1Le statut de la commande artistique varie fortement selon les époques et les domaines où elle s’exerce. Il est en effet des domaines où elle apparaît comme normale, parce que la production est en elle-même coûteuse et que ces coûts ne peuvent être supportés par l’artiste avant rétribution : c’était le cas de la « grande » peinture (la peinture d’histoire) au temps du « paradigme classique », ainsi que de la sculpture, et c’est le cas aujourd’hui du cinéma.

2La commande apparaissait également normale dans les régimes d’activité où les artistes étaient étroitement dépendants non du marché public mais de mécènes situés au sommet de la hiérarchie sociale, qu’ils fussent publics ou privés : ce fut le cas jadis de la musique, ainsi que de la littérature, en tout cas à leurs plus hauts niveaux. Personne à l’époque ne s’étonnait que Mozart, ou Racine, pussent composer sur commande.

3En revanche elle est devenue plus marginale en littérature lorsque les écrivains ont commencé de se recruter parmi les rentiers, comme l’étaient les membres de la bourgeoisie et de l’aristocratie au xix^e siècle. Seuls étaient astreints à une « tâche » prédéterminée et prédéfinie par un commanditaire les auteurs qui devaient vivre de leur art, tels les feuilletonistes des journaux ou les romanciers populaires rétribués à l’avance par un éditeur de presse ou un imprimeur – Eugène Sue ou Émile Zola, entre beaucoup d’autres, en firent l’expérience, alors que dans le même temps Gustave Flaubert ou les Goncourt pouvaient prendre tout leur temps pour composer, à l’abri de leurs rentes.

4Et puis, à l’époque contemporaine, la commande est devenue atypique : le régime d’autonomie littéraire est à présent la norme, et avec lui cet « art pour l’art » dont l’exigence s’est fait jour peu à peu à partir de l’époque romantique, en vertu duquel on considère comme normal qu’un écrivain, un poète ou un dramaturge n’obéissent qu’à leur inspiration, mais pas aux ordres d’un commanditaire ni aux attentes du marché. Il faut dire que, fort opportunément, les aides de l’État sont venues se substituer progressivement au mécénat et à la rente : bourses du cnl, subventions et, depuis une génération environ, résidences d’écrivain fournissent une part non négligeable du soutien financier jadis assuré soit par la rente, soit par la commande commerciale ou mécénale. C’est ainsi que dans notre actuel régime d’autonomie (certes relative) de la littérature, la commande littéraire est essentiellement publique, ou dépendant d’institutions elles-mêmes subventionnées par la collectivité – comme en témoignent d’ailleurs la plupart des contributions de ce volume.

6Dans ce choix compliqué entre différents sacrifices, la commande – pour peu du moins qu’elle laisse suffisamment de liberté littéraire à l’auteur, afin de ne pas l’obliger à faire le sacrifice de l’œuvre – est ce qui permet de limiter quelque peu ces sacrifices : un peu d’argent pour ne pas trop souffrir, un peu plus de temps à consacrer à l’écriture, et l’évitement de la case « soumission d’un dossier », qui comporte toujours sa petite part d’humiliation puisque, non content de se trouver en position de quémandeur, l’on n’est même pas sûr de se voir accepté.

7Grâce à ce contrat, au moins moral, l’auteur bénéficiant d’une commande entre dans le système que connaissent bien les anthropologues (et nous tous aussi d’ailleurs) qu’est le don/contre-don : au don d’argent par le commanditaire répond, dans une temporalité acceptable (si tout va bien), le don d’une œuvre par l’auteur. Celui-ci y gagne l’allègement, au moins temporaire, du sacrifice inhérent à ce que j’ai nommé le « régime vocationnel », où l’on ne crée pas pour gagner de l’argent mais pour la création elle-même, quitte à devoir perdre du temps à gagner de l’argent pour pouvoir consacrer à créer le peu de temps qui reste. Quant au commanditaire, il y gagne la satisfaction, à la fois morale et esthétique, d’aider l’auteur d’une future œuvre de qualité. Don d’argent contre contre-don d’œuvre : c’est du gagnant/gagnant.

8Voilà donc ce que, à ce stade de ma réflexion de sociologue, je peux dire de la commande en littérature en guise de préface à un ouvrage qui lui est consacré. Mais au fait : ai-je bien rempli la commande qui m’en a été faite… ?