• 1 Archives nationales (Pierrefitte), 20130277/3 : « enquête sur l’architecture rurale » est une appel (...)
• 2 Archives nationales (Pierrefitte), 20130277/47 : « enquête sur l’architecture rurale II » est une a (...)
• 3 L’auteur mène actuellement une thèse de doctorat intitulée Les Enquêtes d’architecture rurale en Fr (...)
• 4 Jean Cuisenier, « Propositions théoriques et conventions terminologiques pour une typologie de l’ar (...)

1La collection de « L’Architecture rurale française, corpus des genres, des types et des variantes » est un ensemble de 23 ouvrages publiés entre 1977 et 2001 par le Musée national des arts et des traditions populaires, avec le concours du Centre national de recherche scientifique (CNRS). Il résulte d’un long travail collectif, une enquête ethnographique ayant eu lieu essentiellement entre 1941 et 1946, sous la direction de l’ethnologue et ancien conservateur de ce même musée, Georges Henri Rivière. Elle est connue sous le nom de « Chantier intellectuel 1425 » ou « Enquête sur l’architecture rurale I » (EAR I)1. De 1969 à 1988, elle est réouverte par Jean Cuisenier, successeur de Georges Henri Rivière, et son équipe de chercheurs. Elle prend alors le nom d’« Enquête sur l’architecture rurale II » (EAR II)2 ou « Corpus des genres, des types et des variantes ». C’est aussi à partir de 1969, au nouveau Centre d’ethnologie française au sein de ce musée, désormais attaché au CNRS, que de nombreux historiens et scientifiques de disciplines diverses coopèrent pour transcrire, synthétiser et restituer l’enquête réalisée durant les années 1940 dans les 23 volumes publiés entre 1977 et 2001. L’élaboration de cette vaste collection s’est donc effectuée à partir de sources produites dans le cadre du Chantier intellectuel 14253. Cet article interroge la notion d’usager à travers cette collection d’ouvrages. Comment cette notion a-t-elle permis l’émergence d’une représentation savante de l’architecture rurale ? Nous faisons l’hypothèse que l’importance de la notion d’usager dans ces deux enquêtes a conduit les directeurs successifs à identifier un ensemble de contextes humains, économiques, constructifs liés à l’habitat non savant aboutissant à « des propositions théoriques4 » sur ce type particulier d’architecture.

• 5 Jean-Claude Vigato, L’Architecture régionaliste : France, 1890-1950, Wetteren, Éditions Norma, 1994 (...)
• 6 Jacques Lucan, Architecture en France, 1940-2000 : histoire et théories, Paris, Le Moniteur, 2001, (...)
• 7 Daniel Le Couédic, La Maison ou l’identité galvaudée, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 200 (...)
• 8 Monique Eleb et Lionel Engrand, La Maison des Français : discours, imaginaires, modèles (1918-1970)(...)
• 9 Patrick Giromini, Transformations silencieuses : étude architecturale du bâti alpin, Genève, MetisP (...)
• 10 Jean-Louis Cohen a mené la chaire « Architecture et forme urbaine » de 2013 à 2021 au Collège de Fr (...)
• 11 Jean-Louis Cohen, « Un fonctionnalisme rural : le Chantier 1425 des arts et traditions populaires » (...)
• 12 Jacques Lucan, Habiter, ville et architecture, Genève, EPFL Press, 2021, p. 20-26.
• 13 Isac Chiva et Françoise Dubost, « L’Architecture sans architectes : une esthétique involontaire ? » (...)
• 14 Lucien Bernot, « Le Corpus de l’architecture rurale française », Études rurales, vol. 73, n° 1, s.  (...)
• 15 Gérard Collomb, « Logique sociale et composition architecturale : Jean Cuisenier et le corpus de l’ (...)
• 16 Pascal Ory, La Belle Illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire (1935-1938), P (...)
• 17 Laurence Bertrand Dorléac, Histoire de l’art : Paris, 1940-1944 : ordre national, traditions et mod (...)
• 18 Christian Faure, Le Projet culturel de Vichy, Paris/Lyon ; CNRS Éditions/Presses universitaires de (...)

2Le contexte et les résultats de ce vaste travail collectif ont été évoqués par plusieurs historiens de l’architecture. Jean-Claude Vigato5, Jacques Lucan6, Daniel Le Couédic7, Monique Eleb et Lionel Engrand8, Patrick Giromini9 ont décrit les dimensions politiques, méthodologiques, architecturales ainsi que les objectifs du Chantier intellectuel 1425 sans établir de relation avec la deuxième partie de l’enquête. Plus récemment, au Collège de France, Jean-Louis Cohen a mené un cours intitulé « Régionalisme et ruralité10 », prolongé par un article récent11, qui décrit l’ensemble des deux enquêtes. En 2021, Jacques Lucan12 s’est attardé lui aussi sur la collection dans son ensemble. Du côté des sciences humaines, plusieurs auteurs ont abordé la première enquête et la collection13 : Lucien Bernot14 et Gérard Collomb15 exposent leurs aspects administratifs et méthodologiques, tandis que Pascal Ory16, Laurence Bertrand-Dorléac17 et Christian Faure18 traitent chacun de leur dimension politique et institutionnelle.

• 19 Georges Henri Rivière, « Le Chantier 1425  : un tour d’horizon, une gerbe de souvenirs », Ethnologi (...)
• 20 Marcel Maget, « À propos du musée des Arts et Traditions populaires et sa création à la libération  (...)
• 21 Henri Raulin, « L’Architecture rurale française. Une enquête nationale inédite (1941-1948) », Étude (...)
• 22 Jean Cuisenier, « Le Corpus d’architecture rurale : logique sociale et composition architecturale » (...)

3En amont de ces études, les acteurs eux-mêmes ont produit une littérature éclairante, Georges Henri Rivière19 et Marcel Maget20 ont ainsi tous deux apporté leurs contributions à la compréhension des dimensions politiques, institutionnelles et méthodologiques de la première enquête. Henri Raulin, en 1964, met en lumière l’ensemble de l’EAR I21 puis, Jean Cuisenier résume en 1988 le déroulement de l’EAR II, dans deux articles22, dont l’un figure en préambule de chaque volume de la collection. Malgré l’abondance d’auteurs ayant évoqué ou étudié le sujet, l’articulation entre l’EAR I, la collection d’ouvrages qui s’y rapporte et les représentations savantes qui en ont émergé n’ont pas été interrogées. Dans cet article, nous prendrons pour exemple le premier volume de la collection. Paru en 1977, et portant sur le Dauphiné, il est coordonné par l’ethnologue Henri Raulin. Puis, nous élargirons nos propos à l’ensemble de la collection. L’objectif est ainsi d’appréhender et d’historiciser ce moment charnière de l’histoire de l’architecture rurale.

• 24 Archives nationales (Pierrefitte), 20130277/126 : Brochure « L’Entr’aide des travailleurs intellect (...)

5Ces chantiers sont financés par les timbres-poste spéciaux avec surtaxe24 (fig. 1).

• 25 Il s’agit d’enquêtes ethnologiques. Voir Martine Segalen, Vie d’un musée, 1937-2005, Paris, Stock, (...)
• 26 Georges Henri Rivière, op. cit., p. 9.

6Parallèlement, un décret de mai 1937 de Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale sous le Front populaire de Léon Blum, crée un département des arts et des traditions populaires, au sein duquel sont déjà lancées des études, notamment en Sologne ou en Basse-Bretagne25. Quatre de ces chantiers de chômeurs intellectuels sont pris en charge par cette jeune institution à partir de 1941. Ils portent un numéro de dossier : 909 pour le mobilier traditionnel, 1810 pour l’artisanat traditionnel, 1187 pour l’organisation de la documentation du musée et 1425 pour l’architecture rurale. Moins d’une année plus tard, le Service du travail obligatoire est instauré par le régime de Vichy, obligeant nombre d’intellectuels français au chômage à partir en Allemagne en tant que main-d’œuvre. Les architectes travaillent notamment sur un concours d’ouvrages défensifs militaires pour l’armée allemande26. L’ETI, la jeune institution du MNATP sous la tutelle du Commissariat à la lutte contre le chômage, s’emploie à maintenir la jeunesse française en France ; ainsi, une cinquantaine d’architectes travaillent sur l’architecture rurale dans le cadre de la première enquête.

• 27 Alfred de Foville, Enquête sur les conditions de l’habitation en France. Deux tomes, Ministère de l (...)
• 28 Pascale Riviale, « Des études en quête d’auteurs : instructions et questionnaires sur l’habitat tra (...)
• 29 Albert Demangeon, « Trois questionnaires et trois enquêtes de géographie humaine », Annales de géog (...)
• 30 Le Congrès international de folklore auxquels participent Arnold Van Gennep, Albert Demangeon, Luci (...)

7Cependant, l’EAR I n’est pas la première enquête sur l’architecture rurale. En 1894 est publié le premier volume de L’Enquête sur les conditions de l’habitation en France d’Alfred de Foville et Jacques Flash, commandée par le Comité des travaux historiques et scientifiques. Ce premier ouvrage est suivi d’un deuxième en 189927. Ils rassemblent une cinquantaine de rapports rédigés par des membres de sociétés savantes locales répartis sur le territoire français, répondant à un questionnaire mis au point en amont par les auteurs cités. Il s’agit d’une recherche sur la définition d’une « maison type » ou d’une « unité caractéristique » propre au milieu paysan français. Albert Demangeon, géographe, s’inscrit dans la continuité de l’enquête d’Alfred de Foville et Jacques Flash. En effet, en collaboration avec Georges Henri Rivière, il dirige une enquête nationale dont les résultats sont mis en scène dans une exposition intitulée La Maison rurale en France, présentée en 1937 au palais de Tokyo28. Là aussi, il s’agit d’analyser l’habitation rurale avec la méthode du questionnaire et du relevé in situ des maisons29. L’association d’Albert Demangeon et Georges Henri Rivière dans cette recherche sur la maison paysanne préfigure l’EAR I. Les méthodes de la géographie humaine servent en effet de support au Chantier intellectuel 1425. André Varagnac, directeur adjoint du MNATP de 1937 à 1945, pilote, de 1934 à 1937, la commission de recherche collective pour le tome XIV de l’Encyclopédie française dirigée par l’historien Lucien Febvre. Il met au point des questionnaires qui sont utilisés comme base pour les instructions de l’EAR I30.

• 33 Daniel Pinson, Usage et architecture, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 163.
• 34 Précisons qu’une autre enquête s’est déroulée durant les années 1950 en France sur l’architecture r (...)

11Georges Henri Rivière rassemble les compétences de deux disciplines : l’expertise et le savoir-faire des architectes et les méthodes d’enquête ethnographique alors en pleine expansion. Il ne s’agit pas d’utiliser uniquement les compétences graphiques des architectes en question pour illustrer les maisons, mais comme « réceptacle ou catalyseur des pratiques domestiques […] comme grille de lecture croisée des entretiens et de l’espace observé33 ». Une année après la capitulation de l’Allemagne, le ministre du Travail au gouvernement provisoire du général De Gaulle ne renouvelle pas les subventions nécessaires à l’EAR I, qui s’interrompt brusquement, malgré la présentation au gouvernement du projet d’une publication d’envergure34.

• 35 Martine Segalen, Vie d’un musée..., op. cit., p. 175.
• 36 Martine Segalen, « Un regard sur le Centre d’ethnologie française », La revue pour l’histoire du CN (...)

12En 1969, Jean Cuisenier réouvre l’enquête avec la perspective d’une publication. Cela s’explique par les efforts continus de Georges Henri Rivière dès les années 1950 pour nouer des liens institutionnels entre le musée et le Centre national de recherche scientifique, alors en plein essor. Martine Segalen précise que cette institution « fonctionnait avec des commissions disciplinaires décidant des recrutements et carrières des personnels, ainsi que de l’allocation de moyens35 ». En effet, cette conjoncture favorable permet de reprendre l’enquête, par l’embauche de personnels scientifiques financée par le CNRS. Elle se déroule au sein du nouveau Centre d’ethnologie française, lui-même instauré deux années auparavant par la convention d’association du CNRS et du MNATP36, l’un des premiers musées laboratoires de France.

• 37 Isac Chiva était ethnologue et directeur de recherche à l’EHESS ; Emmanuel Le Roy Ladurie était his (...)

14Chaque volume est soumis à l’autorité d’un comité scientifique, présidé par Jean Cuisenier et composé d’Isac Chiva, d’Emmanuel Le Roy Ladurie, d’Hugues Neveux, de Michel Parent, de Jean-Marie Pesez et de Gaston Tuaillon37. La publication des 23 volumes est mise en œuvre grâce à l’augmentation des subventions du ministère de la Culture et de l’Environnement, du ministère de l’Agriculture et de la Forêt pour ce même tome, et aussi du CNRS. Grâce à ce dispositif institutionnel, de nombreux chercheurs et non plus seulement des « architectes-enquêteurs », élaborent une représentation savante de l’architecture rurale française.

• 38 Les éditions Berger-Levrault ont publié également entre 1980 et 1983 trois volumes de dessins d’arc (...)

15À partir de 1977 et jusqu’en 1986, les 18 volumes sont publiés aux éditions Berger-Levrault38 ; en 1988, un tome paraît aux éditions de La Manufacture ; puis, de 1992 à 2001 quatre volumes sont publiés par les éditions A. Die. Le cout élevé de la publication de chaque volume explique ces changements de maisons d’édition, d’autant plus que la collection reste encore aujourd’hui inachevée. Les tomes Périgord Quercy Agenais, Haut Languedoc Rouergue, Maine Anjou Touraine et Limousin n’ont jamais été publiés. Face à la baisse du nombre d’acheteurs, la maison d’édition A. Die interrompt le projet éditorial, laissant ce puzzle d’anthropologie architecturale incomplet.

• 40 Chaque volume précise dans un avant-propos l’utilisation des monographies des architectes-enquêteur (...)

19Pour cela, il s’appuie, d’une part, sur les monographies effectuées par les architectes-enquêteurs du MNATP entre 1941 et 194640, qui ont collecté de nombreuses informations sur le terrain. Sans posséder de caractère synthétique et théorique, ces sources brutes ont fourni la matière première à l’auteur, pour chaque département et chaque maison passée en revue (fig. 5).

• 41 Georges Henri Rivière, op. cit., p. 10.

20D’autre part, Henri Raulin, assisté de l’architecte Patrick Soriano, se rend à son tour à plusieurs reprises sur les sites des bâtiments analysés dans les années 1940. Il complète et actualise les informations manquantes pour nourrir son ouvrage. Entre 1969 et 1977, la seconde enquête se décompose donc en plusieurs étapes. La première est le retour sur le terrain, puis un second travail consiste à rassembler les monographies du territoire du Dauphiné en vue de produire une synthèse globale. Les monographies des années 1940 présentant des aspects répétitifs sont écartées afin d’épurer la totalité de 1 759 monographies41, parmi lesquelles on en compte 79 pour le seul Dauphiné (fig. 6 et 7).

• 43 Archives des ATP, Marseille, Mucem, 17W387, Monographie des Hautes-Alpes, François Bauhain, p. 2.

25Plus précisément, la synthèse effectuée par l’auteur sur les multiples hameaux et villages analysés dans le volume consacré au Dauphiné évoque plusieurs communautés villageoises constituées de familles d’éleveurs paysans vivant à proximité de leur exploitation, majoritairement de type agropastoral. Diverses constructions, datées selon l’auteur du XIX^e siècle, ont un usage collectif, comme les fours, les lavoirs, un moulin, une chapelle ou encore quelques fois un cimetière communal. Outre l’esprit communautaire qui règne dans les hameaux dauphinois — à Saint-Véran par exemple, lors d’une nouvelle édification ou réparation, c’est l’ensemble du voisinage qui prend en charge le transport des matériaux, et parfois l’ensemble des travaux —, l’architecture rurale du Dauphiné, selon Henri Raulin, serait bâtie par un corps social composé de familles de paysans constructeurs qui coopèrent et partagent les tâches. Elles ne se répartissent pas seulement leurs activités agropastorales, mais aussi l’édification des habitations et bâtiments collectifs. L’architecte-enquêteur François Bauhain qualifie de « hameau-entr’aide » ces villages dans la monographie du département des Hautes-Alpes datée de 194443. À travers le néologisme cité, c’est l’esprit collectif de la vie en milieu rural dans ce territoire qui est mis en avant. En effet, il en va de la survie des hommes et des femmes tant les conditions climatiques, économiques, hygiéniques sont difficiles. Henri Raulin ne reprend pas cette appellation, mais grâce à la prise en compte de l’activité agropastorale et au partage des tâches entre groupements familiaux, paysans et constructeurs, il en déduit la morphologie des bâtisses, accompagné de leurs techniques de mise en œuvre et leurs usages quotidiens (fig. 8).

• 44 John W. Cole et Eric R. Wolf, The Hidden Frontier: Ecology and Ethnicity in an Alpine Valley, New Y (...)
• 45 Gaston Roupnel, Histoire de la campagne française, Bernard Grasset, Paris, 1932.

27La structure narrative du tome Dauphiné est composée selon trois lignes directrices, l’une est humaine, l’autre économique, la troisième constructive. Ces trois lignes s’attachent à mieux appréhender les sociétés paysannes, à saisir minutieusement les pratiques des usagers en relation avec leur habitat. La première d’entre elles, dite « humaine », traite de la langue, du droit et des institutions familiales, des rituels religieux ainsi que de la relation homme-animal. L’auteur précise également les us et coutumes de ce territoire, comme la répartition entre les vivants et les morts, le mode de transmission du patrimoine d’une génération à une autre, traduisant le fonctionnement de multiples microsociétés tout autant recluses qu’adaptées au milieu montagneux. À ce propos, deux ethnologues américains, John Cole et Eric Wolf, publient en 1974 un ouvrage notable, avec les Alpes françaises comme terrain de recherche44. C’est cette même année qu’est réédité l’ouvrage de Gaston Roupnel, Histoire de la campagne française, publié pour la première fois en 193245. Ni George Henri Rivière et la direction de la première enquête ni Henri Raulin n’y font référence.

• 48 Dionigi Albera, Au fil des générations : terre, pouvoir et parenté dans l’Europe alpine, XIV^e-XX^e s (...)

30C’est donc une lecture cartographique que nous apporte Henri Raulin. De cette analyse économique émerge une certaine unité : l’habitat du Dauphiné est indissociable de son terroir. Il s’agit de maisons domaines dans un système pastoral ou de polycultures. L’anthropologue Dionigi Albera utilise l’expression « atome social indivisible » pour évoquer le cœur de sociétés paysannes48. Le terroir, le corps social et l’habitat se trouvent unis et solidaires, noués par des liens de dépendance. L’auteur donne une vision de l’architecture rurale au lecteur qui ne peut s’appréhender détachée de tous ces contextes.

• 49 Archives des ATP, Mucem, Marseille, 17W418.
• 50 Numérotation établie par Henri Raulin pour les monographies de la première enquête retenues pour la (...)

31En croisant l’introduction générale d’Henri Raulin, les monographies de maisons dauphinoises et leurs archives49, nous constatons que l’auteur articule sa troisième ligne narrative, celle de la construction, autour des techniques, comme la charpente, l’emploi de matériaux particuliers – ici, la pierre, le pisé et la tuile écaille – et de la forme globale du spécimen. Il y retrace ensuite le déploiement typologique dans le paysage alpin. Les matériaux, les techniques et les formes une fois rassemblés avec les monographies à l’appui (ici, DA06 ; DA15 ; DA1650), complétés par son travail de terrain, permettent d’identifier des « aires de diffusion ». Une cartographie accompagne sa démarche (fig. 9).

• 51 Archives nationales, Pierrefitte, 20130277/3 « Chantier1425 », p. 1.
• 52 George Henri Rivière, « Un patrimoine national en péril : la maison rurale traditionnelle », Arts e (...)

37Déjà en 1943, lors de l’EAR I, dans un rapport rédigé par Urbain Cassan, Pierre-Louis Duchartre et Georges Henri Rivière affirment la nécessité d’une enquête pour « conserver les maisons traditionnelles en les protégeant le plus possible51 ». En 1965, dans le numéro 3-4 de la revue Art et traditions populaires, Rivière réitère ses inquiétudes quant à la situation de ce type d’habitat traditionnel52. Cette posture est poursuivie par son successeur, Cuisenier. En 1977, une plaquette commerciale qui accompagne les volumes de la collection lors de leur parution précise :

• 54 Archives nationales, Pierrefitte, 20120299/7.
• 55 Jean Cuisenier, L’Architecture rurale française, Corpus des genres, des types et des variantes, op. (...)
• 56 Voir [en ligne] [https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000512209/2020-10-28/].

38Cette même année, un appel à projets du CEF-CNRS concerne « la sauvegarde d’urgence et à la protection de sites menacés54 ». En préambule de chaque volume, Cuisenier précise que, parmi les objectifs de la collection, figure celui de « fonder, sur des bases rationnelles, une politique de conservation et de mise en valeur du patrimoine architectural55 ». Cet objectif est répété tout au long de ces années : la publication de la collection est aussi une campagne de sensibilisation en faveur d’un patrimoine mineur, alors en cours de disparition. Elle est à destination des disciplines des sciences humaines, de l’architecture, les sphères politiques et plus largement, du grand public. Les enjeux sont tout aussi scientifiques qu’économiques, puisqu’au début des années 1960, le tourisme en France se développe considérablement, notamment avec l’allongement des congés payés, et des lois sont promulguées en matière patrimoniale et de protection de l’environnement. Ainsi, la loi de 1960 relative à la création de parcs nationaux apporte aux bourgs, villes, communautés de communes, la gestion de leur paysage grâce à l’expertise du parc national, dans un objectif de préservation56. En 1962, la loi Malraux, qui permet de protéger des secteurs, identifiés comme porteurs d’intérêts historiques et culturels, s’attache aux centres urbains et non à l’habitat paysan, comme pour les Parcs Nationaux. Ces lois sont alors les premiers jalons d’une politique de conservation qui continue d’évoluer encore de nos jours.

• 58 Henri Raulin, Architecture rurale : Provence-Côte-d ’Azur, Alpes-de-Haute-Provence, Alpes-Maritimes (...)
• 59 Henri Raulin, Maisons paysannes d’Europe : ancrage dans l’Histoire et manières d’habiter, Paris, Ib (...)
• 60 Jean Cuisenier, La Maison rustique : logique sociale et composition architecturale, Paris, Presses (...)

40Au travers d’un regard scientifique sur l’ensemble des différents types de maisons – ici la Dauphinoise –, les acteurs de la collection ont identifié de multiples variantes d’habitats, éclairant pour chacun d’eux leur histoire propre, retraçant leurs influences et leurs spécificités matérielles et constructives. C’est ainsi que s’est élaborée une représentation savante de l’architecture rurale française. Henri Raulin poursuit ce travail dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur avec la publication, en 1996, d’un ouvrage qui s’inscrit dans la continuité du travail réalisé58. Treize ans plus tard, il étend sa démarche à toute la chaîne des Alpes, passant de l’échelle régionale à une dimension transfrontalière59. Quant à Cuisenier, hormis la publication de quelques articles scientifiques abordant le « Corpus de l’architecture rurale » et d’interviews sur la gestion du Musée national des arts et des traditions populaires, il publie un ouvrage entièrement consacré aux édifices paysans à travers les âges60. Avec le premier tome de cette vaste collection, Raulin revendique un croisement disciplinaire pour appréhender un objet sous toutes ses dimensions. Au-delà d’une recherche sur l’architecture rurale, cette collection avait pour ambition de repousser les limites disciplinaires, institutionnelles, poursuivant une volonté affirmée dès l’EAR I. Les directeurs de la seconde enquête ont su prolonger, à travers la collection, l’alliance entre architecture, géographie, ethnologie et histoire, qui s’était nouée au cœur des sombres années de l’Occupation.

• 61 Paul-André Rosental, « Les Liens familiaux, forme historique  ? », Annales de démographie historiqu (...)

42Historiciser ces travaux témoigne d’une préoccupation croissante au fil des décennies, celle de valoriser et conserver le patrimoine architectural mineur grâce à son étude multidisciplinaire. Ce sont aussi les modalités de fabrication de savoirs qui ont évolué. L’approche monographique des années 1940 par l’enquête approfondie de terrain est alliée au désir de transcrire le réel dans toute sa complexité. Le passage à l’EAR II, utilisant la microhistoire61, a permis de reconfigurer les monographies, en les dotant de narrations selon chaque type de maison domaine. C’est en juxtaposant les microhistoires des types que le volume Dauphiné ainsi que les suivants, adoptent un point de vue selon une échelle régionale.

• 62 Archives nationales, site Pierrefitte, 20130277/3, Enquête sur l’architecture régionale, instructio (...)

43Ces évolutions soulignent la transformation des objectifs de l’enquête initiale. Les monographies avaient des objectifs prospectifs pour l’édification de bâtiments62 et muséographiques. Au fil des années, la démarche anthropologique s’affirme dans un souci d’ouverture disciplinaire. Elle construit l’architecture rurale comme objet d’études scientifiques, reléguant les architectes à des compétences graphiques. Du Front populaire à la V^e République, les enquêtes ont persisté. Elles se sont réinventées en fonction de leur contexte politique et ont évolué selon les transformations et injonctions institutionnelles. Leurs différents initiateurs ont maintenu le désir d’étudier scientifiquement cette culture matérielle.

• 63 Jean Cuisenier, L’Architecture rurale française, Musée national des arts et traditions populaires, (...)

44Enfin, nous pouvons constater que malgré la participation des différents ministères à la publication de la collection, l’architecture rurale n’a pas fait l’objet d’une loi de protection spécifique. L’inquiétude des directeurs de l’EAR I sur une destruction potentielle de ce type d’architecture se révèle justifiée puisque nombre de monographies des années 1940 analysent des bâtiments qui sont détruits au moment où démarre la deuxième enquête63.