• 1 Ce collectif à « géométrie variable », comme le présente son site internet, regroupe aujourd’hui, a (...)
• 2 Voir Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » [1969], Dits et écrits I. 1954-1975, Paris, Gall (...)

1Le 5 novembre 2015, l’émission littéraire « La grande librairie », diffusée sur France 5, réunissait sur le même plateau deux membres du collectif Inculte1, Maylis de Kerangal, à la suite du succès de Réparer les vivants, et Mathias Énard, récemment couronné par le prix Goncourt pour son roman Boussole. Pourtant, au cours de l’émission, aucune mention ne sera faite, par le présentateur ou par les auteurs eux-mêmes, de leur appartenance commune au collectif, auquel ils participent activement depuis une dizaine d’années. Aurait-on pu réunir deux telqueliens ou deux nouveaux romanciers sur un plateau de radio ou de télévision sans mentionner leur appartenance à un mouvement littéraire ? À partir de cet exemple, le présent article posera deux questions : à quoi et à qui servent encore les groupes dans le champ littéraire ? Est-on dans un moment d’affaiblissement de la « fonction-groupe », érodée, essorée par le siècle des avant-gardes qui l’a précédé ? Il ne s’agira pas ici de faire un panorama des groupes dans la littérature contemporaine, mais de voir, à travers l’exemple du collectif Inculte, avec quelle intensité et selon quels modes joue la « fonction-groupe » dans l’espace littéraire actuel. Cette réflexion sera menée en deux temps : en étudiant tout d’abord la réception du collectif dans l’histoire littéraire du contemporain, puis le rôle que joue Inculte pour ses membres en tant qu’il constitue un espace de jeu et de concurrence entre fonction-auteur et « fonction-groupe ». Si la notion de « fonction-groupe » peut être utilisée comme un outil épistémologique pour envisager l’écriture de l’histoire littéraire, au même titre qu’une fonction-auteur bien identifiée, c’est la façon dont l’auteur peut agir sur elle, la programmer ou la paramétrer qui intéresse cet article2.

• 3 Pour une approche synthétique et stimulante des enjeux de la recherche en littérature contemporaine (...)

2Le collectif Inculte occupe une place paradoxale dans l’histoire littéraire du contemporain, à la fois dans la critique universitaire et dans la critique médiatique. Si l’étude d’Inculte se fait selon des coordonnées conceptuelles, des temporalités et des méthodes différentes3 dans ces deux champs, elle rend perceptible la même difficulté à appréhender les phénomènes collectifs dans la littérature actuelle.

• 4 Dominique Viart et Bruno Vercier, La Littérature française au présent, Paris, Bordas, 2008 [2005].
• 5 Denis Labouret, Histoire de la littérature française des xx^e et xxi^e siècles, Paris, Armand Colin, (...)

3La critique universitaire a-t-elle encore besoin des groupes ? À lire les principaux ouvrages de synthèse sur l’histoire littéraire du contemporain, il semblerait que non. La Littérature française au présent4, de Dominique Viart et Bruno Vercier, qui fait référence pour les études sur le contemporain, et la récente Histoire de la littérature française des xx^e et xxi^e siècles5 de Denis Labouret constituent des exemples emblématiques de la réception des groupes, et du collectif Inculte en particulier, dans cette histoire.

• 6 C’est le titre d’un article de Bruno Blanckeman : « Pour une histoire littéraire à chaud », Revue d (...)
• 7 Denis Labouret, Histoire de la littérature française des xx^e et xxi^e siècles, op. cit., p. 243.
• 8 Dominique Viart et Bruno Vercier, La Littérature française au présent, op. cit., p. 332.
• 9  Denis Labouret, Histoire de la littérature française des xx^e et xxi^e siècles, op. cit., p. 241.

5Il y a, semble-t-il, une présence (ou une absence) paradoxale des groupes dans l’histoire littéraire du présent. Le groupe offre un observatoire privilégié de l’histoire littéraire : ses enjeux dominants, ses formes de sociabilité, ses luttes symboliques ou ses individualités émergentes. Il est pourtant peu mentionné dans l’histoire littéraire du contemporain, alors même que cette histoire est par nature tâtonnante, hésitante, puisqu’elle est, comme l’écrit Bruno Blanckeman, « une histoire littéraire à chaud6 », confrontée à l’inachèvement et au défi épistémologique de la contemporanéité du chercheur et de son objet d’étude. Tout se passe comme si le xx^e siècle, dont l’histoire littéraire semble avoir été directement écrite par les avant-gardes, rythmée par la succession des manifestes, des polémiques et des révolutions symboliques incessantes, avait provoqué par contrecoup une routinisation puis une raréfaction des groupes littéraires et une baisse de l’attention critique à leur égard. Ces ouvrages de synthèse évacuent les groupes, et le collectif Inculte, pour mieux confirmer l’hypothèse centrale d’une littérature contemporaine caractérisée par la fin des avant-gardes et l’individualisation accrue du métier d’écrivain. Le contemporain y est décrit comme un mélange de retour (du récit, du référent) et d’adieux, en particulier aux avant‑gardes. « La fin des avant-gardes » constitue ainsi l’une des sections du chapitre sur le contemporain dans le livre de Denis Labouret. Les deux ouvrages passent en revue le crépuscule des avant-gardes vieillissantes avant de poser, prudemment, la question d’« avant‑gardes redéfinies7 » ou « nouvelles8 » : on y trouve seulement des revues poétiques, toutes nées dans les années 1990 et, pour beaucoup d’entre elles, arrêtant la publication au début des années 2000. L’érosion des avant-gardes s’expliquerait par la fin des idéologies due à l’avènement d’un « esprit postmoderne9 », en référence aux thèses de Jean-François Lyotard.

• 10 Dominique Viart, Bruno Vercier, La Littérature française au présent, op. cit., p. 309.
• 11 Ibid., p. 346.

6Le risque d’une telle approche serait de déduire un peu vite de l’effritement de la logique avant-gardiste la disparition des dynamiques collectives dans le champ contemporain, et de faire de l’époque, comme l’affirme gravement Dominique Viart, un « temps veuf des ambitions collectives10 », marqué par un « repli individualiste11 ». L’antienne de la fin des avant-gardes contribue ainsi à occulter la persistance et la réinvention de phénomènes collectifs dans la littérature d’aujourd’hui.

• 12 Collectif, Devenirs du roman, Paris, Inculte/Naïve, 2007, p. 14.

8Ces volumes, publiés aux éditions Inculte sous la houlette du collectif, favorisent l’émergence du groupe dans le champ littéraire. Il s’agit de deux anthologies de textes de romanciers contemporains invités à s’exprimer sur leurs pratiques du roman, son lien au réel dans le premier volume, et au document dans le second. Par leurs interventions auctoriales et leurs choix éditoriaux, les Incultes contribuent à cartographier et à orienter les enjeux du champ, tout en s’y positionnant comme acteurs incontournables. Au-delà des bénéfices symboliques qu’ils en tirent, l’usage qui est fait de ces ouvrages par la critique se révèle particulièrement intéressant. Les deux volumes connaissent en effet un retentissement important, en particulier dans la presse, au moment de leur parution. La « fonction-groupe » semble alors faire retour momentanément en offrant au lectorat un projet transversal qui permet de rendre lisible la littérature du présent, ses enjeux et ses acteurs, en dessinant, comme l’indique l’avant-propos, « les contours d’une bibliothèque de notre temps12 ». Carte et horloge du roman contemporain, ces volumes ont ainsi permis de diagnostiquer un état du champ et de constituer une périodisation des années 2000-2010 à travers la notion de génération.

• 13 Voir notamment « La littérature s’est-elle détournée du monde ? » (Patrice Bollon, Magazine littéra (...)
• 14 Pour une analyse de l’expression et de sa fortune critique, voir Aline Caillet, Frédéric Pouillaude (...)

9L’activité collective a d’abord permis à la critique d’identifier ou confirmer les enjeux et les possibles de ce moment littéraire, d’abord autour de la question de la fin de la littérature, ensuite autour de la littérature documentaire. Le premier volume de 2007 bénéficie d’un effet de champ important : les discours sur la fin de la littérature sont alors très vifs, renforcés notamment par la parution conjointe d’ouvrages qui attaquent avec virulence la littérature française contemporaine, en particulier La Littérature en péril de Tzvetan Todorov et L’Art de raconter, de Dominique Fernandez. Beaucoup d’articles de journaux vont faire dialoguer ces trois livres en un débat sur l’avenir de la littérature française reposant sur une logique de dramatisation et de polarisation assez forte13. La « fonction-groupe » sert ainsi de contrepoint puissant au discours décliniste en vogue et permet de rejeter les accusations de solipsisme ou de formalisme par la revendication d’une littérature du réel qui tournerait le dos à la mode de l’autofiction. Le second volume, paru en 2014, porte sur les « documents et matériaux » utilisés par l’écrivain, pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage. Là encore, la multiplication des articles dans la presse témoigne de l’importance de cette « fonction-groupe » pour rassembler et mettre en lumière un ensemble de démarches, de recherches, de pratiques convergentes qui fondent le tournant documentaire de la littérature contemporaine14. La « fonction-groupe » cristallise ainsi le développement d’une catégorie littéraire importante dans ce moment et permet de diagnostiquer ou de confirmer un état du champ. On note toutefois que c’est au moment où le collectif est le plus dilaté, le plus flottant qu’il est le plus mobilisé.

• 15 Laurent Demanze, « (Ré)générations. Rythmer le contemporain », dans Marie-Odile André, Mathilde Bar (...)
• 16 Patrice Bollon évoque par exemple « les jeunes écrivains du collectif Inculte » (« La littérature s (...)
• 17 Mathias Énard reçoit le Prix Goncourt des lycéens en 2010 pour Parle-leur de batailles, de rois et (...)
• 18 Dans son article, « (Ré)générations. Rythmer le contemporain », Laurent Demanze explique « l’ambiva (...)
• 19 Voir par exemple Marie-Jeanne Zennetti, « L’effet de document. Diffractions d’un réalisme contempor (...)

10Ces ouvrages permettent également, pour reprendre le titre d’un article de Laurent Demanze, de « rythmer le contemporain15 » par l’identification d’une génération Inculte. La question du groupe est rabattue dans la presse, en l’absence des concepts d’avant-garde ou d’école, sur la notion de génération. On insiste, lors de la publication du premier volume, sur la jeunesse des auteurs16, ajoutant à l’opposition esthétique avec les contempteurs de la littérature contemporaine, une opposition générationnelle. « Comment la génération Inculte a secoué la littérature française ? » se demande en 2014, lors de la parution du deuxième volume, Grégoire Leménager dans L’Obs, réactivant très discrètement l’imaginaire avant-gardiste. L’aspect accompli du passé composé montre bien le parcours effectué entre ces deux volumes par la génération Inculte, dont certains auteurs ont été consacrés17. À sept ans d’intervalle, les Devenirs du roman dessinent ainsi en raccourci une trajectoire générationnelle, de l’entrée dans le champ à la reconnaissance voire à la consécration. La critique universitaire, quant à elle, use plus prudemment de la notion de génération, certes vendeuse, mais dont la pertinence heuristique est discutable18. Elle n’en omet pas moins de commenter ces ouvrages, y trouvant non pas tant un lieu d’impulsion que de confirmation théorique, en particulier sur la question documentaire19. L’effet de groupe produit par les deux livres vient ainsi valider certaines orientations critiques. Leur réception est donc rarement centrée sur la description du collectif Inculte en tant que tel, là où le commentaire journalistique tend à placer ses auteurs au centre du dispositif et à couler ses mots dans les leurs.

• 20 Anthony Glinoer et Michel Lacroix (dir.), La Littérature contemporaine au collectif, Fabula/Les col (...)
• 21 Aurélie Adler, Jean-Marc Baud, Laurent Demanze et Alexandre Gefen (dir.), « Inculte : pratiques édi (...)

11Il semblerait donc que la « fonction-groupe » ne soit plus, aujourd’hui, l’un des centres de gravité de l’histoire littéraire quand elle décrit la littérature contemporaine. Faut-il y voir un effet de l’hypertrophie de la fonction-auteur, due à l’évolution du système économique et médiatique du littéraire ? S’agit-il plutôt d’une réserve critique à l’égard de la notion de groupe, de ses effets d’homogénéisation trompeurs et de ses usages stratégiques par les écrivains ? Deux événements récents invitent pourtant à nuancer ce constat et constituent peut-être les signes d’un véritable réveil critique dont il faudra mesurer l’ampleur dans les années à venir. C’est tout d’abord la tenue du premier colloque universitaire consacré exclusivement aux phénomènes collectifs en littérature contemporaine. Organisé par Anthony Glinoer et Michel Lacroix à l’université de Sherbrooke en novembre 2019, il propose une première cartographie précieuse de ces regroupements en faisant le pari d’une « littérature contemporaine au collectif », pour reprendre son intitulé20. Il est suivi quelques mois plus tard, en février 2020, de deux journées d’étude à la Sorbonne Nouvelle dédiées au collectif Inculte21. Dans les deux cas, on le voit, c’est le mot collectif qui est convoqué pour appréhender ces phénomènes, preuve d’une attention nouvelle portée aux groupes littéraires contemporains et du désir de les saisir selon la grammaire de notre époque et hors de la forme avant-gardiste.

• 22 « Personne n’est singulier, personne n’est original : personne ne peut donc raisonnablement et de q (...)

13Nourris de la philosophie anti-individualiste de Gilles Deleuze, les Incultes convergent dans la volonté de congédier ou de pluraliser le principe d’identité, ce qui vaut comme programme indissociablement philosophique, esthétique et politique. La dissolution de ce concept, conçu comme mêmeté et fixité, se donne parfois comme ambition affichée des livres, si l’on en croit les quatrièmes de couverture22 et les commentaires de leurs auteurs. Cette révocation se manifeste dans les œuvres par différents choix formels et structure l’ethos de leurs narrateurs : éloge de la singularité quelconque chez Larnaudie, écritures de la métamorphose chez Mathias Énard et Maylis de Kerangal, dispositifs polyphoniques ou véritables romans de la schize chez Oliver Rohe ou Arno Bertina. Les critiques adressées aux concepts d’identité ou de singularité par les auteurs d’Inculte valent aussi pour leur inscription dans le champ littéraire. Les Incultes affichent le projet de rompre avec une certaine mythologie de l’écrivain solitaire et unique et tentent de gripper, par leurs pratiques, la prédominance de l’auteur, comme en témoigne la remarquable similitude de leurs déclarations à ce sujet :

• 28 Arno Bertina, « Sortir de moi, ne plus m’entendre, mais autre chose », entretien avec Aurélie Adler (...)

15Comment, dès lors, concilier désir de dispersion, révocation de la singularité exprimée par les auteurs du collectif et inscription dans un champ dont les lois sont la différenciation et la distinction ? C’est ici que le collectif intervient : il joue un rôle capital dans cette résolution du conflit entre philosophie anti-individualiste et lois singularisantes du champ littéraire. Il fournit un espace de mise en cohérence posturale où discours et conduites des auteurs convergent. Inculte offre ainsi l’espace concret d’une dispersion, favorisant l’alignement des textes et des pratiques du point de vue de l’ethos. L’attention portée au collectif dans les romans des membres d’Inculte est relayée et prolongée hors du texte par la pratique commune de l’écriture : « Cette dispersion concrète rejoue le désir ou l’ambition polyphonique [de l’œuvre], elle est sans doute même à l’origine de l’envie d’écrire, en ce qui me concerne28 », explique Arno Bertina pour confirmer cette analogie. Il s’agit ainsi, à travers la notion de collectif mais aussi d’amitié ou de génération, de promouvoir une horizontalité de l’acte créateur attentive aux effets d’écho et de résonance entre les écrivains, plutôt qu’à la défense d’une singularité retranchée sur sa position. S’agirait-il alors, en dernière instance, de dissoudre la fonction-auteur elle-même, en tant qu’elle est une instance de clôture du sens, comme l’explique Michel Foucault dans sa célèbre conférence ?

• 30 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2. Mille Plateaux, Paris, Éditions de (...)
• 31 Mathieu Larnaudie, « Propositions pour une littérature inculte », NRF, n° 588, 2009, p. 353.

16Le portrait de l’écrivain en insecte pollinisateur chez Arno Bertina exprime ce désir de fragiliser cette figure idéologique pour intensifier la « prolifération du sens » et la « circulation » des idées, des concepts et des esthétiques, dans la joie du qu’importe qui parle que Foucault emprunte à Beckett. Le groupe se veut ainsi le lieu de contestation de la fonction-auteur en tant qu’il permet de fragiliser deux de ses centres névralgiques : le style et la signature. La dilution de la signature par le nom collectif est vue comme une façon de défaire les limites étriquées du moi en faisant du livre, pour le dire en termes deleuziens, un « agencement, comme tel inattribuable30 ». Le collectif Inculte ambitionne de troubler le jeu des signatures et des identités stylistiques par la rencontre des écritures et des pratiques d’anonymisation des textes, visibles notamment dans deux de leurs ouvrages, Une chic fille et Une année en France. Mathieu Larnaudie et Arno Bertina reviennent souvent sur ces deux exemples pour montrer comment l’écriture en commun permet de déjouer la manie classificatoire de la fonction-auteur. Mathieu Larnaudie dénonce « l’homogénéité supposée de l’instance créatrice et ordonnatrice du texte31 » et Arno Bertina écrit :

• 33 Aurélie Adler, Mathieu Larnaudie et Arno Bertina, « Autour du collectif Inculte (entretien) », Fabu (...)
• 34 Entretien réalisé avec Mathieu Larnaudie à Paris le 17 avril 2017.
• 35 Propos tenus par Arno Bertina lors de l’entretien « Autour du collectif Inculte » cité précédemment

17Dans cette évocation, l’auteur est non seulement méconnaissable pour son lecteur qui ne peut identifier sa présence, mais aussi pour lui-même, le travail collectif révélant et stimulant la présence de l’autre en soi. Pour qualifier ce mouvement d’altération, les deux auteurs évoquent la constitution d’une « voix médiane33 », non pas application d’un programme esthétique homogénéisant mais produit spontanée de la création collective. L’impressionnisme du terme et sa neutralité disent la difficulté à démontrer l’effet stylistique concret de la mise en commun des voix, mais ils offrent l’avantage d’éviter à la fonction-auteur de faire retour à l’échelle collective par l’identification d’un style ou d’un label Inculte. Mais la signature ne disparaît pas pour autant au sein du collectif. Elle laisse plutôt place à une pratique de l’anonymat contrôlé. Dans la revue, la majorité des articles sont en effet signés, faisant d’Inculte un espace de dispersion mais aussi de visibilité pour ses membres dans le champ littéraire. Elles tendent à s’estomper, au moins typographiquement, à partir du numéro 7, sans pour autant, comme l’affirment Arno Bertina et Mathieu Larnaudie pour justifier ce choix, qu’elles soient « gommées34 » ou qu’elle « disparaissent35 ». Et, à l’exception d’Une année en France et d’Une chic fille, les ouvrages collectifs se composent de contributions signées et nettement séparées, même si certaines d’entre elles sont écrites à plusieurs mains. La préférence donnée à ce type de structure énonciative facilite l’arrivée d’auteurs extérieurs au groupe qui, par la cohabitation des signatures individuelle et collective, ne craignent pas d’être enrôlés symboliquement sous le nom « Inculte ».

• 36 Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 56.

19À qui et à quoi servent encore les groupes dans la production et la réception de la littérature du présent ? Si on s’intéresse à l’usage qui en est fait par la critique, le collectif Inculte est le symptôme d’une présence paradoxale, mais en cours d’évolution, de la « fonction-groupe » dans l’histoire littéraire du contemporain, entre discours de la fin des avant-gardes, priorité donnée aux saisies thématiques ou génériques de la littérature, et, dans le même temps, nécessité de recourir aux notions de groupe ou de génération pour « rythmer le contemporain » et rendre lisible le présent. Dans leurs discours, les membres d’Inculte jouent quant à eux le groupe contre l’auteur. Le collectif apparaît ainsi comme le lieu opportun d’une mise en cohérence posturale pour des auteurs dont l’œuvre s’écrit au « nous » et rêve de dispersion ou de multitude, sans pour autant remettre en cause leur singularité auctoriale. Il est l’espace concret d’une dispersion et d’une altération, favorisant l’alignement de leurs discours, de leurs conduites ainsi que des ethos de leurs narrateurs et crédibilisant la posture politique d’écrivains ancrés à gauche et nourris d’une philosophie anti-individualiste. Le collectif Inculte semble donc à la fois le lieu d’une véritable contestation de l’auteur mais aussi une façon de le préserver et de le renforcer, en tant qu’il peut servir la stratégie auctoriale de ses membres d’une part et parce qu’il leur garantit, au commencement de leur trajectoire en particulier, l’accumulation d’un certain niveau de capital symbolique et social. D’autre part, plutôt qu’il ne la dissout, le groupe déplace la fonction-auteur à l’échelle collective, en tant qu’Inculte permettrait de centraliser cette « prolifération du sens » dont parle Foucault et de l’enserrer dans une signature commune. Inculte serait donc à la fois l’espace où « perdre le visage » pour conquérir cet « imperceptible » en quoi Deleuze voit « la finalité d’écrire36 » et un halo de visibilité, une scène de reconnaissance pour ses membres. De l’improbable conciliation de ces deux aspects découle peut-être ce jeu d’équilibre maintenu entre creusement d’une individualité et mouvement de dispersion, entre désir de commun et difficile constitution d’un individu-collectif.