• 1 F. Fanon, Peau noire, masques blancs, p. 98.

1Je voudrais formuler le sujet de cet article en citant un passage remarquable de Peau noire, masques blancs de Fanon. Dans ce livre, à plusieurs reprises, Fanon met en évidence une affinité – peut-être mieux encore : une relation – entre l’antisémitisme et le racisme antinoir. Par moments, Fanon formule cette relation en des termes encore plus forts, comme une sorte de similitude ou d’intimité profonde, comme lorsqu’il raconte l’anecdote suivante : « de prime abord, il peut sembler étonnant que l’attitude de l’antisémite s’apparente à celle du négrophobe. C’est mon professeur de philosophie, d’origine antillaise, qui me le rappelait un jour : “Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous” »1.

• 3 Pour toutes les questions qui sont en jeu ici, voir D. Schraub, « White Jews: An Intersectional A (...)
• 4 Par simplicité, nous employons le terme de « race » en français, l’anglais « race » n’ayant pas d (...)

Il y a beaucoup à dire de ce passage, qui se distingue à la fois par la façon dont il synthétise un ensemble de sources et d’idées, et par le fait qu’il exige une explication, car les Juifs sont souvent simplement présentés comme « blancs » aujourd’hui3. Je suggère que le fait d’analyser cette citation à la lumière du présent pourrait apporter un nouvel éclairage sur ce qui intéresse Fanon, mais aussi de possibles orientations futures de la recherche autour de la pensée de Fanon. Dans ce qui suit, notamment en raison de la référence à Freud, je cherche en particulier à débrouiller ce passage en dialoguant avec l’École de Francfort. Et puisque l’École de Francfort soumet toute analyse freudienne à une analyse marxiste du capitalisme, je situe également ma discussion sur la race4, Fanon et l’École de Francfort dans le cadre d’une discussion plus large sur le capitalisme racial, avec une référence particulière aux travaux de Cedric Robinson.

• 5 S. Freud, Le Malaise dans la culture, p. 116.
• 6 Ibid., p. 117.
• 7 Ibid.

3Remarquons que la toute première ligne de la longue citation de Fanon ci-dessus rappelle une réflexion freudienne : le progrès du processus de civilisation humain exige de restreindre – par divers moyens – les pulsions sexuelles. Dans Le Malaise dans la culture, Freud établit une analogie explicite entre le développement de la culture (Kultur) et le développement de l’ego individuel, estimant que l’essor et le développement de chacun exigent un renoncement pulsionnel. Il remarque que ce processus « coïncide dans la plupart des cas avec cette sublimation (des buts pulsionnels) que nous connaissons bien […]. La sublimation des pulsions est un trait particulièrement saillant du développement culturel, elle rend possible le rôle si important des activités psychiques supérieures – scientifiques, artistiques, idéologiques – dans la culture »5. Cependant, Freud remarque ensuite qu’il est également « impossible d’ignorer dans quelles proportions la culture est construite sur le renoncement pulsionnel, et combien elle présuppose précisément de non-satisfaction (répression, refoulement, que sais-je encore ?) de puissantes pulsions »6. Freud termine sa réflexion par une observation inquiétante : « Il n’est pas facile de comprendre comment on fait pour retirer à une pulsion sa satisfaction. Cela n’est absolument pas sans danger ; si l’on ne compense pas cela d’un point de vue économique, on peut se préparer à des perturbations graves »7.

• 8 S. Freud, L’Homme Moïse et la Religion monothéiste, p. 123.
• 9 Les détails sont ici beaucoup plus complexes. Tout d’abord, le récit même de Freud est que le jud (...)

5En ce qui concerne le premier point, Freud souligne que « la religion qui a commencé par l’interdiction de se faire une image de Dieu se développe de plus en plus au cours des siècles pour devenir une religion des renoncements pulsionnels »8. Freud fait ici deux choses. D’un côté, il suggère que le judaïsme donne la priorité à la pulsion qui tend à interdire les images9. De l’autre, il remarque également que cette interdiction dépasse largement le cadre du judaïsme et prend d’autres formes, notamment avec l’essor du monde chrétien (on peut, à toutes fins utiles, dire aussi monde « occidental » ou « séculier »).

• 10 S. Freud, L’Homme Moïse et la Religion monothéiste, p. 97.
• 11 Ibid.
• 12 F. Fanon, Peau noire, masques blancs, p. 93.

6Freud exploite ces éléments pour faire une étiologie de l’antisémitisme, en suggérant que « parmi les coutumes par lesquelles les Juifs se sont mis à part, celle de la circoncision a fait une impression déplaisante, inquiétante, qui s’explique sans doute parce qu’elle rappelle la castration »10, autrement dit que les Juifs ont précisément pour rôle d’être le rappel du renoncement à la satisfaction des pulsions ; cela est si vrai que Freud conclut que « les motifs les plus profonds de la haine des Juifs prennent leurs racines dans des temps depuis longtemps révolus, ils exercent leur action à partir de l’inconscient des peuples […]. [La] haine des juifs est au fond la haine des chrétiens »11. Je suppose que Freud suggère que l’antisémitisme est au fond ce qu’il appelle le « retour du refoulé », c’est-à-dire le retour des pulsions insatisfaites, qui ont été bridées par la culture occidentale chrétienne, et se déchaînent désormais sous forme d’agressivité, de haine et de violence. En précisant tout cela, nous parvenons à une conception recevable des affirmations de Fanon. Le Juif et le Noir sont haïs et attaqués pour la même raison ; ils prennent tous les deux part, de manière différente, à cette relation économique entre les pulsions et leur répression, chacun jouant le rôle de rappel de ce qui a été abandonné et réprimé : le Juif comme symbole de la sphère intellectuelle qui naît de ce renoncement et le Noir comme symbole exact de ce à quoi l’on a renoncé (« deux sphères différentes : l’intellect et le sexuel »). Une telle vision est encore étayée par le fonctionnement même de ces haines : le Noir est perçu immédiatement comme tel du fait de son incarnation (noire), tandis que le Juif est découvert comme tel, parce qu’il peut passer pour blanc. Comme le remarque Fanon à propos du fait d’être noir, « je suis sur-déterminé de l’extérieur. Je […] suis […] l’esclave de […] mon apparaître », alors que « le Juif n’est pas aimé à partir du moment où il est dépisté »12.

• 13 Voir E. L. Goldstein, The Price of Whiteness: Jews, Race, and American Identity. J’écris « pour l (...)
• 14 Il ne s’agit pas de mon analyse personnelle, mais elle peut être trouvée chez H. White, « How Is (...)

7La logique de cette analyse n’est pas irrecevable, et le fait de mettre au jour l’arrière-plan freudien permet de saisir une partie importante de la pensée de Fanon. Cela dit, cela reste incomplet. Tout d’abord, il faut remarquer qu’il manque à cette analyse la profondeur historique nécessaire : les Juifs n’ont pas toujours été vus comme blancs (et mon but, en abordant ce point, n’est pas de remettre en question l’affirmation fondamentale de Fanon ; il ne fait pas de doute que les Juifs, surtout aux États-Unis et en Occident, sont devenus blancs, du moins pour la plupart13; mon but est plutôt d’attirer l’attention sur la réalité de ce « devenir », de remarquer qu’il nécessite une explication). Ensuite, la question demeure de savoir comment les Juifs ou les Noirs en sont venus à remplir cette fonction. En ce qui concerne ces deux points, il existe des détails historiques pertinents qui pourraient servir d’explication : à l’époque moderne, bien que cette association ne soit plus tenue pour exacte, les Juifs sont associés au commerce et aux banques dans l’imaginaire occidental, et de même (de manière tout aussi inexacte), en raison de l’héritage de l’esclavage et du colonialisme européen, le fait d’être noir est associé à un travail purement physique et donc à l’existence biologique14. Ces thèses passent de plus en plus pour recevables à l’heure actuelle, compte tenu des trajectoires historiques particulières que les Juifs et les Noirs ont suivies, mais une analyse appropriée de ce sujet aurait pour tâche de montrer comment l’histoire en est arrivée là en premier lieu, c’est-à-dire de situer, contextualiser et expliquer les détails historiques mentionnés ci-dessus.

• 15 T. W. Adorno et al., The Authoritarian Personality, p. xliv. Cette citation provient de « Remarks (...)
• 16 Lars Rensmann a récemment réalisé une étude exemplaire et extrêmement solide sur l’antisémitisme (...)
• 17 M. Horkheimer, T. W. Adorno, La Dialectique de la Raison. Fragments philosophiques, p. 275.
• 18 Ibid. p. 253.
• 19 Les questions qui se posent ici sont également gigantesques, concernant non seulement le type de (...)

8Nous pouvons commencer à répondre à ce second enjeu en remarquant que tant « Juif » que « Noir » sont des projections formées par la société occidentale pour ses propres raisons et nécessités. Il est possible de retracer exactement l’origine d’une telle conceptualisation, depuis Sur la question juive de Marx jusqu’aux écrits de l’École de Francfort. Je commencerai par cette seconde origine afin de remonter jusqu’à la première. Theodor W. Adorno suggère que « l’histoire de l’antisémitisme n’est pas sa “propre” histoire, mais l’histoire politique et sociale du monde dans lequel il remplit une fonction pernicieuse »15. Son travail, tout comme celui d’autres personnes associées à l’École de Francfort (notamment Max Horkheimer, Leo Löwenthal et Erich Fromm), mobilise toute une série d’approches pour comprendre l’antisémitisme16, avec pour point culminant la position adoptée dans « Éléments de l’antisémitisme » : Horkheimer et Adorno y voient l’antisémitisme comme une sorte de « fausse projection »17, l’antisémite projetant ses propres répressions et/ou sa propre impuissance sur la vie dans le capitalisme tardif ; la violence antisémite est donc une sorte de « soupape de sécurité » (Ventil)18. En ce qui concerne la première idée (le type de répressions que la société exige), nous pourrions, à un niveau d’abstraction très élevé, suggérer diverses modifications du tableau freudien de base esquissé ci-dessus19.

• 20 L. Löwenthal, N. Guterman, Les Prophètes du mensonge. Étude sur l’agitation fasciste aux États-Un (...)
• 21 Pour les premiers, voir notamment M. Horkheimer, « Egoism and Freedom Movements: On the Anthropol (...)
• 22 Cf. J. Abromeit, « Frankfurt School Critical Theory and the Persistence of Authoritarian Populism (...)

9En ce qui concerne la seconde idée, nous pourrions mobiliser une critique marxiste du capitalisme tardif, selon laquelle une précarité générale est associée aux modes de production capitalistes, conduisant à l’impuissance de la grande majorité de la population. Une telle impuissance, dans une société individualiste et capitaliste qui glorifie en fin de compte le pouvoir, fait ainsi de « la survie même [des Juifs] […] un acte de défi, car elle contredit l’idée voulant que toute chose en ce monde repose, pour finir, sur la force physique »20. C’est ici que les thèses de Horkheimer et d’Adorno dans « Éléments de l’antisémitisme » se rattachent à certains de leurs travaux antérieurs : on peut penser tant à la recherche théorique de Horkheimer autour de la sensibilité bourgeoise qu’aux thèmes abordés par Adorno dans Études sur la personnalité autoritaire21. Dans les deux cas, la psychologie morale d’agents particuliers – avec son inscription dans leur milieu social, leur structure familiale ou un mélange entre les deux – les incline vers de fausses projections particulières, voire pire. Surtout après l’ère Trump et les récents débordements de la droite mondiale, les arguments et les mécanismes particuliers que l’École de Francfort – en particulier Adorno – diagnostique en ce sens sont maintenant bien connus22: de tels agents présentent un ego faible (au sens psychanalytique), qui peut facilement être tiré vers des mouvements de masse et des formes violentes d’extrémisme. Dans cette optique, de telles perspectives focalisent notre attention sur l’ampleur avec laquelle la société contemporaine est censée créer des formes extrêmes de préjugés qui, selon l’École de Francfort, sont une sorte de « soupape de sécurité » psychanalytique. J’ai noté précédemment que même le Sur la question juive de Marx, quand on l’analyse finement, peut être considéré comme allant dans ce sens. Et c’est exactement de cette façon que Cedric Robinson lit les premiers textes de Marx :

• 25 C. J. Robinson, Black Marxism: The Making of the Black Radical Tradition, p. 25. On retrouve des (...)
• 26 C. J. Robinson, Black Marxism: The Making of the Black Radical Tradition, p. 28.
• 27 Ibid., p. 24.

11Ensuite, remarquons que le travail de Robinson peut en même temps nous aider. C’est lui qui, après avoir rencontré l’expression « capitalisme racial » chez des penseurs qui essayaient de comprendre la spécificité du capitalisme sud-africain, a redéfini et étendu l’acception de ces termes, afin de comprendre le développement du capitalisme en tant que tel. Dans Black Marxism, Robinson montre brillamment à quel point le capitalisme était déjà racialisé à ses débuts, et remarque que nous devrions donc voir le capitalisme, non pas comme un renversement du féodalisme, mais plutôt, à bien des égards, comme une prolongation de sa logique fondamentale, notamment au sujet de la race et de la pensée raciale. Robinson restitue méticuleusement la manière dont les attitudes raciales européennes et les tendances coloniales et impérialistes qui leur sont associées se sont initialement exprimées envers des populations plus proches géographiquement, comme les Irlandais, les Slaves, les Tartares et les « immigrés indispensables » de diverses origines25. Il conclut ainsi finalement que « le racialisme et ses dérivés ont persisté, enracinés non pas dans une époque particulière mais dans la civilisation elle-même. Et s’il peut sembler particulièrement approprié de situer les origines du racisme dans notre époque, cette analyse ne fait que refléter la manière dont cette idée résiste à l’examen critique et dont ses caractéristiques sont devenues puissantes et naturelles »26. Cette image conduit Robinson à soutenir également que le « caractère véritable de l’histoire européenne réside en deçà de la phénoménologie de la nation et de l’État. En ce qui concerne la construction du capitalisme moderne, il ne faut pas oublier les identités particulières, les mouvements sociaux et structures sociétales particuliers qui ont persisté et/ou ont profondément influencé la vie en Europe »27.

• 29 C. W. Mills, « The Domination Contract ».
• 30 Une grande partie de cette analyse est due à Carole Pateman et à Charles W. Mills, à la lumière d (...)

14La philosophie politique occidentale sous-tend la phénoménologie de l’État par le biais de la tradition du contrat social. Ces dernières années, il y a eu une envolée de la recherche sur les soubassements historiques de la tradition du contrat social. Une conception plus approfondie de ces soubassements modifie notre conception du fonctionnement de cette tradition, attirant notre attention sur le fait que le contrat social se comprend le mieux, fondamentalement, comme un contrat de domination29, en particulier lorsqu’il s’agit des questions de race et de genre30.

• 31 J. M. Bernstein, « Adorno’s Uncanny Analysis of Trump’s Authoritarian Personality ».
• 32 Bien que je ne puisse pas développer ce point, j’ai le sentiment que cette question reste sous-th (...)

15À ce tableau nouveau et important, je souhaite ajouter une conception du rôle de la géométrie et de l’abstraction dans ces processus. Plus haut, nous avons vu que Horkheimer et Adorno soulignent à quel point le recours au vide abstrait est important pour étayer les catégories raciales ; c’est exactement la raison pour laquelle elles peuvent s’appliquer à toute une série de cibles. Pour les deux auteurs, la race n’est pas une catégorie naturelle, mais plutôt l’expression d’une simple particularité subjective qui, aujourd’hui, dans le capitalisme tardif, constitue l’universel. Selon les termes d’un commentateur, c’est ce « vide même [qui] est une condition de son inflation scandaleuse »31. On peut également souligner l’importance de cet aspect en mettant en évidence à quel point, même dans l’enquête magistrale de Robinson, les raisons pour lesquelles la structure bureaucratique (étatique) a spécifiquement fait usage de la pensée raciale restent floues. Pourquoi est-il devenu impératif de le faire, alors même que cette structure est largement antérieure à l’emploi de catégories raciales32?

• 33 Comme le note Patrick Riley, les xvii^e et xviii^e siècles ont été le « grand âge de la théorie du (...)
• 34 Cf. W. Sacksteder, « Hobbes: The Art of the Geometricians ».
• 35 Locke, comme Hobbes, a fréquemment comparé la démonstration en philosophie à la démonstration en (...)
• 36 Voir, au chapitre 1 du livre III du Contrat social, la concession selon laquelle « la précision g (...)
• 37 Sur ce point, voir D. W. Wood, “Mathesis of the Mind”: A Study of Fichte’s Wissenschaftslehre and (...)
• 38 La littérature sur le rapport de Kant à la géométrie est trop vaste pour être citée ici, et les r (...)

16Pour commencer à répondre à cette question, je mentionnerai le fait que la tradition du contrat social est intimement liée au déplacement de la géométrie du domaine des mathématiques et des sciences vers le domaine de la philosophie politique. Si Thomas Hobbes est considéré comme le point de départ pour entrer dans la tradition moderne du contrat social, avec Rousseau, Kant ou Fichte conçus comme ses points d’arrivée historiques33, alors la tradition du contrat social est innervée de bout en bout par le recours à la géométrie. En plus de Hobbes34, toutes les figures de cette tradition – Locke35, Rousseau36, Fichte37, Kant38 – placent la géométrie au cœur de leur travail, soit en la prenant comme modèle de réflexion, soit en l’invoquant à des moments cruciaux de leur argumentation. La géométrie influence le contenu de leur pensée, ce qui apparaît particulièrement dans la façon dont cette tradition conceptualise l’espace.

• 41 Sur ce point, voir surtout M. J. Sauter, The Spatial Reformation: Euclid between Man, Cosmos, and (...)
• 42 I. Kant, Opus Postumum, p. 20.
• 43 D. Harvey, The Condition of Postmodernity, p. 246.

S’il y a des ouvertures (relativement faibles) vers l’universalisme dans ces deux passages et aussi plus généralement chez Hobbes et chez Locke, chacun de ces passages témoigne d’une sorte d’« extensibilité infinie » au sujet de l’espace. Tout d’abord, en ce qui concerne Hobbes, l’idée fondamentale est que le territoire souverain est indéfiniment extensible ; il n’existe pas d’espace qui soit inoccupé (en permanence). Tout espace de ce type, s’il est, à un moment donné, inoccupé, doit être occupé ; s’il est, à un moment donné, occupé, cet espace devient immédiatement un lieu potentiel de et pour la guerre (ce qui est important, c’est que Hobbes ne prétend pas que tout lieu de conflit devient immédiatement un lieu de guerre ouverte, mais plutôt que la guerre existe comme possibilité dans tout espace de ce type). La meilleure façon de comprendre le point de vue de Hobbes est de le rapporter à la façon dont l’espace « euclidien » commence à être compris pendant ce moment historique (en fait, il ne serait pas exagéré de dire qu’il est construit ontologiquement et hérité du passé) : un espace homogène41. Ensuite, la même orientation fondamentale est à l’œuvre dans le passage de Locke cité ci-dessus : chaque parcelle du monde est homogène, dans la mesure où elle est susceptible d’être exploitée – d’être incorporée par et à travers – le travail humain ; c’est en effet l’origine même de la propriété privée, selon Locke. Au cas où on serait tenté de penser qu’une telle homogénéité n’influence que les conceptions de l’espace matériel ou politique, il faut remarquer que même dans son œuvre tardive, peu de temps avant sa mort (dans ce qu’on appelle l’Opus Postumum), Kant conceptualise le domaine moral lui-même en de tels termes, lorsqu’il écrit que « l’attraction newtonienne à travers l’espace vide (leeren Raum) et la liberté de l’homme sont des concepts analogues »42. Pour Hobbes comme pour Locke et pour Kant, l’espace est homogène, donc « conquérant et destiné exclusivement à des fins d’occupation et d’action humaine »43.

• 45 Ibid., p. 43.
• 46 Ibid.
• 47 Ibid., p. 44.
• 48 Ibid., p. 46.

L’espace se trouve influencé par des déterminations raciales, de sorte que certains espaces sont vus comme des « espaces qui doivent être domestiqués »45: « ces paysages étranges (si différents de ceux de chez nous), cette chair étrangère (si différente de la nôtre), doivent être cartographiés et subordonnés »46, et ces espaces sont compris comme « définitivement enfermés dans un état cognitif de superstition et d’ignorance » 47, de telle sorte que « si aucune personne blanche ne s’est trouvée là auparavant, la connaissance ne peut pas vraiment avoir eu lieu », et qu’en définitive, « l’état de nature est donc [ici] réel, un lieu sauvage et racialisé […] maudit également par un fléau théologique, une terre impie »48.

• 49 Ibid., p. 58. Voir aussi C. W. Mills, Blackness Visible: Essays on Philosophy and Race ; C. W. Mi (...)
• 50 H. Arendt, Les Origines du totalitarisme, vol. 2 : L’Impérialisme, p. 129.

20Avec le transfert de la géométrie dans la philosophie politique occidentale, « être une personne » se met à signifier « être blanc », ce qui, à son tour, se met à signifier « ne pas être une sous-personne, ne pas avoir les caractéristiques qui vous entraînent […] vers le niveau ontologique inférieur »49. Envisager ce changement épistémologique fondamental comme étant sous-tendu par l’homogénéité de l’espace et l’essor de la géométrie peut sembler étrange au lecteur, mais cette apparence d’étrangeté ne se fait jour que parce qu’on tend naïvement à croire que l’espace homogène se caractérise par le vide, sa principale propriété étant ainsi déjà déterminée. Je veux plutôt suggérer que la principale propriété de l’espace homogène est qu’il nécessite perpétuellement une détermination ; la principale qualité organisatrice de l’homogénéité est la proposition ou l’exigence de déterminabilité, sans laquelle un espace ne pourrait pas se distinguer d’un autre. De même, imaginer les gens sur le modèle du point géométrique – comme le fait la tradition du contrat social depuis Hobbes – revient à les imaginer en termes totalement abstraits, comme dépourvus de ce qui précisément permettrait l’être-ensemble et l’organisation politiques. Un tel vide, dans la pensée de Horkheimer et Adorno, ou un tel « déracinement », selon les termes d’Arendt, « caractérise toutes les organisations de race »50, c’est-à-dire que la race apparaît comme le meilleur moyen d’organiser les populations quand elles sont vues sous cet angle.

• 51 La littérature est désormais trop vaste pour être citée ici. Voir les études de Robert Bernasconi (...)
• 52 C. W. Mills, The Racial Contract, p. 59.
• 53 Il s’agit de souligner, comme l’ont récemment fait Pateman et Mills, que le contrat « sexuel » et (...)
• 54 Locke a été étroitement impliqué dans diverses entreprises d’esclavage, de la Company of Royal Ad (...)

21La pensée de la race se manifeste sur deux fronts : à la fois dans la façon dont l’État se conçoit par rapport à sa propre population, et dans la façon dont il conçoit à la fois lui-même et sa population par rapport à des espaces et à des entités extérieurs à lui. Ce n’est donc pas par hasard que les célèbres partisans de la tradition du contrat social, comme Locke et Kant, furent des racistes farouchement convaincus51: la construction du concept de personnalité – désignant ceux qui peuvent conclure un tel contrat – a porté en elle la construction du concept de sous-personnalité, ceux qui n’ont pas conclu et/ou n’ont pas pu conclure le même contrat, à qui a manqué « la rationalité essentielle qui les rendrait pleinement humains »52. Hobbes et Rousseau ne font pas exception à la règle53; au contraire, leurs versions du contrat social relèvent déjà explicitement d’un contrat de domination, Hobbes reconnaissant la justesse et la bonté de ce fait, et Rousseau le dénonçant comme nous enchaînant de toutes parts. Ainsi, si Hobbes et Rousseau n’ont peut-être pas nourri des vues aussi farouchement racistes que celles de Locke et de Kant (deux figures qui ont joué un rôle de premier plan dans la diffusion du racisme et de la pensée raciale, en Amérique pour l’un, en Europe pour l’autre)54, c’est uniquement parce qu’ils ont explicitement fait de la domination leur sujet principal, évitant ainsi le recours autrement nécessaire à la race comme principe d’organisation.

• 55 Hobbes et Petty étaient amis, et le premier a eu une influence sur le second. Voir T. McCormick, (...)
• 56 Pour en savoir plus sur les résonances et les implications alchimiques, voir T. McCormick, « Alch (...)
• 57 Cf. W. Petty, The Economic Writings of Sir William Petty, vol. 1, p. 158.
• 58 Cf. R. B. Brandom, Reason in Philosophy: Animating Ideas, p. 28.
• 59 Sir W. Petty, The Discourse Made Before the Royal Society the 26. of November 1674. Concerning th (...)
• 60 Cf. L. G. Sharp, « Sir William Petty and Some Aspects of Seventeenth Century Natural Philosophy  (...)
• 61 J. E. Smith, Nature, Human Nature, and Human Difference: Race in Early Modern Philosophy, p. 229- (...)

22Pour revenir à la substance de l’idée fondamentale de Robinson selon laquelle la pensée raciale européenne est bien antérieure aux horreurs de l’esclavage et des génocides du xx^e siècle, remarquons qu’un exemple clair de la façon dont la pensée géométrique et la pensée raciale se rejoignent apparaît en effet précisément dès l’époque de Hobbes, dans l’œuvre de son ami, William Petty, un esprit universel dont on se souvient maintenant surtout pour son œuvre en économie55. Petty, l’initiateur de l’« arithmétique politique », a émis l’hypothèse selon laquelle les troubles entre les Anglais et les « indigènes » irlandais devraient être résolus

par ce qu’il a appelé la « transmutation »56, qui consistait à changer la composition des indigènes, principalement en exportant leurs femmes en Angleterre afin de « transmuter » les Irlandais57, au fil du temps, en Anglais (une telle « arithmétique politique » a bien sûr été appliquée depuis dans divers contextes génocidaires). Ce qui sous-tend les idées de Petty est précisément le cadre géométrique et homogénéisant esquissé ci-dessus (son utilisation du terme « arithmétique » ne devrait pas remettre en cause cette thèse, la géométrie et l’algèbre étant à l’époque – comme les personnes que Petty imaginait – facilement transmutables l’une dans l’autre, puisque considérées comme isomorphes)58. Dans son Discours concernant l’utilisation de la double proportion59, Petty lui-même considère la notion d’« arithmétique politique » comme intimement liée à la géométrie, soulignant la composition « ponctuelle » de l’ensemble de l’univers et donc de tout monde politique60. Si la tradition du contrat social suppose alors de manière inhérente « une vision fragmentée de l’humanité, selon laquelle les “barbares” » se situent « au-delà de la rationalité et de la moralité », principalement « en raison de qui ils » sont « dans leur “nature” »61, il est important de comprendre que cette vision du monde problématique est sous-tendue par une vision du monde plus fondamentale qui conçoit le monde et les gens qui s’y trouvent en termes géométriques, la seconde rendant finalement la première plus vraisemblable.

• 62 H. Arendt, Les Origines du totalitarisme, vol. 1 : Sur l’antisémitisme, p. 37.
• 63 D. Bloxham, Genocide, the World Wars and the Unweaving of Europe.
• 64 Voir H. Arendt, « The Seeds of a Fascist International ».
• 65 C’est pourquoi je trouve mon récit plus convaincant que celui proposé par H. White, « How Is Capi (...)

24Cette discussion révèle également de quelle façon l’antisémitisme et le racisme antinoir sont intimement liés. Le racisme antinoir, sous toutes ses formes, est un produit dérivé du fonctionnement de la structure de l’État moderne (le terme « moderne » étant ici pris au sens large pour inclure le début de la période moderne que prend en compte Robinson). La théorie ne peut pas révéler à l’avance les cibles particulières, mais elle peut révéler pourquoi et comment elles en viennent à être visées. L’antisémitisme, cependant, est quelque chose de différent : c’est une position qui témoigne d’une suspicion et d’une anxiété à l’égard de l’ensemble du projet d’État politique moderne. Hannah Arendt saisit ce point lorsque, dans la section « L’antisémitisme » des Origines du totalitarisme, elle présente un récit – souvent lui-même interprété comme antisémite – du passage du féodalisme au capitalisme en Europe (notamment la période qui intéresse également Cedric Robinson). Les Juifs étaient intimement impliqués – souvent dans le rôle de financiers – dans la bureaucratie de l’État, et donc inactifs dans l’État en tant que membres d’une classe quelconque. La naissance de l’antisémitisme est une réaction à ce nouvel ordre étatique national ; comme le dit Arendt, « il faut replacer l’antisémitisme moderne dans le cadre plus général du développement de l’État-nation »62. Elle fait ensuite remarquer que lorsque la structure de l’État-nation commence à s’effriter (pensons à la Première Guerre mondiale et au « délabrement »63 de l’Europe), l’antisémitisme prend alors des dimensions monolithiques et apocalyptiques : si la structure de l’État-nation est le problème de la modernité, et que c’est la chose à défaire, alors ce sont les Juifs qui sont en fin de compte considérés comme responsables, parce qu’ils sont associés uniquement à l’État lui-même, par opposition à une classe particulière au sein de l’État. Ce sont donc les Juifs qui doivent en fin de compte être anéantis. Dans la mesure où l’Allemagne nazie et l’Union soviétique ont toutes deux participé à la structure de l’État-nation et ont cherché à la faire exploser par des moyens révolutionnaires64, Arendt – contrairement à de nombreux théoriciens – parvient à comprendre l’antisémitisme tant communiste que nazi65.

• 66 C. W. Mills, The Racial Contract, p. 20. Mills cite la préface de Sartre à Frantz Fanon dans Les (...)

25Le fait que la tradition du contrat social mette ainsi l’accent sur l’État – ce qui, contrairement à ce que dit Robinson, différencie clairement cette période de l’histoire intellectuelle européenne antérieure – nous aide également à comprendre que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, de telles conceptions raciales peuvent être conceptualisées à l’échelle mondiale. Lorsque Mills soutient que « le Contrat Racial est mondial, impliquant un déplacement tectonique de la base éthico-juridique de l’ensemble de la planète, la division du monde, comme l’a dit Jean-Paul Sartre il y a longtemps, entre “hommes” et “indigènes” »66, il reste crucial d’expliquer comment un tel déplacement mondial a pu se produire. L’accent est souvent mis sur la division entre « hommes » (sic) et « indigènes », mais, comme le remarque Robinson à juste titre, cette distinction est antérieure à cette période. Nous devons donc plutôt mettre l’accent sur les mots « mondial » et « monde » dans la citation ci-dessus. Alors que les divisions raciales entre humain et sous-humain, blanc et non-blanc, ont varié tout au long de l’histoire européenne, il devient possible pour la première fois, en vertu de l’influence du modèle géométrique sur le système étatique, de situer ces divisions sur un plan mondial. Le racisme antinoir et l’antisémitisme sont les deux pôles de cette possibilité : le premier comme son expression positive, le second comme sa négation souhaitée.

• 67 A. Sekyi-Otu, Fanon’s Dialectic of Experience.
• 68 L. R. Gordon, « Through the Zone of Nonbeing: A Reading of Black Skin, White Masks in Celebration (...)

26En conclusion, bien que je ne puisse qu’y faire allusion ici, le statut même de Fanon en tant que penseur humaniste aux tendances universalisantes peut acquérir une actualité nouvelle, étant donné le type d’universalisme abstrait qui sous-tend les conceptions occidentales de l’État67. Ainsi, toute la dialectique entre colonisateur et colonisé proposée par Fanon est aussi un lieu d’examen de la possibilité d’une « transmutation » entre les gens, bien que celle-ci soit menée dans un cadre de référence tout à fait différent de celui qui a été examiné ci-dessus. Pour cerner la manière dont cette possibilité s’inscrit dans la présente discussion et la dépasse tout à la fois, remarquons comment, selon les termes d’un commentateur, Fanon, en évoquant son expérience subjective comme un « objet » figé par une logique raciale, situe « sa position comme un objet bidimensionnel […] dans la géométrie euclidienne […], un “dehors” sans intérieur »68. Les travaux de Fanon doivent être compris comme suscitant en fin de compte des inquiétudes, plus pertinentes que jamais, sur le sens qu’il y a à continuer d’utiliser des catégories raciales – pour le meilleur ou pour le pire – à notre époque encore trop géométrique.