• 1 La préparation de cet article et le travail de terrain réalisé dans le village de Zraoua ont été fi (...)

2Le propos du présent article est de contribuer à la connaissance et à la sauvegarde du patrimoine culturel du Jebel des Matmata, moyennant l’étude du patrimoine bâti du village de Zraoua, situé sur le versant nord-ouest1. La sous-unité paysagère dans laquelle il s’intègre – avec les villages de Taoujout et de Tamezret – présente quelques caractéristiques spécifiques dans le cadre des montagnes du sud de la Tunisie, tant du point de vue du peuplement que de celui du patrimoine bâti et paysager, et mérite qu’on y porte une attention particulière. Zraoua possède, pour sa part, une caractéristique singulière qui le distingue de Taoujout et de Tamezret : le village a été progressivement abandonné dans le cadre d’un programme institutionnel de relocalisation de sa communauté amazighe à partir de la fin des années 1960. Cette situation rend urgent l’enregistrement et l’étude de son patrimoine architectural (monumental et domestique) abandonné dans un contexte de sous-exploitation du paysage productif environnant.

• 2 Nouri Boukhchim, L’Urbanisme et l’architecture à Djebel Matmata [en arabe], thèse de doctorat en sc (...)

4Pour mieux situer cet article dans son contexte, il importe de rappeler que depuis quelques années, les recherches archéologiques menées en milieu montagnard en Tunisie, en particulier sur les montagnes du sud-est du pays, sont marquées par un regain d’intérêt2. Cet article s’inscrit dans cette dynamique visant une connaissance du territoire et de la dynamique de son aménagement en s’appuyant sur la prospection systématique, qui constitue une étape importante dans nos connaissances sur le peuplement de la partie septentrionale du massif des Matmata. En l’absence de textes et de documents d’archives, quelques problématiques, en particulier les questions de chronologie et de modalités du peuplement, restent à aborder. Dans ce contexte, les approches diachroniques et géo-archéologiques permettent donc d’appréhender les différents aspects de l’occupation du sol et de documenter ces zones les plus reculées de la montagne.

• 3 Augustin Bernard, Enquête sur l´habitation rurale des indigènes de la Tunisie, Tunis, Barlier & C., (...)
• 4 Jessour (pluriel de jesser) : terrasses dans les talwegs construites généralement en étages, sous f (...)
• 5 En particulier Andrée France Baduel et Pierre Robert Baduel, « Le Pouvoir de l´eau dans le sud-tuni (...)
• 6 Henri Guillaume, Didier Genin et Habiba Nouri, « Entre jessour, oliveraies et steppes : des dynamiq (...)

5Le village de Zraoua lui-même, ainsi que les villages avoisinants de Tamezret et Taoujout, qui se caractérisent par une présence historique riche, offrent une chance inouïe pour appréhender l’histoire et l’archéologie des villages berbères dans une perspective diachronique allant du Moyen Âge jusqu’à nos jours. En tout cas, l’étude de l’architecture domestique des villages perchés du Dahar septentrional relève surtout d'enquêtes portant sur un territoire plus étendu3, et peut donc bénéficier de l’étude de cas plus approximatifs, capable de contribuer à la lecture de l’évolution historique du logement. En ce qui concerne le paysage des jessour4 dans le Sud tunisien, c’est surtout à partir des années 1980 que cette technique ancestrale de conservation de l’eau et du sol mérite l’attention d’une analyse détaillée par différents auteurs5. Plus récemment, l’étude des jessour a favorisé l’attribution d’une valeur socioculturelle mais aussi environnementale à cet ingénieux système hydro-agricole, minutieusement adapté aux conditions difficiles du milieu (sécheresse, aridité, relief)6.

• 7 Oued : cours d’eau à drainage saisonnier.

9Le plateau du Dahar septentrional, fortement disséqué par les oueds7, offre un front d’escarpements très abrupts. Des buttes séparées par des cuvettes et des vallées creusées, des gorges et des oueds assez profonds marquent ce paysage, comme c’est le cas de l’oued Jir, entre Matmata et Toujène, et de l’oued Beni Issa. Le Dahar septentrional est caractérisé par un réseau hydrographique assez dense. Sa partie nord, qui forme en gros la région de Zraoua, est drainée par un réseau d’oueds et de ravins qui coulent en direction du nord, à travers la plaine de Oglet Mertba, pour rejoindre Chott El-Fejej, dans la région d’El Hamma de Gabès.

• 8 Tarek Ben Fraj et al., op. cit., p. 193-198.
• 9 Hédi Ben Ouezdou, Abdelkhalek Abderrahmen, M. Abbassi, Tarek Ben Fraj, Martin Calianno, Jean-Michel (...)
• 10 Hédi Ben Ouezdou, Ahmed Mamou et Mohammed Hassen, Le Code des eaux et l’aménagement hydraulique dan (...)

10Le sud-est de la Tunisie constitue une zone de transition climatique entre un climat semi-aride dans la partie septentrionale de la Tunisie et une partie méridionale caractérisée par un climat saharien désertique. Le Dahar septentrional connait un climat méditerranéen aride. Les moyennes annuelles des précipitations sont entre 150 et 200 millimètres8. Les points culminants de Jebel Matmata aux environs de Kef Ennsoura et Zmertène reçoivent une quantité annuelle de pluie qui peut atteindre 220 à 230 millimètres. Ce régime pluviométrique variant connait son maximum en hiver pendant une courte période. La pluie dans cette région du sud de la Tunisie se caractérise souvent par des quantités considérables mais dans un laps de temps très réduit, ce qui engendre un processus de ruissellement très fort provoquant des inondations et des dégâts dans les structures bâties du paysage9. La rareté des pluies a conduit depuis l’Antiquité les habitants du Dahar à inventer des techniques pour collecter et emmagasiner ces eaux dans des citernes10. Aux alentours du village de Zraoua, les observations du terrain ont permis de révéler la densité et la variété de ces ouvrages hydrauliques qui assurent l’approvisionnement de la population et les troupeaux en eau potable, mais aussi, en cas de besoin, l’irrigation complémentaire de petites parcelles agricoles exploitées autour du village.

• 11 Talweg : ligne formée par les points ayant la plus basse altitude, soit dans une vallée1, soit dans (...)
• 12 Jacques Bonvallot, op. cit., pp. 51-53 ; Ninon Blond, et al., op. cit., pp. 1-38.

13Le modèle d’occupation et d’organisation du paysage de Zraoua, bien que proche de celui d’autres régions de montagne, présente des spécificités qui en font un cas d’étude singulier dans le contexte plus large de la Méditerranée occidentale. Occupant un point spécifique du relief, qui fonctionne comme centre de distribution des eaux pluviales, la population de Zraoua a construit, à partir de son habitat, un système continu d’espaces de production alimentaire installés dans les talwegs11, complété par l’élevage saisonnier, pratiqué à l’intérieur et à l’extérieur du territoire montagneux. S'appuyant sur une bonne connaissance de l’interaction des facteurs naturels (géologie, relief, hydrographie, sols, microclimat), la communauté locale, essentiellement sédentaire, a mis en place une agriculture traditionnelle reproduisant un ensemble de pratiques et de techniques anciennes garantissant la conservation de l’eau et des sols. Les terrasses construites dans les talwegs, localement désignées par le terme jessour12, constituent des surfaces planes cultivables, soutenues par des murs de pierre sèche et de terre de forme trapézoïdale, nommés tabia (ou tabiya).

• 13 Tarek Ben Fraj et al., op. cit., p. 193-233 ; Ninon Blond et al., op. cit., p. 10.
• 14 Jean-Jacques Pérennes, L’Eau et les hommes au Maghreb : contribution à une politique de l´eau en Mé (...)
• 15 Jean-Louis Ballais, op. cit., p. 51-53.
• 16 Menfess : déversoir en pierre situé aux extrémités de la tabia, permettant aux eaux pluviales de s’ (...)

14Cet ingénieux système hydroagricole ancestral13, parfaitement adapté aux régions méridionales de la Tunisie où le relief est accidenté et le climat sec14, existe aussi dans d’autres régions arides de la Méditerranée. Il permet l’accumulation de sédiments et de l’humidité, tout en assurant l’écoulement de l’eau de pluie par les versants et les talwegs, ce qui crée les conditions nécessaires à la production agricole. L’ensemble singulier et résilient de petites retenues d’eau en terrasse, dont la taille oscille entre quelques dizaines et quelques centaines de mètres carrés15, est parfaitement adapté au terrain en pente et à l’écoulement des eaux par les talwegs. La dimension des jessour augmente au fur et à mesure que l’on descend vers la vallée; les tabia quant à elles s’allongent, et si leur hauteur et leur épaisseur varient, elles sont toujours dotées de déversoir en pierre, appelés menfess16. Ceux-ci sont situés aux extrémités de chaque murs ou tabia (latéralement et au nombre d’un ou deux), à l’endroit où ceux-ci rencontrent les versants, permettent aux eaux pluviales de s’écouler dans les jessour en aval.

• 17 Andrée France Baduel et Pierre Robert Baduel, op. cit., p. 119.
• 18 Ninon Blond et al., op. cit., p. 11.
• 19 Jacques Bonvallot, op. cit., p. 167.

15Ce procédé, considéré comme essentiel pour le bon fonctionnement et la gestion des terrasses, répond à des raisons d’ordre technique et sociojuridique17. Il cherche à éviter la rupture du système de terrasses par la forte pression exercée par les eaux pluviales accumulées lors des pluies torrentielles, tout en permettant que les eaux soient distribuées par l’ensemble des jessour18, de manière qu’aucune famille ne soit privée des conditions nécessaires à la production d’aliments. Pourtant, et en dépit de ces menfess latéraux, le système s’effondre à chaque fois que surviennent des inondations dues au régime torrentiel qui caractérise la région19.

• 20 A. Baduel et al., op. cit., p. 107.
• 21 Majel : réservoir d’eau cylindrique
• 22 Fesguia : citerne d’eau carrée ou rectangulaire.
• 23 Andrée France Baduel et Pierre Robert Baduel, op. cit., p. 112.
• 24 Cf. Mondher Fetoui, Évaluer et suivre la désertification en zones arides tunisiennes pour accompagn (...)

16Le bon fonctionnement de cet ensemble aussi fragile que vital, puisqu´il multiplie par trois le taux d’infiltration des eaux dans le sol20, exige ainsi des travaux de maintenance fréquents après chaque saison des pluies. Outre les terrasses situées sur les lignes de drainage naturel (eau, sédiments), la gestion efficace de l’eau à Zraoua comprend également des citernes, appelées majels21 ou fesguia22 selon leur dimension23, destinées au stockage de l’eau de pluie affectée à l’usage domestique, à l’abreuvement des animaux ainsi qu’à l’arrosage des cultures agricoles des jessour24.

• 25 Il y a plus de cent ans, cette pratique avait déjà été mentionnée par cet expéditionnaire lors de s (...)

17Le travail de terrain réalisé dans l’environnement immédiat du village a permis d’identifier plus d’une centaine de citernes, essentiellement circulaires, localisées soit le long de la courbe de niveau qui définit l’implantation du village, soit éparpillées sur les coteaux et à leur pied, sur la courbe de niveau la plus haute des terrasses, ou encore dans le « lit » des talwegs (fig. 3). Usant de la maîtrise héritée de leurs ancêtres, les agriculteurs bergers de Zraoua ont construit un système hydraulique admirable de drainage, de collecte et de stockage de l’eau de pluie, condition essentielle de leur survie. En tirant parti des affleurements rocheux existants ou créés par le débroussaillage des coteaux, ils ont construit des zones de drainage délimitées par de rudimentaires murets en pierre sèche et un chéneau de drainage, parfois accentué, destiné à l’acheminement des eaux par de petits canaux vers les citernes enterrées ou creusées dans le sol25.

• 26 A. Baduel et al., op. cit., p. 108. La nature sociopolitique de cette gestion efficace de l’eau se (...)
• 27 Henri Guillaume et al., op. cit., p. 218.

19En ce qui concerne l’implantation du village et la survie de la population, l’accès à l’eau constitue le facteur clef qui, d’un point de vue historique, les régit et les conditionne. À Zraoua, « […] l’ingéniosité dans l´aménagement de l´eau a donc été ici une ingéniosité d´abord ethno-politique26 ». La distribution des terrasses, indicateur du sédentarisme et de la cohésion socioterritoriale qui assure la production d’aliments, est presque toujours accompagnée de citernes dont l’eau accumulée rend possible l’arrosage des cultures agricoles (fig. 4). Au cours des premières décennies du XX^e siècle, les familles ont conservé leur résidence dans les zones montagneuses en s’appuyant sur la construction de jessour et de citernes27. Les jessour, les tabia et les majels constituent la triade locale parfaite pour une gestion durable de l’eau et des sols en tant que base d’une agriculture familiale d’autosubsistance (fig. 5).

• 28 Andrée France Baduel et Pierre Robert Baduel, op. cit., p. 107. Jean-Louis Ballais, op. cit., p. 52
• 29 Mondher Fetoui, op. cit., p. 143.

20Ce système hydroagricole séculaire est à l’origine d’une agriculture traditionnelle de lignée qui, outre les arbres fruitiers (essentiellement l’olivier, le dattier et le figuier, en moindre quantité) et les céréales28 (d’abord l’orge et plus récemment le blé), permet également la production de certaines légumineuses (fèves et lentilles) et de quelques légumes, à l’image d’autres zones du Jebel Matmata29. Cette diète alimentaire frugale constituée de pain, d’huile d’olive, de fruits secs et de certains aliments d’origine animale, reflète les rapports symbiotiques de la société tribale agropastorale avec son territoire pauvre en ressources.

• 30 Nouri Boukhchim, « Recherches sur le peuplement de la vallée de l’oued Beni Issa (nord-est de Jebel (...)
• 31 Ksar, ksour (pluriel) : lieu fortifié, en Afrique du Nord.
• 32 André Louis, Tunisie du sud : ksars et villages de crêtes, Tunis, CNRS, 1975.

21Dans la partie septentrionale du massif montagneux du Dahar, les facteurs géologiques, géographiques et historiques ont contribué à une grande diversité architecturale. Sur les sommets des buttes situées en avant des crêtes ou sur des éperons encore rattachés au relief montagneux de Jebel Matmata, les Berbères du Dahar ont développé un modèle d’occupation du milieu et une architecture spécifique qui témoignent d’un savoir-faire ancestral et d’une parfaite adaptation des habitants aux milieu et aux conditions naturelles30. Des ksour31 citadelles appelées galaa (forteresse) ou citadelles refuges, des villages de crêtes couronnent les sommets des buttes, les éperons et les versants raides entre les couches des roches dures calcaire ou dolomitique. Ces lieux perchés correspondent à une forme très ancienne d’occupation des sites offerts par la nature et et à une vocation défensive durant l’histoire du peuplement de ce massif montagneux32.

• 33 Nouri Boukhchim, Tarek Ben Fraj et Emmanuel Reynard, « Lateral and “Vertico-Lateral” Cave Dwellings (...)
• 34 L’alternance et la succession des couches dures et tendres sur les flancs de la montagne permettent (...)
• 35 En exploitant l’étendu de ces binômes de couches en calcaire sur tout le plateau du Dahar, les habi (...)

22Les sites sur les sommets jouant un double rôle de greniers collectifs et de lieux de refuges en cas de danger, sont entourés de plusieurs rangées d’habitations troglodytiques et des huileries souterraines excavées latéralement33. Le troglodytisme latéral est beaucoup mieux développé dans la partie méridionale de cette chaine montagneuse. Dans les sites de Chéneni, de Guermassa (fig. 6), de ksar Mrabtine, Douiret et bien d’autres, le facteur géologique a déterminé la conception et la réalisation de l’habitat : les Berbères ont profité des sites présentant une abondance de couches dures et tendres pour aménager des grottes latérales (ghar, ghirène au pluriel), en creusant dans la roche tendre intercalée entre deux couches de roche dure pour créer des habitations à plusieurs compartiments34 souvent prolongées par une partie bâtie35. Ce type de grottes aménagées latéralement en contrebas des corniches est moins développé à Jebel Matmata (à Matmata, Zmertène, Béni Zeltene et à Zraoua aussi), avec quelques exceptions, comme à Ksar Béni Issa, où une couche dure et épaisse a permis de creuser quelques ghirène.

• 36 Tark Ben Fraj et al., op. cit., 2016, p. 193-198.
• 37 Hédi Ben Ouezdou, « Les aménagements de petite hydraulique dans le Sud tunisien, un savoir-faire tr (...)
• 38 Le développement de ce type d’habitat troglodytique est lié à des facteurs naturels (abondance des (...)

23Tous les anciens sites habités sur les buttes et les crêtes du Jebel ont été progressivement abandonnés, ainsi que les villages qu’ils dominent. Les phases de paix et de stabilité qu’a connu la région36 et surtout l’accumulation de sable fin consolidé dans les fonds des vallées et des cuvettes explique le glissement de l’habitat vers des sites plus accessibles. Les habitants se sont progressivement éloignés des sites perchés, on contruit des jessour pour la pratique des activités agricoles37 et ont adopté un nouveau mode de vie basé sur la transhumance. Les couches de sable fin consolidé dépassant les 20 mètres dans certains endroits, surtout dans les vallées et les cuvettes, ont permis de développer un habitat dispersé et des habitations troglodytiques en profondeur38. Dans les vallées creusées dans la partie nord et ouest (région de Zraoua, Tamezret et Taoujout), la plus faible épaisseur des dépôts éoliens dans les vallées explique en partie la rareté des habitations troglodytiques de profondeur qui dominant à Haddège, Tachine, Matmata et Beni Issa.

• 39 Les marnes et l’argile. Ces couches sont le résultat de la dernière présence de la mer dans la régi (...)
• 40 Gérard Prost, op. cit., p. 239-254
• 41 Nouri Boukhchim, « Matmata (sud-est tunisien) : peuplement et habitat troglodytique », Al-Sabîl : R (...)
• 42 Zaouïa : établissement religieux sous l’autorité d’une confrérie musulmane, spécialement affecté à (...)

24Ainsi, les Berbères de Zraoua ont développé un type particulier de village de montagne différent de celui des agglomérations perchées sur les pitons. Construit sur un monticule entouré par des oueds au milieu des lanières et des crêtes du plateau du Dahar, le contexte naturel de ce village est formé essentiellement de couches calcaires dures intercalées par des couches minces de roches tendres39. Quelques grottes creusées dans les niveaux tendres entre les dalles massives constituent le noyau ancien de ce village autour duquel s’articule le tissu villageois. Les altitudes moyennes de cette partie du plateau du Dahar, tels que les cas des villages de Zraoua, Tamezret et Taoujout, ne permettent pas un modèle d’habitat perché avec des Galaa40. Les rangées d’habitationsse développent à partir d’un point au sommet de la colline41. La morphologie du village est composée d’un ensemble compact de maisons (houchs), à côté des monuments publics tels que les mosquées, les zaouïas42 et les huileries excavées, comme décrit ci-dessous.

• 43 Voir la carte « L’habitation rurale des indigènes en Tunisie » : Augustin Bernard, op. cit.
• 44 Considéré l’un des quatre types d’habitats caractéristiques de la région montagneuse du sud de la T (...)
• 45 « On a height close by, were a couple of Marabout tombs with whitewashed walls; and in the distance (...)

25La partie nord-ouest du Jebel Matmata est caractérisée, comme nous l’avons vu précédemment, par un peuplement spécifique associé à un petit nombre de villages densément construits, dans une région montagneuse traditionnellement marquée par la prépondérance de l’habitat troglodytique43. Bien que ne pouvant pas être comparés à la position dominante des galaa, ces villages occupent une position en hauteur qui surplombe le paysage des jessour. Certains auteurs les ont de ce fait nommés « village-citadelle44 » et, à la fin du XIX^e siècle, Daniel Bruun a comparé Zraoua et Tamezret à un château fortifié45, une image qui cadrait sûrement avec la morphologie des villages de son temps, au périmètre bien plus étroit.

• 46 Cette similitude est évidente, par exemple, en comparaison avec les anciennes habitations décrites (...)

26Il est possible de proposer la reconstitution de ce qui était très probablement le noyau le plus ancien de Zraoua, situé au centre de la bourgade actuelle. Sa morphologie met en évidence les préoccupations défensives : la plupart des habitations étaient fermées à l’extérieur et formaient une structure avec un seul accès orienté au sud (possiblement constitué par une porte en coude, ouverte à l’est). D’une surface relativement réduite (50 m x 27 m), ce noyau occupait la partie la plus élevée de l’agglomération. Son organisation intérieure était plutôt élémentaire et structurée autour d’une voie en forme de L, qui permettait l’accès à toutes les habitations à partir d’une seule entrée. Comme on le verra plus loin, cette voie était presque entièrement couverte, ce qui la distingue des solutions courantes des villages de la région et rappelle, à son échelle, les villages des oasis présahariens du Maghreb46. En effet, le processus de densification du noyau de Zraoua est allé de pair avec le morcellement des habitations les plus anciennes et leur construction en hauteur, y compris l’occupation de la partie supérieure de la rue en impasse.

• 47 Louis André, op. cit., p. 168-176.
• 48 La prépondérance de cette solution est encore plus évidente dans le village de Tamezret. Cf. Regaya (...)

27La première phase de l’expansion de ce noyau édifié correspond aux zones contiguës à l’est, au nord et à l’ouest, qui coïncident en partie avec une transition abrupte au niveau altimétrique associée au passage, déjà mentionné, d’une couche dure à une couche tendre sur le flanc de la montagne. C’est le long de cette ligne que se concentre une partie significative des espaces troglodytiques du village. Indépendamment de leur utilisation à des périodes antérieures, le travail de terrain a révélé la présence de ces espaces troglodytiques tant à l’intérieur des habitations que des moulins à l’huile d’olive identiques à ceux étudiés dans les autres régions du Jebel Dahar47. En termes de typologie et de morphologie, l’identité de cet ensemble correspond, grosso modo, à la figure d’un rectangle (160 m x 70 m) s’étendant sur la plateforme la plus élevée du village. Bien que l’accès aux différentes habitations du noyau se fasse la plupart du temps par l’extérieur, dans certains cas, il était assuré par le biais d’une impasse ou d’une voie secondaire flanquée par les portes des habitations les plus hautes, d’un côté, et ouvrant sur le paysage et les habitations érigées sur les courbes de niveau inférieures, de l’autre côté48.

• 49 Augustin Bernard signale, pour cette période, une augmentation de 340 à 894 logements (hors logemen (...)

28Lors d’une phase ultérieure de l’expansion urbaine, l’occupation s’est poursuivie en forme d’étoile le long des lignes de crête de l’agglomération préexistante, attestant de l’importance que l’orographie revêtait au niveau de la délimitation de l’ensemble bâti (fig. 7). Ce processus est, en grande partie, associé à l’augmentation significative du nombre d’habitations que Bernard a enregistré concernant le caïdat de Matmata entre 1890 et 1924, lorsque Zraoua comprenait 175 foyers (y compris les habitations de Taoudjout)49. Pendant cette période, le caractère défensif de l’ensemble bâti perd de l’importance et les nouvelles parcelles tendent à s’agrandir, résultant en une moindre densification des zones construites.

• 50 La reconstitution de l’organisation sociale du village, avec délimitation des zones affectées à cha (...)
• 51 Tarek Ben Fraj, Hédi Ben Ouezdou, Nouri Boukhchim, « Le Dahar septentrional : le milieu naturel et (...)

29La prise en considération de l’organisation sociale, fondée sur la distribution des différentes lignées de Zraoua, contribue à la reconstitution du processus de l’évolution urbaine de la bourgade : la zone du centre sud est associée à la lignée Ouled Aissa ; les zones nord et est sont la propriété de la lignée Ouled Abdallah ; et la zone ouest appartient à la lignée Ouled Saken50. L’ensemble bâti que nous proposons comme étant le noyau le plus ancien de Zraoua recouvre exclusivement la zone des Ouled Aissa, alors que l’expansion vers un périmètre plus large et les lignes de crête, correspondant aux chemins d’accès au village, révèlent une stratégie de définition des zones affectées à chaque lignée qui est déterminée par le territoire physique. Dans tous les cas, le processus de transformation du village – qui est sûrement semblable à celui de Taoujout et de Tamezret – a été interrompu à partir de la fin des années 1960 avec l’abandon et le déplacement progressif de la population vers le nouveau village de Zraoua Nouvelle51, fondé à environ 10 kilomètres au nord, à la limite extérieure du massif de Matmata.

• 52 À partir de l’étude intégrée de l’histoire de ces sites, à l’échelle de l’architecture et de l’urba (...)

30Ainsi, contrairement à ce qui s’est passé à Tamezret et Taoujout, l’évolution de l’ensemble urbain de Zraoua est restée en suspens, acquérant progressivement une importance identitaire auprès de la communauté qui, d’une certaine manière, s’est renforcée auprès des jeunes générations. En même temps, la dégradation progressive du patrimoine bâti, du fait du passage du temps, pose la question du sens ou de la faisabilité de la préservation de cet ensemble patrimonial, comme cela a été envisagé dans d’autres cas52, compte tenu de sa valeur exceptionnelle et de l’importance de sa contribution possible au développement local.

• 53 Skifa : vestibule.
• 54 Rounia : rand panier en fibres végétales (halfa).

32L’architecture domestique de Zraoua présente l’organisation caractéristique autour du patio (houch) comme espace fondamental du mode de vie de la famille élargie. La taille des demeures constituant les quartiers est remarquable (fig. 8). D’une façon générale, la maison donne sur une rue ou une ruelle par une grande porte à deux battants ouvrant à l’intérieur de la skifa53. Cette entrée est généralement surmontée par un arc, pour qu’elle soit suffisamment haute pour permettre le passage facile d’un chameau chargé. Les animaux domestiques (chèvres, moutons et autres) sont abrités dans un coin dans la maison elle-même. Les demeures occupent une superficie importante et comportent souvent deux étages. Ce phénomène s’explique par le nombre élevé des membres de chaque famille et par l’absence d’un ksar (grenier collectif), ce qui oblige les habitants à consacrer un espace aux ghorfas (greniers) dans chaque maison pour le stockage des réserves alimentaires : jarres d’huile d’olive, céréales entassées par terre ou dans de grands paniers (rounia54), figues et dattes séchées, olives. Les pièces sont toujours d’une largeur réduite, d’environ 2 mètres, et longues de 3 à 4 mètres.

• 55 Desidério Batista et al., « A aldeia berbere de Zroua nas montanhas meridionais da Tunísia », dans (...)

34Le travail de terrain réalisé dans le village de Zraoua a cependant révélé une grande diversité de la morphologie des maisons de la région, dictée par sa relation avec le territoire physique, mais également par le processus historique d’évolution urbaine55. Nous avons identifié quatre variantes typologiques principales : la maison intra-muros ; la maison semi-troglodytique (première couronne d’expansion du village) ; la maison de crête (deuxième couronne d’expansion du village) ; et la maison sur les coteaux (deuxième couronne d’expansion du village) (fig. 9).

• 56 Cf. Regaya Kioua et al., p. 213.

35Le noyau central du village est la seule zone où le développement des habitations s’est étendu aux espaces supérieurs de la rue. En effet, bien que le noyau soit aujourd’hui en ruines, il est encore possible de reconnaître les « pilastres » en pierre qui supportaient les poutres transversales des étages supérieurs des habitations, qui recouvraient la voie (d’une largeur toujours inférieure à 2 mètres). Dans le cas du bâtiment reconstitué à l’intérieur de l’ensemble assez dégradé, cette solution s’accompagne de l’intégration d’un arc à l’étage supérieur. L’espace ainsi créé servait d’antichambre donnant accès à deux compartiments principaux, et rappelle certaines habitations érudites d’agglomérations de plus grande dimension comme Tozeur56.

• 57 Maksoura : pièce privée, de petite taille. Sedda : espace intermédiaire où les convives peuvent dor (...)

37La dernière phase de l’expansion de Zraoua traduit l’importance que la construction de l’habitat autour du patio revêt au cours du processus évolutif. Du point de vue structurel, les habitations occupent des parcelles plus grandes, au tracé plutôt irrégulier. D’autre part, les pièces les plus importantes des maisons de cette dernière phase de l’expansion urbaine se démarquent fréquemment de par la composition symétrique de la façade (des portes encadrées par une fenêtre de chaque côté), ce qui se traduit, à l’intérieur, par l’intégration jusqu’alors rare de structures de repos dans les zones latérales (maksoura et sedda57). Dans l’ensemble, on retrouve ces caractéristiques aussi bien dans les habitations construites sur la crête que dans celles érigées sur les flancs, généralement organisées en L ou en U (les autres côtés du patio étant délimitées par le coteau).

• 58 Virginie Prévost, Les Mosquées ibadites du Djebel Nafusa, Architecture, histoire et religions du no (...)
• 59 Naima Benkari, « Les Caractéristiques de l’architecture religieuse ibadite : étude des mosquées dan (...)

38En plus des maisons, les lieux de culte se distinguent dans le paysage des villages perchés de Jebel Matmata. Les mosquées et les Zaouïa représentent, par leur architecture et leurs rôles de lieux de culte et de sociabilité, des repères dans l’urbanisme des villages. Elles sont réparties de façon tout à fait équilibrée entre les quartiers du village et sur la surface occupée, reflétant ainsi une certaine répartition sociale. Dans l’espace bâti de Zraoua, on distingue quelques mosquées et zaouias dispersées dans les zones des différentes lignées. Avec une expression vernaculaire, ces mosquées résument les caractéristiques de l’architecture religieuse dans le milieu montagnard avec à la fois la simplicité et l’harmonie avec son milieu (fig. 10). Les caractéristiques et les composantes de ces monuments s’apparentent fortement au style connu des monuments ibadites du Mzab, de l’île de Djerba et de Jebel Naffoussa58. L’appartenance à la même région géographique facilite le passage des courants architecturaux locaux. Plusieurs caractéristiques communes viennent pour appuyer cette réalité : la morphologie de la salle de prière, les arcs et les piliers qui portent la toiture rappellent fortement celle des mosquées ibadites59. Le registre ornemental est le même dans toute la région du sud-est tunisien : dans chaque mosquée et au niveau de la salle de prière, on note la présence d’un registre décoratif de style berbère local. Les intrados des arcs et des voûtes enduits par une couche de plâtre sont les emplacements préférés du décor. Un décor varié assez riche qui consiste à des dessins géométriques sous forme de points, de lignes, de disques, de rectangles, de losanges, etc. (fig. 11).

• 60 Virginie Prévost, « Les Mosquées ibadites du Maghreb », Revue des mondes musulmans et de la Méditer (...)

39La datation de ces monuments vernaculaire reste assez difficile. Dans le cas de Zraoua, on ne dispose d’aucun indice ou document pour dater ces oratoires, mais l’on sait que ce genre de mosquée est très répandu dans ce monde des montagnes. À Jebel Nafoussa par exemple, les textes ibadhites mentionnent des mosquées qui remontent à l’époque médiévale et qui existent encore aujourd’hui60. Ce type de mosquée, connu aussi dans d’autres lieux du Jebel du Dahar, remonte probablement à l’époque médiévale. Dans le cas de Zraoua, la tradition orale mentionne la présence d’une mosquée antérieure disparue au centre du village, près de l’accès au noyau le plus ancien. Les mosquées actuelles se situent en contrepoint, à la limite extérieure, et sont pobablement plus récentes, mais cette hypothèse reste à confirmer par la poursuite des travaux.