewatch, est décédé le lundi 9 septembre1. Il était une figure de référence dans la défense des libertés civiles et des droits de l’homme à travers l’Europe, et il laisse derrière lui un héritage de travail et de plaidoyer inlassable à travers son engagement au sein de Statewatch, l’organisation qu’il a fondée en 1991, ainsi que dans la bibliothèque et les archives de « The Shape of Things to Come » depuis 2018. Journaliste d’investigation chevronné, il s’est engagé tout au long de sa vie à révéler les abus en matière de droits et de libertés civiles. Cet infatigable pourfendeur de l’absence de contrôle démocratique des services de police et de renseignement était aussi pour nous un véritable compagnon de route de la revue Cultures & Conflits et du Centre d’Études sur les Conflits, Liberté et Sécurité.

Né en 1941, Tony a grandi au Royaume-Uni à une époque de grands bouleversements sociaux. Ses premières expériences ont nourri sa passion pour la justice et l’ont conduit à une carrière qui laissera une marque indélébile sur la société civile européenne. À travers une multitude de publications, de rapports et de batailles juridiques, Tony a ouvertement dénoncé les usages du secret et s’est efforcé de protéger les droits des individus dans un monde de plus en plus sécurisé. Le cinéma et les arts étaient tout aussi importants pour Tony, car ils lui permettaient de bien comprendre et de dévoiler la réalité de l’État. Son apprentissage du métier de régisseur à la Central School of Speech and Drama l’a confronté au monde de l’expression politique artistique. La production de pièces, telles que Waiting for Lefty de Clifford Odets, et le visionnage du cinéma politique en plein essor dans les années 1950 sont allés de pair avec son désir d’être au cœur du mouvement extra-parlementaire. Des films tels que Reds (1981) et The Day the Earth Caught Fire (1961), filmé sur Fleet Street, où se trouve le bureau de Statewatch depuis 2017, figuraient toujours en tête de sa liste de recommandations.

La vie de Tony a été marquée par un engagement inébranlable en faveur de la justice, des idéaux libertaires, du socialisme international et, surtout, de la nécessité de forcer les autorités à rendre des comptes. Après avoir fait ses premières armes dans le théâtre et la vie politique étudiante, c’est dans le journalisme que la passion de Tony pour la justice s’est exprimée. Au cours de son mandat au magazine Time Out dans les années 1970, Tony était réputé pour sa couverture d’un large éventail de sujets liés aux questions sociales, à la politique et à la culture. Grâce à ses contributions, Time Out a pu attirer l’attention sur des questions cruciales liées au secret d’État, au racisme et à l’oppression politique. Tony a réalisé une des couvertures emblématiques pour Time Out lors du procès de la « Angry Brigade ». Tony a aussi beaucoup contribué dans les coulisses, en tant que délégué syndical, en dirigeant la première grève des journalistes de Time Out. Ses écrits et le magazine lui-même ont contribué à donner de la visibilité aux mouvements clandestins, à l’activisme et aux questions de justice sociale, en résonance avec la conception gramscienne de la résistance.

C’est à cette époque que Tony s’est impliqué dans l’Institute of Race Relations. Un engagement qu’il a poursuivi pendant plus de cinquante ans et pour lequel il a été élu président honoraire. En travaillant avec l’Institut, Tony a établi des liens essentiels entre la trop grande fréquence des contrôles de police à l’égard des groupes minoritaires et les rapports de plus en plus fréquents sur les brutalités policières au Royaume-Uni. En 1976, a été publiée la première édition de son livre, The History and Practice of the Political Police in Britain. Cet ouvrage reste un classique et une source essentielle sur la manière dont l’État britannique a cherché à surveiller, infiltrer et saper les groupes et mouvements politiques. Peu après la publication de ce livre, Tony et un groupe d’autres personnes ont fondé State Research, une publication visant à documenter et à exposer les activités de l’État britannique dans les domaines de la police, du contrôle de l’immigration, de la sécurité, du renseignement et de l’armée. À cette époque, les membres du collectif State Research ont appris qu’ils figuraient sur certaines listes tenues par les autorités en tant que « révolutionnaires non affiliés » – une qualification qui se voulait un avertissement, mais pour laquelle Tony a toujours éprouvé beaucoup de sympathie.

Conformément à la théorie de « surveiller les surveillants », Tony a ensuite travaillé pour le Greater London Council (GLC) en tant que chef de l’unité de police. C’est là que lui et l’unité de police ont contribué à créer et à maintenir des groupes de surveillance de la police dans chaque arrondissement de Londres, afin de garantir que les abus de la police soient suivis, enregistrés et enquêtés. Ce travail a permis de soutenir les initiatives locales de divers arrondissements visant à mettre en place des comités de surveillance et des campagnes populaires indépendantes organisées en réponse à des abus de pouvoir particuliers. Son travail a contribué à l’agenda radical de la GLC, qui a remis en question les structures de pouvoir institutionnalisées et soutenu les réformes politiques menées par les communautés. Il a poursuivi ce travail après la GLC, en créant la London Strategic Policy Unit (unité de politique stratégique de Londres). De nombreux documents, rapports et matériels produits par la Policing Unit et les groupes de surveillance de la police qu’elle soutenait peuvent être consultés dans la bibliothèque et les archives de Statewatch.

Dans son travail sur l’Europe, il a été l’un des premiers analystes à souligner la nécessité de dévoiler la nature autoritaire de tout État européen et, en 1991, Tony a fondé Statewatch. Poursuivant l’esprit de State Research, mais en s’intéressant, au-delà du Royaume-Uni, à d’autres États européens ainsi qu’aux institutions et agences de l’UE, l’organisation a mis en lumière d’innombrables questions cruciales relatives à la surveillance, à la sécurité et au contrôle démocratique, tout en défendant les intérêts des groupes marginalisés et sous-représentés. Tony a été directeur de l’organisation pendant près de trois décennies, ce qui lui a permis de se faire connaître et d’être largement respecté dans toute l’Europe par les activistes, les journalistes, les militants et les décideurs politiques.

C’est en tant que directeur de Statewatch que Tony a croisé le chemin de la revue Cultures & Conflits et qu’il était partie prenante des nombreuses discussions que nous avions au Centre d’Études sur les Conflits dans le cadre des programmes de recherche ELISE (2002-2004) puis CHALLENGE (2002-2007) sur les libertés et la sécurité en Europe. En 2002, Tony nous avait proposé un article à la fois fort et précurseur sur les enjeux de la surveillance des télécommunications, de la protection des données et des pouvoirs des agences de sécurité. Nous lui devons ici de reproduire le dernier paragraphe de son argument :

  • 2 Bunyan T., « Surveillance des télécommunications : fin de partie », Cultures & Conflits, n° 46, 200 (...)

« Dans le processus de globalisation, les exigences des lobbies surfant sur la vague “la loi et l’ordre”, quand mises en balance avec les droits et la vie privée des citoyens, sont proches de l’emporter. Seule une forte résistance démocratique peut contrecarrer de telles perspectives mais ceci, en Europe, est rien moins que certain2. »

Tony a pris sa retraite en 2020, assumant le rôle de directeur émérite de Statewatch, mais son héritage continue de marquer le discours sur les libertés civiles en Europe. Ses contributions ont permis de préserver le contrôle démocratique et de veiller à ce que les pouvoirs de surveillance de l’État soient contrôlés par la société civile. Son influence se fait sentir tant au Royaume-Uni que dans l’Union européenne, notamment en ce qui concerne les migrations, les lois antiterroristes et les questions de confidentialité des données. Son engagement en faveur de la transparence et de l’accès du public aux documents et informations officiels l’a amené à remettre en question certaines des mesures de sécurité les plus controversées de l’UE, notamment la législation adoptée après le 11 septembre, qui a étendu la surveillance des télécommunications et les pouvoirs de la police dans toute l’Union. Son travail inlassable contre le secret, pour les libertés civiles et les droits de l’homme lui a valu de nombreuses récompenses, dont le prix 1998 de la British Campaign for Freedom of Information (Campagne britannique pour la liberté d’information) et le prix « Long Walk » 2011 des Liberty’s Human Rights Awards.

Pour Tony, la retraite n’était pas synonyme de repos. Il a consacré les dernières années de sa vie à l’indexation, au catalogage et à la conservation de sa bibliothèque personnelle et de ses archives, qui peuvent être consultées sur demande. Tony souhaitait que sa collection soit utilisée pour informer, encourager et inspirer la prochaine génération d’activistes dans le monde entier. La collection examine comment le passé et le présent peuvent « façonner les choses à venir ». Le titre de la bibliothèque est emprunté à la fiction spéculative de H. G. Wells sur les dangers d’un super-État mondial autoritaire et omniprésent.

« Toutes les bibliothèques et les archives ont une importance et une histoire différentes. Ces archives personnelles ont été rassemblées sur une période de 60 ans et contiennent des documents uniques issus de luttes nationales et locales sous forme de pamphlets, de ronéo à des publications lithographiques, ainsi que des livres et des journaux de référence datant des années 1920 et ultérieurs. C’est l’un des moyens de donner un sens au passé, d’apprendre de ses erreurs et de continuer à se battre pour un monde juste3. »

Il serait impardonnable de ne pas mentionner que Tony était fan absolu d’Arsenal et qu’il était aussi membre à vie de la National Union of Journalists (Union nationale des journalistes). L’intelligence et le dévouement de Tony ont touché la vie d’innombrables journalistes, universitaires, juristes, militants, décideurs politiques et bien d’autres encore. Son travail en a inspiré plus d’un, créant un impact durable sur les libertés civiles en Europe et sur le débat mondial autour de la liberté et de la vie privée. Tous ceux et celles qui ont eu l’honneur de travailler à ses côtés se souviendront de son courage, de son intelligence et de son engagement en faveur de la justice.

Notes

1 Nous reprenons ici en grande partie l’hommage paru sur le site de Statewatch : https://www.statewatch.org/news/2024/september/tony-bunyan-1941-2024

2 Bunyan T., « Surveillance des télécommunications : fin de partie », Cultures & Conflits, n° 46, 2002, pp. 65-71.

3 Voir : https://the-shape.org/about/

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search