• 1 Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, France, Gallimard, 2008

3Riche en documents graphiques de qualité, l’auteur mobilise des références autant philosophiques que géographiques, sociologiques, historiques et, bien entendu, architecturales. Il nous livre une histoire engagée, critique de l’évolution des modes d’habitat en montagne. C’est avec la méthode discursive de Michel Foucault1 que l’auteur réussit une nouvelle lecture de ce territoire faite de facettes plurielles. Qu’est-ce que l’architecture vernaculaire ? Comment s’est-elle formée puis comment a-t-elle évolué ? Ces questions introduisent le texte, d’une densité remarquable.

• 2 Patrick Giromini, Transformations silencieuses : étude architecturale du bâti alpin, Genève, MētisP (...)
• 3 Jean-Claude Vigato, Régionalisme, Paris, Éditions de la Villette, 2008, p. 9 ; et Jacques Lucan, Co (...)
• 4 Voir Marc Bloch, « Les travaux et les jours dans l’ancienne France - 1539-1939 », dans Les Travaux (...)

5Dès le premier chapitre, Patrick Giromini nous plonge dans le rapport dialectique entre les modes d’habitat en montagne et leur transposition dans l’imaginaire collectif. C’est au cours du XVIII^e siècle que des représentations fantasmées des modes de vie en campagne sont entrées en collision avec la culture formée dans les « plis du territoire2 », par les usages et pratiques des paysans, le vernaculaire. Ce dernier aurait été falsifié par le nouveau modèle capitaliste bourgeois urbain d’alors. Selon l’auteur, des simulacres auraient été générés par des représentations abstraites pour l’épanouissement, l’oisiveté des classes bourgeoises et aristocratiques dans les campagnes3. C’est cette ligne directrice qui guide et oriente le texte de cet ouvrage et, surtout, la démarche de recherche de Patrick Giromini, dont le terrain s’étale jusqu’à la fin du XX^e siècle4.

• 5 Eric J. Hobsbawm, Terence O. Ranger, L’Invention de la tradition, Paris, France, Éditions Amsterdam (...)

6Il est possible de déceler deux hypothèses chez l’auteur. L’une est qu’il y aurait un lien entre une politique « conservatrice » et les représentations savantes de l’architecture vernaculaire dans la première moitié du XX^e siècle. L’enjeu aurait été de « conserver » les milieux ruraux comme d’« authentiques » lieux5. La seconde s’appuie sur la pérennité de cette illusion. Cette dernière se serait muée dans le temps et serait encore présente dans notre société contemporaine. Elle orienterait le goût des masses par la consommation d’un marché immobilier s’appuyant sur des références vernaculaires détournées. Patrick Giromini dénonce cette méthode de conception de l’habitat et éclaircit ce qu’elle fut véritablement tout en mettant en lumière les impacts des représentations mentales.

• 6 Patrick Giromini, op. cit., p. 67.

8L’auteur poursuit sa dynamique en attribuant au chalet le statut d’objet intemporel et transposable autant mentalement que techniquement. Mais surtout, Patrick Giromoni insiste sur la transformation de sa forme juridique. En effet, le chalet possède une échelle territoriale prépondérante. Il s’inscrit dans une situation toute particulière : entre plaines et alpages, isolé des villages et bourgs pour son équilibre économique et relativement loin d’une ville pour sa survie. Son emplacement est étudié afin qu’il soit en relation avec son environnement pour le bon déroulement de l’activité paysanne. Le chalet tel que le défend l’auteur est ancré dans son territoire par les pratiques et usages économiques paysans, de façon à « intérioriser son territoire6 ». Les transformations majeures sociales, économiques et financières de la fin du XVIII^e siècle jusqu’à l’avènement de la société de masse du XX^e siècle, provoquent irrésistiblement un bouleversement de nature foncière : il ne s’agit plus d’un lieu de vie réunissant hommes et animaux, mais bien d’une propriété privée.

• 7 À ce sujet voir Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales: Europe, XVIII^e-XX^e siècle(...)
• 8 Patrick Giromini, op. cit. p. 120.
• 9 Rappelons l’ouvrage majeur de Jean-Claude Vigato, L’Architecture régionaliste: France, 1890-1950, W (...)

11Les rhétoriques identitaires naissantes au tournant du XIX^e au XX^e siècle inaugurent les positions nationalistes sur l’architecture. Cette dernière, désormais qualifiée de « traditionnelle », va associer les constructions vernaculaires à la nation, à la morale et à son peuple7. C’est une observation capitale de Patrick Giromoni8, puisque cette association, créée de toute pièce, va perdurer et alimenter le débat entre modernistes et traditionalistes tout le long du XX^e siècle. Autrement dit, une construction vernaculaire serait l’âme du peuple qui cultive la terre et vit de son sol. C’est le point de départ du Heimatschutz en Suisse, mais aussi du régionalisme français en architecture9 et, plus largement en matière de politique française, du nationalisme intégral, premier mouvement d’extrême droite conservatrice et royaliste.

• 10 Patrick Giromini, op. cit. p. 133.

13À juste titre, l’auteur souligne le double caractère de l’enquête du Musée des arts et des traditions populaires (de 1939 à 1946) puisque, pour lui, il s’agit d’une politique culturelle, d’une idéologie de masse et d’une quête d’identité tout en étant un « haut lieu de l’étude de l’architecture rurale en France10 ». Cependant, il ne s’attarde pas plus sur le cas français et développe plus largement les enquêtes suisses menées par Jacob Hunziker, puis par Eugénie Goldstern au début du XX^e siècle. Il les inscrit dans une dynamique européenne avec une attention portée sur leurs dimensions théoriques, politiques et socio-historiques. Le paysan et son habitat seraient tout autant sublimés que trahis, à savoir l’objet de toute l’attention des enquêtes totalisantes, pour construire un nouveau savoir scientifique fait de données abstraites, de relevés in situ, facilement comparables et manipulables, élaborées de façon standardisée, alors que ce dernier serait un sujet « archaïque », sorti de son contexte socio-économique, politique et historique.

• 11 François Jullien, Les Transformations silencieuses, Paris, Bernard Grasset, 2009.
• 12 Virgile, Le Souci de la terre, Paris, France, Gallimard, 2019.

14En guise de conclusion, l’auteur revient sur le titre de l’ouvrage, afin de préciser sa signification. En effet, il s’appuie sur la théorie de l’inaction du philosophe et sinologue François Jullien11 : « Ne rien faire pour que rien ne soit à faire et éviter qu’en faisant apparaisse le non-fait. » Ne faudrait-il pas laisser à l’état de ruine l’habitat vernaculaire sans recycler sans cesse son illusion ? L’« abandon » serait alors un hommage à la culture rurale, une façon habile d’éviter de recycler l’image du chalet pour qu’elle ne subsiste. L’abandon, sans intervention, signalerait l’arrêt de l’activité paysanne qui a travaillé le territoire dans la durée: le paysage, ses alpages et champs, l’emplacement des villages et bourgs, jusqu’à l’organisation interne de l’habitat paysan. Cesser l’activité paysanne, c’est mettre de côté la pratique et ce façonnage du territoire pour une étendue infinie sculptée par le capitalisme financier. Sans les magnifier et basculer dans un romantisme désuet, ces ruines révèleraient de nos jours les façons d’habiter cet environnement difficile durant la période rurale. Les ruines vernaculaires nous apparaitraient alors comme une ode à un passé, une époque et une société qui fut, qui n’est plus nôtre, comme un chant de la terre et de sa mémoire12.

• 13 Voir Jean Cuisenier, L’Architecture rurale française, Corpus des genres, des types et des variantes(...)
• 14 Christian Schittich, Vernacular architecture: atlas for living throughout the world, Basel, Birkhäu (...)
• 15 Jean-René Trochet, Les Maisons paysannes en France et leur environnement : XV^e-XX^e siècle, Grâne, C (...)
• 16 Voir Jacques Boulet, Le Monument rustique : éléments pour une critique de la monumentalité, Paris, (...)
• 17 Alain Corboz, Le Territoire comme palimpseste et autres essais, Besançon, Éditions de l’Imprimeur, (...)

15Cet ouvrage possède une place unique parmi les publications d’ouvrages récentes sur l’architecture vernaculaire. Il se démarque des ouvrages s’afférant à une ou plusieurs typologies spécifiques sur un territoire13, de recensements14 ou historiques15 et s’insère dans la continuité d’ouvrages de théories critiques16, dans la lignée d’Alain Corboz17.