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  • 1 « Approche comparative des systèmes de guerre ». Table ronde dirigée par Bigo D., Hermant D., Levea (...)
  • 2 Sur ce sujet de la guerre et la paix comme objets d’études et leurs représentations médiatiques, vo (...)

1Ce numéro de Cultures & Conflits est fondé sur des analyses en profondeur de la socio-histoire, de l’anthropologie politique des conflits et des trajectoires de vie « militantes », qui rendent compte, bien mieux que des récits géopolitiques classiques, des évolutions politiques de certains pays en conflit. Ce qui semble « incompréhensible » dans une vision traditionnelle, s’appuyant sur une sociologie de la décision de quelques acteurs locaux et de leurs soutiens internationaux, faite d’analyses journalistiques sur les « renversements d’alliance », sur les « grands jeux politiques », sur les « puissances régionales », finissant souvent par une pauvre description de la réalité et par des jugements de valeur essentialistes autour d’acteurs « incarnant » une idée et ne pouvant s’en échapper, apparaît au contraire très logique si l’on abandonne ces stéréotypes et que l’on suit au plus près les trajectoires de certains acteurs sur la longue durée, en étudiant la relation entre leur vie intime, leurs souffrances, leurs inimitiés communes, leurs solidarités inavouées en pratique et leurs discours idéologiques. Ces derniers, loin d’être des marqueurs à tout jamais, comme le croient certains membres des services occidentaux et les universitaires qui leur font chorus avec la formule « un terroriste le sera toute sa vie et est irrécupérable », sont extrêmement fluides et ajustés au contexte, aux enjeux d’alliances tactiques. Ils ne sont pas non plus attachés à des systèmes de valeurs totalitaires définitivement enracinés et relevant du bien ou du mal. Le renversement du président Assad en Syrie et les coalitions d’acteurs hétérogènes, longtemps en conflit violent, qui ont profité de l’opportunité politique offerte par l’extension du conflit de Gaza à l’ensemble de la Palestine, du Liban et de la région, en sont un exemple intéressant. Il y a certes des jeux internationaux de la Russie concernant le soutien ou non du régime, les avancées coloniales d’Israël sur le Golan, les engagements diplomatiques des puissances états-unienne et européenne contredites par les pratiques anti-diplomatiques des ventes d’armes et de leurs services secrets qui jouent un rôle, mais le plus significatif reste les expériences de vie des différents acteurs en armes, la manière dont des solidarités pratiques se nouent souvent au-delà des conflits idéologiques, et la plupart du temps au détriment des civils non armés. À cela s’ajoute la mémoire historique, les mobilisations sur le long terme et les déceptions qu’elles engendrent, ainsi que la volonté d’en découdre parfois avec un ennemi sur plusieurs générations si nécessaire. Les soi-disant « alliances contre nature » sont alors vécues comme éminemment naturelles. Elles s’expliquent dans ces cas par les rapports de classe geolocalisés, les reconversions d’acteurs militarisés en politiciens et inversement, les jeux familiaux et les expériences partagées. Il n’y a là rien de véritablement nouveau, comme en témoigne le premier numéro de la revue Cultures & Conflits en 1990 sur « la prolongation des conflits » qui s’interrogeait sur les pratiques de la guerre civile au Liban et décrivait déjà ces éléments d’une « polémologie » ancrée dans les analyses sociétales du politique et de leurs pratiques transnationales 1. Néanmoins, le bruit médiatique des experts en géopolitique sur les plateaux de télévision, « réalités » et chaînes d’information continue, ou dans les blogs des réseaux sociaux, a pour lui la force des idées simples ne nécessitant pas de recherches de terrain et répétant « ad nauseam » le même discours. Il empêche les chercheurs les plus compétents d’être présents dans des émissions dont le format exclut un discours circonstancié et nuancé, qui épouserait la complexité de la vie, surtout dans des périodes de guerre. Il en résulte une distanciation quasi structurelle entre les situations de conflits et leurs récits médiatiques, qui formatent les opinions 2.

2La grande enquête ouverte par Matthieu Rey et Laura Ruiz de Elvira que nous publions est un remède salutaire face à ces « paranoïas géopolitiques » dont l’imaginaire en dit plus sur la personnalité de ceux qui les énoncent que sur une approche raisonnée du terrain. Loin des fantasmes réaffirmés sur le fanatisme religieux qui inscriraient à jamais la trajectoire des acteurs individuels au sein d’un seul répertoire d’action, leurs analyses montrent comment les acteurs changent selon les circonstances et adaptent à leurs intérêts stratégiques durant le conflit et les périodes de répression leurs systèmes de valeurs et les ajustent sans pour autant les abandonner ; l’étape de la mémorialisation et du récit collectif du groupe étant centrale dans ce cas 3. Certains pourront objecter que l’étude des trajectoires individuelles est par trop détachée des éléments structurels nationaux et internationaux, et qu’elle reste psychologique, mais l’analyse de biographies partageant des traits collectifs comme celui de l’engagement militant, militaire et politique, fussent-ils de bords opposés, permet de lever cette opposition et, selon la problématique du dossier, renseigne sur les retournements de situation, sur la fluidité des situations de guerre et leurs recompositions, sans les ramener aux stratégies de « grands chefs » ou des « puissances extérieures ».

3Comme l’explique très en détail l’introduction au dossier, connaître le vécu et les efforts de mémorialisation dans un récit commun d’un groupe particulier est central pour comprendre les moments de crise et de fluidité dans les jeux politiques au sein même de situations de guerre. Matthieu Rey choisit ici l’itinéraire d’Adnan Saad al-Din qui opérera une « mue épistémologique » de son action en se départant d’une position radicale afin d’endosser les valeurs de la société dans laquelle il vit. Dans leurs articles respectifs, Léo Fourn et Laura Ruiz de Elvira montrent que cette approche ne concerne pas uniquement les dirigeants et qu’elle est pertinente pour comprendre les trajectoires de carrières militantes ordinaires ainsi que les enjeux des pays en crise politique.

4Si les trois premiers articles se focalisent sur la Syrie et une situation de forte conflictualité, cela ne signifie pas que la problématique proposée ne peut pas éclairer des situations moins polémologiques.

  • 4 Leveau R., « Réflexions sur le non-passage au terrorisme dans l’immigration maghrébine en France », (...)
  • 5 Pour de longs développements sur ce thème, voir l’ouvrage en anglais que nous publions dans la coll (...)

5L’article de Christoph Schwarz sur le mouvement Hirak al-Rif montre en quoi l’étude des récits de vie permet de comprendre les lignes transversales poussant aux soutiens transnationaux de diasporas à propos de leur pays d’origine ou vécu comme tel. Il montre également combien le soulèvement du Rif est vécu comme exemplaire par quelqu’un vivant en Allemagne. Ceci n’est pas sans rappeler les travaux de Rémy Leveau, qui montraient comment les protestations des jeunes issus de l’immigration en France s’inspiraient de l’imaginaire de l’Intifada, mais que cela n’en faisait pas pour autant des jeunes prêts à importer ces pratiques en France 4. Comme le montrent ces recherches, à plus de trente ans de distance, c’est que parler et se plaindre ne mène pas forcément à l’action violente, contrairement à ce qu’affirment les thèses de la frustration relative ou de l’idéologie radicale qui continuent de nourrir les politiques antiterroristes et l’imaginaire « contre-radicalisé » de la géopolitique et de certains ministres de l’Intérieur médiatiques qui deviennent les jumeaux mimétiques de leurs adversaires 5.

  • 6 Hibou B., Tozy M., Tisser le temps politique au Maroc : imaginaire de l’État à l’âge néolibéral, Pa (...)

6Accompagnant ce dossier, une chronique bibliographique proposée par Frank Duchêne traite de l’ouvrage fondamental sur le Maroc édité par Béatrice Hibou, et Mohamed Tozy : Tisser le temps politique au Maroc. Imaginaire de l’État à l’âge néolibéral 6. Comme il le signale, à travers une grille de lecture wébérienne, leur approche de sociologie historique du politique part des pratiques pour comprendre leur unité, leur diversité et les significations qui composent l’ordre social et les mécanismes de domination et d’obéissance.

7Est aussi inséré en hors thème un article revenant sur les pratiques coercitives du pouvoir en Argentine dans les années 1975-76 avec l’opération Indépendance, à Tucuman, préfigurant le développement de ces pratiques avec le régime dictatorial et, au-delà de celles-ci, cette volonté des autorités politiques de l’époque de se défaire par la violence maximale de toute idée de contestation populaire dans la rue, et de la culture démocratique qu’elle implique. Une leçon de plus à méditer dans le contexte actuel de remise en cause des fondements de la démocratie par des discours et pratiques extrémistes qui se réactualisent avec la montée de régimes qui se disent eux-mêmes illibéraux, anti juges et anti État de droit.

  • 7 Tilly C., « Réclamer viva voce », Cultures & Conflits, n° 5, 1992 ; Tilly C., Stories, identities, (...)

8Rechercher les raisons non mécaniques des changements politiques contemporains, s’intéresser à la formation relationnelle des identités politiques, au rôle de la mémorisation, des justifications discursives, des habitus des acteurs sont, comme le rappelait Charles Tilly dans nos colonnes dans son article « réclamer viva voce » et dans son livre Stories, identities and political change de 2002, des éléments cruciaux pour, d’une part, refuser l’histoire événementielle faite par les grands hommes qu’une certaine droite favorise systématiquement et, d’autre part, ne pas céder non plus à la fausse causalité entre grands événements et grandes causes, qu’un certain marxisme ou structuralisme mécaniciste continue de reproduire 7.

9Réfléchir sur le présent suppose toujours une certaine profondeur historique qui fait souvent cruellement défaut ou n’est qu’une reprise officielle (ou doxique) des discours des dominants, et d’un privilège considérable donné à la seule scène médiatico-politique pour faire « semblant » de faire de l’histoire, en refusant les archives, et en choisissant le cadre d’interprétation prédéfini qui convient pour renforcer les justifications d’un certain acteur contre les autres.

10Cette réflexion commune sur l’actualité, l’histoire et les récits, qui vient de nos échanges en comité de rédaction, nous amène à célébrer nos 35 années d’existence en tant que revue, en republiant des articles de nos premiers numéros, devenus indisponibles, lorsqu’ils nous semblent éclairer le présent. Nous consacrerons donc la fin de l’année 2024 à redonner de la présence à certains de ces textes importants, via leur republication, et nous organiserons un colloque en 2025 qui sera lié aux enjeux de la liberté universitaire, comme liberté de recherche et d’expression, dans un cadre institutionnel défini, mais ayant des formes transnationales spécifiques.

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Notes

1 « Approche comparative des systèmes de guerre ». Table ronde dirigée par Bigo D., Hermant D., Leveau R., « La prolongation des conflits », Cultures & Conflits, n° 1, 1990. https://doi.org/10.4000/conflits.147 [consulté le 7 janvier 2025].

2 Sur ce sujet de la guerre et la paix comme objets d’études et leurs représentations médiatiques, voir le numéro spécial dirigé par Bonditti P., Hippler T., Lema Silva L. (dir), Recherches internationales, n° 125, janvier-mars 2023.

3 Voir la tribune de Matthieu Rey dans Le Monde : https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/12/09/en-syrie-les-interrogations-demeurent-mais-un-sentiment-rejaillit-de-multiples-parts-la-joie_6438593_3232.html [consulté le 7 janvier 2025].

4 Leveau R., « Réflexions sur le non-passage au terrorisme dans l’immigration maghrébine en France », Études Polémologiques, vol. 49, n° 1, 1989, pp. 141-156.

5 Pour de longs développements sur ce thème, voir l’ouvrage en anglais que nous publions dans la collection Liberty and Security de Routledge dans laquelle de nombreux contributeurs de Cultures & Conflits ont déjà publié : Delori M., Olsson C. (eds.), The French War on Terror A Relational Approach to (Counter-)Terrorism, à paraître en mars 2025, avec les contributions suivantes : Bigo D., Bonnefoy L., Delori M., Olsson C., Tsoukala A., Wasinski C., “Chapter 1: Fighting fire with fire: mimetic investigations of the ‘war on terror’ and its discursive strategies” ; Delori M., Egger C., Magni-Berton R., Varaine S., “Chapter 2: How (French) military interventions produced ‘terrorism’: What critical terrorism studies stand to gain from quantitative approaches” ; Charbonneau B., Debos M., Olsson C., Wasinski C., “Chapter 3: Old wine in new bottles? France’s belated embrace of the ‘War on Terror’ and the co-production of violence” ; Bigo D., Hanon J.-P., “Chapter 4: Counter-terrorism in French politics abroad: the misuse of defense secrecy” ; Guittet E.-P., Mégie A., “Chapter 5: The French experience of pre-empting anti-terrorism”.

6 Hibou B., Tozy M., Tisser le temps politique au Maroc : imaginaire de l’État à l’âge néolibéral, Paris, Karthala, 2020.

7 Tilly C., « Réclamer viva voce », Cultures & Conflits, n° 5, 1992 ; Tilly C., Stories, identities, and political change, Lanham, Md., Rowman & Littlefield, 2002.

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Pour citer cet article

Référence papier

Le Comité de rédaction, « Éditorial »Cultures & Conflits, 134 | 2025, 7-11.

Référence électronique

Le Comité de rédaction, « Éditorial »Cultures & Conflits [En ligne], 134 | été 2024, mis en ligne le 15 janvier 2025, consulté le 22 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/conflits/25874 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13mr6

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