Éditorial
Notes de la rédaction
Les membres du comité de rédaction en charge de ce numéro sont Didier Bigo et Mathias Delori.
Texte intégral
- 2 « 35 ans sur les sentiers de l’international », Cultures & Conflits, n° 135/136, 2024, pp. 9-24.
- 3 PARISS Collective, « L’art d’écrire les sciences sociales : remettre en cause la politique du style (...)
1Ce numéro 1/2025 est celui qui annonce de profonds renouvellements après la célébration de nos 35 ans et du numéro double précédent reprenant les textes clés des auteurs internationaux qui nous ont fait le plaisir de participer au développement de la revue2. Nous avons fait le choix de développer une politique d’édition en ligne autonome, en créant un partenariat direct avec CAIRN en France, mais aussi avec différentes plateformes anglophones qui nous accueillaient déjà à travers la revue sœur de Cultures & Conflits, PARISS pour Political Anthropological Research in International Social Sciences qui a maintenant cinq ans d’existence et est diffusé par Brill-de Gruyter. Cette politique de synergies entre les deux revues suit une réflexion approfondie sur les politiques contemporaines d’écriture des sciences sociales, et sur les évolutions des pratiques de publication et de lecture des revues de sciences sociales3. Cela nous amène à quitter les éditions L’Harmattan après 35 ans, ces dernières restant en charge de la vente des anciens numéros, pour développer de concert avec la revue on line de C&C une série d’ouvrages imprimés, reprenant les articles de la revue, pour celles et ceux qui veulent avoir à portée de main des numéros thématiques de référence.
- 4 https://www.cecls.eu/fr/la-revue-cc/ [consulté le 25 mars 2025].
2Ces changements s’accompagnent d’un renouvellement et renforcement important de l’équipe du Centre d’Étude sur les conflits, liberté et sécurité (CECLS) qui édite les deux revues. Emmanuel-Pierre Guittet prend la responsabilité de directeur de publication. Concernant les rédacteurs en chef, notre équipe s’élargit à huit personnes qui assureront la direction des numéros par paire, en collaboration – selon les thèmes – avec des directrices ou directeurs de numéros associés. Ces huit personnes sont, par ordre alphabétique : Marie-Laure Basilien-Gainche, Didier Bigo, Laurent Bonelli, Mathias Delori, Miriam Périer, Julien Pomarède, Anastassia Tsoukala et Jérôme Valluy4.
3Antonia García Castro sera la responsable d’édition et coordonnera l’ensemble de l’équipe en charge des allers-retours entre les rédactrices et rédacteurs en chef, les évaluatrices et évaluateurs, les autrices et auteurs, ainsi que des vérifications grammaticales et stylistiques des traductions et articles. L’équipe éditoriale autour d’elle se renforce aussi avec l’arrivée de Numa Gagey qui rejoint Malvina Adorno, Clément Beunas, Colombe Camus, Costa Konstantinos Delimitsos, Shoshana Fine, Laura Monfleur, Elwis Potier, Corentin Sire, Piero Tellerias. Karel Yon sera, quant à lui, le responsable de la fabrication avec la mise en place du prêt à clicher et des contacts avec CAIRN et les imprimeurs.
4Thomas Fraise, qui devient rédacteur en chef dans la revue PARISS, sera responsable de la communication des deux revues et animera le comité des jeunes chercheurs et chercheuses en charge de la recherche des meilleurs évaluateurs et évaluatrices pour les textes soumis aux revues.
- 5 Contacts PARISS et Cultures & Conflits : tfr@ifs.ku.dk ; redactionagc@gmail.com
- 6 Didier Bigo comme rédacteur en chef de Cultures & Conflits, et Rob Walker rédacteur en chef d’Alter (...)
5Il nous semble en effet que le recours à des bases de données d’évaluateurs dépendant de plus en plus des diffuseurs et de logiciels qui régulent les flux mais détruisent les relations entre auteurs, autrices et membres de la revue, ne doit pas se populariser. Ce système est contre-productif et génère une bureaucratie qui divise les équipes selon les tâches, en imposant de facto des hiérarchies inacceptables. Au contraire, nous voulons faire participer l’ensemble des équipes éditoriales des deux revues à la décision de qui sera la personne chargée des évaluations et au suivi des textes dans leur processus d’élaboration, et mettre à égalité dans les choix les rédactrices et rédacteurs en chef comme les jeunes docteurs, doctorants et doctorantes qui voudraient nous rejoindre5. Nous avons expérimenté ce système avec International Political Sociology de 2007 à 20126. Et c’est un des moments de rencontre les plus joyeux et les plus passionnés qui soudent les équipes et transcendent les hiérarchies de statut professionnel, d’âge ou encore de genre.
6Celles et ceux qui sont passés par cette étape de leur carrière s’en rappellent et sont toujours en contact à l’échelle internationale. Nous ferons bientôt un article collectif sur l’art de publier en sciences sociales, prolongeant celui sur l’art d’écrire, qui entend redonner de la vie au système fossilisé de la double évaluation anonyme prisonnière des « experts », de certaines « chasses gardées » et du désintérêt de certains pour ces tâches non reconnues et ingrates si on les fait seuls et à distance.
7Nos deux revues vont s’engager dans une politique de traduction et donner donner la chance aux autrices et auteurs d’une revue de publier dans l’autre, permettant de faire connaitre leurs travaux dans les communautés anglophones et francophones, simultanément ou presque.
- 7 Bigo D., Walker R., International, Political, Sociology Revisited IPS special issue 20 years, à par (...)
8Il ne s’agira pas d’une simple traduction linguistique mais d’une reprise avec l’aide des équipes des deux revues des éléments d’un article, mais en le contextualisant différemment, en le resituant dans des débats théoriques, souvent encore trop distincts, et de participer ainsi à la « créolisation » des deux traditions stylistiques. Une réflexion sur l’intraduisible, sur les formes de pensée et d’écriture se prolongera et, nous l’espérons, pourra s’étendre à d’autres formations linguistiques et littéraires. Sans cette politique de traduction, les vœux de cosmopolitisme restent souvent emprisonnés dans des impérialismes linguistiques imposant par leur style des modes d’expression, qui ne sont pas indépendants des enjeux théoriques d’un espace de diffusion dominant et d’une certaine temporalité7. Cela ouvrira aux jeunes autrices et auteurs plus de possibilité de faire entendre leur voix, et si cette politique est suivie par d’autres revues, on peut même espérer faire diminuer le nombre de celles et ceux qui lisent une langue mais oublient de citer leurs sources dans l’autre langue.
9Résolument cosmopolite et transdisciplinaire, comme le montrent les appartenances disciplinaires de celles et ceux que nous avons publiés et qui sont politistes, internationalistes, sociologues, anthropologues, criminologues, historiens, géographes, philosophes, théoriciens du politique, nous voulons encore plus qu’avant ouvrir nos colonnes à des chercheurs et chercheuses de différentes disciplines des sciences sociales et littéraires travaillant dans des collectifs, en intégrant aussi des architectes, des médecins et/ou des artistes lorsque les sujets s’y prêtent. Nous encourageons donc fortement, outre les articles individuels de qualité, les propositions de ces collectifs qui acceptent de jouer ce jeu contre celui des articles personnels répétitifs d’une revue à l’autre et qui visent à publier plus mais souvent au détriment de la profondeur que donne une recherche « ensemble ».
10Nous conservons le titre de Cultures & Conflits mais notre horizon s’est depuis longtemps ouvert à toutes les formes d’analyse des luttes, des formes d’associations qui construisent un social aux prolongations ou implications souvent transnationales ou planétaires. Les travaux menés depuis 35 ans sur l’impact de la guerre au terrorisme, sur les restitutions extraordinaires, sur la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée, sur les demandeurs d’asile et leurs droits, sur les pactes immigration et asile, sur les questions du numérique et de la sécurité, sur le contrôle des services de renseignement et de police ont servi d’axe majeur que l’on peut résumer autour de la possibilité de mettre en œuvre des contre-pouvoirs et des savoirs critiques concernant l’ensemble des institutions répressives, y compris dans les régimes qui se disent libéraux et valorisent officiellement l’idée de société ouverte. La revue a été marquée par l’étude des pratiques de violence, y compris symbolique, sous leurs différentes formes, qu’elles se veuillent révolutionnaires ou se disent protectrices de l’ordre institutionnel, ainsi que des relations et dynamiques qui peuvent générer des escalades ou des formes de paix qui maintiennent les injustices et l’impunité – nous allons continuer dans cette voie. Elle s’ouvre aussi de plus en plus aux idées sur le cosmopolitisme et les modes d’universalisation qui passent par la réflexion sur les priorités écologiques, sur l’égalisation des conditions à l’échelle internationale, sur la force de la justice internationale et de ses relais nationaux, locaux et transversaux, ainsi que sur les conditions dans lesquelles les universitaires peuvent exercer leur métier dans les différents pays et bénéficier ou non de la liberté académique. Les propositions sur ces thèmes sont les bienvenues, et ceci plus que jamais dans le contexte contemporain où des pays qui auparavant se considéraient à la pointe de ce combat pour les libertés, se retournent par des agressions idéologiques ou des retraits économiques et financiers de ces questions cruciales, au nom de la crise de la dette et du droit quasi sacré des créditeurs à être remboursés, ou des guerres conventionnelles et hybrides qui seraient notre futur inéluctable.
11Face à ces tentatives de cadrage imposant l’austérité, l’obéissance inconditionnelle à des leaders qui continueraient sur les voies de la croissance du capitalisme financier et de l’économie de guerre, nous insistons dans ce premier numéro 2025 sur les enjeux de la liberté académique en traduisant, contextualisant et ajoutant des réflexions spécifiques, ce que la revue PARISS a publié l’année dernière en accès libre et qui a attiré de nombreux commentaires dans le monde anglophone, mais peu encore en France ou en Allemagne. Ce numéro a l’ambition d’analyser les trajectoires spécifiques qui créent un peu partout le malaise et le sentiment d’une dégradation des conditions d’enseigner afin d’en décrypter les lignes transversales et leurs dynamiques, ainsi que de faire dialoguer plus avant cette impression de la « misère du monde des homo academicus(es) », si l’on contracte deux titres majeurs des ouvrages de Pierre Bourdieu. Pour cela, nous reprenons une série de textes écrits depuis 2023 et publiés dans la revue PARISS en juillet et décembre 2024. Ils sont forcément datés, mais il nous semble utile de garder les traces des différents moments de tension entre les autorités politiques, administratives et les universitaires, étudiantes et étudiants, dans différents pays du monde, en particulier autour de la question de la Palestine, et de la possibilité de manifester contre le risque, maintenant avéré, de déportation en masse, de massacres, voire de génocide des Palestiniens.
12Notre prochain numéro reviendra sur la question de la force du droit international et de ses relais dans les décisions des juges aux échelles locales et régionales, qui lui confère certainement un pouvoir symbolique significatif dans la longue durée, mais dont l’application immédiate et effective semble paralysée face à l’égoïsme de la force brute. Il y a donc un lien fort entre ces deux numéros, mais le sentiment de perte de liberté académique ne date pas des engagements envers l’Ukraine ou la Palestine, il a des causes plus profondes et plus diverses que nous mettons à jour dans les textes qui constituent ce numéro.
13Celui-ci a une particularité qui nous tient à cœur. Une grande partie des textes présentés ci-dessous et signés par un auteur ou une autrice sont regroupés dans des articles collectifs sous le nom de PARISS collective visant à montrer les moyens d’écrire « latéralement », sans partager en totalité les idées d’autres personnes, mais en visant à universaliser un débat en en dégageant des lignes de fonds qui font ressortir des responsabilités et ne veulent pas mettre à équidistance les arguments des poules sans défense et des renards qui les attaquent, au nom d’un faux équilibre. L’intersubjectivité n’empêche pas le questionnement, elle est souvent plus raisonnable que des montées en généralité visant à mettre à plat et sur un pied d’égalité ceux qui ne le sont pas.
14Didier Bigo, Akos Kopper et Emma Mc Cluskey expliquent dans l’introduction du premier article collectif le sens de cette démarche générale : « faire émerger les complexités et la transversalité de la recherche concernant ce que nous avons appelé la “souffrance sociale de divers homo academicus” dans le contexte de leurs expériences vécues de la profonde détérioration de la liberté académique à l’époque actuelle. » Cette entrée par le vécu des autrices et des auteurs s’adosse à un parti-pris épistémologique. Les contributions sont plus ou moins personnelles mais elles assument toutes une part de subjectivité. Contrairement à ce que supposent les positivistes, cette prise en compte de la subjectivité est une condition nécessaire à la production d’un discours réflexif sur le monde social. Cette réflexivité permet, par ailleurs, d’exercer une vigilance épistémologique par rapport à un problème évoqué par Jérôme Heurtaux dans son texte : le fait que les universitaires sont directement intéressés par le sujet des libertés académiques. Il est intéressant à ce propos de lire les contributions respectives de Arnaud Kurze, Catherine Goetze (PARISS collective 1) et Mathias Delori (PARISS collective 2). Elles portent toutes sur l’Allemagne et éclairent ce cas à partir de perspectives très différentes.
- 8 https://www.ohchr.org/fr/press-releases/2024/04/un-experts-deeply-concerned-over-scholasticide-gaza(...)
15Les contributeurs et contributrices partagent la conviction que les attaques contre les libertés académiques prennent une intensité et des formes différentes en fonction des contextes. Comme le remarquent Jérôme Heurtaux et Laurent Bonnefoy (PARISS collective 2) dans leurs textes respectifs, la première des libertés académiques est le droit à la vie des universitaires, des étudiantes et des étudiants. Des experts de l’ONU ont calculé que « en six mois d’offensive militaire [à Gaza], 5 479 étudiants, 261 enseignants et 95 professeurs d’université ont été tués à Gaza, et 7 819 étudiants et 756 enseignants ont été blessés ». Ces experts ajoutent que « ces chiffres ne [font] qu’augmenter chaque jour8 ». La chronique de Miriam Périer porte sur un autre type d’atteinte aux libertés académiques impliquant une contrainte physique encore marginale sous nos latitudes : l’enfermement. Le sujet du texte est le livre que l’anthropologue franco-iranienne Fariba Adelkhah a consacré à son expérience de détenue dans la prison pour femmes d’Evin à Téhéran (Prisonnière à Téhéran, publié au Seuil en octobre 2024). Miriam Périer précise dans sa chronique le statut de ce texte personnel qu’on peut lire, aussi, comme un acte de résistance académique.
16En Europe et aux États-Unis, les attaques contre les libertés académiques prennent d’abord la forme de campagnes de dénigrement contre les universitaires qui s’efforcent d’objectiver les structures de pouvoir, notamment via les études de genre et postcoloniales. Ces attaques ont gagné en intensité dans le contexte de la guerre génocidaire perpétrée par Israël à Gaza depuis le 7 octobre 2023. Les universitaires qui critiquent Israël font l’objet de campagnes de diffamation les présentant comme antisémites, y compris quand leur critique ne fait que reprendre les récentes ordonnances et avis de la Cour internationale de justice. Ces attaques ne sont pas aléatoires. Emily Dische-Becker de Diaspora Alliance, une association qui lutte contre l’instrumentalisation de la mémoire de l’Holocauste, a calculé qu’en Allemagne, 90 % des universitaires désinvités suite à un procès public en antisémitisme sont des personnes racisées. Si les Musulmans et les Arabes sont les premiers visés, les Juifs (30 % des universitaires désinvités) sont aussi surreprésentés parmi les personnes ainsi accusées (il y a moins de 1 % de Juifs en Allemagne).
17Tous les pays d’Europe et d’Amérique du Nord ne sont pas logés à la même enseigne. Anastasia Tsoukala montre dans son texte (PARISS collective 1) que le champ académique grec a en partie été épargné par cette tempête. Elle interprète ce fait comme une conséquence heureuse de la position marginale de la Grèce dans le concert des pays susceptibles de pouvoir critiquer Israël. La critique d’Israël est aussi plus facile en Irlande pour une raison rappelée par Mark Maguire (PARISS collective 1) : dans ce pays, la question coloniale constitue un sujet de politique domestique.
18Un fait pollue les termes du débat : des experts et des universitaires multipositionnés se sont emparés du discours de la défense des libertés académiques pour diffuser l’idée selon laquelle les universités seraient aujourd’hui dominées par des universitaires militantes ou militants qui les empêcheraient de produire de la connaissance objective. L’Allemagne constitue, de ce point de vue, un exemple paradigmatique. Le réseau allemand Netwerk Wissenschaftsfreiheit (« réseau de la liberté scientifique ») est composé de 700 universitaires de diverses disciplines qui ont pour points communs d’être conservateurs ou réactionnaires sur le plan politique et de mal connaitre les approches théoriques qu’ils ou elles critiquent, en l’occurrence les études de genre et postcoloniales. Cette absence de reconnaissance dans le champ contraste avec l’audience de ce réseau dans le champ médiatique. Le manifeste de ce réseau prétendument défenseur des libertés académiques et les campagnes de dénigrement qu’il a lancées contre des universitaires critiques ont reçu le soutien non seulement de la presse tabloïde mais, aussi, de journaux tels que la Frankfurter Allgemeine Zeitung.
19Les États-Unis constituent un autre cas d’école. Dans sa contribution, un auteur qui a préféré conserver l’anonymat en signant sous pseudonyme (PARISS collective 2) montre comment le réseau Campus Watch s’est accaparé le discours sur la défense des libertés académiques tout en incitant les étudiants et étudiantes conservateurs à enregistrer les segments de cours qu’ils ou elles trouvent problématiques. Le réseau utilise ce matériau pour lancer, ensuite, une campagne de dénigrement. Campus Watch réussit ainsi à intimider de nombreux universitaires qui enseignent des approches considérées comme « libérales », notamment celles sur le genre et la race.
- 9 Cf. Derrida J., L’université sans condition, Paris, Galilée, 2001.
20Ces attaques menées contre les libertés académiques au nom des libertés académiques ont d’autant plus de poids que le champ académique est structurellement vulnérable9 et qu’il a perdu en autonomie au cours des dernières décennies. La baisse des financements traditionnels, l’augmentation de la recherche par projet et la raréfaction des contrats à durée indéterminée rendent les universitaires particulièrement sensibles aux coûts réputationnels produits par les campagnes de dénigrement. Dans son texte sur la Suisse, Anna Leander (PARISS collective 1) présente une stratégie de résistance qui en dit long sur l’ampleur du problème : le fait de signer des textes ou des pétitions de manière anonyme. Une autre stratégie de résistance consiste à se constituer en réseau ou en auteur collectif. Mathias Delori (PARISS collective 2) montre dans son texte que les universitaires en résistance en Allemagne ont choisi cette option. Elle est d’autant plus nécessaire que les campagnes de dénigrement se déploient dans un champ où 92 % des enseignements sont donnés par des personnes qui n’ont pas de CDI.
21Nonobstant ces points communs, les contributeurs et contributrices divergent sur un certain nombre de questions, à commencer par celle de l’articulation entre libertés académiques – entendues comme l’ensemble des libertés dont doivent jouir les universitaires en tant que professionnels ou professionnelles de la recherche et de l’enseignement – et la liberté d’expression, entendue comme le droit humain à avoir une opinion qui diverge de la doxa. L’articulation entre ces deux libertés renvoie au problème des interventions publiques des universitaires sur les sujets dont ils ne sont pas spécialistes. Nichola de Geneva (PARISS collective 1) salue ces prises de position en résonance avec la figure de l’intellectuel engagé sartrien. D’autres contributeurs et contributrices sont plus prudents, soit parce qu’ils ou elles estiment que cette pratique est anti-démocratique, soit parce qu’ils ou elles observent que ces prises de position affaiblissent celles des spécialistes.
- 10 C’est-à-dire toutes les universités israéliennes selon Maja Wind. Cf. Wind M., Towers of Ivory and (...)
22Un autre point de désaccord est l’attitude à adopter par rapport aux propositions de boycott académiques. Rappelons à leur propos que, contrairement à une affirmation distillée par les adversaires des boycotts académiques, ceux-ci ne s’appliquent pas aux personnes mais seulement aux partenariats institutionnels. L’association états-unienne des professeurs d’université (American Association of University Professors) a opéré un retournement en août 2024 en se déclarant favorable, en certaines circonstances, à cette pratique. Le débat, qui concerne principalement aujourd’hui la Russie et Israël, renvoie à au moins trois questions : le fait d’interdire les partenariats avec les institutions académiques israéliennes et russes porte-t-il atteinte aux libertés académiques des universitaires de ces deux pays ? Dans le cas de la Russie, la liberté académique des universitaires russes membres d’institutions qui collaborent avec l’armée prime-t-elle sur le droit des universitaires ukrainiens à ne pas vivre dans un pays occupé ? Et dans le cas extrême du scholasticide et de l’éducide à Gaza, la liberté académique des universitaires israéliens membres d’institutions qui collaborent avec l’armée10 prime-t-elle sur le droit à la vie des universitaires et des étudiantes et étudiants palestiniens ?
- 11 Delori M., Ce que vaut une vie. Théorie de la violence libérale, Paris, Éditions Amsterdam, 2021.
23Le dernier article de ce numéro, écrit par Mathias Delori et Christophe Wasinski, porte sur le droit international humanitaire, aussi appelé jus in bello ou droit sur la manière de faire la guerre. Le journaliste israélien Yuval Abraham a révélé que les forces aériennes israéliennes ont utilisé l’intelligence artificielle pour générer des cibles à Gaza au cours de l’automne et de l’hiver 2023-2024. M. Delori et C. Wasinski reproduisent un des articles issus de cette enquête et l’accompagnent d’un commentaire expliquant comment ces frappes israéliennes, qui ont causé des dizaines de milliers de victimes civiles, miment le respect du droit international humanitaire tout en produisant une violence libérale11 de masse. L’argument central de l’article est que l’intelligence artificielle pose à nouveau frais la question classique du rapport entre droit et violence. Nous reviendrons sur cette question dans le prochain numéro.
Notes
2 « 35 ans sur les sentiers de l’international », Cultures & Conflits, n° 135/136, 2024, pp. 9-24.
3 PARISS Collective, « L’art d’écrire les sciences sociales : remettre en cause la politique du style », n° 129, 2023, pp. 11-40. Une première version a d’abord été publiée en anglais : “The Art of Writing Social Sciences: Disrupting the Current Politics of Style”, PARISS, vol. 1, 2020, https://brill.com/view/journals/pari/1/1/article-p9_9.xml [consulté le 25 mars 2025].
4 https://www.cecls.eu/fr/la-revue-cc/ [consulté le 25 mars 2025].
5 Contacts PARISS et Cultures & Conflits : tfr@ifs.ku.dk ; redactionagc@gmail.com
6 Didier Bigo comme rédacteur en chef de Cultures & Conflits, et Rob Walker rédacteur en chef d’Alternatives (Lynne Rienner) proposent à l’International Studies Association (ISA) une nouvelle revue pour l’association nommée International Political Sociology. Ils en seront les premiers rédacteurs en chef de 2007 à 2012.
7 Bigo D., Walker R., International, Political, Sociology Revisited IPS special issue 20 years, à paraître.
8 https://www.ohchr.org/fr/press-releases/2024/04/un-experts-deeply-concerned-over-scholasticide-gaza [consulté le 25 mars 2025].
9 Cf. Derrida J., L’université sans condition, Paris, Galilée, 2001.
10 C’est-à-dire toutes les universités israéliennes selon Maja Wind. Cf. Wind M., Towers of Ivory and Steel: How Israeli Universities Deny Palestinian Freedom, Londres, Verso, 2024.
11 Delori M., Ce que vaut une vie. Théorie de la violence libérale, Paris, Éditions Amsterdam, 2021.
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Référence papier
Le Comité de rédaction, « Éditorial », Cultures & Conflits, 137 | 2025, 7-14.
Référence électronique
Le Comité de rédaction, « Éditorial », Cultures & Conflits [En ligne], 137 | printemps 2025, mis en ligne le 10 avril 2025, consulté le 21 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/conflits/26237 ; DOI : https://doi.org/10.4000/141s6
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