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Médiapoétique des hebdomadaires généralistes après la Seconde Guerre mondiale

Introduction
Marie-Astrid Charlier et Marie-Ève Thérenty

Texte intégral

  • 1 Voir sur le site de l’ANR : https://anr.fr/Projet-ANR-17-CE27-0014.
  • 2 Dominique Kalifa et al. (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la (...)
  • 3 Monica Martinez, Denis Ruellan et Lassané Yaméogo (dir.), « Reportages de guerre », Sur le journali (...)
  • 4 Paul Aron, Florence Le Cam et Isabelle Meuret (dir.), « Les écritures du sport », Sur le journalism (...)
  • 5 Anne Bléger et Myriam Tsikounas (dir.), avec la collaboration de Vincent Lowy, La Fabrication des v (...)
  • 6 Matthieu Letourneux et Yoan Vérilhac (dir.), « Le Magazine de bandes dessinées », Comicalités. Étud (...)
  • 7 Paul Aron et Jean-Didier Wagneur (dir.), « La Presse en trompe-l’œil. Imitations, détournements, my (...)
  • 8 Amélie Chabrier et Marie-Astrid Charlier (dir.), Coups de griffe, prises de bec. La satire dans la (...)

1Ce numéro de la revue COnTEXTES s’inscrit dans le cadre du projet Numapresse financé par l’Agence Nationale pour la Recherche entre 2017 et 2023, qui visait à proposer une histoire culturelle et littéraire de la presse du xixe siècle au xxie siècle, en s’appuyant sur des outils numériques permettant d’explorer les immenses corpus numérisés par les grandes bibliothèques patrimoniales1. Ce projet voulait notamment placer des pilotis pour une histoire culturelle et littéraire de la presse du xxe siècle pensée comme la suite de La Civilisation du journal2. L’ambition de ce projet nécessitait de découper le terrain en zones d’investigations que nous voulions plutôt génériques, en accord avec notre discipline d’origine, les études littéraires. Le reportage de guerre3, l’écriture du sport4, l’écriture cinématographique5, la presse de bande dessinée6, la presse parodique7 et la presse satirique8 ont donné lieu à des publications.

2Une des perspectives les plus larges, autour de la scansion hebdomadaire, avait été proposée par l’historien Dominique Kalifa, disparu en septembre 2020. La réflexion de Dominique Kalifa partait du constat que dans La Civilisation du journal, il n’avait pas semblé nécessaire de créer une entrée « semaine ». Évidemment le rythme hebdomadaire est crucial au xixe siècle dans la presse aussi bien pour les rubriques que pour la périodicité des titres, mais ce n’est pas la principale découpe temporelle d’une presse plutôt régulée par une pulsation quotidienne. L’observation de l’histoire de la presse montre que la scansion hebdomadaire devient cruciale au xxe siècle avec, par exemple, l’émergence du magazine photographique à partir de 1898 (La Vie au grand air, La Vie illustrée puis VU, Voilà, Regards dans les années trente et encore Radar, Noir et blanc, Paris Match au lendemain de la Seconde Guerre mondiale), l’essor dans les années vingt-trente des hebdomadaires littéraires et politiques (Candide, Gringoire, Marianne puis Carrefour, France Observateur, L’Express) et enfin l’apparition dans les années soixante de la forme newsmagazine. D’où l’hypothèse que l’essor des hebdomadaires s’appuie sur une perception du temps social nettement plus « hebdomadairisée » au xxe siècle et l’idée de travailler sur la découpe hebdomadaire. À la civilisation du journal succèderait au xxe siècle une culture de l’hebdomadaire, phénomène dont les newsmagazines se feraient l’écho, en le contraignant et l’accompagnant.

  • 9 Six interventions sont disponibles, sous la forme d’une playlist de vidéos, à partir du lien suivan (...)
  • 10 Dominique Kalifa et Marie-Ève Thérenty (dir.), « La semaine : découpe et usages du temps social », (...)

3Nous sommes parti·e·s de cette hypothèse pour explorer petit à petit le continent des hebdomadaires d’information. Là encore ce chantier a donné lieu à plusieurs manifestations. Dominique Kalifa a organisé les 13 et 14 juin 2019 un colloque sur les hebdomadaires d’actualité dans les années trente (VU, Voilà, Marianne, Gringoire, Candide, Vendredi) dont la captation est disponible en ligne9. Après le décès de Dominique Kalifa, Marie-Ève Thérenty a achevé le numéro de la revue Sociétés et Représentations que Dominique Kalifa avait lancé autour de la découpe de la semaine au xxe siècle10.

  • 11 Citons par exemple Micheline Cambron (dir.), « Pour une médiapoétique du fait divers. Le cas de l’a (...)

4Ce numéro de COnTEXTES constitue donc le troisième volet de cette réflexion sur les hebdomadaires du xxe siècle et il s’appuie sur un programme de numérisation d’une vingtaine d’années de quatre hebdomadaires généralistes d’après-guerre, Radar, Paris Match, L’Express, France-Observateur, dans la continuité des hebdomadaires d’actualité des années trente. Notre perspective sera médiapoétique dans la continuité de plusieurs publications antérieures portant sur l’entre-deux-guerres11. Rappelons que la médiapoétique est une étude poétique des textes journalistiques qui prend en compte leur medium de production, les canaux qu’ils empruntent, leurs visées pragmatiques, leurs enjeux sociétaux, leurs reprises, leurs dérivations, leurs circulations. Ce type d’analyse n’envisage pas d’étudier le fonctionnement interne des articles et des rubriques en microanalyse sans réfléchir à l’équilibre des rubriques à l’intérieur d’un journal, et même au positionnement d’un médium dans des séries culturelles et médiatiques en diachronie ou en synchronie.

Histoire de l’hebdomadaire d’actualité au xxe siècle

5Jusqu’aux années soixante, on peut aisément distinguer deux modèles d’hebdomadaires : une famille, internationale, du magazine photographique qui se développe depuis le début du siècle et une lignée, sans doute plus française, de l’hebdomadaire politique et littéraire, à la présentation proche de celle du journal quotidien. L’histoire, non exhaustive, que nous présentons ici prétend signaler quelques scansions importantes de l’hebdomadaire d’actualité qui expliquent la configuration de notre corpus.

L’invention du magazine hebdomadaire photographique

  • 12 « Notre programme », La Vie au grand air, 4 février 1899.

6C’est à la toute fin du xixe siècle qu’apparaissent les illustrés occidentaux mobilisant la photographie aux dépens du dessin pour rendre compte de l’actualité. En France, La Vie au grand air, richement illustré par des photographies, périodique d’abord bimensuel conçu par Pierre Lafitte pour rendre compte d’une actualité sportive, et La Vie Illustrée, hebdomadaire plus généraliste, paraissent à partir de 1898. Au bout de onze mois, le succès de La Vie au grand air lui permet de se transformer en hebdomadaire paraissant tous les samedis, comme il l’annonce triomphalement, insistant aussi sur son traitement de l’information sportive « sous une forme nouvelle et anecdotique12 » qui lui donne « un regain d’actualité » par rapport aux quotidiens.

  • 13 Thierry Gervais, avec la collaboration de Gaëlle Morel, La Fabrique de l’information visuelle. Phot (...)
  • 14 C’est une formule qui se maintient d’ailleurs largement au xxe siècle. Certains suppléments hebdoma (...)
  • 15 Joëlle Beurier, « L’apprentissage de l’événement », Études photographiques, n°20, juin 2007, mis en (...)
  • 16 Idem.

7Thierry Gervais a montré combien ces périodiques tranchent avec les vieilles formules d’hebdomadaires comme L’Illustration13. La nouveauté de ces objets et leur succès viennent notamment du changement de manipulation induit par l’usage quasiment exclusif de la photographie et l’autonomisation des pages qui libère le lecteur du sens de lecture imposé. À la veille de la Première Guerre mondiale, ce modèle se généralise comme le montre la décision du Petit Parisien en 1912 de remplacer son supplément, formule phare de l’hebdomadaire au xixe siècle14, par une revue photographique de qualité, Le Miroir. S’invente alors une nouvelle formule où les photographies sont « support des nouvelles », voire « vecteurs d’informations absentes des textes15 » et où on attire les lecteurs les plus instruits « par des dossiers scientifiques et des informations d’ampleur internationale » tandis que l’on « divertit les autres par des feuilletons ou des dossiers sur les célébrités16 ».

Hebdomadaires littéraires et politiques vs magazines dans l’entre-deux-guerres

8Dans la deuxième moitié des années vingt et dans les années trente, on constate un très net succès des hebdomadaires selon deux modèles contrastés : le magazine photographique d’une part et l’hebdomadaire littéraire et politique d’autre part qui adopte l’apparence du journal quotidien.

  • 17 Sur cet aspect, voir Marie-Ève Thérenty, « L’Esprit Gallimard : stratégies médiatiques et dispositi (...)
  • 18 Voir l’article de Diana Holmes, « Une littérature illégitime. Le middlebrow », Belphégor, « Mutatio (...)

9Candide inaugure la formule de l’hebdomadaire politique et littéraire le 20 mars 1924. La caractéristique de ces journaux est d’être nettement positionnés dans le champ politique : à gauche, Marianne lancé en 1931 et Vendredi en 1936, les autres à droite, voire, petit à petit, à l’extrême droite pour Gringoire, fondé le 9 novembre 1928. Ces hebdomadaires redorent donc le lustre des journaux d’opinion même s’ils manifestent aussi une forte ambition informative (ils prétendent éclairer ce qui est caché) et même s’ils publient beaucoup de grands reportages. Un fort effet d’identité se joue entre eux à cause de l’anthropomorphisation généralisée de leurs titres. Créés par des maisons d’édition avec lesquelles ils forment un écosystème – Candide appartient à Fayard, Marianne est créé par Gaston Gallimard, Gringoire est piloté par Horace de Carbuccia, le patron des Éditions de France –, ils ont comme spécificités d’entretenir une abondante rédaction littéraire et de prépublier sous forme de romans et de nouvelles la production littéraire des maisons d’édition auxquelles ils sont associés17. Ils articulent en fait de l’éditorial politique, des échos, de la critique culturelle et la publication de nouvelles et de romans. Ces hebdomadaires ont donc permis la légitimation d’une importante littérature middlebrow18, qui privilégie une intrigue captivante, des techniques narratives mimétiques et des qualités immersives. Leur diffusion témoigne du succès de la formule : les tirages de Candide (465.000 exemplaires en 1936) et de Gringoire (650.000 en 1936) notamment sont impressionnants.

10Le deuxième ensemble est celui des magazines photographiques ou en tout cas de la nouvelle génération des magazines photographiques représentés par VU créé en 1928, Voilà fondé en 1931, Regards lancé en 1932, Match à partir de 1936. Ces magazines, pensés pour concurrencer les actualités cinématographiques, sont organisés autour de la photographie et du reportage. Illustrés dans chaque numéro par plusieurs dizaines de photographies, ils proposent des unes spectaculaires et attrayantes censées attirer le chaland dans les kiosques ainsi que des mises en page audacieuses.

11Ces deux ensembles ont en partage de rendre compte de l’actualité générale, d’avoir des rédactions d’écrivains et d’être hebdomadaires, c’est-à-dire dans un rapport moins urgent à l’actualité, en décalage par rapport aux quotidiens.

Vers le format newsmagazine

  • 19 En 1945, d’après Christian Delporte, Noir et blanc tire à 200.000 exemplaires (Christian Delporte, (...)
  • 20 Le récent Manuel d’analyse de la presse française, sous la direction de Claire Blandin (Armand Coli (...)

12La dichotomie se maintient un temps après la Seconde Guerre mondiale où le coût absolument prohibitif d’un quotidien explique la vogue des hebdomadaires, parfois éphémères. À la Libération, on voit apparaître de nouveaux magazines photographiques (Nuit et jour dès décembre 1944, Noir et Blanc dès le 14 février 1945, Radar le 13 février 1949) ou en renaître d’autres (Paris Match en 1949). Non exempts d’un certain sensationnalisme, ils font coexister la grande actualité avec l’actualité people, le fait divers, le dessin d’humour. Nuit et jour sous-titré « grand hebdomadaire illustré », donne, le 11 octobre 1945, la composition de sa recette : « 25% de texte sensationnel, 75% de photos inédites, 100% de dynamisme ». Ces journaux, au tirage souvent important19, ont été largement négligés par les historiens jusqu’à présent 20.

  • 21 Raymond Cartier distingue ainsi Life et Time dans Paris Match, 31 janvier 1953, p. 5.
  • 22 Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses ou la Révolution invisible de 1946 à 1975, Paris, Fayard, 197 (...)
  • 23 Jean Baudrillard, La Société de consommation, Paris, Gallimard, 1966.

13Faisons le point sur les quatre hebdomadaires de notre corpus, que l’on peut répartir en deux couples, en reprenant la terminologie du journaliste Raymond Cartier21 : le couple des « miroirs photographiques », Paris Match et Radar, et le couple des « hebdomadaires de lecture », L’Express et France-Observateur. Paris Match est créé le 25 mars 1949 par Jean Prouvost, grand patron de presse de l’entre-deux-guerres qui a relancé Paris-Soir. Au début, la réussite n’est pas au rendez-vous. Le magazine, au prix de vente de 50 francs, a un tirage de 300.000 exemplaires au printemps mais plus que 200.000 à la fin de l’année. Le succès arrive enfin le 19 août 1950 (320.000 exemplaires vendus) avec l’aventure himalayenne d’une poignée d’alpinistes français : Maurice Herzog, Louis Lachenal, Lionel Terray et Gaston Rébuffat, et le reportage photographique réalisé par Marcel Ichac, l’homme des sommets. Paris Match connaît un essor calé sur celui des Trente Glorieuses. Il doit se lire à la lumière de Jean Fourastié22 et de Jean Baudrillard23. Il se caractérise donc par son gaullisme, par son tropisme américain (incarné par Raymond Cartier), par son soutien des têtes couronnées et du catholicisme. En 1953, le couronnement d’Elisabeth vaut au magazine un tirage d’1.400.000 exemplaires. La photographie, évidemment, joue un rôle fondamental. Peu à peu, on voit se déployer une recherche d’effets visuels et une esthétique plus travaillée et plus diverse aussi, en fonction des photographes : mosaïques, effets de flou, effets de bandeaux, filigranes, prise du « moment », documents photographiés, jusqu’à la photographie artiste incarnée par Izis. La page devient une sorte de tableau photographique, avec recherche d’effet documentaire et/ou d’effet esthétique.

  • 24 Sur ce groupe, voir Amélie Chabrier et Marie-Ève Thérenty, Nuit et jour. Un groupe de presse dans l (...)

14Radar, lui, est un contemporain direct de Paris Match et même un concurrent puisqu’ils partagent une ligne éditoriale très proche. Propriété des éditions Nuit et Jour24, un groupe qui détient aussi les magazines Détective et Rêves, Radar paraît entre février 1949 et 1962. Fait divers, actualité des vedettes, dessins d’humour et bande dessinée forment l’essentiel du contenu du journal et lui donnent sa coloration sensationnaliste teintée d’un humour dont on ne sait pas toujours dans quelle mesure il est volontaire et à quel degré il se situe. Par exemple, la Une du 8 mai 1949 associe la tragédie d’une noyade imminente au décrochage humoristique : le dessin de la méduse, en contexte de noyade, fait songer au célèbre tableau de Géricault. C’est l’incarnation aquatique premier degré du titre du tableau, Le Radeau de la Méduse, qui peut provoquer un rire de connivence fonctionnant alors au second degré. Sous-titré « Le tour du monde en 150 images », Radar parie comme Paris Match sur le travail et l’effet iconographiques. Mais à la photographie en une des quatre premiers numéros, Radar préfère vite le dessin qui permet de représenter le « bon » moment, l’instant dramatique que le photographe manque la plupart du temps : accident de train, de vélo, chute de gravats dans un tunnel, incendie, abandon de bébés, etc. À une époque où la photographie devient le support iconographique majoritaire dans la presse, le choix du dessin semble motivé, non par des raisons techniques mais par la recherche d’un traitement fictionnalisé de l’actualité. Dessinée, la une voisine avec des romans illustrés, des livres pour la jeunesse et des bandes dessinées de façon à créer un dispositif entièrement fictionnel qui renforce le traitement mélodramatique et sensationnaliste de l’actualité. L’apparition de la couleur dans le dessin de une au cours des années 1950 ne fera qu’accentuer ce phénomène. Pour ses articles, Radar emploie peu de grandes signatures littéraires sauf de manière exceptionnelle comme un texte d’André Maurois (de l’Académie française !) lors du couronnement de la reine Elisabeth II d’Angleterre. Et même peu de journalistes, Raymond Vanker, Georges Pagnoud, y ont le privilège de la signature. Une grande partie du journal est anonyme. Les signatures les plus évidentes et les plus revendiquées appartiennent aux dessinateurs Rino Ferrari et Angelo di Marco. En fait les noms des reporters n’apparaissent que lorsqu’il s’agit de témoigner de leur présence sur le terrain et de confirmer le slogan : Radar était là. Le fonctionnement de Radar repose sur des contact men, des reporters qu’il envoie sur les lieux de l’action et qui ramènent photos et documents. À Paris, Pierre Lagarrigue compose les maquettes puis les légendiers, anonymes, invisibles, écrivent les textes en fonction de la place impartie.

15À côté de ces magazines, perdure aussi un journalisme hebdomadaire plus politique et littéraire, un journalisme d’opinion et de commentaire avec L’Observateur né en 1950, transformé en France Observateur en 1954 et L’Express à partir de 1953. Même si leurs tirages sont relativement limités, ces journaux sont importants pour le débat d’idées national (France Observateur et L’Express prennent des positions fortes lors de la guerre d’Algérie), pour la perpétuation d’un journalisme d’idées ouvert à la littérature et aux formes littéraires, et aussi pour leur réflexion sur ce que peut être un journalisme hebdomadaire. L’Express et France Observateur ont une maquette bien différente des « miroirs photographiques » : les articles sont plus longs et le texte sature la page où l’on trouve peu d’images. La une de L’Express accueille un portrait photographique, sobre et sérieux, loin des poses à l’américaine de Paris Match. On y trouve également des dessins humoristiques, dans la tradition des hebdomadaires des années 1930, mais, progressivement, la photographie de publicité pour des biens de consommation gagne de l’espace dans ce journal « intellectuel ». France Observateur, quant à lui, commence sans illustration puis intègre à la fin des années cinquante de la photographie mais la maquette reste massivement textuelle.

16Dix ans après la Libération, dans un article du 20 janvier 1955, France Observateur constate l’effacement du « journal politique et littéraire », le recul des journaux d’information à sensation très actifs dans l’immédiat après-guerre et surtout le « prodigieux bond en avant des hebdomadaires illustrés d’information » comme Paris Match ou Noir et blanc. C’est pourtant de la mutation des hebdomadaires d’opinion aux tirages relativement limités que va naître le newsmagazine.

  • 25 François Provenzano, « Rhétorique médiatique de l’oubli. L’obsession du présent dans L’Express », d (...)

17 En 1964, L’Express et Le Nouvel Obs s’orientent donc vers une nouvelle formule, inspirée des États-Unis, qui rencontre le succès et qui s’impose rapidement, celle du newsmagazine moderne, « abondamment illustré en prise directe avec l’actualité, de la plus sérieuse à la plus frivole, prodiguant à ses lecteur·ice·s des conseils de lectures théoriques autant que d’achats de matériel électronique25 », formule qui à la fois éclipse le miroir photographique (Match, dont le tirage tombe à 300.000 exemplaires, connaît une période difficile jusqu’en 1976) et écrase la tradition de l’hebdomadaire politique et littéraire :

  • 26 Kristin Ross, Rouler plus vite, laver plus blanc : modernisation de la France et décolonisation au (...)

Sartre eût-il voulu écrire pour L’Express qu’il n’eût pu le faire après 1964. Sous son nouveau format, emprunté au magazine Time, le magazine rassemblait des nouvelles condensées en articles brefs et anonymes, rédigés en un style accessible ; quel qu’en fut le sujet, ces articles étaient tournés sur le même moule, et composés des mêmes ingrédients, assemblés suivant des principes de montage à la chaîne : ils devaient inclure un détail typique, une brève citation, une anecdote amusante. La procédure était simple : un reporter assemblait des informations et envoyait des notes ; quelqu’un doué de la méticulosité nécessaire en extrayait la substance ; quelqu’un d’autre se chargeait de la composition, et un documentaliste vérifiait chiffres et noms26.

18Cette formule résout donc par le biais d’une information rewritée la sempiternelle équation du journalisme hebdomadaire d’information.

Perspectives culturelles et médiapoétiques

19La première perspective du numéro relève de l’histoire culturelle avec laquelle les contributeurs tentent de dégager une histoire des représentations, de la lecture et des pratiques. Ils travaillent sur les contenus, sur les acteurs (reporters, photographes, directeurs de journaux, rewriters, etc.), mais aussi sur l’économie de la presse et ses logiques de diffusion. Sixtine Audebert propose une étude du « style jeune » et du lexique employé par les hebdomadaires pour parler de la jeunesse afin de montrer que l’on passe, dans les années cinquante, d’une tradition humoristique héritée des chansonniers à un vent de panique morale qui redéploie la mythologie romantique. Dans la continuité de ces appropriations médiatiques, l’article de Marie-Astrid Charlier montre comment Saint-Germain-des-Prés se construit dans les quatre hebdomadaires du corpus comme un mythe de la culture moyenne grâce à deux dispositifs complémentaires : la starisation issue des newsmagazines américains et l’humour potache issu de la petite presse française. À partir de l’étude ciblée du Nouvel Observateur, Alexis Lévrier analyse un autre mythe, le mythe gaullien que construisent entre 1964 et 1970 l’hebdomadaire et son rédacteur en chef. Alors qu’il s’est construit en partie contre le général de Gaulle, Le Nouvel Observateur accueille dans les éditoriaux de Jean Daniel une voix contradictoire qui complexifie la ligne éditoriale de l’hebdomadaire, résolument polyphonique. L’article de Laure Demougin s’attache lui aussi aux voix plurielles et aux effets de contrepoint dans un même périodique en s’intéressant aux reportages coloniaux de Paris Match qui, dans le contexte des guerres de décolonisation, utilisent l’arrière-plan de la littérature coloniale pour produire un autre imaginaire. S’appuyant sur un très riche travail d’archives (Service historique de la défense ; Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense ; Archives nationales d’outre-mer) et se concentrant sur la guerre coloniale d’Indochine, Denis et Josiane Ruellan étudient le dispositif industrialisé de production, par l’armée française, d’images d’actualité dont la principale finalité était leur reproduction dans la presse. Outre la mise au jour du fonctionnement de ce dispositif, ils interrogent la coopération des institutions médiatiques et militaires.

20La deuxième perspective du numéro est médiapoétique. Il s’agit de mettre au jour une matrice de l’hebdomadaire en procédant à des analyses comparées des supports, de leurs maquettes, des dispositifs iconotextuels d’un hebdomadaire à l’autre et des phénomènes de littérarisation et de « romancement » de l’information. Laura Truxa propose des pistes pour l’étude historique du contenu publicitaire de la presse magazine. Croisant méthodologie et épistémologie, cet article propose un cadre théorique fondé sur l’articulation de l’histoire de la presse, l’histoire de la publicité et les études visuelles, et s’interroge sur les manières possibles de constituer un corpus alors que le contenu publicitaire des magazines se caractérise par son abondance et son éclatement. Adeline Wrona, quant à elle, centre son propos sur les représentations visuelles des animaux pour étudier leur incidence sur les choix éditoriaux des magazines, en termes de politique éditoriale, de positionnement énonciatif et de matérialité des supports étudiés. Distinguant des usages sérieux et des usages ludiques de l’image animale, l’article montre comment le discours des magazines correspond, pendant les Trente Glorieuses, à un moment charnière dans l’histoire des représentations animales. Les trois articles suivants se concentrent sur la vie littéraire de la période. Marie-Ève Thérenty étudie un concours que L’Express propose à ses lecteur·ice·s à l’été 1955. Il s’agit de retrouver qui, parmi une liste d’écrivain·e·s, a rédigé telle ou telle partie d’un roman policier, De qui est-ce ? S’il s’inscrit dans une longue généalogie médiatique et littéraire, ce jeu témoigne de la conversion de l’hebdomadaire à une conception commerciale de la valeur littéraire caractérisée par le culte du best-seller. L’article montre que cette conversion accompagne celle de la formule de L’Express vers le newsmagazine. L’étude des poétiques de Marguerite Duras dans les hebdomadaires fait l’objet de l’article de Qing Feng qui propose une vaste synthèse sur le rapport de l’autrice-journaliste à l’Histoire et à la vie quotidienne afin de mesurer son engagement à travers une grande variété d’articles, du fait divers à l’interview. Inscrite dans une longue lignée d’écrivain·e·s-journalistes, Duras fait, comme elles et eux, de la presse un laboratoire de recherche pour une écriture littéraire propre. Enfin, Élodie Chevreux s’attache à la figure de Maurice Nadeau et plus particulièrement à ses articles de critique littéraire pour le supplément littéraire et artistique de France Observateur. L’article explore l’engagement politique de Nadeau ainsi que son positionnement en faveur de l’avant-garde, un positionnement qui s’articule logiquement au support « supplément ».

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Notes

1 Voir sur le site de l’ANR : https://anr.fr/Projet-ANR-17-CE27-0014.

2 Dominique Kalifa et al. (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse au xixe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2011.

3 Monica Martinez, Denis Ruellan et Lassané Yaméogo (dir.), « Reportages de guerre », Sur le journalisme, vol. 11, n°1, 2022. URL : https://revue.surlejournalisme.com/slj/issue/view/23.

4 Paul Aron, Florence Le Cam et Isabelle Meuret (dir.), « Les écritures du sport », Sur le journalisme, vol. 10, n°2, 2021. URL : https://revue.surlejournalisme.com/slj/issue/view/22.

5 Anne Bléger et Myriam Tsikounas (dir.), avec la collaboration de Vincent Lowy, La Fabrication des vedettes dans l'entre-deux-guerres. Petits arrangements avec la biographie, Rennes, PUR, 2024. Une journée d’étude a également eu lieu en mars 2019 à Montpellier sur l’écriture cinématographique dans la presse. Huit interventions ont été captées et sont disponibles, sous forme de playlist, à partir du lien suivant : https://www.youtube.com/playlist?list=PLwPO_Uywn6ey0YE9fFMbq-hptxepfd5Pj.

6 Matthieu Letourneux et Yoan Vérilhac (dir.), « Le Magazine de bandes dessinées », Comicalités. Études de culture graphique, à paraître en 2024.

7 Paul Aron et Jean-Didier Wagneur (dir.), « La Presse en trompe-l’œil. Imitations, détournements, mystifications », Histoires littéraires, n°90, avril-mai juin 2022.

8 Amélie Chabrier et Marie-Astrid Charlier (dir.), Coups de griffe, prises de bec. La satire dans la presse des années trente, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2018.

9 Six interventions sont disponibles, sous la forme d’une playlist de vidéos, à partir du lien suivant : https://www.youtube.com/watch?v=gJKumIbKJTk&list=PLwPO_Uywn6eyrJdx9wOa9oLk5lgO5y5DS.

10 Dominique Kalifa et Marie-Ève Thérenty (dir.), « La semaine : découpe et usages du temps social », Sociétés et représentations, n°52, avril 2021.

11 Citons par exemple Micheline Cambron (dir.), « Pour une médiapoétique du fait divers. Le cas de l’affaire Lindbergh », COnTEXTES, n°24, 2019. URL : https://journals.openedition.org/contextes/8291 et Amélie Chabrier et Marie-Ève Thérenty (dir.), « Détective. Histoire, imaginaire, médiapoétique d’un hebdomadaire de fait divers (1928-1940) », Criminocorpus, n°12, 2018. URL : https://journals.openedition.org/criminocorpus/4802.

12 « Notre programme », La Vie au grand air, 4 février 1899.

13 Thierry Gervais, avec la collaboration de Gaëlle Morel, La Fabrique de l’information visuelle. Photographies et magazines d’actualité, Paris, Textuel, 2015.

14 C’est une formule qui se maintient d’ailleurs largement au xxe siècle. Certains suppléments hebdomadaires vont rencontrer longtemps un grand succès comme ceux du Figaro ou de L’Humanité.

15 Joëlle Beurier, « L’apprentissage de l’événement », Études photographiques, n°20, juin 2007, mis en ligne le 19 septembre 2008, consulté le 23 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/1162.

16 Idem.

17 Sur cet aspect, voir Marie-Ève Thérenty, « L’Esprit Gallimard : stratégies médiatiques et dispositifs éditoriaux de Détective, Voilà et Marianne (1928-1940) », Journal of European Periodical studies, vol. 4, n°2, 2019. URL : https://doi.org/10.21825/jeps.v4i2.10772

18 Voir l’article de Diana Holmes, « Une littérature illégitime. Le middlebrow », Belphégor, « Mutations des légitimités dans les productions culturelles contemporaines », n°17, 2019. URL : https://journals.openedition.org/belphegor/1774.

19 En 1945, d’après Christian Delporte, Noir et blanc tire à 200.000 exemplaires (Christian Delporte, « Les recettes de la presse people », L’Histoire, janvier 2006). En 1958, les hebdomadaires Radar et Jours de France figurent parmi les périodiques qui tirent à plus de 400.000 exemplaires (Institut national de la statistique et des études économiques, Tableaux de l’économie française, 1958, p. 190). Quant à Paris Match, la couverture avec Elisabeth II signe le record des ventes en 1957 avec 2.211.560 exemplaires écoulés.

20 Le récent Manuel d’analyse de la presse française, sous la direction de Claire Blandin (Armand Colin, 2018), présente une intéressante tentative pour contrebalancer cette tendance.

21 Raymond Cartier distingue ainsi Life et Time dans Paris Match, 31 janvier 1953, p. 5.

22 Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses ou la Révolution invisible de 1946 à 1975, Paris, Fayard, 1979.

23 Jean Baudrillard, La Société de consommation, Paris, Gallimard, 1966.

24 Sur ce groupe, voir Amélie Chabrier et Marie-Ève Thérenty, Nuit et jour. Un groupe de presse dans les années cinquante, à paraître en 2025.

25 François Provenzano, « Rhétorique médiatique de l’oubli. L’obsession du présent dans L’Express », dans Nelly Wolf (dir.), Amnésies françaises à l’époque gaullienne (1958-1981). Littérature, cinéma, presse, politique, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 197-210.

26 Kristin Ross, Rouler plus vite, laver plus blanc : modernisation de la France et décolonisation au tournant des années soixante, Paris, Flammarion, 1997, p. 93.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie-Astrid Charlier et Marie-Ève Thérenty, « Médiapoétique des hebdomadaires généralistes après la Seconde Guerre mondiale  »COnTEXTES [En ligne], 34 | 2024, mis en ligne le 31 décembre 2024, consulté le 15 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/contextes/11723 ; DOI : https://doi.org/10.4000/11xik

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Auteurs

Marie-Astrid Charlier

Université Paul-Valéry Montpellier 3 - RIRRA 21

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Marie-Ève Thérenty

Université Paul-Valéry Montpellier 3 - RIRRA 21

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