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Chronique bibliographique

Une sociologie historique du politique : comprendre l’État dans le Maroc contemporain

Franck Duchesne
p. 109-112
Référence(s) :

Hibou Béatrice, Tozy Mohamed, Tisser le temps politique au Maroc. Imaginaire de l’État à l’âge néolibéral, Paris, Karthala, « Recherches internationales », 2020, 656 p.

Texte intégral

1Chargé de résoudre l’énigme de la relative insensibilité de l’introduction de pratiques néolibérales dans l’État marocain contemporain, l’ouvrage au titre et au sous-titre indissociables, Tisser le temps politique au Maroc. Imaginaire de l’État à l’âge néolibéral intéressera les politistes au-delà des spécialistes de cette problématique ou de cette aire régionale. Béatrice Hibou, directrice de recherche au CNRS (CERI - Science Po) et Mohamed Tozy, professeur des universités à l’IEP d’Aix-en-Provence, y présentent une longue enquête à la fois compréhensive, comparée et historique dont l’originalité réside dans la méthode stimulante qu’elle déploie. À partir du concept clef d’« imaginaire », l’enquête révèle par la confrontation de deux idéaux-types le sens par lequel se joue l’exercice d’une domination.

2Dans le cas de l’État au Maroc, la spécificité historique de la « trame du sens » (p. 19) est évaluée par comparaison aux caractéristiques pures de deux images mentales, « l’Empire » et « l’État-nation », édifiées au terme d’une réflexion sur la trajectoire de l’État au Maroc que de longs « prolégomènes » restituent. Le style de gouvernement impérial y est caractérisé, tendanciellement, par une forme de représentation différentielle du monde où les pluralismes (religieux, sociaux) sont acceptés tout comme les « discontinuités territoriales et temporelles » (p. 118). Une « absence de prétention à contrôler l’ensemble de la société » fait privilégier l’adaptation, une « action à moindre coût » (idem) à travers des intermédiations plutôt personnalisées qu’institutionnelles ou structurelles. Enfin, la légitimité du pouvoir n’est pas essentiellement liée à « la détention d’un monopole du pouvoir » (idem) : la violence de l’État impérial n’est pas une modalité de réaffirmation continue de son pouvoir mais une affirmation ponctuelle, une « forme ultime de négociation » (p. 230) quand certains éléments essentiels à son existence (trône, routes, impôts) sont menacés (p. 229). L’État-nation, quant à lui, renvoie à des logiques différentes, privilégiant l’action caractérisée par des interventions transformatrices, domesticatoires, qui suggèrent une vision uniformisante, « d’égalité abstraite » mais aussi continuiste et unitaire du monde (p. 119).

3Fort de ce cadre théorique, l’exploration de l’État marocain s’engage sur le terrain des « fondements mêmes du pouvoir, à savoir la représentation, la responsabilité et l’usage de la violence » (p. 126). Ces entrées sur le processus de légitimation de l’État soulignent l’importance des tensions et des luttes, ainsi que la permanence de contradictions dans l’exercice même de la domination que la perspective engagée permet d’appréhender. Par exemple, sur le premier fondement du pouvoir, la prééminence accordée à l’élection dans la réforme constitutionnelle de 2011 ne contredit pas l’importance croissante de la cooptation, dont la légitimité emprunte au registre impérial personnalisé et à une représentativité du roi fondée sur son rôle d’unificateur de communautés en conflits permanents. La question de la responsabilité donne ensuite à voir la plurivocité de l’ordre politique : le roi est tendanciellement responsable d’un « troupeau » global, « géré de façon personnalisée » et ce devant Dieu lui-même (p. 174), tandis que dans le paradigme national le gouvernement est plutôt responsable de ses actes et de leurs effets devant la population d’un territoire. La première conception étant remise partiellement en cause par une forme de responsabilisation de l’État, cette transformation se donne à voir lors de certains évènements décortiqués en détails (intempéries, grâces perçues comme abusives et une fatwa contestée contre les apostats). Enfin, pour analyser le dernier fondement du pouvoir, la violence, il est fait état d’une tension similaire qui participe à l’invisibilisation de l’usage individualisé de la violence royale derrière celle de l’État-nation. Pour l’illustrer, parmi les nombreux cas étudiés, le « séisme », une malédiction royale aux conséquences bien réelles pour qui subit cette forme de bannissement public. Parce qu’il partage sur le plan des conséquences les caractères d’une décision légale et constitutionnelle, le séisme est mis sur le plan de décisions parlementaires ou politiques. La naturalisation de cet acte arbitraire qui « abolit les frontières du légal » (p. 254) s’institutionnalise en particulier dans la confusion de registres stato-nationaux dont les formes légales se mêlent à des registres impériaux, comme l’évoque la métaphore des têtes coupées.

4Les conflits étatiques et sociaux étant au centre de leur analyse, se pose ensuite la question de la caractérisation de l’ordre politique et social à travers la formation d’une unité marocaine par une pratique de gouvernement dont les « actions […] transcendent la diversité » (p 271) pour construire une forme particulière de communauté nationale. L’ouvrage nous invite alors à suivre la construction du hub industriel et portuaire Tanger-Med, qui ouvre la seconde partie consacrée à la trajectoire de la signification de nation au Maroc. Cette « scène » donne à voir la complexité du fait national, constitué d’un enchevêtrement de significations issues de registres stato-national mais aussi impérial. La nation considérée comme unité se partage avec une conception diversifiée du territoire. Le projet Tanger-Med, bureaucratique et d’inspiration néolibérale emprunte aussi une « voie royale » (p. 290) pour se développer : personnalisation, exceptionnalité, dérogations. Ici, le mode de gestion patrimonial impérial (p. 292) démontre quelques affinités avec les formules néolibérales qui n’en sont que d’autant mieux naturalisées. Entre « unité politique » et « ensemble de particularités » (p. 302), la spécificité marocaine du sens de la nation s’exprime à travers ce projet, situé à la fois dans le territoire régional et national mais aussi placé en dehors. Bien qu’inscrit dans un territoire administratif pensé comme frontière rationalisée, le projet Tanger-Med est largement associé au roi à qui est attribué ce « chantier de règne » (p. 307) comme référence personnalisée. Si les registres de l’État-nation demeurent des références principales, des formes impériales de gouvernement sont aussi présentes et participent conjointement au processus de néolibéralisation de l’idéal de l’État-nation. Si les questions du territoire et de l’administration sont traitées dans le cas de Tanger-Med, elles font ensuite l’objet d’un développement spécifique. La conception du territoire dévoile la coexistence d’une pratique stato-nationale du gouvernement marquée par la frontière, sans que l’idée impériale de « confins » ne soit évacuée. L’étude de l’administration se fait, quant à elle, à travers des « figures marginales » choisies dans des « domaines structurants […] la sécurité, la religion, le foncier, et la justice » (pp. 355-356). À l’aide du concept « d’entente » wébérien, est soulignée l’importance de ces acteurs intermédiaires placés « entre l’État et la société » (p. 410) qui existent dans le flou de cet interstice. L’imaginaire fonctionnant comme un espace d’opportunités symboliques pour l’interprétation des contraintes spécifiques à leur position respective, les pratiques récurrentes de ces agents s’inscrivent confusément dans un mode impérial de gouvernement autant que dans les modalités nationales régaliennes et directement interventionnistes.

5La troisième partie illustre une dernière fois l’intérêt de la méthode pour expliquer cette fois la diffusion relativement aisée, coulante, des formes néolibérales de gouvernement par l’étude à la fois de groupes de « porteurs » (le terme est emprunté à Max Weber) mais aussi des « affinités électives entre ces pratiques [néolibérales] et certains traits de l’idéaltype impérial » (p. 418). Le mode de gouvernement impérial – non hégémonique, mouvant, adaptable, réticulaire, intermédié, pluraliste et personnalisé – en cohérence avec les caractéristiques du néolibéralisme invite à les vivre sur un mode « familier » (p. 419). Une étude minutieuse des réformes des finances publiques marocaines, des dispositifs de participation citoyenne, ou des différents dispositifs de délégation de services publics, montrent que ces transformations sont naturalisées à travers des éléments issus du référentiel impérial. Autrement dit, le cadre du pensable étatique marocain rend légitime l’usage d’intermédiaires, de médiateurs et une certaine « frugalité et minimisation des coûts » (p. 526). En fonction des configurations du pouvoir et des contextes, ce registre peut être réactualisé, comme c’est le cas ici ou, au contraire, évacué, « déclassé », comme cela a pu se produire au lendemain de l’indépendance (p. 92).

6La méthode d’analyse de la domination que l’ouvrage déploie invite à un usage de l’idéaltype conforme aux ambitions épistémologiques comparatistes wébériennes et à une problématisation compréhensive qui fait la part belle au sens et aux significations sans en altérer ou en réduire la complexité pratique. Dans cette « approche de sociologie historique du politique qui part des pratiques pour comprendre l’unité » (p. 270), la diversité des pratiques et significations qui composent l’ordre social et qui rend si complexe l’analyse de l’État est épousée plutôt que simplifiée. Au terme de la lecture de cet ouvrage dense, au-delà du fonctionnement de l’ordre politique marocain, minutieusement disséqué, c’est à une anatomie de l’État qu’on assiste. Cette méthode invite plus que jamais à le saisir historiquement, pour démêler l’écheveau des significations qui ne cessent de s’actualiser comme de se dérober : de se tisser.

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Pour citer cet article

Référence papier

Franck Duchesne, « Une sociologie historique du politique : comprendre l’État dans le Maroc contemporain »Cultures & Conflits, 134 | 2025, 109-112.

Référence électronique

Franck Duchesne, « Une sociologie historique du politique : comprendre l’État dans le Maroc contemporain »Cultures & Conflits [En ligne], 134 | été 2024, mis en ligne le 15 janvier 2025, consulté le 21 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/conflits/25962 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13mqz

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Auteur

Franck Duchesne

Franck Duchesne est doctorant à l’Université Paris Nanterre au sein de l’Institut des sciences sociales du politique (ISP – UMR 7220). Il rédige une thèse portant sur le Sénat conservateur (1799-1814) dans une perspective de sociologie historique de l’État parlementaire, sous la direction de Christophe Le Digol et Éric Phélippeau.

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