• 1 PARoles de VIlleS (PARVIS) a été initié et porté par Irène Langlet (département de littérature cont (...)
• 2 Irène Langlet, « Cli-fi & Sci-fi. Littératures de genre et crise climatique », La Vie des idées, 7 (...)
• 3 Carl Abbott, Imagining Urban Futures: Cities in Science-Fiction and what we might learn from them, (...)

1Regardées dans leur ensemble, les images produites pour et diffusées par les aménageurs et les promoteurs immobiliers abondent invariablement l’idée d’un futur radieux, et semblent entretenir des lieux communs et des poncifs sur la ville de demain. Peut-on cependant se départir des effets de lissage de ces images « sans histoires » ? Comment les regarder autrement pour les inscrire parmi les représentations et imaginaires contemporains sur nos futurs urbains ? les mettre en perspective avec d’autres fictions peut-être moins rassurantes ? Cet article prolonge une réflexion menée entre 2019 et 2022 dans le cadre du programme de recherche et création PARoles de VIlleS1 (PARVIS) associant différentes disciplines (littérature, musique, architecture, linguistique, cartographie, urbanisme) pour interroger les représentations de la ville future et les imaginaires futuristes, notamment en matière de changement climatique au prisme de la climate fiction (ou « cli-fi »). La cli-fi, initialement considérée comme un sous-genre des fictions spéculatives et d’anticipation, agrège désormais un vaste ensemble de récits (textes, films, jeux, thèmes, histoires) impliquant une prise en compte, directe ou indirecte, de la crise climatique liée aux activités humaines (montée des eaux, sécheresses, tempêtes) comme levier narratif principal. Sa particularité, au regard du reste de la science-fiction (SF), tient au fait que ses histoires ne se déploient pas dans des mondes autres mais dans le nôtre, défait ou dévié par la menace ou la catastrophe climatique2. Les villes y sont majoritairement décrites selon des contre-modèles dystopiques, qui s’inscrivent à première vue dans les catégories proposées par l’historien américain Carl Abott3 : de la techno-cité à la cité désertée, en passant par la ville friche ou la ville catastrophe.

• 4 Voir à ce sujet la communication d’Irène Langlet et de Nadège Perelle dans le cadre de l’atelier «  (...)
• 5 Guillemette Morel Journel, Federico Ferrari, Soline Nivet, laboratoire ACS (UMR AUSser, CNRS 3329) (...)

2Regardées de plus près, ces fictions recomposent dans bien des cas un imaginaire bipartite, celui d’une « ville bicéphale dans lequel on trouve un découpage binaire entre une ville, ou une partie de la ville, qui échappe à la catastrophe et une autre qui est écrasée par les effets des bouleversements climatiques4 ». Ces deux parties de la ville – l’une radieuse, verte et résiliente, l’autre cauchemardesque et dévastée – renvoient chacune à des esthétiques et des imaginaires distincts, que des enclaves, murs, camps ou frontières rendent souvent étanches les uns aux autres. Au sein du programme PARVIS, qui s’attache à questionner à l’aune de la cli-fi des types de discours et d’images a priori contrastés (science-fiction, littératures générale et populaire, cultures médiatiques, discours sociaux), nous, architectes et chercheurs et chercheuses en architecture, avons proposé5 de nous pencher sur les images actuellement produites par les aménageurs et les promoteurs immobiliers. Bien sûr, ces images abondent plutôt l’imaginaire d’un futur radieux et nous pouvons supposer sans grand risque que leur uniformité est à corréler avec les conditions de leur commande, de leur fabrication et de leur mise en circulation. Mais comment modifier la manière dont nous, nous les regardons ?

• 6 En comparant des sous-ensembles diachroniques on peut observer l’évolution des sujets (types d’arch (...)
• 7 André Gunthert, « Comment lisons-nous les images ? Les imageries narratives », dans Gil Bartholeyns (...)

3Pour saisir dans quelle mesure leurs formes et leurs contenus peuvent faire écho aux fictions étudiées dans le programme, il convient d’abord de revenir sur le genre auquel elles appartiennent et d’en comprendre les traits communs. Commanditées par les promoteurs et à destination des collectivités (pour acquérir des terrains puis obtenir des permis de construire) et/ou des acquéreurs (pour leur vendre des biens sur plan) les images de la promotion immobilière sont apparues en France en même temps que le principe de la vente en état futur d’achèvement (VÉFA), à la fin des années 1960. Tout en évoluant au fil du temps6, cette imagerie rès homogène et autoréférencée. On peut la qualifier de « narrative7 » dans la mesure où chaque image ne peut y être considérée comme une forme isolée mais plutôt comme le nœud d’un réseau qui « installe des points de repère par accumulation progressive d’informations », constituant dans la durée, selon André Gunthert, « un ensemble toujours plus dense de signes dont la cohérence est assurée par l’identification de leur appartenance thématique ».

• 8 André Gunthert, « Entre performance et contrat. La promesse des images d’architecture », dans Aless (...)
• 9 Erwin Goffman, Les Cadres de l’expérience, Paris, Éditions de Minuit, 1991.

4Ces images n’ont qu’une seule fonction : faire « comme si » le projet était déjà construit. Leur usage est exclusivement « projectif8 », car elles ont vocation à s’effacer dès l’édification des ensembles, tout en étant entretemps intensément mobilisées pour combler l’écart temporel qui sépare le projet de sa réalisation. Elles n’ont pas pour objet de « raconter » la ville du futur, mais seulement d’esquisser une promesse – non contractuelle –, dans une approche promotionnelle assumée. Si leur vocation est la clarté du message (provoquer une expérience de pensée et non raconter une histoire), leur usage projectif est conditionné à leur insertion dans des dispositifs de communication précis (panneaux de concours, pages de revues ou internet, affichages in situ), qui en infléchissent la lecture. Ces dispositifs conditionnent leurs formats mais en « cadrent » aussi l’expérience9, levant toute ambiguïté sur leur statut.

• 10 Raphaële Bertho et Marie-Madeleine Ozdoba, « L’image dans ses usages projectifs, réflexions de synt (...)

5Ces images ne font pas illusion, dans la mesure où personne ne les confond avec des photographies ni ne les aborde comme de pures fictions. Avant même d’être regardées en elles-mêmes, elles sont perçues comme des vues imaginées mais plausibles. Raphaële Bertho et Marie-Madeleine Ozdoba, chercheuses en histoire visuelle, qualifient de « naturalisation de la fiction10 » ces effets de réel qui ne proviennent pas des images elles-mêmes mais des usages et des dispositifs dans lesquels celles-ci sont insérées. Regarder ces images à l’aune d’autres imaginaires, et notamment ceux de la SF, suppose donc de déjouer le contrat que nous entretenons habituellement avec elles pour y voir autre chose.

• 11 Irène Langlet, La Science-Fiction : lecture et poétique d’un genre littéraire, Paris, Armand Colin, (...)

6Pour la théorie littéraire, la SF n’est pas seulement définie par ce qu’elle « raconte » mais aussi, comme pour tout autre genre de texte, pour le pacte de lecture qui le relie à son public. Une culture de lecture abductive11, admettant les faits et inférant leurs causes, serait constitutive de ce pacte : accepter de ne pas tout comprendre au début de la lecture et adopter un mode de raisonnement consistant à faire des hypothèses confortées ou non par le récit.

• 12 Serge Lehman, « La Physique des métaphores », Europe, n° 870, octobre 2001, p. 32-50.
• 13 Serge Lehman, « La Légende du processeur d’histoire », Cycnos, vol. 22.1, 2005, [en ligne] [http:// (...)

7Un autre contrat de lecture serait propre à la SF, d’ordre « analogique12 ». Ce ne sont ni ses sujets ni ses univers qui la caractériseraient fondamentalement au regard d’autres types de récits, mais son usage des figures de rhétorique ou de style. En réifiant des effets de langue, en traitant des métaphores ou des allégories comme des morceaux de réalité concrète, elle construit des « modèles perturbés de la réalité » qui procurent à ses lecteurs une forme d’émerveillement ou de vertige magique (sense of wonder). Ce vertige ne serait accessible qu’aux lecteurs qui acceptent de lire les mots comme s’ils étaient des objets concrets, de faire « comme si les images étaient solides13 ».

• 14 Le village, qui hébergera en 2024 près de 16 000 membres des délégations et leurs accompagnants (at (...)
• 15 Extrait de la présentation du village des athlètes sur le site internet de la SOLIDEO. Voir [en lig (...)

9Concentrons-nous sur un corpus d’images produites et diffusées durant la période même de notre recherche (2019-2022) et choisissons celle d’un « après » inscrit dans un futur très proche : celui de la ville de l’après-Jeux olympiques, par exemple. Arrêtons-nous sur celles du Village des athlètes14, situé sur les communes de Saint-Denis, Saint-Ouen-sur-Seine et de L’Île-Saint-Denis, et conçu dans la double perspective de l’événement de 2024 et de son legs ultérieur comme « un quartier de ville durable avec des logements, des commerces, des équipements et des espaces verts15 ».

• 16 La SOLIDEO a été spécialement créée en  2017 pour l’aménagement et la construction des infrastructu (...)

10Ces images ont été produites en 2019 par des équipes (associant investisseurs, promoteurs et agences d’architecture) mises en concurrence par la Société de livraison des ouvrages olympiques16 (SOLIDEO) pour l’aménagement et la construction du village. Elles ont d’abord été jointes aux dossiers engageant les équipes sur leurs capacités de financement et leur respect des contraintes calendaires, ainsi que sur leur capacité à programmer la réversibilité de leurs immeubles tout en satisfaisant les ambitions écologiques et décarbonées affichées par Paris dès sa candidature. Elles ont été ensuite intensément et continûment mobilisées : par la SOLIDEO, qui les utilise depuis pour sa propre communication et les met à disposition sous la forme de « visuels » téléchargeables en ligne, par les promoteurs et les architectes pour leur propre communication, et par la presse spécialisée et généraliste. Elles ont ainsi successivement servi à illustrer les résultats d’une consultation urbaine, à préfigurer le village olympique, donner un avant-goût de l’ambiance de l’événement, et à assurer enfin la promesse plus lointaine de la ville de l’après-Jeux.

• 17 Séminaire du 16 janvier 2020 du groupe PARVIS à l’ENSA Paris-Malaquais, en collaboration avec le sé (...)
• 18 Howard Becker, Les Mondes de l’Art, Paris, Flammarion, 2010 [1982].

12Lorsqu’on les interroge pour comprendre comment elles sont produites, les professionnels de la fabrique de ce type d’images17 retracent un réseau d’acteurs (maîtres d’ouvrage, aménageurs, architectes, perspectivistes), des conditions et des circonstances (contexte de commande, calendriers, délais, budgets), et de diffusion (type de supports, médias, etc.). En nous décrivant ces images comme les produits d’interactions entre des réseaux professionnels distincts et d’un processus continu d’agréments tacites et de conventions informelles, ils nous en donnent à voir le « monde18 » et à en saisir le fonctionnement.

• 19 « Le Village olympique sort du bois », Le Moniteur des travaux publics, n° 6106, 9 octobre 2020.

14En octobre 2020, une des images de notre corpus fait la couverture du Moniteur des travaux publics du bâtiment. Titrée « Le Village olympique sort du bois19 », elle annonce un dossier consacré aux projets dont les permis de construire viennent d’être obtenus. La couverture et son titre jouent sur l’effet de révélation de l’avancement des projets, mais aussi sur leurs ambitions environnementales et la construction de certains en bois (fig. 2 et 3).

• 20 Groupement Nexity-Eiffage, pour illustrer son projet Les Belvédères et les villas.

15Que montre cette image ? Un sentier serpentant dans un sous-bois, des immeubles en arrière-plan, des flâneurs, un air de dimanche. Ni rue, ni voiture, comme si les bâtiments avaient poussé dans une profonde forêt, parmi les fougères. Ce topos forestier – ici mobilisé par le groupement mené par Icade pour illustrer le mail central de son projet « Quinconces » dans le secteur D – est aussi présent dans une autre image du corpus, produite par un autre groupement20, dans un autre secteur du Village des athlètes.

• 21 Umberto Eco, La Guerre du faux, Paris, Grasset, 1985.

19Voilà toute la puissance de l’imagerie projective : rendre plausibles des images improbables. Plausibles au point de devenir « possibles » pour la couverture d’une revue technique comme Le Moniteur et de procurer cet effet d’ « hyper-réalité » ou d’« authentiquement faux21 » auquel nous sommes désormais accoutumés dans les métiers de l’architecture et de la construction.

• 22 Jean Baudrillard, Simulacres et Simulation, Paris, Galilée, 1981.

20Ces images, « modèles d’un réel sans origine ni réalité22 », sont performatives. Dans la mesure où elles figurent dans les dossiers de concours puis de demande de permis de construire et participent à la mise en publicité commerciale des projets en amont de leur construction, elles contribuent aux processus qui mènent le projet vers sa concrétisation (fig. 5).

• 23 Leon Battista Alberti, De Pictura | De la Peinture, traduction J.-L. Schaeffer, Paris, Macula, 2014 (...)

22Choisissons maintenant une seule de ces images, et prenons au pied de la lettre tout ce qu’elle montre, jusque dans ses détails ou ses étrangetés, faisons « comme si » avec elle. Revenons à celle qui est en couverture du Moniteur. Sa construction paraît simple : une perspective à un seul point de fuite central. Regardons-là comme une « finestra23 » ouverte sur une scène, une historia devant laquelle le peintre/témoin se serait placé et dont nous adoptons le point de vue. Que voyons-nous ? Une scène champêtre (herbes, fleurs, forêt, immeubles qui cadrent l’image latéralement, les façades fournissant ses lignes fuyantes), dans laquelle les protagonistes paraissent éloignés, comme au second plan. Démontons l’image comme une perspective classique pour en déduire les règles de construction. En prolongeant ses lignes fuyantes, retrouvons la ligne d’horizon et donc la hauteur de l’œil de son observateur. En nous référant à la hauteur des immeubles, identifions la ligne de sol. Puis plaçons dans l’image d’autres personnages à l’échelle de l’image (fig. 6).

• 24 Anne Chassagnol, La Renaissance féerique à l’ère victorienne, Bern, Peter Lang, 2010.
• 25 Junya Ishigami, Freeing Architecture, Paris/Londres, Fondation Cartier/LIXIL Publishing, 2018.

25Prenons donc les disproportions de cette image au pied de la lettre, et non plus comme des erreurs ou des approximations (fig. 7 et 8). Observons les habitants de cette image : trop petits pour les bâtiments et les arbres, plus petits que certaines fleurs, à peine plus grands que des cailloux. Comme les créatures minuscules des féeries victoriennes24 ou les grouillots des mondes délicats exposés avec succès en 2019 par l’architecte japonais Junya Ishigami, à la Fondation Cartier25. Dans ces deux exemples, la miniaturisation crée un enchantement, une féerie qui libère de toute rationalité scientifique et protège des menaces de la modernisation ou de la crise écologique. Vivre sous les feuilles ou derrière les cailloux, c’est tenir la réalité à distance, se mettre hors de sa portée.

• 26 Lewis Carrol, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, Paris, Gallimard Poche, 2015 [1864].

26Ce rétrécissement suggère aussi une régression, un retour à l’âge d’or dans l’enfance ou au pays des merveilles. Seulement, une fois qu’elle a consommé la boisson et le gâteau magique qui l’ont fait rétrécir « pour franchir la petite porte et pénétrer dans l’adorable jardin », l’Alice de Lewis Carrol s’inquiète : « À la fin des fins je pourrais bien disparaître tout à fait, comme une bougie. En ce cas, je me demande à quoi je ressemblerais. » Et elle essaye d’imaginer « à quoi ressemble la flamme d’une bougie une fois que la bougie est éteinte, car elle n’arrivait pas à se rappeler avoir jamais vu chose pareille26 » (fig. 9).

• 27 Anne Marie Garat, « Homme rétréci, humanité grandie. Sur The Incredible Shrinking Man de Jack Arnol (...)
• 28 Dans les années 1950, la science la réintroduit de manière inquiète car elle n’est plus en mesure d (...)

27Envisager, à l’instar d’Alice, ce rétrécissement comme un processus en cours et encore inachevé rappelle le roman de Richard Matheson, The Shrincking man (adapté au cinéma en 1957 par Jack Arnold : The Incredible Shrinking Man / L’Homme qui rétrécit), dont le héros devient plus petit que son chat, puis qu’une araignée (fig. 10). La romancière Anne Marie Gara fait d’ailleurs remarquer que dans cette histoire, « l’incubation dure des mois avant que le symptôme (de la réduction) ne se déclare27 » chez le protagoniste, contraint à disparaître d’un monde où il n’est plus à la hauteur, plus de taille28.

• 29 Andrew Milner et J. R. Burgmann, Science Fiction and Climate Change: A Sociological Approach, Liver (...)

28Regardée au pied de la lettre, notre image serait-elle celle d’un monde où l’humanité a déjà rétréci et continuera peut-être jusqu’à disparaître ? Derrière son air de féerie rassurante, faut-il y lire une prophétie inquiète, une injonction à nous faire plus petits, dans une biosphère ou l’humain aurait été déclassée de son rôle de dominant29 ?

• 30 Voltaire, Micromégas, Paris, Libretti, 2019 [1752].

29Plaçons-nous maintenant derrière la finestra : adoptons le point de vue de l’observateur supposé, celui du peintre de cette historia, de son architecte. Ce n’est pas celui d’un Sirius30 qui voit les choses de loin ou de haut, puisqu’il est lui-même à l’échelle des bâtiments et des arbres du premier plan. Nous regardons donc l’image comme si rien n’avait changé. À condition que ses habitants se fassent plus petits, la ville du futur pourrait-elle encore être produite exactement comme celle d’aujourd’hui ? Telle celle de Leisureland, dans le film Downsizing (Alexander Payne, 2017) qui promet une vie meilleure à celles et ceux qui accepteront que leur taille soit définitivement rétrécie à 12 centimètres, en contrepartie de leur contribution à la réduction de l’empreinte humaine sur la Terre ?

• 31 Marianne Closson et Myriam White Le Goff, Les Géants entre mythe et littérature, Arras, Artois Pres (...)
• 32 Ivan Illitch, La Convivialité, Paris, Points Seuils, 2014 [1973]

30Cependant, nous pouvons encore changer de lecture. Les habitants de l’image n’ont pas rétréci : c’est la ville tout entière qui a été augmentée (immeubles plus hauts, arbres immenses), adaptée par le géant qui l’a peinte à sa propre démesure. Serait-il donc aussi question de gigantisme ? La figure du géant31 (là dans le hors-champ de l’image) renvoie à l’iconologie des grands récits de Création – archaïques, mythologiques ou religieux – dans lesquels elle s’intercale entre Gaia et l’homme (fig. 11). Faut-il y voir aussi un avertissement, en écho aux réflexions critiques sur la disproportion32 : ce qui est trop gros ou trop grand ne finit-il pas toujours par s’effondrer ?

• 33 Jonathan Swift, Gulliver’s Travels, Les Voyages de Gulliver, Paris, Flammarion, 2014 [1735].
• 34 Philippe Hamou, « L’Optique des Voyages de Gulliver », Revue d’histoire des sciences, vol. 60, n° 1 (...)
• 35 Marianne Closson et Myriam White Le Goff, Les Géants entre mythe et littérature, op. cit.

32Ce double motif – qui rétrécit et agrandit à la fois – est suggéré par l’image elle-même, dont les incohérences internes produisent un effet d’enchâssement d’un monde trop petit dans un monde trop grand. À propos des voyages de Gulliver33, Philippe Hamou évoque le « dépaysement optique34 » obtenu par l’auteur avec des effets de « vraies fausses perspectives », dans lesquelles tous les rapports de proportions internes sont respectés (chacune des îles visitées est vraisemblable en elle-même) mais où l’observateur/voyageur n’est plus à l’échelle de rien, comme s’il ne trouvait plus sa place dans une histoire dont il est pourtant le narrateur. Successivement trop grand au royaume de Liliput puis trop petit sur l’île de Brobdingnag, Gulliver est perdu. Ce qui permet à Jonathan Swift de diffuser, déjà, au début du XVIII^e siècle, un message pessimiste sur le monde moderne, inexorablement marqué par « la disproportion, la contingence et l’artificialité du point de vue humain sur le monde35 ». Derrière son apparente insignifiance, notre image provoque le même effet de dépaysement optique. Serait-elle donc plus inquiétante qu’il n’y semblait initialement (fig. 12 et 13) ?

• 36 Gérard Genette, Palimpsestes. La Littérature au second degré est un livre, t. 1, Paris, Le Seuil (P (...)

33Au tout début de ce programme de recherche PARVIS, nous, architectes, désignions notre corpus d’étude comme celui des images rassurantes, du storytelling des futurs désirables, en le distinguant a priori de celui des histoires extraordinaires inquiétantes de la cli-fi. Pourtant, prise au pied de la lettre, et libérée de ses cadres habituels l’image que nous avons étudiée a provoqué d’autres lectures, qui en ont révélé la dimension de « palimpseste36 » : comme toute image ou tout récit, elle en recouvre d’autres, sans les masquer totalement.

• 37 Laurent Gerbier et Raphaële Bertho, « Penser l’iconotexte de l’effondrement : une image de l’immine (...)

36Abordées de manière abductive et prises au pied de la lettre ces images se révèlent instables, et donc inquiètes au sens étymologique du mot. Leurs effets d’enchâssements peuvent être rapprochés des imaginaires cli-fi évoqués en introduction, dont les villes bicéphales – résilientes d’un côté, cauchemardesques de l’autre – seraient ici comme encastrées l’une dans l’autre. Dès lors qu’on s’y attarde un peu, leur insignifiance paraît donc lestée de l’imminence d’un désastre à venir37. Elles méritent toute notre attention.