Compte rendu de Elina Absalyamova, Laurence van Nuijs et Valérie Stiénon (dir.), Figures du critique-écrivain. xixe-xxie siècles
Texte intégral
1Ce volume, qui suit le colloque international « Figures du critique‑écrivain : formes et pratiques du discours métalittéraire » tenu au Palais des académies de Bruxelles les 11, 12 et 13 juin 2014, questionne le phénomène bien connu mais peu étudié de la combinaison chez nombre d’auteurs de l’écriture de création et de la critique littéraire.
2D’emblée, les directrices de ce collectif se confrontent à la difficulté de définir précisément leur objet. Afin d’en dessiner les contours, elles commencent par rappeler que la définition de la critique littéraire, traditionnellement séparée des autres types de critique (théâtrale, musicale, d’art, philosophique, sociale, historique, philologique) et tributaire de son objet résistant lui-même à la définition, ne va pas de soi et nécessite d’être en permanence nuancée. La critique littéraire se définit en effet de manière à la fois topologique et ontologique, selon, d’une part, les lieux matériels (genres, supports) et symboliques (champ, possibles énonciatifs, ressources mythographiques) où elle se déploie et selon, d’autre part, son essence, les pratiques et interactions réelles qui la constituent et qui « laissent des traces discursives, textuelles et humaines touchant à l’identité et à la sociabilité. » (p. 11.) Cependant, cette « essence » de la critique littéraire, loin d’être explicite et homogène, ne se laisse observer qu’en négatif, à travers les réactions de rejet ou de revalorisation qu’elle suscite : c’est pourquoi une grande attention doit être portée aux points de vue à partir desquels on interroge cette notion.
3Face à ce foisonnement définitionnel, les directrices de cet ouvrage choisissent explicitement d’adopter une perspective large, mais attentive aux nuances et soucieuse de catégoriser les différentes actualisations de la notion qu’elles ont choisi d’explorer. Qu’elle soit considérée comme une profession (rémunérée et instituée), une instance (« un rouage institutionnel exerçant un effet de légitimation dans la promotion d’une œuvre » (p. 12)), un discours (déployant un certain nombre de ressources rhétoriques et permettant l’élaboration d’un ethos constamment renégocié) ou une fonction (« un rôle, qu’on lui fait jouer dans une situation de communication littéraire particulière, […] attribu[é], donc particulièrement tributaire des représentations qui s’y attachent » (p. 12)), la critique littéraire peut être saisie et pratiquée par les écrivain·es, pour diverses raisons et avec des effets spécifiques qu’il s’agit de décrire et d'analyser dans cette collection d’études.
4C’est pour rendre compte de cette « diversité des rapports revendiqués, perçus et imaginés entre la critique et la création » qu’Elina Absalyamova, Laurence van Nuijs et Valérie Stiénon ont choisi d’étudier leur objet sous l’étiquette, « volontairement englobante et générale », de figures « au triple sens identitaire, postural et rhétorique » (p. 8). Cependant, que ce soit pour analyser les ethos des critiques-écrivains, leurs postures variées, ou les procédés rhétoriques et les pratiques scripturales qu’ils déploient, on ne peut faire l’économie d’une observation précise des représentations du critique. Le personnage faisant l’objet, depuis le xixe siècle, de représentations extrêmement négatives, que ce soit dans les préfaces des écrivains, dans leurs correspondances ou dans les fictions, les autodiscours formulés par les critiques-écrivains sont constamment informés par des représentations intériorisées, par rapport auxquelles il s’agit pour eux de se positionner. En effet, « le critique est souvent non pas tant celui qui a pour fonction de juger de manière avisée, que celui dont on conteste la revendication au jugement : en d’autres termes, il devrait endosser ce rôle, mais n’a comme rôle effectif que celui de susciter l’opposition à sa fonction. L’enjeu est alors de se poser comme juge sans en avoir l’image ou de se ménager des formes hybrides de voix autorisées. » (p. 9-10.)
5Une attention particulière est prêtée aux pratiques des critiques(-écrivains), aux genres et formes qu’ils créent, investissent ou modifient : pensons à la causerie, au portrait et au tableau de Sainte-Beuve, à la lettre critique, au manifeste, à l’éloge funèbre, au toast, au trophée, au panthéon, mais aussi aux genres hybrides qui transgressent la frontière entre création et critique, comme le poème en prose ou poème critique de Mallarmé qui mêle poésie et écriture journalistique, ou les proêmes de Ponge qui fonctionnent comme des commentaires, justifications et prolongements de sa production poétique.
6On le voit par l’exemple des pratiques scripturales : l’opposition entre création et critique est fondamentalement construite, et la critique peut receler un potentiel créatif non négligeable. Cet aspect construit, contextuel et mouvant de la dichotomie s’observe particulièrement lorsqu’on prête attention, comme nous y enjoignent les directrices de cet ouvrage, à la diachronie du phénomène observé. En effet, la structuration du champ littéraire entre deux pôles (l’écriture, la création d’une part, et la critique, le jugement d’autre part) est historiquement située : fortement structurante au xixe siècle, cette dichotomie création/critique sera remise en question par la modernité et les deux concepts, précédemment opposés, finiront, dans la seconde moitié du xxe siècle, « sous les impulsions du Nouveau Roman, du groupe Tel Quel, des théoriciens de la réception et de la lecture », par devenir complètement indistincts l’un de l’autre, « subsum[és] par les concepts englobants d’écriture, de signifiance ou de production du texte » (p. 21).
7Dans cette perspective ouverte et vaste, il ne s’agit donc pas d’écraser la notion de critique-écrivain, de tenter de l’uniformiser, de l’essentialiser ou de la placer dans une hiérarchie par rapport à d’autres formes de critique (telles que les critiques journalistique ou universitaire, si l’on reprend la triade formulée par Albert Thibaudet), mais plutôt de penser les positions critiques comme « un entrelacs de conceptions imaginaires, d’engagements historiquement situés et d’expressions plus ou moins conscientes d’une certaine doxa. » (p. 299.)
8Les dix-huit études recensées dans cet ouvrage s’attachent donc « à questionner, au-delà et en deçà des discours et des représentations, les processus d’attribution des valeurs, d’assignation des identités, de définition des fonctions et de création des postures » (p. 23) et sont séparées en quatre parties.
9La première partie du volume, intitulée « Modèles et contre-modèles du critique-écrivain », rassemble les études de Jean-Pierre Bertrand (« Repentirs et ressentiments de Sainte-Beuve »), Brigitte Diaz (« Sainte ou prostituée ? La critique jugée par les écrivains au xixe siècle »), Pierre Glaudes (« Barbey d’Aurevilly, “chouan des lettres” »), Denis Saint‑Amand (« Critique de la critique et filiation : Fénéon par Paulhan ») et Anca Călin et Alain Milon (« Comment taire le commentaire : autour de Maurice Blanchot »). Ces travaux, prenant la forme d’un panorama (Diaz) ou de portraits individuels, interrogent les références convoquées par les critiques – qu’il s’agisse de leur propre pratique de la littérature (Bertrand), de modèles étrangers ou historiques (Glaudes) ou encore d’un prédécesseur (Saint-Amand) –, et montrent comment ces représentations, relevant du modèle ou du repoussoir, permettent aux critiques-écrivains de légitimer leur pratique (Glaudes, Saint‑Amand) ou de la définir sous de nouveaux termes. Par exemple, Sainte‑Beuve érige sa critique en discipline nouvellement inventée, avec ses formes et son langage métacritique (Bertrand) ; Blanchot quant à lui en fait une « affirmation pure » participant pleinement à la mission de la littérature (Călin et Milon).
10La deuxième partie, « Institution de la critique », analyse les « discours et […] valeurs qui donnent [à la critique] une reconnaissance et une visibilité dans le champ des pratiques, et qui font d’elle une instance d’émergence ou de consécration pour les auteurs. » (p. 24.) Cette section rassemble des travaux décrivant cette institution dans ses rapports d’influence avec la poésie ou la théorie littéraire, tels que les études de José-Luis Diaz (« La “poésie dans la critique” (1834-1869) ») et Juliette Drigny (« L’évolution de la posture théoricienne dans le post-structuralisme : l’exemple de Julia Kristeva, 1965‑1982 »), ainsi que des analyses prêtant attention aux marges ou aux périphéries de l’institution de la critique en France : marges de genre (Laetitia Hanin, « Femmes, critiques, écrivains : de quelques profils hybrides au xixe siècle »), périphéries géographiques (Stéphanie Bernier, « Le critique-écrivain dans la collection “Les Jugements” d’Albert Lévesque : émergence d’un nouvel acteur au sein d’un genre en effervescence »), rejet des institutions par un individu (Charles Coustille, « Péguy critique des institutions, ou l’écrivain contre la presse et l’université »).
11Dans « Poétique du métadiscours », la troisième section de l’ouvrage, plus courte que les autres, il s’agit d’envisager la critique comme « un geste poétique déployant ses propres enjeux esthétiques » (p. 26) et d’en analyser les procédés stylistiques et rhétoriques. Cette partie rassemble des travaux très différents les uns des autres : Anthony Glinoer (« Mythographie de Gustave Planche ») y analyse la rhétorique déployée par ce critique dans ses textes afin de se constituer une posture intransigeante et dure, dont la réception fut marquée par une hostilité généralisée ; dans « Montherlant critique et écrivain dans Aux Fontaines du désir », Jean-François Domenget questionne la place occupée par la critique littéraire dans l’économie de ce recueil et, par l’analyse du style et du plan de construction de l’ouvrage, montre que pour cet écrivain, critique littéraire et écriture du moi sont indissociables ; Laurent Demoulin (« Francis Ponge et le refus du principe de non-contradiction ») examine quant à lui les contradictions parcourant les commentaires formulés par ce poète sur son œuvre, qui reflètent chez lui le refus de tout dogmatisme théorique et la nécessité de penser par la pratique de la poésie qui, « grâce à la souplesse alogique qui lui permet d’établir des liens entre les mots et les choses, […] transcende les contradictions et retrouve subrepticement l’harmonie inaccessible du monde. » (p. 226.)
12La dernière partie du collectif, « Critique et création », est consacrée à des études de cas où l’activité critique est explicitement liée à un acte créatif, où le métadiscours fait partie intégrante de l’écriture et où les textes rendent compte d’un conflit, d’une négociation ou d’une coopération entre les identités de critique et d’écrivain des auteurs. Cet enchevêtrement de la critique et de la création peut s’observer aussi bien en poésie (Dominique Coppée, « Sainte‑Beuve poète dans le Tableau de 1828 »), dans le roman (Sophie Jaussi, « “Tresser le fil” : chassé-croisé de la critique et du roman chez Philippe Forest » ; Tonia Raus, « Georges Perec ou la méthode pratique de la critique »), dans l’autofiction (Yan Hamel, « Le cas Doubrovsky ») que dans la critique universitaire, qui prend alors les atours du roman et donne lieu à des formes d’écriture inédites (Jacques Dubois, « Pierre Bayard et la critique interventionniste »).
13Ce volume fournit un vaste panorama des figures liées au critique-écrivain, peut-être trop vaste, dont l’ambition totalisante questionne, sur plus de deux siècles, à la fois les modes d’interaction entre critique et création qui vont du rapport d’extériorité jusqu’à la combinaison la plus intime, les valeurs négatives ou positives attribuées à la critique, les trajectoires et stratégies spécifiques d’écrivain·es, de critiques, de théoricien·nes cherchant à combiner travail critique et production littéraire, les effets de réception de certaines œuvres ou figures hybrides, les gestes poétiques et les genres scripturaux auxquels donnent naissance la remise en question de la frontière entre critique et littérature… Cette approche globale permet néanmoins de montrer l’ampleur de la question, de pointer tous les endroits où la dichotomie critique/écrivain·e ne va pas de soi, se défait et pose problème, d’en repenser les nuances et d’observer dans les interstices des pratiques, des genres, des représentations et des valeurs intermédiaires et hybrides. Malgré une sur-présence des auteurs et critiques masculins et français, une certaine attention prêtée aux marges (mais pas toutes : le Québec, dans l’article de Bernier, et les femmes, dans ceux de Hanin et Drigny) a permis de décentrer parfois le regard. Notamment, l’article de Laetitia Hanin questionne la différence entre la pratique de la critique par les autrices et celle par les auteurs et montre les spécificités de postures, de formes, de contenus et d’enjeux qu’implique la situation particulière des autrices, moins (voire pas) intégrées dans les réseaux et journaux dominés par les hommes. Néanmoins, nous regrettons que cette attention aux marges n’ait pas été plus majoritairement adoptée dans cet ouvrage. Il aurait été intéressant, par exemple, de se pencher sur des objets plus marginaux et moins légitimes, particulièrement en ce qui concerne le xxie siècle (qui est, finalement, très peu travaillé) : des travaux sur des formats moins standards tels que les sites internet, les blogs ou les réseaux sociaux auraient offert des perspectives différentes et originales dans un collectif consacré entièrement aux médiums légitimes que sont la presse et le livre imprimé. De la même manière, analyser davantage de discours de critiques-écrivains provenant des marges (de toutes les marges, et parfois de plusieurs marges entrecroisées, en raison du genre, de la nationalité, de la « race », du statut économique, de l’orientation sexuelle, etc.), dont la parole est minorisée et réduite au silence, en prêtant attention aux endroits spécifiques d’où viennent ces discours, aurait offert un autre éclairage encore plus nuancé sur cette question, en aurait élargi le spectre et aurait pu mettre en lumière bien des aspects peut-être encore impensés de cette dichotomie entre critique et création, que l’article de Laetitia Hanin commençait à dévoiler. En effet, quelle est la signification de cette opposition pour qui n’a pas le droit, la légitimité, ni pour créer, ni pour critiquer, mais s’empare tout de même de ce droit ; comment se caractérise cette prise de parole et les formes qu’elle adopte ; comment ébranle-t-elle les catégories qui ont cours « au centre », ou à l’inverse comment s’y conforme-t-elle ? Autant de questions, et bien d’autres, qui mériteraient d’être posées pour décrire avec encore davantage de finesse et de nuance, à partir de points de vue neufs, puisque souvent négligés, l’objet complexe et mouvant qu’expose cet ouvrage.
Pour citer cet article
Référence électronique
Siân Lucca, « Compte rendu de Elina Absalyamova, Laurence van Nuijs et Valérie Stiénon (dir.), Figures du critique-écrivain. xixe-xxie siècles », COnTEXTES [En ligne], Notes de lecture, mis en ligne le 02 novembre 2020, consulté le 15 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/contextes/9441 ; DOI : https://doi.org/10.4000/contextes.9441
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