- 1 Olivier Meystre, Images des microcosmes flottants. Nouvelles figurations architecturales japonaises(...)
1À l’heure où les représentations dites « photoréalistes » dominent le paysage des perspectives d’espaces publics, que ce soit dans les concours, les revues spécialisées ou sur les sites internet des conceptrices et concepteurs, certaines agences y opposent une forme de « résistance1 ». Elles leur préfèrent des photos de maquettes, des dessins inspirés du monde de la bande dessinée, des perspectives filaires ou encore des collages. C’est au cœur de deux de ces agences que nous avons entrepris une enquête sur les modes de représentations qui empruntent à des champs connexes, néanmoins distincts des codes, normes et esthétiques plus répandus dans la conception d’espaces publics.
- 2 Sonia Curnier, Universel Singulier. Conception d’espaces publics au début du XXIe siècle, Bâle, Bir (...)
- 3 Première mise sur le marché : Autocad, 1982 ; Archicad, 1987) ; Photoshop, 1990 ; Cinema 4d, 1990 ; (...)
2Depuis les années 1980, l’espace public a commencé à s’affirmer comme un champ de conception à part entière2, à la croisée de l’architecture, de l’urbanisme, de l’architecture du paysage, s’adjoignant plus récemment les compétences d’autres disciplines (ingénierie, sociologie, écologie…). En raison de ce caractère interdisciplinaire, les questions relatives à sa représentation lui sont donc spécifiques et méritent d’être étudiées comme un sujet en soi. À cette spécificité s’ajoute le fait que l’espace public est, par définition, un objet qui rassemble et qui s’adresse à des personnes aussi variées que des professionnels, des politiques, et une grande diversité de futurs usagères et usagers. Les enjeux de sa représentation sont par conséquent aussi politiques que sociaux. Enfin, notons que l’essor de l’espace public manifesté au tournant du XXIe siècle coïncide avec la percée et la démocratisation des logiciels de conception assistée par ordinateur (CAO), de modélisation 3D et d’images de synthèse3. Cette concomitance ne peut être ignorée en abordant la question des images. Tout choix de technique de représentation alternatif doit être considéré comme un acte de « résistance » d’autant plus fort face à cette montée en puissance des images de synthèse.
3Parmi ces formes de « résistance », le collage semble posséder des potentialités de figuration uniques pour la conception de l’espace public, que ce soit dans son processus de fabrication, ou dans ce que le rendu final suggère. Cette particularité du collage sera analysée au travers de deux exemples suisses issus d’équipes interdisciplinaires associant des architectes et des architectes paysagistes.
4Le premier cas est une proposition pour l’aménagement de la place Perdtemps, à Nyon, réalisée en 2018 par une équipe réunissant l’agence d’architecture Dreier Frenzel, celle de paysage Base et les ingénieurs Ingphi, dans le cadre d’une procédure compétitive. La proposition, non primée, restera un projet sur papier. Le second cas se situe dans une autre région linguistique de Suisse, à Neu-Oerlikon, en périphérie de Zurich, et date de 1998. Il s’agit du rendu d’un concours en deux tours pour le MFO-Park, qui conduira les lauréats à réaliser le fameux parc éponyme quelques années plus tard sous l’entité Planergemeinschaft MFO-Park, associant Burckhardt + Partner Architekten et Raderschall Landschaftsarchitekten.
5Ces cas n’ont pas été choisis ici pour l’exemplarité des projets – bien que nous ne mettions pas en cause leur qualité, là n’est pas la question – mais pour les images intrigantes produites au cours de leur conception. Il se pourrait que pour la lectrice ou le lecteur, ce corpus ne soit pas très significatif au premier regard. Il faut pourtant le considérer comme une sélection découlant d’une opportunité rare d’explorer en détail les potentialités du collage. En effet, ces images proviennent d’un accès non limité aux archives les répertoriant. Ces sources, précieuses et généreusement mises à notre disposition, offrent la possibilité de comprendre comment et dans quel contexte ces collages sont produits, quel rôle ceux-ci jouent dans l’élaboration du projet, pour finalement se pencher sur ce qu’ils disent à leurs spectatrices et spectateurs. La lecture croisée de ces deux cas d’étude, produits à vingt ans d’intervalle, utilisant pour l’un des techniques manuelles pour l’autre numériques, démontre que les potentialités du collage infusent en profondeur la conception d’un projet d’espace public.
- 4 L’entretien oral avec Yves Dreier et Eik Frenzel réalisé par Sonia Curnier le 21 mai 2021, à Lausan (...)
6Nos analyses et nos interprétations, qui visent à décortiquer la genèse de la fabrication de ces images sur la base de documents d’archives, se fondent également sur des entretiens et des échanges écrits avec leurs autrices et auteurs, menés sur différents sujets ayant trait à la conception d’espaces publics, dans lesquels la question des modes de représentation se posait de manière cruciale4. Nous soutenons en effet que le choix d’une technique ne relève pas seulement d’une question esthétique ou pratique, mais avant tout d’une décision conceptuelle importante qu’il s’agit de révéler.
7Par collage, nous entendons une technique visuelle simple qui consiste en plusieurs gestes effectués les uns à la suite des autres : ouvrir des répertoires d’images, saisir au vol une image, selon une attention flottante ou encore de manière délibérée, la découper, l’agencer sur un support préparé ou non. Prendre du recul, regarder : une configuration inédite s’est produite. Recommencer.
- 5 Véronique Mauron, « Le Collage : expérimenter l’imprévisible », dans Le collage, Bellinzona, Civica (...)
8Inventé et utilisé par les artistes visuels au début du XXe siècle, le collage se développe en un moyen d’expression singulier5. Prélevant des parcelles du réel, il les inscrit dans un espace qui leur confère une signification autre, détournée, réinventée. Remodelé, transfiguré, le réel ainsi manipulé participe d’une recréation. Le collage engendre un nouveau territoire où les temporalités s’entrechoquent et les espaces se télescopent. Se juxtaposent le trivial et le bizarre, l’identifiable et l’étrange. Le collage dépayse. Que ce soit avec des matériaux tangibles ou numériques, le procédé du collage et ce qu’il provoque restent les mêmes. Ce sont ses opérations et ses effets que nous proposons d’interroger quand ils sont pratiqués par des conceptrices et concepteurs d’espaces publics, davantage habitués et formés à l’utilisation d’autres moyens de représentation. Notre étude ne vise pas à élaborer une comparaison entre les collages d’auteur d’espaces publics et ceux de l’histoire de l’art, mais plutôt à révéler les effets heuristiques et épistémologiques du collage chez ces praticiennes et praticiens.
9Sur le plan méthodologique, associées par des intérêts communs autour de l’espace public et des représentations, nous avons construit notre étude à quatre mains en pratiquant un agencement de parties textuelles sur un canevas défini ensemble autour de cinq potentialités du collage. À ce dialogue viennent s’ajouter des fragments sous la forme d’illustrations et de citations des conceptrices et concepteurs convoqués. Notre texte se structure dès lors comme un assemblage étroitement ajusté. Par définition, l’assemblage consiste en une disposition d’éléments, qui, par leur réunion, forment une totalité cohérente. Mais il possède aussi une résonance interne qui laisse apparaître une certaine brèche dans l’agencement. Au travers de ce récit assemblé, nous revendiquons une mise en situation d’observations et d’analyses qui, nous le souhaitons, ouvrira chez le lecteur et la lectrice, un espace affranchi qu’il ou elle pourra s’approprier. Il ou elle est donc invité à suivre notre cheminement, qui ne saurait prétendre à la démonstration, mais au contraire à l’exploration.
- 6 Si le cahier des charges (11 octobre 2018) porte sur l’« aménagement de la place Perdtemps à Nyon » (...)
10En 2018, lorsque le trio interdisciplinaire rassemblant les agences Dreier Frenzel, Base et Ingphi soumet son premier rendu intitulé « Circus Maximus » dans le cadre de la procédure compétitive en deux tours pour la place Perdtemps, à Nyon6, il prend le parti de l’illustrer par un surprenant quadriptyque occupant la partie inférieure des deux planches (fig. 1).
Figure 1. Dreier Frenzel, Base et Ingphi, « Circus Maximus », mandats d’étude parallèles pour l’aménagement de la place Perdtemps à Nyon, rendu du premier tour, 29 novembre 2018
Source : archives numériques de Dreier Frenzel
© Dreier Frenzel, Base, Ingphi
11Le projet porte sur un site au cœur de la petite ville suisse romande de Nyon, dont l’origine remonte à l’époque romaine. Le cahier des charges consiste à aménager un vaste parc, en lieu et place du parking actuel, augmenté d’un programme urbain mixte (commerces, équipements, hôtel, logements…). L’équipe imagine alors un grand espace vert et libre, bordé de quatre bandes programmatiques. La première sera arborée. Les trois autres accueilleront respectivement des commerces ; un hôtel et une salle communale derrière lesquels se développera un nouveau quartier d’habitation ; et enfin, une enfilade de programmes « civiques » (médiathèque, bibliothèque, centre de congrès, maison de quartier et d’associations) formant un socle.
Figure 2. Dreier Frenzel et Base, « Collage de Circus Maximus », rendu du premier tour, 29 novembre 2018
Source : archives numériques de Dreier Frenzel
© Dreier Frenzel, Base
- 7 Selon la dichotomie « found » et « constructed » « photo fragments » conceptualisée par Jennifer Sh (...)
12Tenu entre des plans et des coupes traditionnels, le singulier quadriptyque procède du collage (fig. 2). Au premier regard, on constate que les proportions, la profondeur, les couleurs et les textures ont été librement modifiées pour servir l’intensité d’un message plus symbolique. Le collage associe des « fragments trouvés », à l’image des monuments de différentes époques qui se côtoient (pavillon Karlsplatz d’Otto Wagner, pyramide de Gizeh, Chiesa dei S.S. Gervasio e Protasio, de Giuseppe Piermarini, tour de Babel, par Athanase Kircher, Panthéon) à des « fragments conçus7 », dessinés par les auteurs du projet (bassins, nouveaux bâtiments, gradins, socle…). S’y ajoutent des aplats, textures et teintes suggérant des atmosphères distinctes, délimitant des lieux. Indiens et cow-boys habitent le parc conférant une touche ludique, voire humoristique, à l’image.
13Ce collage ébranle les notions de points de vue : des élévations côtoient des vues axonométriques ou encore des perspectives. L’équipe semble assumer cette volonté de s’abstraire des questions spatiales et constructives. Tout s’entremêle pour créer une image troublante, formant néanmoins un ensemble compréhensible. Une plongée dans les archives du projet apporte un certain nombre de clés de compréhension du modus operandi des conceptrices et concepteurs.
14En ouvrant les dossiers numériques de l’agence Dreier Frenzel, on constate que l’arborescence de base qui structure le rangement de tout projet distingue les « dessins » des « images ». La première catégorie rassemble les sous-dossiers usuels d’organisation de fichiers que l’on pourrait qualifier de « techniques » : « plan » et « coupes ». Le second contient les dossiers « croquis » « références » ou encore « photos de maquettes ». Parmi ces derniers, un répertoire en soi, intitulé « collages », se démarque (fig. 3). C’est ici que les architectes placent les images que d’autres agences nommeraient plus génériquement « perspectives » ou « rendus 3D ». Le quadriptyque en question y est rangé. Toutes les variantes ayant mené à la version finale sont soigneusement organisées et datées. En les observant, on peut donc assister à la création du collage.
Figure 3. Système de rangement des dossiers numériques de l’agence Dreier Frenzel
Source : archives numériques de Dreier Frenzel
© Dreier Frenzel
15Dans ce même dossier, un autre collage attire notre attention. Précédant le quadriptyque, cette image a une valeur conceptuelle. Le collage est ici réduit à sa plus simple forme. Une image de référence, le Circus Maximus tiré de l’Atlas Van Loon – qui donnera au projet sa devise – est découpée et plaquée sur une photographie aérienne du site (fig. 4-5). L’intention du projet se résume en un seul geste condensant le concept formel d’un vide central bordé de constructions. L’évocation du passé romain de la ville de Nyon incarne le potentiel d’usages que le projet se promet de créer.
Figure 4. Dreier Frenzel et Base, « Collage conceptuel de Circus Maximus », document de travail, 23 octobre 2018
Source : archives numériques de Dreier Frenzel
© Dreier Frenzel, Base
Figure 5. Image de référence pour le collage conceptuel de Circus Maximus
Source : archives numériques de Dreier Frenzel
Source originale: The Circus Maximus (Atlas Van Loon 1663 - Artiste : Joan Blaeu (1596-1673)
© domaine public
16Ce collage originel témoigne d’une intention des conceptrices et concepteurs consistant à se servir des représentations, et notamment des représentations tridimensionnelles, pour leur capacité opératoire. Yves Dreier explique :
On aimerait bien – et je dis bien on aimerait, car on n’y arrive pas toujours – que ces images soient des outils, au même titre qu’un plan, une esquisse ou un texte. On aimerait qu’elles viennent le plus rapidement possible dans le projet.
- 8 Vilém Flusser, Les Gestes, Marseille, Al Dante, 2014 [1990], p. 50.
17Les architectes parlent du collage comme d’un « outil », terme opérateur de notre réflexion. Sur le plan sémantique, l’outil pointe un faire qui induit un geste ne se départissant pas d’un mode artisanal, voire manuel. Le collage ainsi envisagé exprime d’emblée une manière de concevoir qui révèle une pratique de la pensée. « Il n’y a pas de pensée qui ne soit articulée par un geste8 », écrit le philosophe de la photographie Vilém Flusser. L’emploi de la préposition « par » est significatif : acteur de la pensée, le geste fabrique la pensée. Par ce geste inaugural, on comprend que le collage n’est pas une idée qui se matérialise en image, mais qu’il fait faire. Ses matériaux, sa forme, ce qu’il représente sont choisis autant de manière délibérée – ils composent alors un univers de références – que de manière intuitive. Provenant à peine d’une intention, émergeant autant des souvenirs visuels que de l’imagination, le collage s’oppose à une conception hylémorphique puisque ni une idée ne préside, ni des matériaux ne sont prédéfinis, ni un résultat n’est programmé. Il est donc un geste qui, en se réalisant, façonne une pensée en action.
18Yves Dreier explique : « C’est aussi que cela nous amuse d’utiliser l’image comme un outil pas uniquement de représentation, mais aussi de recherche ». Pratiquer le collage très tôt dans le projet, comme le fait Dreier Frenzel, revient donc à concevoir et à visualiser en même temps. Cela va à l’encontre de la traditionnelle subordination du visuel au conceptuel. Il ne s’agit plus de rendre visible une idée au moyen d’une représentation qui serait seconde, mais plutôt de tenter l’opération suivante : mettre en jeu les éléments visuels pour en faire surgir un concept. Nous y reviendrons.
- 9 Tim Ingold, Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, Bellevaux, Éditions Dehors, 201 (...)
19Geste opératoire donc, le collage n’est pas une projection – jeter en avant une idée – mais un processus, un acte qui fuse en image. Choisi comme un procédé, il devient aussi une procédure active pour configurer des espaces de pensée. Cette définition du collage se rattache à une vision anthropologique du geste et du faire, telle que la décrit Tim Ingold quand il étudie les manières de penser en agissant plutôt que les manières d’agir en pensant9.
20Dans le collage, la conceptrice ou le concepteur s’implique avec ses doigts qui cliquent, ses mains qui découpent et collent, son imagination et sa mémoire. Ses gestes qui procèdent des matériaux et des images mentales le ou la font directement participer au collage qui se réalise. Constamment, il ou elle observe ce qui se produit. La conceptrice ou le concepteur voit ce qui se fait davantage que ce qui est. Cette permanence du faire qui transforme et l’objet et son auteur, qui provoque une émergence de l’image et du concept, semble être expérimentée avec curiosité et intérêt par Dreier Frenzel.
- 10 L’analyse génétique, issue du champ littéraire, consiste à étudier l’élaboration progressive d’un t (...)
21La notion d’un geste qui façonne autant une pensée évolutive qu’une image se vérifie dans l’analyse génétique10 de la création du quadriptyque. On l’a vu, une des particularités des collages produits de manière digitale est qu’ils comportent une multitude d’états sauvegardés dans des fichiers distincts, témoignant de la genèse de la construction de l’image. On observe effectivement le projet en train de se faire. Par exemple, examinons de plus près l’évolution du panneau gauche du quadriptyque (fig. 6). On y voit différents éléments du projet prendre forme au fil des versions. La première définit le cadrage et le point de vue. Les intentions spatiales y sont sommairement représentées : un vaste espace vert, bordé à l’arrière d’une double allée d’arbres et au premier plan d’un socle bâti sur deux étages. Au fur et à mesure des variantes, on voit se préciser la terminaison du parc à gauche, le socle au premier plan et l’escalier ayant valeur d’articulation entre les deux. La délimitation exacte et le caractère des différents sous-espaces – symbolisés par des surfaces colorées – évoluent.
Figure 6. Dreier Frenzel et Base, « États successifs du premier panneau du collage Circus Maximus », documents de travail des 5, 12, 14, 15, 16, 21 et 22 novembre et rendu final du premier tour, 29 novembre 2018
Source : archives numériques de Dreier Frenzel
© Dreier Frenzel, Base. Assemblage par les autrices
22Les éléments découpés puis collés participent de cette élaboration. Tout d’abord, une série de bâtiments forme l’arrière-plan de l’image. Ce module composé de trois façades sera d’ailleurs répété indistinctement sur les autres panneaux du quadriptyque, conférant un caractère secondaire à ce contexte existant. Des arbres, une fontaine, un potager (qui disparaîtra en cours de route), un muret, puis un bassin viennent aménager l’espace ouvert, se déplaçant dans l’image, selon les variantes. Rapidement, les personnages de western commencent à habiter le site. Eux aussi se dupliquent et se décalent, se soumettant au passage à des effets de symétrie et d’homothétie. Le pavillon d’Otto Wagner apparaît ensuite. Il subira un agrandissement pour être finalement teinté de rouge et se fondre dans le socle. Enfin, un travail d’incrustation de couleurs, sur les arbres notamment, vient renforcer le caractère narratif de l’image.
- 11 Olivier Meystre, op. cit., p. 8.
- 12 Ibid., p. 10.
23Tout le potentiel de bifurcation du collage, qui permet de supprimer, d’agrandir, de déplacer, d’ajouter ou encore de remplacer, se vérifie ici. Ce mode de représentation se situe ainsi à l’opposé des rendus photoréalistes, qui nécessitent d’avoir une vision relativement aboutie du projet avant de commencer à les produire ; ce d’autant plus dans le cas où leur production serait sous-traitée à une agence spécialisée. Le collage est donc bien une figuration, non une illustration, au sens où l’entend Olivier Meystre : « À la différence de l’illustration, la figuration est autant un outil de description que d’investigation, donc de projet11. » Le chercheur ajoute : « Il n’y a pas deux temps, celui de la conception et celui de la figuration. Il n’y a pas de préséance de l’un par rapport à l’autre. Concevoir c’est figurer et figurer c’est concevoir12. » Nous retrouvons ici l’émergence simultanée du concept et de la visualisation.
24Cette capacité transformationnelle du collage guide le processus de fabrication de l’image, troublant parfois ses auteurs, comme l’explique Yves Dreier : « Les images évoluent, elles vont vers quelque chose que l’on découvre tout à coup. » Il se peut donc que le collage se fasse à l’insu de son auteur, qu’il possède un mouvement propre échappant à la volonté. La procédure de conception des différents collages analysés ci-dessus ainsi que le constat du concepteur mettent en évidence l’inattendu qui se situe au cœur du collage.
- 13 Vilém Flusser, op. cit., p. 50.
25Le collage détruit la bonne ordonnance et inscrit la rupture. S’il met en rapport, il clame les dissonances, il juxtapose des réalités qui ne se connaissent pas. Il colle autant qu’il décolle et recolle, ajouts sauvages qui mélangent les temporalités et les spatialités. Il privilégie une combinaison d’anachronismes et d’analogies. Bricolage, il fait apparaître l’imprévisible. Là réside son bonheur : lorsque l’accident se mêle au nécessaire, lorsque le hasard s’enchâsse dans le destin de la composition. Sous les yeux de la conceptrice ou du concepteur, la technique du collage crée des accouplements et des heurts inédits, heureux, fantaisistes et provocateurs qui étonnent celle ou celui qui assemble. Les gestes précis et imprécis, contradictoires parfois, font du collage une pratique quelque peu désordonnée. Vilém Flusser écrit : « À la rigueur, on ne pense pas avant de gesticuler13. » Dans la réalisation du collage, il y a comme une gesticulation des matériaux, des formes, des images et des significations. De plus, cette gesticulation externe fait gesticuler la conceptrice ou le concepteur, du moins, elle bouscule ses pensées et ses images mentales. Non pas chorégraphie, le collage est plutôt le chorégraphe qui fait bouger les esprits, les idées, les objets. Cette gesticulation met à mal la posture intellectuelle de l’auteur tout entier absorbé par son idée, la conduisant et la dominant. Pratiquer le collage, observer ce qui se passe et s’en étonner, amènent à accepter l’inattendu au cœur de ce processus de création.
26Le collage opérerait donc dans le régime de l’équivoque. Alors, l’inclination de Dreier Frenzel pour ce mode de représentation n’est certainement pas anodine. L’agence se défend en effet de concevoir un projet en tant que finalité, geste d’auteur ou encore produit fini. Au contraire, pour ces architectes, le projet se situe dans le monde des idées et de leur constante évolution : la conception n’apporte pas de solution, elle interroge et reformule.
27Dreier Frenzel adopte ainsi le collage, parmi d’autres techniques de représentation alternatives, pour exprimer sa « fascination pour le flou » et l’indétermination incessante du projet d’espace public ou d’architecture.
- 14 On comprend ici que cette notion d’abstraction – récurrente dans les propos de Dreier Frenzel – doi (...)
Les représentations plus abstraites14, plus ou moins naïves, laissent de la place pour l’imagination. Comme nous voyons le projet comme un processus, tant qu’il n’est pas construit, il reste l’imagination. Consciemment, nous laissons des portes ouvertes,
28commente Eik Frenzel. Le collage leur permet de suggérer le devenir d’un site, sans pour autant le figer. Il effleure le futur, sans trop en dire.
29Par sa représentation sous forme de collage, le projet Circus Maximus échappe à la surdétermination souvent attendue de la part du maître de l’ouvrage ou du jury de concours15. Au contraire, il assume l’indétermination du projet. Une revendication que semblent partager leurs partenaires, les architectes paysagistes Base, dont la page internet arbore, telle une devise, cette phrase : « Faire persister une part d’indéfini au sein des projets permet de laisser libre cours à de multiples interprétations16. » Rien n’a donc été laissé au hasard, tout est réfléchi dans ce choix de technique de représentation.
30Jusqu’au bout, le collage dit son mode de faire. À tout moment, une main peut venir enlever un élément, en ajouter un autre, à côté ou par-dessus les autres. Rupture assurée. Même dans sa « dernière version », le collage dit le remaniement, car il maintient les sources d’incertitude. Il ne délivre pas d’état final, il exprime l’indéfini permanent et ose imposer le non-fini. Dès lors, l’image dont le geste a été décrit comme opératoire devient elle-même opératrice, c’est-à-dire active. Image en crise dans le contexte d’un projet d’espace public qui doit dire ce qui adviendra.
- 17 L’abstraction entendue comme opposition au réalisme, se vérifie à nouveau dans le discours des arch (...)
31Toujours le collage promet un possible, un mouvement des formes. Il s’affecte d’un détour, d’une indirection. L’uniformité n’est pas de mise, au contraire, les soubresauts et les saccades provoquent des interruptions autant que des irrésolutions. Ainsi le collage tient-il ouvert le projet, même lors de sa présentation devant un jury, à un moment, précisément, où on lui demande de se fermer et d’affirmer. Image de l’écart, image écartée, le collage ne résout ni les contradictions ni les incertitudes : il les soutient dans leur vivacité et dans une visibilité transparente. On demande au projet d’être une image-synthèse, d’être un signe qui décrit une réalité qui sera, alors qu’on sait que cette réalité n’est pas assurée, comme l’explique Yves Dreier : « Aujourd’hui, avec la photo et le photoréalisme on a tendance à vendre des choses qui semblent réelles, mais qui au fond sont aussi mensongères qu’une abstraction17. »
32Avec le collage, une image inconfortable s’affiche, car procédant du jeu. Elle apparaît comme un risque, qui peut être inversé en une chance de laisser à vif, dans une tension irrésolue, le mouvement interne du projet en train de se faire. Jeu de la chance.
- 18 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1980 (...)
33Sur le plan spatial, le collage affiche aussi le non-fini. En effet, il ressemble parfois à un patchwork, objet visuel peu noble dans les mondes artistiques, car marqué par le disparate, l’artisanat et le populaire. Pourtant, à la suite de Gilles Deleuze et Félix Guattari18, le patchwork, non comme objet à proprement parler, mais comme mode opératoire qui entre dans la catégorie du « lisse », développe, à l’instar du collage, la propriété de s’étendre de manière illimitée, sans suivre de direction assignée. On a bel et bien repéré les bifurcations inhérentes au collage. Dès lors, ce collage-patchwork ne conduit pas à un paysage – extension large, mais cadrée d’un pays que l’on a sous les yeux et que l’on maîtrise – mais davantage à un espace all-over, territoire illimité, en expansion, doué de vitalité et d’organicité plutôt que de géométrie et de formes projetées. Comme un organe, comme une plante, il possède sa formule de croissance.
- 19 Tim Ingold, op. cit., p. 32.
34Pour celles et ceux qui le jugent lors d’un concours, le collage semblera suspect, impur aussi, car métissé de toutes sortes de références. Jusqu’au bout, il manifeste moins un dessin certifié que la vision d’un dessein incertain puisqu’il inscrit le non-fini dans le projet lui-même et dans ses conséquences pour son avenir. Aussi la prescription requise par le projet fait-elle défaut. La solution exigée n’est pas fournie. A contrario, dans une inversion salutaire, le collage aide à renoncer à l’efficacité, fameuse notion souvent brandie comme la garantie de réussite d’un projet. Dans sa non-spécification et son inachèvement, malgré sa fragilité formelle, il invite à un cheminement plutôt qu’à un point final de ralliement. Est-il alors une simple expérimentation ? Pas dans le sens où les sciences de la nature – dont les méthodes tendent à vampiriser toutes les autres sciences – définissent l’expérimentation comme une mise à l’épreuve d’hypothèses préétablies. Pas davantage au sens technologique d’une confrontation entre des idées et des faits, mais plutôt, comme le dit Tim Ingold, « au sens d’un éclaireur qui fraye un chemin et poursuit sa route pour voir où elle conduit. Expérimenter, c’est tenter certaines choses et observer ce qui arrive19 ».
35Revenons au collage de Circus Maximus. L’image se réfère explicitement à un fameux dessin de l’Office for Metropolitan Architecture (OMA), produit par Elia Zenghelis dans le cadre du second tour du concours pour le parc de la Villette, à Paris, en 198220. Le dessin se trouve du reste dans le dossier d’images de référence compilées par certains membres de l’équipe Dreier Frenzel. Il n’est pas clair si cette image iconique a valeur de référence intellectuelle, conceptuelle, ou si elle n’est qu’une inspiration esthétique, reproduite avec un certain trait d’humour. Néanmoins, des liens en termes de posture peuvent être tissés entre l’inspiration de la Villette et le quadriptyque qui nous occupe.
36En effet, aucune de ces deux images ne prétend être une illustration fidèle de l’état construit du projet. Au mieux, elles sont fidèles à son état d’avancement. Elles ne sont pas des garanties, mais au contraire des suggestions, des ouvertures, des entrées. Elles s’en tiennent à représenter une stratégie projectuelle et une évocation du devenir du site. Dans l’ouvrage S, M, L, XL, en conclusion de la présentation de son projet pour le parc de la Villette, l’OMA résume sa démarche :
- 21 O.M.A, Rem Koolhaas, Bruce Mau, S, M, L, XL, New York, The Monacelli Press, 1995, p. 934. Traductio (...)
Nous insistons sur le fait qu’à aucun moment nous n’avons prétendu avoir produit un paysage conçu. Nous nous sommes limités à concevoir un cadre capable d’absorber une série infinie de significations, d’extensions ou d’intentions supplémentaires, sans impliquer de compromis, de redondances ou de contradictions. Notre stratégie consiste à conférer au simple la dimension de l’aventure21.
37L’image ingoldienne d’un « éclaireur qui se fraye un chemin » est bien présente dans la posture aventurière des architectes.
- 22 « At this stage it would be nonsense to design a detailed park. […] The more the park works, the mo (...)
- 23 Stéphanie Sonnette, « Rendus d’architecture : les nouvelles icônes épinglées », Criticat, n° 20, pr (...)
38Le dessin d’OMA comme le collage de Dreier Frenzel et Base, résistent activement à une vision garantie du projet d’espace public (d’architecture, d’urbanisme, de paysage…) en tant que solution figée et définitive. Ils assument le processus incrémental de la conception, tout ne pouvant, tout ne devant être défini à l’origine du projet22. Ainsi, le collage, ou encore chez certains le dessin – à l’inverse du rendu photoréaliste « à l’esthétique promotionnelle rassurante23 » – protègent l’inachèvement et maintiennent volontairement des sources d’incertitude. S’ils ne sont pas l’assurance d’un futur prédéterminé, ils sont la promesse d’un cheminement à effectuer, au sens où Tim Ingold l’entend.
- 24 Ce principe de stratification fait écho au concept de « territoire comme palimpseste » développé pa (...)
39Pour autant, si l’on retrouve des enjeux similaires dans ces deux images, le collage de Circus Maximus, par le potentiel de remaniement qu’il contient, se veut moins figé que le dessin du parc de la Villette, qui demeure une illustration (au sens qu’il a ici une valeur démonstrative). À rebours de l’image univoque, le collage qui, comme on l’a vu, se compose de strates24 et de superpositions d’éléments de différentes natures et provenances, laisse aussi une place au vide et à l’interstice, gouffre qui précipite l’enchaînement logique des éléments. L’intervalle disloque la lisibilité, provoque des contretemps et des hiatus, il est le grain dans le rouage, celui qui fait voir la mécanique, c’est-à-dire le projet en construction continue, intégrant au fur à et mesure de nombreuses forces externes, dépassant le champ de maîtrise des conceptrices et concepteurs.
40Autre époque, autre technique. Dans le cadre d’un concours en deux tours pour le MFO-Park, à Neu-Oerlikon, qui se tient en 1998, Raderschall Landschaftsarchitekten et leurs associés Burckhardt + Partner Architekten développent successivement un collage pour chaque rendu de leur projet intitulé Park-Haus (fig. 7 et 8). De très grands formats et occupant une large portion des planches, ces deux images présentent un parc inédit, conçu comme une imposante halle parallélépipédique, que viendra recouvrir une multitude de plantes grimpantes. Le vaste espace libre au centre servira à des usages récréatifs quotidiens comme à l’organisation d’événements collectifs.
Figure 7. Planergemeinschaft MFO-Park (Burckhardt+Partner Architekten, Zurich, Raderschall Landschaftsarchitekten, Meilen), Park-Haus, concours MFO-Park, mars 1998 (rendu du premier tour) et août 1998 (rendu du second tour)
Source : archives de Raderschallpartner
© Planergemeinschaft MFO-Park (Burckhardt+Partner Architekten, Zurich, Raderschall Landschaftsarchitekten, Meilen)
Figure 8. Planergemeinschaft MFO-Park (Burckhardt+Partner Architekten, Zurich, Raderschall Landschaftsarchitekten, Meilen), Park-Haus, concours MFO-Park, août 1998 (rendu du second tour)
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© Planergemeinschaft MFO-Park (Burckhardt+Partner Architekten, Zurich, Raderschall Landschaftsarchitekten, Meilen)
41Si le collage manuel n’offre pas la possibilité d’une analyse génétique aussi fine que le collage numérique, une lecture attentive de l’image permet néanmoins de comprendre son processus de fabrication en strates successives. Les collages de Park-Haus prennent forme en trois temps identifiables : un dessin précis, tracé à la règle et à l’encre représente la partie construite du projet, en d’autres termes ce que les conceptrices et concepteurs se proposent de créer. L’aire de jeu est ainsi posée. L’imprévisible – le vivant – vient s’y superposer sous forme de collage. En premier lieu, de futurs usagères et usagers habitent l’espace de manière fictionnelle : Jean Seaberg, Jean-Paul Belmondo ou encore Pipilotti Rist côtoient des anonymes qui jouent à la pétanque et roulent à trottinette. Des plantes grimpantes de nature variée – probablement photocopiées à partir de livres ou de revues – colonisent et recouvrent la structure tracée au stylo. S’y ajoutent quelques oiseaux. Le mode de la photocopie en noir et blanc permet d’uniformiser le tout. Finalement, des touches colorées, ajoutées à l’encre à même les planches, rehaussent le caractère animé de ce vivant non-humain (fig. 9 et 10).
Figure 9. Planergemeinschaft MFO-Park, Collages de Park-Haus, mars 1998 (rendu du premier tour)
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Figure 10. Planergemeinschaft MFO-Park, Collages de Park-Haus, août 1998 (rendu du second tour)
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42Les couleurs évoquent un univers de sensations – parfum des plantes, bruissement des feuilles, chants des oiseaux, soleil filtrant à travers la végétation – que le futur parc suscitera. Sibylle Aubort Raderschall, associée de l’agence éponyme et coautrice du projet, soulève cette particularité qu’ont les paysagistes de travailler aussi avec ces éléments moins tangibles que sont « le temps, le changement, le développement, les saisons, les couleurs et les odeurs » ou encore le « bruit des abeilles et des oiseaux » que l’équipe imagine déjà venir s’installer entre les feuillages de son parc, et cela au stade des balbutiements du projet (fig. 11 et 12).
Figure 11. Planergemeinschaft MFO-Park, Détails des collages de Park-Haus, mars 1998 (rendu du premier tour)
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Figure 12. Planergemeinschaft MFO-Park, Détails des collages de Park-Haus, août 1998 (rendu du second tour)
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© Planergemeinschaft MFO-Park (Burckhardt+Partner Architekten, Zurich, Raderschall Landschaftsarchitekten, Meilen)
43Les trois temps de la fabrication des collages du MFO-Park distinguent clairement ce que les conceptrices et concepteurs maîtrisent et ce qui leur échappe. Les collages sont composés d’éléments dessinés résultant de la pensée des auteurs et de formes puisées dans des recueils d’images externes au projet. Ils permettent de nouer la réalité (en devenir) et la fiction de ce qu’il en adviendra (peut-être). Aussi le collage accepte-t-il – voire manifeste-t-il – le non encore advenu, offrant l’opportunité d’explorer un futur incertain. Il devient ainsi outil non de visualisation, mais de préfiguration des usages et d’un aspect possible du parc en cours d’élaboration, colonisé par des plantes dont on ne sait alors encore rien de comment elles pousseront pour venir recouvrir la structure métallique. Les éléments du monde, « fragments trouvés », viennent agiter le milieu en train de se concevoir. Par leur force d’apparition, ils révèlent aux conceptrices et concepteurs des futurs possibles, qu’elles et ils n’auraient pas pressenti. Le collage n’est pas démonstration, il est encore une fois exploration.
44Le MFO-Park se trouve dans un ancien secteur industriel en mutation, occupé autrefois par l’entreprise Maschinenfabrik Oerlikon (MFO), dont la transformation débute dans les années 1980. Les grandes lignes fixées quelques années plus tard pour l’urbanisation future du secteur prévoient une armature d’espaces publics, ponctuée de quatre parcs majeurs – dont le MFO – pour garantir l’identité forte d’un développement urbain qui s’échelonnera sur plusieurs décennies. En 1998, quand le concours du MFO-Park commence, « les usagers ou les voisins qui seraient amenés à être là n’étaient encore pas du tout définis », explique Sibylle Aubort Raderschall. Il faut donc tout imaginer. La paysagiste poursuit :
On a toujours beaucoup discuté de ce qu’on pourrait venir faire, ce qui pourrait se passer dans ce quartier qui n’existait pas encore. On a beaucoup discuté de cela et c’est pour nous toujours très important de savoir pour qui on fait un endroit et ce qui peut s’y passer : quelles sont les possibilités que l’on offre ? Est-ce qu’elles sont les bonnes ? Est-ce qu’on aurait oublié quelque chose ? Qu’est-ce qui peut se développer à partir de cela ?
- 25 James J. Gibson, « The Theory of Affordances », dans The Ecological Approach to Visual Perception, (...)
45Le collage semble participer de cette enquête. N’étant ni démonstratif ni prescriptif, comme nous l’avons noté, le collage n’est pas pour autant lacune et indécision. En une image, il exprime une proposition que l’on peut énoncer ainsi : le projet ne dit pas tout, il doit faire et se faire encore. Ce que les collages du MFO affirment est que le projet doit se faire au-delà de lui-même, avec l’interaction des usagères et usagers et des éléments naturels qui le modèleront. Ces images proposent et avouent une forme de lucidité quant au projet (architectural, paysager, urbain) qui ne délivre pas tout. Alors qu’il soustrait les conceptrices et concepteurs de la pression d’une réalité totalement programmée et dessinée, le collage fonctionne tel un appât – instrument de capture et d’affordance25 – pour des appropriations variées et consécutives. Il intensifie des potentialités d’usages non encore pensés. Dépassant ses fonctions de visualisation, il est animé par une force de fiction.
- 26 Silvana Borutti, « Fiction et construction de l’objet en anthropologie » dans Francis Affergan, Sil (...)
- 27 Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Le Seuil, 1999, p. 156.
46La fiction s’ouvre à différentes significations : elle pointe une feintise, un simulacre, une illusion, voire un mensonge. En cela, elle est parfois suspecte. Elle exprime aussi, selon son étymologie latine de fingere, une manière de modeler et de façonner, verbes qui disent le faire. Cette orientation influe sur les plans sémiologique et narratologique, qui la définissent comme une pro-jection, un traitement imaginaire d’éléments du réel26. Ici se situe le collage, dans cette pulsion fictionnelle qui le traverse : il propose un « comme si » qui invite la spectatrice et le spectateur à s’immerger dans le monde projeté, mais ne les force pas à croire que ce monde sera précisément le réel construit27. Il impose une distanciation qui fait qu’un jeu, au sens d’espacement, se crée au cœur de l’image présentée.
- 28 Georges Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet. L’œil de l’histoire, 3, Paris, Minuit, 2011, (...)
47La fiction comme l’imagination sont des notions souvent écartées dans les contextes scientifiques. Pourtant, on sait aujourd’hui qu’aucune constitution de savoir ne peut s’en passer. Rappelons que l’imagination ne se réduit pas à une fantaisie personnelle et gratuite. L’imagination qui peut se traduire en une fiction relève plutôt d’une « connaissance traversière28 » qui fait apparaître des éléments et des liens, analogies que l’observation directe ou la raison méconnaissent. Le collage dans le projet d’espace public n’exprime pas tant la chose donnée que la chose à imaginer encore, la chose possible dans une forme à improviser.
- 29 Louis Vitalis, « Imaginer des usages pour concevoir. Retours sur le concours du parc de la Villette (...)
- 30 Ibid.
48Dans un texte récent portant sur la représentation d’usages comme moyen de conception, Louis Vitalis distingue deux approches : la « prise en compte d’usages » observés dans le réel (in situ ou ailleurs) et intégrés au projet diffère de l’« invention d’usage(s) », qui procède de l’imagination des auteurs dans le cadre du processus de conception. Le chercheur français précise : « C’est ici une deuxième fonction des représentations d’usages pour la conception architecturale qui doit plutôt être identifiée : celle d’être l’objet – et non seulement le moyen – de la conception29. » Il s’agit bien d’imaginer le non encore advenu, notamment dans des « combinaisons30 » d’usages inédites qui seraient suscitées par le projet.
49La démonstration de Vitalis s’appuie sur des éléments discursifs et illustratifs produits par des architectes de renom, tels Bernard Tschumi et l’OMA, dans le cadre du concours du parc de la Villette (encore une fois !). Or les collages de Park-Haus, qui tiennent aussi de l’invention d’usage, semblent aller plus loin. Dans leur processus de fabrication par couches et temporalités successives, ils affirment la possibilité de décoller, déplacer, recoller, ajouter. Ils invitent ainsi la spectatrice et le spectateur à se saisir de la question de l’invention d’usage(s) en imaginant d’autres combinaisons et cohabitations possibles, pour explorer un univers de potentialités. Le collage sort par conséquent les conceptrices et concepteurs d’un statut omnipotent « d’inventeurs d’usages futurs » que leur projet devrait susciter, en ouvrant cette enquête à d’autres.
50Le collage manuel est une technique de représentation à la portée de toutes et tous. Pour cette raison, il est souvent rapporté au monde de l’enfance. Dans sa variante numérique, il est certes un peu moins accessible. Néanmoins, les agences qui l’adoptent font généralement usage d’un logiciel que l’on peut définir comme « grand public », à savoir Photoshop, logiciel que la plupart des employés d’agences de conception sont capables de maîtriser. Il permet de se passer les fichiers entre collègues, d’apporter des modifications successives, comme l’exprime Dreier Frenzel :
Souvent ce sont des images qui sont générées à plusieurs mains, à plusieurs cerveaux […] on se les échange, comme un texte écrit à quatre mains. Je ne crois pas qu’il y ait des auteurs dans nos images. Comme dans nos projets d’ailleurs.
51Au stade de sa fabrication, le collage possède donc une forte dimension collective. Il questionne directement la notion d’auteur, car il impose de penser ensemble. Il n’est du reste pas anodin que les collages étudiés ici aient été produits par des agences très attachées à l’idée de s’entourer d’apports disciplinaires complémentaires. « C’est toujours plus intéressant de travailler en équipe », affirme Sibylle Aubort Raderschall. De fait, le MFO-Park est le résultat d’une étroite collaboration entre les architectes et les paysagistes. Durant la phase du concours, les premiers iront même jusqu’à déménager temporairement dans l’atelier des seconds pour concevoir le projet de manière collective. De plus, les grands formats de leurs collages permettent de travailler à plusieurs, simultanément et autour d’une même image. Ainsi, une fois la structure du parc tracée au Rapidograph par les architectes, les paysagistes s’affairent à lui donner vie : Jessica Gibert, alors seule employée de l’agence, photocopie, découpe, arrange et colle des fragments issus des sources que Roland Raderschall rassemble, pendant que Sibylle Aubort Raderschall ajoute quelques derniers détails de végétation à l’encre. Dans l’engouement collectif, les limites, tant disciplinaires que hiérarchiques, s’estompent.
- 31 Tim Ingold, op. cit., p. 80.
52Quels types de liens se créent entre les différents conceptrices et concepteurs qui se passent de main en main les fichiers ou les images découpées ? En suivant les éléments choisis et collés, en regardant ce qui a été ajouté ou déplacé par les collègues, ils et elles se situeraient dans un « rapport de correspondance31 », c’est-à-dire une mise en commun effectuée selon des trajectoires imprévues, mais capable d’échafauder un dialogue constructif. En français, le terme correspondance signifie aussi un échange de lettres : une missive arrive, on prend le temps de lire et de répondre, on attend l’arrivée de la réponse, on lit la lettre reçue. Du temps s’inscrit dans l’échange ; une relation s’instaure : la lecture de la lettre se fait avec celui ou celle qui l’a écrite – souvent on entend la voix de l’autre dans les phrases inscrites. La correspondance, tout comme la fabrication d’un collage, exprime cette relation à plusieurs qui peut avoir un début et qui peut n’avoir aucune fin.
53Dans l’agence de Dreier Frenzel aussi le collage constitue l’aire du partage créatif. On se souvient de ce qu’ils disent : « Souvent ce sont des images qui sont générées à plusieurs mains, à plusieurs cerveaux […] on se les échange, comme un texte écrit à quatre mains. » Toutes et tous évoluent dans le même espace visuel en opérant des découpes, des retraits, des réagencements constants, sans fin prévisible. Une coopération se produit, parfois sans délai, puisque certains modes d’interaction peuvent aujourd’hui se réaliser simultanément. Toutes et tous avancent côte à côte dans une déambulation qui ne reproduit pas le face-à-face d’un dialogue souvent hiérarchisé. La vision collective qui prévaut empêche une mainmise personnelle et autoritaire. Correspondre signifie, de manière stricte, répondre32. Chaque perspective s’ajoute, ricoche sur celle des autres en un joyeux partage. On imagine l’amusement collectif qui prévaut dans la fabrication des collages de l’agence.
54Si une dimension collective est donc présente dans le processus de fabrication des collages, elle est aussi suggérée par la dernière image proposée. Dans le projet Circus Maximus, les collages des bâtiments emblématiques de différentes époques de l’histoire de l’architecture, « fragments collés », expriment explicitement ce qui ne sera pas de la responsabilité des autrices et auteurs de la proposition. Ce qu’elles et ils maîtrisent, les « fragments conçus », est en revanche véritablement tracé et intégré dans l’image. En superposant deux modes de représentation, le collage manifeste clairement une posture : à ce stade du projet, voici ce qui est conçu. Ce qui adviendra n’est qu’intention et supposition. Libres à d’autres de se l’approprier.
- 33 Jürgen Habermas, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la so (...)
55Le collage dit ainsi l’ouverture du processus de conception à l’espace public (Öffentlichkeit) – au sens habermassien de « sphère publique33 » – lui reconnaissant une dimension fondamentalement participative. Il met en acte l’espace public – au sens matériel du terme cette fois – que ce soit dans sa fabrication ou dans son appropriation, comme une véritable opération collective. Et celle-ci a vocation à se poursuivre au-delà du projet. Dans les deux cas, la représentation fictionnelle de certains usages et de certaines cohabitations invraisemblables, invite la spectatrice et le spectateur, et par extension les futurs usagères et usagers à se projeter dans une multitude d’appropriations. L’image du concepteur en tant que créateur omnipotent, sachant et savant, se dissipe au profit d’une figure de chercheuses et chercheurs, artisans et explorateurs, mus par l’idée du faire ensemble. La « recherche », l’« expérimentation », l’« intuition », l’« imagination », mais aussi l’« amusement » et l’« enthousiasme », sont autant de termes employés de manière décomplexée par les conceptrices et concepteurs interviewés ici, qui témoignent de ce changement de posture, désacralisant au passage les contours de leurs professions. Le collage, dans sa capacité à explorer les questions de justice spatiale, de pluralité, d’accessibilité, de cohabitation et de débat – questions cristallisées dans la condition même de l’espace public –, ne porterait-il pas en lui une dimension éminemment démocratique ? Ne serait-il pas, davantage qu’un assemblage, une assemblée de pensées, d’images, de représentations, de propositions agissant en interaction ?
56Dès lors, le collage engage. Le faire espace des conceptrices et concepteurs bâtisseurs est prolongé, c’est-à-dire qu’il ne se clôt pas lorsque le projet est déposé. Toute l’activité du faire se déplace dans le réel à façonner à plusieurs. Le collage injecte non seulement dans le projet, mais aussi au-delà du projet, la possibilité de trouver des modes de faire, de développer l’activité de l’espace public, c’est-à-dire d’avoir la possibilité de le fabriquer encore. Ainsi le collage provoque-t-il chez les spectatrices et spectateurs comme chez les usagères et usagers un appétit des possibles à habiter le monde.
57Outil de conception, de conceptualisation et représentation, le collage se travaille et travaille celles et ceux qui le fabriquent et le regardent. Il manifeste une conception spatiale qui cherche, qui intègre la correspondance, la remise en question, la fiction et les déformations dans un cheminement ininterrompu. Cette pratique ne dépasserait-elle pas un savoir en se révélant plutôt comme un savoir-faire ? Un savoir augmenté d’une labilité modulable, d’une manutention réitérée, d’un inachèvement programmé. Ce type de posture serait plus proche de la technè que de l’épistémè. La seconde est la connaissance qui ne peut être autrement qu’elle n’est, qui comporte en elle son propre principe de vérité déductive. Si elle se tourne davantage vers la technè, la conception d’espace public peut revendiquer un savoir-faire aussi conceptuel que pratique, orienté vers le possible. De plus, ce savoir-faire intègre une part de non-savoir comme garantie d’un futur à créer de manière collective, dans un processus de croissance.
58L’association de l’esprit et de la main, que suggère le savoir-faire, nous ramène aux premiers enseignements observés lors de notre exploration du collage dans la conception d’espaces publics : le collage est un outil, un geste exploratoire réunissant le faire et la pensée. Les thèmes par la suite révélés au fil de notre exploration des cas du Circus Maximus et du Park-Haus ont convoqué un champ lexical négatif, marqué par les récurrents préfixes in- et non- : l’inattendu, l’inachevé, l’incertain, le non-fini, le non-encore-advenu, auquel pourrait s’ajouter le a- d’anonyme, les collages ayant pour effet de balayer la notion d’auteur et d’inclure du commun. En revendiquant (ou en proclamant) – plutôt qu’en niant – cette part d’indéfinition inhérente au projet par la technique du collage, les conceptrices et concepteurs transforment activement ce champ négatif en potentialité, lui accordant ainsi une valeur positive, incarnée par de joyeuses et fructueuses représentations.