• 1  Sur ce point, nous renvoyons ici même à l’article d’A. Tomès, « L’illusion biographique. Vie et vé (...)

1Sartre écrit à partir des années 1950 une série d’ouvrages de type biographique et portant sur des écrivains (Mallarmé, Baudelaire, Genet, et Flaubert). Ces ouvrages restent peu lus, en particulier par les philosophes, et sont souvent jugés déconcertants par leur style et leur méthode. Le projet biographique est pourtant évoqué et défendu par Sartre de façon régulière et explicite : en 1943 dans L’Être et le Néant, il le convoque déjà lorsqu’il présente les enjeux de la « psychanalyse existentielle »1 dont il promeut la mise en œuvre ; en 1958, dans Questions de méthode, il en explicite le statut tandis qu’il poursuit l’écriture de l’énorme massif resté inachevé qui porte sur Flaubert, L’Idiot de la famille. Non seulement ces travaux occupent Sartre de façon durable, mais ils ont pour lui une place de plus en plus grande au sein de son entreprise théorique, des années 1950 au début des années 1970 : le travail biographique est un maillon décisif dans l’étude du rapport entre l’œuvre d’individus d’une part, et la société et l’histoire d’autre part. Sartre procède en outre à une théorisation de la biographie qui fait de celle-ci l’objet d’une constante réflexion méthodologique – tant au niveau de la méthode d’écriture et de composition de la biographie d’un individu, qu’au niveau de la place du travail biographique dans l’entreprise des sciences humaines.

• 2  La notion a fait l’objet de travaux historiographiques retraçant les débats qu’elle a suscités en (...)

2Or, à ces deux niveaux, les analyses sartriennes convoquent régulièrement une notion relativement discrète mais méthodologiquement centrale, et qui fait alors débat dans l’histoire et la sociologie françaises : celle de génération2, entendue non pas comme action ou processus d’engendrement dont l’individu serait le résultat, mais comme un ensemble d’individus dont l’unité repose d’abord sur la proximité temporelle de leur naissance. Faire de l’étude de la génération un élément important du travail biographique pourrait surprendre, dès lors qu’elle consiste à mettre en lumière ce qu’un individu a de commun avec d’autres individus plutôt que ce qui lui est propre. Saisir l’individu par sa génération présente en effet le risque de dissoudre le premier dans la seconde, ou dans la société et dans son époque.

• 4  Idem, p. 611.
• 5  Cf. notamment W. Dilthey, « Idées pour une psychologie descriptive et analytique » (1894). Une tra (...)
• 6  Rappelons que la fin des années 1920 est marquée par une importante réception française des textes (...)

Toute biographie viserait ainsi un élément irréductible (absolu), au-delà duquel l’analyse ne peut remonter, et qui n’est pas une substance mais un « projet originel ». Celui-ci, aussi appelé « projet d’être »4, est ailleurs présenté comme l’aspiration la plus profonde qui anime un individu, mais aussi ce qui confère une intelligibilité et des significations à l’ensemble des conduites et des réalisations d’un individu. Tout en discutant explicitement la psychanalyse, Sartre se réapproprie ici la distinction entre explication par l’extérieur et compréhension par l’intérieur ou par les fins visées, qu’il puise chez Dilthey5 (certainement à travers l’influence d’Aron et de Groethuysen) et surtout dans la psychologie de Jaspers6. En tant qu’elle vise à saisir le projet originel, l’étude biographique cherche à identifier la façon dont un ensemble de caractéristiques, de faits, de comportements et de désirs s’unifient en une individualité singulière. Elle doit donc être compréhensive, et ne peut se limiter à la description des différentes données factuelles de l’existence : le projet originel est précisément une certaine manière, absolument singulière, d’unifier ces données factuelles en les dépassant vers des possibles qui nous sont propres.

• 7  P. Bourdieu, « L’illusion biographique », p. 69 (« Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut tenter (...)

6La notion de projet originel présente néanmoins deux difficultés susceptibles d’affecter la méthode du travail biographique, comme le soutient Pierre Bourdieu dans un article de 19857. D’une part, en donnant une place centrale à cette notion, Sartre ferait porter toute la charge de l’analyse sur la conscience et la volonté individuelles : les comportements et productions d’une personne n’auraient d’intelligibilité que par référence à la singularité de cette dernière, sans rien devoir au monde social. D’autre part, la notion de projet originel impliquerait que le projet est toujours formé avant qu’interviennent des choix concrets, ce qui reviendrait à évacuer la temporalité ou ce qu’il y a de changeant et progressif dans la formation d’une personnalité. Selon Bourdieu, ces deux éléments autorisent à voir dans la notion sartrienne de projet originel l’expression d’un présupposé courant de la méthode biographique, à savoir que la vie d’un individu serait non seulement un ensemble cohérent formant une unité, mais en outre un ensemble qui manifeste une intention strictement individuelle et toujours déjà fixée.

• 8  Cf., dans J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, quatrième partie, chapitre premier, deuxième section.
• 9  Nous renvoyons ici à ce que Sartre appelle la « temporalité originelle, dont nous sommes la tempor (...)
• 10  Cf. par exemple idem, p. 546.

7Pourtant, même sans sortir de la conceptualité de L’Être et le Néant, la critique bourdieusienne s’expose d’emblée à deux objections. Tout d’abord, la notion sartrienne de projet est inséparable d’une autre notion, celle de situation, qui prend explicitement en charge la question du rapport de l’individu à ce qui est de l’ordre du donné ou de la « facticité »8, puisqu’elle désigne la façon dont le sujet non seulement rencontre mais intègre les influences, déterminations, conditionnements pesant sur son existence, c’est-à-dire fait émerger une situation en dépassant la facticité à la lumière du projet en question. De plus, la notion de projet a en elle-même une dimension explicitement temporelle. Elle se cristallise dans ce que Sartre appelle la temporalisation, c’est-à-dire la façon dont une personne, dans chaque nouvelle situation, se rapporte à son passé et se projette vers des possibilités futures qui lui sont propres9. Mais elle est aussi liée à ce qu’il appelle parfois, avec une résonance heideggérienne, l’historialisation, ou la temporalisation rapportée à autrui : la façon dont l’individu se situe dans son époque et par rapport aux époques précédentes10. De façon cohérente, les travaux biographiques de Sartre s’appuieront largement sur l’étude des premières années de vie, d’éducation et de socialisation, pour reconstituer la façon dont l’individu pris pour objet biographique se situe, se temporalise et s’historialise. Le but est alors de montrer non pas seulement quel est le projet à lumière duquel s’opère l’unification d’un individu dans le monde, mais comment s’opère la genèse d’un projet originel qui tend à se solidifier au cours d’une vie alors même qu’il n’est pas fixé au départ.

• 11  A. Jdanov, « Sur l’histoire de la philosophie », p. 55.
• 12  Idem, p. 64.

10À un premier niveau en effet, dès lors qu’elle est centrée sur une individualité, l’approche biographique risque de procéder à une héroïsation de l’action de certains individus d’exception dont on ferait les facteurs explicatifs de l’histoire. La démarche biographique peut alors apparaître comme étant par principe incompatible avec un cadre matérialiste et historique, en tant qu’elle donnerait une primauté à la singularité individuelle sur les déterminations sociales. En témoigne par exemple le texte d’Andreï Jdanov de 1947 sur l’histoire de la philosophie, qui contribue à instaurer une orthodoxie marxiste en matière de biographie pour la période. Jdanov y cite une lettre d’Engels où celui-ci écrit « qu’il faut analyser dans le détail les conditions d’existence des différentes couches sociales avant d’essayer d’en déduire les conceptions politiques, juridiques, esthétiques, philosophiques, religieuses, etc., correspondantes »11 – or l’existentialisme sartrien et la ligne éditoriale des Temps Modernes sont dans le même texte une cible explicite de Jdanov12.

• 13  K. Marx, « Avant-propos » de 1859, in : K. Marx, Contribution à la critique de l’économie politiqu (...)

11À un second niveau, l’entreprise biographique, lorsqu’elle s’applique à des écrivains ou des artistes, rencontre le problème du statut des représentations et productions intellectuelles, et en particulier celui de la littérature. Conformément aux analyses de Marx reprises et systématisées par le matérialisme dialectique élaboré au cours des années 1930, les représentations et œuvres sont déterminées par la réalité sociale, économique et historique au sein de laquelle elles sont produites. Plus précisément, suivant les célèbres formulations de Marx dans son « Avant-propos » de 1859 à la Contribution à la critique de l’économie politique13, ces représentations doivent être saisies comme une superstructure idéologique déterminée par une base matérielle, socio-économique, qu’elles viendraient exprimer ou refléter. Dès lors, si l’on peut donner de l’intelligibilité aux actes et aux œuvres d’un individu, c’est en partant de la société dans laquelle cet individu vit, agit et produit, et en appréhendant ses productions comme l’expression ou le reflet de rapports, tendances ou dynamiques sociales.

• 14  J.-P. Sartre, Tran Duc Thao, Entretiens de 1949-1950, Troisième entretien (10 décembre 1949), p. 3 (...)

13Or, dans ce cadre, l’entreprise biographique intervient à plusieurs reprises comme une pierre de touche – un défi à même d’éprouver la fertilité de méthodes apparemment opposées. Aussi Sartre peut-il dire à Tran Duc Thao, lors d’un entretien de 1949 : « Je vous donne le défi de m’expliquer Drieu La Rochelle »14, c’est-à-dire de parvenir à rendre raison de la personnalité et de la production littéraire de l’écrivain Drieu La Rochelle à partir des catégories marxistes d’analyses – le mode de production, les rapports de classe, la position socio-économique de l’auteur. Le défi lui est retourné quelques années après :

• 16  J.-P. Sartre, Questions de méthode, p. 53. Sartre s’inspire certainement d’une analyse de Merleau- (...)

Le désaccord se concentre sur la façon dont il faut concevoir le rapport entre la singularité individuelle et les structures socio-économiques : là où les marxistes accusent Sartre de faire de la personne un absolu susceptible de se définir soi-même, et d’évacuer toute détermination extérieure, Sartre leur reproche de faire disparaître la singularité individuelle en se contentant de la déduire des structures socio-économiques, pour évaluer toute production intellectuelle suivant l’unique critère de la classe de l’auteur. Il en résulte d’après lui une incapacité à expliquer les différences entre deux individus ayant une même situation de classe à une même époque, puisque la singularité individuelle se présente fondamentalement comme l’expression ou la condensation de structures générales. Aussi écrit-il quelques années après, dans Questions de méthode : « Valéry est un intellectuel petit-bourgeois, cela ne fait pas de doute. Mais tout intellectuel petit-bourgeois n’est pas Valéry »16. L’enjeu est donc d’expliquer ce fait, que les marxistes tendent d’après Sartre à occulter : l’appartenance de classe, malgré sa valeur explicative, ne permet pas d’épuiser les significations de la production intellectuelle de l’individu singulier qu’est Paul Valéry.

• 17  Cf. J.-P. Sartre, Questions de méthode, p. 128-132.

14Aussi, l’entreprise biographique est chez Sartre inséparable d’une tentative de dépasser les insuffisances de la méthode marxiste, telle qu’il la conçoit, appliquée aux actes et œuvres d’un individu. Ce dépassement ne consiste pas à abandonner le marxisme mais à articuler marxisme et existentialisme17, et le travail biographique va constituer un moyen et une mise en application directe de cette combinaison.

• 18  Idem, p. 72-123.

15Comme Sartre l’expose dans Questions de méthode, l’articulation entre existentialisme et marxisme a pour but de compenser les limites respectivement liées à une approche de la réalité humaine centrée soit sur l’intériorité, soit sur l’extériorité. D’un côté, le marxisme a le mérite d’avoir mis en lumière les nombreuses déterminations externes qui pèsent sur les individus et d’avoir proposé une analyse incontournable du mode de production capitaliste, des structures sociales et des rapports de production. Mais l’existentialisme permet quant à lui de donner une intelligibilité à l’action et aux conduites humaines par l’étude de leurs significations, c’est-à-dire par la prise en compte de la façon dont les individus singuliers se rapportent à eux-mêmes et à autrui au sein d’expériences concrètes, se situent, se projettent, se temporalisent. Compléter ces deux types de philosophies l’une par l’autre, c’est adopter une méthode « progressive régressive »18 qui suit un double mouvement : d’un côté, progression depuis le déterminant vers le déterminé, ou des structures sociales vers l’individu et du général vers le singulier ; et de l’autre, régression du déterminé vers le déterminant, l’ancrage dans un point de vue singulier permettant de comprendre comment la personne se situe dans les structures sociales, les totalise et leur confère des significations concrètes.

• 19  Idem, p. 103.

16Le travail biographique s’avère alors doublement indispensable à l’application de cette méthode. Il nourrit tout d’abord le moment régressif, celui qui part d’une existence singulière pour montrer la façon dont les structures sociales sont vécues, dotées d’une signification, totalisées dans un projet. Il y a alors complémentarité entre le travail sociologique et historique, qui produit une connaissance des structures sociales générales ou des phénomènes étudiés à l’échelle sociale, et l’étude biographique, qui nourrit le moment régressif permettant d’éclairer les significations concrètes et singulières des objets des sciences humaines. Mais l’exigence d’un « va-et-vient »19 entre approches progressive et régressive se redouble au sein de la méthode biographique elle-même : celle-ci requiert déjà de combiner l’étude des caractères singuliers relatifs à une personnalité, et l’étude historique et sociologique de son objet, sans se limiter à l’un ou l’autre côté. Le travail biographique doit donc à la fois offrir aux sciences humaines une teneur compréhensive grâce à l’étude de cas singuliers, et se laisser réformer par les connaissances générales qu’elles produisent.

• 20  Cf. en particulier J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, quatrième section (« Situation de (...)
• 21  La référence à la génération de Flaubert ou à celles qui la précèdent est récurrente dans l’ouvrag (...)
• 22  Cf. en particulier J.-P. Sartre, Cahiers pour une morale, p. 142-145.
• 23  W. Dilthey, « Sur l’étude de l’histoire des sciences humaines, sociales et politiques » (1875). Un (...)
• 24  J.-P. Sartre, Cahiers pour une morale, p. 143.

19Si des éléments récurrents concernant la notion de génération interviennent dans différents textes dès les années 193020, dont la Critique de la raison dialectique, et surtout L’Idiot de la famille21, la définition la plus précise se trouve certainement dans un passage des Cahiers pour une morale22, où Sartre renvoie aux réflexions que Dilthey lui consacre23. S’interrogeant sur les problèmes méthodologiques posés par la notion ainsi que sur son rôle dans l’étude du changement historique, il prend alors l’exemple de la « génération d’après-guerre »24 déjà évoqué dans des textes antérieurs.

• 25  Ibidem.

20Caractérisant cette génération comme « l’ensemble des enfants nés entre 1900 et 1914 »25, Sartre propose d’abord une approche appuyée sur le critère de la date de naissance. La notion a un ici sens chronologique, bien qu’il soit difficile d’en fixer des bornes : une génération est définie par le fait d’être né(e) entre telle et telle année et dans un même espace géographique, ce qui explique que l’éducation des individus concernés soit marquée par un certain nombre d’éléments communs tels que l’état des connaissances techniques et scientifiques, et le mode de fonctionnement d’institutions telles que l’État ou l’école. Autant d’éléments qui pourraient être qualifiés d’objectifs ou d’extérieurs, puisqu’ils se présentent aux individus comme des donnés ; par conséquent, à ce niveau, les individus ne sont unifiés en une génération que passivement et de l’extérieur (l’appartenance à une génération n’est pas le produit de leur propre liberté).

• 26  Ibidem.
• 27  Karl Mannheim, dans un ouvrage de 1928 non traduit du vivant de Sartre (K. Mannheim, Le Problème d (...)

21Mais Sartre fait ensuite intervenir un deuxième critère : « ces enfants ont ceci de commun que la guerre n’est pas leur guerre et que, pourtant, comme elle est la chose de leurs pères et frères aînés, elle appartient à l’histoire toute fraîche de la collectivité où ils vivent »26. Il y a donc, chez les membres de cette génération, une expérience commune, par la façon dont ils se rapportent à un même événement – par exemple, une guerre. Ce deuxième critère peut être qualifié d’interne dans la mesure il repose non pas seulement sur des éléments factuels (toutes les dimensions que prend la guerre dans sa réalité matérielle) mais aussi sur une compréhension commune à un ensemble d’individus. À ce niveau, il devient possible de parler d’une « situation de génération »27, par référence à la façon dont un groupe d’individus dépasse, de façon identique ou analogue, les circonstances qui leurs sont léguées par la génération précédente.

• 28  Cf. J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, t. 1, Livre I, section C.

22Sartre fait encore intervenir un troisième critère, à savoir la présence de certaines exigences communes qui pèsent sur les individus d’une même génération : des actes, œuvres ou conduites qui leur apparaissent comme étant requis par l’état de la société dans la situation qui leur est commune. Faisant écho à la notion hégélienne d’esprit objectif, et rejoignant quelques années plus tard la notion de « pratico-inerte »28 élaborée dans la Critique de la raison dialectique, cette référence aux exigences susceptibles d’unifier les individus renvoie aux analyses sartriennes de la culture, prise non comme activité vivante des contemporains, mais comme un ensemble de choses (idées, doctrines, habitudes, institutions) produites par des pratiques antérieures et définissant pour la génération en question un certain nombre de tâches, d’impératifs, de problèmes.

• 29  J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, p. 235 sq.

23C’est dans Qu’est-ce que la littérature ? que l’on trouve chez Sartre l’exemple le plus développé de l’analyse d’une génération à la fin des années 194029. Sartre y détermine en effet la situation de l’écrivain en 1947 en le caractérisant à partir de sa génération, par différence avec les générations précédentes. La première génération, qui a commencé à écrire avant la guerre de 1914, est principalement composée d’écrivains intégrés à la bourgeoisie, et elle produit une littérature d’alibi, occupée à tenter de justifier son appartenance à la bourgeoisie. La génération suivante a commencé à écrire après 1918, et elle se retourne de façon critique contre la bourgeoisie à laquelle les écrivains appartiennent cependant toujours en majorité. Pour Sartre, qui vise en priorité les surréalistes, cette génération s’enferme dans une posture critique qui reste abstraite, au niveau de la fiction et de l’imaginaire, et qui tente de se placer hors de l’histoire. Enfin, la dernière génération a commencé à écrire avant ou pendant la Seconde Guerre mondiale, et intègre les écrivains de 1947. Elle est confrontée aux difficultés d’écrire de la littérature après la Libération : cette génération se caractérise par une conscience aiguë de l’historicité, et par l’absence de public accessible, dans un contexte où il n’est plus question d’écrire pour la bourgeoisie bien qu’on soit lu par la bourgeoisie, mais où il est de fait impossible d’être réellement lu par le prolétariat bien que l’on écrive pour lui. De même, dans le troisième tome de L’Idiot de la famille, Sartre étudie longuement la génération de Flaubert : il s’agit d’une génération d’écrivains bourgeois post-romantiques formés dans les années 1830 et 1840, qui est confrontée au problème du statut de la foi dans une société où la science progresse et où l’éducation est marquée à la fois par le jacobinisme de la génération précédente et la conservation des rites religieux. Il en résulte que cette génération se caractérise par un rapport à la fois névrosé et quasi religieux à l’art.

• 30  J.-P. Sartre, Cahiers pour une morale, p. 143.
• 31  J.-P. Sartre, Tran Duc Thao, Entretiens de 1949-1950, Premier entretien (23 novembre 1949), p. 63 (...)

24L’analyse générationnelle permet d’identifier un ensemble d’individus sur lesquels pèsent des conditionnements communs, qui ont à conférer des significations à un même ensemble de faits, et qui peuvent s’inscrire dans une « entreprise commune »30. Ainsi caractérisée, la notion de génération présente à la fois un fond historique et sociologique, et une teneur de plus en plus clairement phénoménologique : elle permet de penser une manière commune d’unifier les significations du monde, de se temporaliser et de se projeter. Elle enrichit donc le concept de situation tel qu’il avait été formulé dans L’Être et le Néant, comme Sartre le souligne à la fin des années 194031. Mais elle ne constitue pas seulement un outil biographique : parce qu’elle forme une médiation centrale entre l’individu et la société de son époque, elle fournit aussi un niveau d’analyse incontournable pour le travail sociologique et historique.

• 32  Sur ce point notamment, l’approche sartrienne de la notion de génération se distingue de la façon (...)

27Sur le plan diachronique ensuite, chaque génération se définit par rapport à la précédente, donc au sein d’une succession de générations : la génération précédente a produit par son action un certain nombre de choses qui deviennent pour la génération suivante des conditions de départ qui seront à dépasser. Dans le cas de la différence entre la génération des « hommes qui ont fait la guerre » de 1914-1918 et celle qui était trop jeune pour la faire, la rupture passe par un événement historique vis-à-vis duquel l’une et l’autre se positionnent de façons distinctes. De même, penser la situation singulière des écrivains de 1947 implique de comprendre la façon dont il leur est possible de reprendre l’histoire des écrivains français à la lumière de leur époque ; et la génération de Flaubert est unifiée par un ensemble d’exigences ou tâches littéraires léguées en héritage par la génération précédente d’écrivains romantiques. Sartre, alors, ne s’intéresse pas d’abord à la succession des générations dans ce qu’elle présente parfois de cumulatif (c’est-à-dire à la façon dont, puisque le résultat de l’action d’une génération devient point de départ pour la suivante, la seconde génération est d’emblée plus avancée et ira sans doute plus loin que la première32). Il s’intéresse plutôt à la façon dont les actes et produits d’une génération voient leur signification modifiée par la façon dont la génération suivante se situe à l’égard de cet héritage, et modifie cet héritage soit en l’assumant soit en le rejetant. La succession des générations donne ainsi à voir un mouvement de reprise de l’événement après-coup, qui est toujours une façon de se situer par rapport à la génération précédente : d’une part, une reprise du passé par le renouvellement des significations continuellement données à l’événement ; d’autre part, une reprise des actes précédents et leur transformation en une « situation », c’est-à-dire en conditions présentes de l’action, et dont les projets individuels de la nouvelle génération sont le dépassement.

• 33  Cf. J.-P. Sartre, Cahiers pour une morale, p. 446.
• 34  Ibidem.

28À ce niveau diachronique, la notion de génération permet d’articuler continuité et discontinuité dans l’étude du changement historique : d’un côté, la transmission, dans la succession des générations, assure une continuité dans le changement historique ; de l’autre, le changement de génération introduit de la nouveauté et permet une périodisation du changement socio-historique. Ainsi, dans tout phénomène socio-historique, l’action humaine libre et consciente est source des significations, mais celles-ci sont continuellement renouvelées dans la succession des générations. L’événement historique n’a alors qu’une unité instable : en tant qu’il est pris dans un processus de succession des générations, il repose sur une « perpétuelle chute et transformation du sujet en objet »33, où « ce qui était fin devient situation de départ »34 : une génération lègue à la suivante le produit matériel de sa propre activité libre, puis la nouvelle génération reçoit ce produit matériel comme circonstances de sa propre action, et le reprend en l’unifiant librement à la lumière de son propre projet.

• 35  J.-P. Sartre, L’Idiot de la famille, t. 3, p. 433, note 1.
• 36  Ibidem.

29À certains égards, « la notion de génération est une vue de l’esprit »35, précisément dans la mesure où le découpage générationnel rompt de façon arbitraire un mouvement continu de naissances. Le décalage temporel des naissances crée un « jeu dialectique du continu et du discontinu [qui] est bien connu des historiens, mais non pas des philosophes de l’Histoire »36 ; et surtout, la prise en compte des générations facilite directement la remontée de l’analyse d’un cas singulier vers l’étude des structures et formes socio-historiques de l’activité humaine, donc l’articulation entre moments régressif et progressif de l’étude de la réalité humaine. Mais il faut encore, pour cela, faire un bon usage de la notion de génération, c’est-à-dire en faire un outil tout à la fois d’identification et de différenciation.

• 38  J.-P. Sartre, Questions de méthode, p. 105.
• 39  Ibidem.
• 40  J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, t. 2, p. 104.

31Ainsi, la prise en compte des générations et de ce qui les distingue est d’abord un moyen de contrer la fiction d’une humanité une qui formerait le sujet d’une histoire absolument continue. Comme Sartre le souligne dans la Critique de la raison dialectique (et dans L’Idiot de la famille), le fait de la « rupture des générations »38 est incontournable pour l’étude de l’histoire (même s’il s’agit d’après lui d’un fait « que les marxistes négligent systématiquement »39) : dès lors que les générations forment un « discontinu dans le continu »40 du changement socio-historique, ou une délimitation dans la succession incessante des naissances, elles mettent en échec toute tentative de totaliser l’ensemble des individus en une humanité une :

• 42  J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, t. 1, p. 749.

32Réinvestissant ses analyses des Cahiers pour une morale, Sartre montre que la différence générationnelle correspond bien à une différence de temporalisation des individus, elle-même liée au fait que des individus nés à des moments différents s’inscrivent dans des circonstances différentes, et n’ont donc pas le même ensemble objectif à dépasser. Si le passage d’une génération à la suivante peut se faire sur le mode d’une continuation des tâches accomplies, c’est toujours sur fond d’une transformation des produits de l’action passée en conditions de l’action à venir. Aussi, bien que l’appartenance à une même génération puisse donner lieu à l’inscription dans une situation identique, voire à une temporalisation commune (et donc un projet commun), la pluralité des générations ne peut disparaître dans l’unité d’une temporalisation unique qui se transmettrait telle quelle d’une génération à l’autre sans s’altérer, et qui autoriserait à parler de « l’humanité pensée comme un Homme »42.

• 43  J.-P. Sartre, L’Idiot de la famille, t. 3, p. 33.

33Deuxièmement, au niveau de l’étude biographique de l’individu, c’est à l’inverse parce qu’elle fournit les éléments communs sur fond desquels se détache la singularité d’un individu que la notion de génération est importante ; et elle permet alors de combattre un type d’illusion pour ainsi dire inverse, l’illusion d’une singularité absolue et isolée. Une fois étudiées les caractéristiques de la génération, néanmoins, la tâche de la biographie est de comprendre comment s’opère une « intériorisation idiosyncrasique de l’extérieur dans et par l’expérience de l’auteur »43, c’est-à-dire la façon singulière dont un individu intériorise un ensemble de déterminations collectives et les totalise dans un projet individuel. Pour saisir cette idiosyncrasie, il ne suffit ni d’étudier la génération pour elle-même, ni de prendre Flaubert comme cas ou représentant de sa génération : il faut comprendre comment celui-ci se positionne et se situe lui-même à l’égard des problèmes, tâches et exigences communes à l’ensemble de sa génération.

• 45  Cf. notamment J.-P. Sartre, L’Idiot de la famille, t. 3, p. 340.
• 46  Idem, p. 341 sq.
• 47  J.-P. Sartre, Questions de méthode, p. 58.

Si le travail biographique vise bien l’accès à une singularité, cette dernière existe d’abord dans son écart avec d’autres individus partageant des déterminations communes, c’est-à-dire par différenciation. Celle-ci s’opère par la façon singulière dont chaque personnalité totalise des déterminations qui pèsent sur elle, mais aussi à travers l’existence de décalages temporels entre l’individu et sa génération – souvent dans le sens d’un retard de l’individu sur le collectif, par quoi l’action ou l’œuvre produite apparaît à contretemps. C’est ce que Sartre ressaisit par la notion d’« hystérésis »45, en montrant qu’il existe différentes temporalités au sein d’une même génération, notamment par l’analyse détaillée de ce qui distingue Flaubert de son contemporain Leconte de Lisle, plus vieux de trois ans46. Madame Bovary est en décalage temporel avec la génération de Flaubert, « parce qu’il est en retard sur elle, parce que son œuvre exprime sous un masque à une génération dégoûtée du romantisme les désespoirs post-romantiques d’un collégien de 1830 »47. Et c’est ce décalage qui rend l’œuvre à la fois inséparable des déterminations socio-historiques de la situation de sa production, et irréductible à celles-ci.