Les Pédagogies de l’architecture, de la ville et du paysage au XXIe siècle : de l’interdisciplinarité aux nouvelles professionnalités
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- 1 Pour décrire un processus proche, la notion d’« universitarisation » a été développée à propos des (...)
1Pour interroger les évolutions récentes des pédagogies de l’architecture, de la ville et du paysage, l’appel à contributions pour ce numéro thématique proposait de partir des transformations institutionnelles amorcées à la fin du XXe siècle : d’une part, l’internationalisation des formations marquées par les échanges d’étudiants, la circulation d’enseignants mais aussi de contenus et d’organisations des études et, d’autre part, l’universitarisation de l’enseignement de l’architecture, au travers des réformes comme des processus de rapprochement avec les universités. En Europe, le processus de Bologne a initié, à partir de 1999, une harmonisation des cadres pédagogiques de l’enseignement supérieur qui s’est traduite en France, en 2005, dans la réforme « Licence, master, doctorat » (LMD). Les formations à l’architecture sont désormais majoritairement intégrées dans des universités, y compris en France, où les établissements les ont récemment rejointes comme « composantes » ou bien au niveau de leur école doctorale. Elles offrent un cycle doctoral et disposent de laboratoires de recherche ; les nouvelles qualifications attendues des enseignants – parmi lesquelles le doctorat – sont partagées au niveau international. En France, la reconnaissance des diplômes d’architecture par le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation – seconde tutelle des écoles avec le ministère de la Culture –, constitue un rapprochement supplémentaire avec le modèle universitaire1.
- 2 R. Wittorski, Professionnalisation et développement professionnel, Paris, L’Harmattan, 2007.
- 3 A. Debarre, « Quel professionnalisme des écoles françaises à l’heure de l’Europe ? », dans A. Debar (...)
- 4 É. Macaire, M. Nordström (dir.), « Génération HMONP. La formation à l’habilitation à exercer la maî (...)
2Cette évolution n’a pas supprimé l’objectif de professionnalisation, maintenu dans tous les établissements de l’architecture, de la ville et du paysage en préservant ou en renforçant l’articulation entre formation et activités professionnelles selon les pays2. Dans la dernière décennie du XXe siècle, l’ouverture du marché européen a pu susciter la crainte d’une inadaptation des compétences professionnelles des étudiants et des architectes désormais en concurrence3, aussi les formations visent-elles à s’aligner sur les standards mondiaux et à s’ouvrir aux nouvelles professionnalités des métiers de l’architecture, proposant des stages diversifiés, des troisièmes cycles spécialisés, ou des licences d’exercice au niveau européen, comme par exemple l’habilitation à la maîtrise d’œuvre en son nom propre (HMONP) en France4.
- 5 R. Legendre, Dictionnaire actuel de l’éducation, Montréal, Guérin, 2005, p. 896.
- 6 G. Lambert, É Thibault (dir.), L’Atelier et l’amphithéâtre. Les écoles de l’architecture, entre thé (...)
3Comment les formations à l’architecture, à la ville et au paysage s’adaptent-elles à ces nouvelles données ? Cette question de départ nous avait amenés à interroger l’évolution des relations entre apports académiques et professionnels en matière de pédagogie, en faisant l’hypothèse que le contexte international en transformation avait suscité de nouvelles hybridations entre ces deux composantes des formations. Nous supposions ces hybridations observables à différentes échelles, de l’enseignement au cursus, voire aux réseaux inter-écoles. En nous fondant sur la définition des modèles pédagogiques comme « ensembles d’activités pédagogiques interreliées qui s’appuient sur une représentation de l’être humain, de l’apprentissage et de la société5 », nous souhaitions examiner non seulement les situations plurielles d’apprentissage6 (amphithéâtre, atelier, voyage…), mais aussi les diverses visions de l’architecture, de la ville et du paysage sous-jacentes à ces enseignements.
- 7 Parmi les travaux existants, citons C. Cohen, L. Devisme (dir.), « L’Architecture et l’urbanisme. A (...)
- 8 Notamment : A.-M. Châtelet, A. Diener, M.-J. Dumont, D. Le Couédic (dir.), L’Architecture en ses éc (...)
- 9 R. Johannes (dir.), Entwerfen Architektenausbildung in Europa von Vitruv bis mitte des 20. Jahrhund (...)
- 10 G. Lambert, É. Marantz (dir.), Architectures manifestes. Les écoles d’architecture en France depuis (...)
- 11 Cl. Cariou, T. Manola, S. Tribout (dir.), « De l’incertitude des savoirs aux nouvelles fabriques de (...)
- 12 A. Urlberger (dir.), Enseigner en temps de crise : les 100 ans du Bauhaus, École nationale supérieu (...)
- 13 T. Holert, Politics of Learning, Politics of Space. Architecture and the Education Shock of the 196 (...)
4Si les recherches sur l’enseignement de l’architecture, de la ville et du paysage ont été nombreuses ces dernières années, les périodes les plus proches demeurent celles les moins bien renseignées7 et les travaux comparatifs les moins nombreux, alors que la circulation des pédagogies entre continents s’accentue. Ces travaux ont principalement considéré l’échelle nationale8, plus rarement l’échelle internationale9, souvent d’un point de vue historique, en concentrant leur regard sur le XXe siècle. Ils ont abordé l’enseignement sous divers angles : la sociohistoire des acteurs et des institutions de l’enseignement, l’étude des lieux et des moyens matériels de la pédagogie10 ou les relations entre enseignement et profession11. Les pédagogies nouvelles ont également été étudiées12, notamment celles développées autour de 196813.
5Trois axes avaient été proposés pour étudier les pédagogies au prisme des relations entre les modèles universitaire et professionnel : les pédagogies vues à l’échelle individuelle, vues à l’échelle des écoles, et vues depuis les réseaux de réflexion inter-écoles. Nous avons reçu 16 propositions d’articles, 11 ont été expertisées, 9 sont finalement publiées dans le dossier, auxquelles s’est ajouté un entretien au sujet de l’enseignement de l’architecture en Allemagne. Aucune contribution ne porte sur l’enseignement de l’urbanisme et seuls deux articles abordent les formations au paysage. Les profils des auteurs témoignent de l’actualité du sujet de différentes manières : un tiers environ sont des doctorants rendant compte de leurs recherches pour leur thèse ; plus de la moitié sont des enseignants-chercheurs, de différentes disciplines, inscrits dans des équipes de recherche ayant pour objet l’enseignement ; enfin, certains auteurs exposent une analyse critique de leurs propres pratiques pédagogiques ou une mise en perspective de leur implication dans des réseaux. Majoritairement proposés par des enseignants, ces articles constituent des enquêtes « vues de l’intérieur » associant objectivation de l’objet de recherche et richesse des sources de première main.
- 14 F. Mancuso, A. Zevi (dir.), Lo IUAV di Giuseppe Samonà e l’insegnamento dell’architettura, Rome, Fo (...)
6Plusieurs questions non traitées semblent toutefois révélatrices de la manière d’appréhender la problématique pédagogique dans la période contemporaine. À l’échelle individuelle, la figure du pédagogue est quasiment absente des recherches ; si elle existait encore au travers des quelques autoanalyses d’enseignement proposées, la notoriété d’un enseignant ou d’une équipe pédagogique n’a pas été reconnue dans les contributions, laissant sans doute à l’histoire la pertinence de cette approche14. Lorsqu’ils constituent l’objet de recherche, les individus sont étudiés en tant que groupes anonymes : les étudiants ont fait l’objet de deux contributions interrogeant la réception des enseignements et les trajectoires d’insertion professionnelle, et les enseignants apparaissent le plus souvent en arrière-plan des enseignements, en tant que groupes anonymes également, dans plusieurs articles. Les évolutions des profils des enseignants-chercheurs et leurs effets sur les formations sont également absents, peut-être trop récents pour être examinés.
- 15 A.-M. Bardagot, A. Snyers (dir.), Les Grands Ateliers : un lieu unique de formation, d’expérimentat (...)
- 16 É. Lengereau (dir.), Architecture et construction des savoirs. Quelle recherche doctorale ? Paris, (...)
- 17 HEnsA20 (Histoire de l’enseignement de l’architecture au XXe siècle), 2016-2021, programme soutenu (...)
- 18 D. Amouroux (éd.), Le Livre de l’École nationale supérieure d’architecture de Nantes, Paris, Infoli (...)
- 19 P. Blundell Jones, University of Sheffield School of Architecture: 1908-2008, A Centenary History, (...)
7L’échelle de l’enseignement (studio de projet en particulier) a été très fréquemment mobilisée, les auteurs interrogeant ses thèmes, ses modalités, ses objectifs, voire sa typologie. Les formes pédagogiques expérimentales – intensifs, workshops, apprentissages de construction à l’échelle 1/115 – ont fait l’objet de plusieurs contributions, témoignant de l’actualité de ce questionnement dans les pratiques comme dans les recherches. En revanche, l’échelle du cursus n’a pas été traitée dans son ensemble. Les identités ou spécificités locales des écoles ont peu été évoquées, à une exception près. Les nouvelles formations proposées en France et à l’étranger, telles que les doubles cursus (architecte-ingénieur, architecte-paysagiste, architecte-manager, architecte-designer et architecte-urbaniste), les chaires, les ateliers internationaux ou les troisièmes cycles de plus en plus diversifiés – des diplômes de spécialisation aux doctorats16 –, restent des zones d’ombre qui mériteront exploration. Alors que de récents programmes de recherche17 interrogeaient les histoires d’école et leurs identités, les récits fondateurs publiés récemment, en France18 et à l’étranger19, laissent la place dans ce dossier à une approche plus distanciée, souvent comparative entre plusieurs écoles, mobilisant l’échelle nationale voire internationale au travers des réseaux thématiques.
- 20 Entre autres, European Architectural History Network (EAHN), Architectural Research Network (Arena) (...)
- 21 Pour une liste non exhaustive : le Réseau activités et métiers de l’architecture et de l’urbanisme (...)
8Au croisement des échelles locale, nationale, voire internationale, plusieurs auteurs ont mis en lumière les évolutions des thèmes enseignés et l’interaction entre enjeux contemporains et pédagogie, notamment au travers de l’étude des réseaux scientifiques et pédagogiques. Depuis la création en 1975 de l’Association européenne pour l’enseignement de l’architecture (AEEA, ou European Association for Architectural Education, EAAE), de nouveaux réseaux d’initiatives institutionnelles ou d’enseignants ont émergé au début du XXIe siècle au niveau international20 et en France21. Certains visent à favoriser une recherche spécifique sur l’enseignement de l’architecture, de la ville et du paysage et à ouvrir des réflexions nouvelles sur les pédagogies au-delà du cadre des établissements : les effets de ces travaux sont mis en perspectives dans le dossier. Pourtant, si le regard d’ensemble sur des réseaux a permis une analyse plus globale des évolutions pédagogiques en France, l’élargissement international du questionnement et l’approche comparative entre des modèles pédagogiques divergents ont fait défaut.
9Les trois axes initialement proposés ont perdu de leur pertinence à la réception de l’ensemble des articles, mais quatre thèmes partagés sont apparus à leur lecture. Parce qu’un article peut aborder plusieurs d’entre eux, il a semblé difficile de proposer des sections aux limites strictes et préférable de présenter les communications dans une suite qui enchaîne les thèmes dégagés suivants. Tout d’abord, au cœur de l’enseignement de l’architecture et du paysage, les disciplines mobilisées et leurs relations sont réinterrogées dans le contexte actuel ; puis est affirmé le rapport au concret dans des pédagogies fondées sur la réalité d’une matérialité construite ; est aussi souligné le développement de pratiques opérationnelles qui mobilisent des acteurs de la production dans le projet ; ce rapport au monde réel se retrouve dans l’intérêt aux professionnalités nouvelles qui se manifeste peu ou prou dans les formations, mais aussi dans les trajectoires d’étudiants.
Des champs disciplinaires et de leurs interrelations
10Si un entretien avec Cornelia Escher introduit ce numéro, c’est que l’enseignante à l’École des beaux-arts de Düsseldorf relativise la portée du processus de Bologne et sa visée d’uniformisation des formations européennes. Elle rapporte les quatre types d’établissements formant à l’architecture en Allemagne – les universités techniques, Technische Universität (TU), les écoles supérieures en sciences appliquées, les Fachhochschule (FH) et certains départements des écoles des beaux-arts – et analyse les différences qui en résultent. La variété des points de vue observée dans ce pays voisin se traduit par une ouverture des disciplines mobilisées dans l’architecture : elle incite à rendre visibles les engagements particuliers des enseignants eux-mêmes comme les parcours individuels construits par les étudiants. Ainsi, les Beaux-Arts de Düsseldorf ont-ils pu garder une liberté nécessaire à l’expérimentation et envisager la question écologique de façon plus artistique que technique, par rapport aux autres établissements.
11L’article suivant revient sur l’enseignement en France à la suite de l’instauration du cycle LMD par le processus de Bologne et de la création d’un statut d’enseignant-chercheur identique pour tous les titulaires des écoles d’architecture de l’Hexagone en 2018. Dans cette contribution issue de sa thèse en cours, dirigée par Jérôme Eneau et Jacques Audran, Rachel Metzger questionne, grâce à une enquête menée auprès d’enseignants des écoles d’architecture, les relations entre disciplines, ou plus exactement les sollicitations effectives entre enseignants du projet, ceux des disciplines pour l’architecture et ceux des disciplines pour le projet. Elle montre que le statut d’enseignant-chercheur ne semble pas avoir produit d’effets notables dans les relations interdisciplinaires autour du projet, n’effaçant pas l’héritage du système des ateliers de l’École des beaux-arts.
12En revanche, tel que le rapporte Dimitri Toubanos, c’est grâce aux recherches des laboratoires nouvellement créés dans les années 1970 que l’écologie a pénétré l’enseignement des écoles d’architecture et de paysage. D’abord de façon marginale, sous l’impulsion d’initiatives individuelles, cette diffusion s’amplifie dans le cadre d’une prise de conscience internationale au tournant du XXIe siècle, puis de rencontres pédagogiques entre enseignants des écoles d’architecture. Ces derniers sont à l’origine du réseau EnsaÉco institué par le ministère de la Culture pour accompagner la formation vers la transition écologique. L’inventaire des enseignements dédiés montre que cette transition touche à de nombreuses disciplines : du champ de l’économie, de l’histoire, de la sociologie, de la politique et de la philosophie, à une approche plus technique ; des questions d’énergie et de climat aux milieux vivants, notamment dans le paysage. Le chercheur constate ainsi que la prise en compte de l’écologie a conduit à une recherche d’interdisciplinarité, mais aussi à de nouvelles pédagogies expérientielles et « hors les murs ».
Des pédagogies du concret
13L’écologie induit le rapport privilégié au concret, présent dans des pédagogies, second thème central dans les deux articles suivants : l’un consacré à l’intérêt identifié pour « l’existant » et l’autre au design-build. Grâce à une analyse textométrique des programmes d’enseignement d’écoles d’architecture, Camille Bidaud et Matthieu Cisel mettent en évidence l’augmentation exponentielle de la présence des termes existant, réhabilitation et transformation. Ils soulignent que les injonctions ministérielles en ce sens ont eu moins d’impact que les rencontres entre enseignants de différentes écoles et leur constitution en réseau « Architecture, Patrimoine et Création ». Si les enseignements dédiés peinent à se mettre en place dans les écoles étudiées, faute de formation des enseignants eux-mêmes sur ces questions, parfois aussi peu enclins à traiter des sujets liés au patrimoine, ils apparaissent désormais comme essentiels du point de vue de la transition écologique.
14À la suite, Coline Madelaine relate la mise en place des design-build studios et des live projects, sujets de sa thèse en cours. Revenant et se développant dans les écoles françaises, voire européennes, après un détour notamment par les États-Unis, ces pratiques pédagogiques relèvent de méthodes d’enseignement par le faire ou sur les compétences non techniques de la conception. Là aussi, la doctorante montre le rôle des échanges internationaux et des réseaux pour constituer collectivement un socle de savoirs et de réflexions pédagogiques, et assurer la diffusion des diverses expériences. Leur visée est de constituer des alternatives aux formes traditionnelles d’enseignement, mais aussi de promouvoir des engagements sociaux des architectes.
Des pratiques opérationnelles et de leurs rapports aux acteurs
15Ce sont des expériences assez proches des live projects que développent les deux articles suivants sur le troisième thème, celui des pédagogies coopératives. Leurs auteurs se livrent ici à un retour critique sur leurs propres enseignements ou ceux de collègues. Sous l’intitulé « hors les murs », les premiers – une équipe de chercheurs, Fanny Delaunay, Laurence Feveile, Hélène Hatzfeld, Rainier Hoddé, Xavier Lagurgue, Vincent Laureau – reprennent les questions suscitées par plusieurs interventions pédagogiques sur des terrains réels, qui ont ensuite été analysées dans le cadre de leur séminaire de recherche « Lieux et enjeux ». Outre le fait de « sortir », ces enseignements invitent à « faire », à s’immerger dans des territoires concrets, à rencontrer des acteurs du projet – autant de caractéristiques des pédagogies expérientielles exposées dans l’article précédent. Finalement, ils peuvent mener à questionner les enseignants eux-mêmes, voire à conduire les étudiants à s’y autogérer avec le dessein de faire évoluer la formation comme les métiers de l’architecture.
16De même, Rémi Laporte revient sur le développement actuel d’enseignements de la conception architecturale ancrés dans le réel et sur sa propre expérience d’une écoconception coopérative d’un projet d’architecture. Là aussi, interventions d’associations, atténuation du rôle des enseignants, dynamique collective et responsabilisation des étudiants sont à l’œuvre pour que ces derniers acquièrent des compétences « relatives à la dimension socialisée des pratiques de l’architecture ».
Des nouvelles professionnalités, des études aux activités
17L’ouverture à de nouvelles professionnalités, thème présent dans les articles précédents réunis sous la bannière du réel, l’est encore davantage dans trois autres contributions. La première est consacrée aux résidences en milieu rural d’étudiants – à des niveaux divers de différentes formations – qui, grâce à des pédagogies coopératives, visent leur socialisation aux pratiques professionnelles participatives. À partir d’enquêtes menées auprès des enseignés, Isabelle Genyk et Élise Macaire analysent les effets des expériences « hors les murs » – qu’elles ont encadrées –, notamment sur les futures pratiques et trajectoires des étudiants de ces résidences. Les trois quarts de ce petit corpus n’exercent pas la maîtrise d’œuvre, critiquent des relations hiérarchiques qu’elle implique, mais choisissent des activités du côté de la médiation, professionnalités émergentes.
18Dans la contribution suivante, Natalia Escar Otín, Élise Geisler et Fabienne Joliet suivent l’évolution de l’enseignement du paysage dans les établissements dédiés, en lien avec l’ouverture des pratiques professionnelles sur la grande échelle territoriale, qui implique de nouvelles missions, une démultiplication des acteurs… Les formations ont dès lors bénéficié d’apports disciplinaires multiples dont l’écologie, d’une recherche théorique avec le recrutement d’enseignants-chercheurs « génération 2000 », à côté des professionnels, et de la mise en place du doctorat. Elles ont ainsi contribué à de nouvelles professionnalités autour du projet élargi de paysage.
19Comme les chercheures précédentes, Bettina Horsch et Pauline Ouvrard interrogent d’anciens étudiants, ici pour apprécier leur parcours post-diplôme à l’école d’architecture de Nantes. Elles s’intéressent à ceux des « bifurqueurs » et « reconvertis » qui renoncent à l’exercice canonique de l’architecture, constatant ses conditions professionnelles dégradées. Mobilisant leurs acquis de la formation initiale ou complémentaire à des degrés dépendant de leurs origines sociales, la plupart restent cependant au sein de la fabrique architecturale, urbaine et paysagère, participant à une évolution de la profession « depuis ses périphéries ». Ainsi, si les formations en écoles de paysage se sont adaptées à l’évolution des pratiques professionnelles, dans les écoles d’architecture, ce sont des étudiants qui mobilisent les expérimentations pédagogiques analysées ici dans plusieurs articles, pour construire leurs parcours hors de la maîtrise d’œuvre, vers des métiers de l’architecture.
20Ces thèmes, qui structurent la restitution des articles de ce numéro, sont aussi traversés par des questions évoquées par nombre d’entre eux. L’hypothèse que nous posions d’une interaction forte entre les évolutions contextuelles et les pédagogies a été confirmée, mais il s’agit bien plus du contexte écologique et politique qu’institutionnel : l’interaction s’est alors traduite par l’intégration progressive de ces enjeux aux enseignements, tant par les savoirs et savoir-faire transmis que par les formats pédagogiques. L’écologie apparaît comme un élément incontournable du contexte actuel saisi dans les enseignements en architecture et en paysage présentés ici. Elle l’est sous des modalités très diverses, des dispositifs pédagogiques plutôt hors des amphithéâtres, aux problématiques techniques et sociales posées à la fabrique architecturale et paysagère.
21Si les auteurs se sont plutôt intéressés à des expériences pédagogiques émergentes qui renouvellent modalités et contenus traditionnels, ces dernières sont sans doute encore inégalement réparties dans les écoles d’architecture. Néanmoins, ces contributions témoignent également de la dimension collective qui porte ces évolutions. Si les grandes figures théorisant leurs enseignements sont absentes, les réseaux, les séminaires de recherche et les rencontres sont mentionnés dans la plupart des articles : ils sont les lieux d’échanges entre enseignants de différentes origines, de différentes écoles qui permettent d’élaborer ces nouvelles pédagogies.
- 22 GRESA/CNOA/DAPA-OEA_DGP, LET, É. Macaire, 2023.
- 23 Margherita Nasi, « Architecture : une génération qui dit non au béton », Le Monde, 13 novembre 2024 (...)
22Enfin, si les relations entre apports professionnels et académiques ont rarement été étudiées de front, elles le sont implicitement au travers des études de cas proposées : souvent interdisciplinaires, celles-ci constituent des réponses hybrides entre des enjeux professionnels actualisés et des compétences consolidées par l’apport académique des sciences sociales ou des sciences techniques. De fait, l’élargissement des métiers de l’architecture et du paysage constitue l’une des visées de ces nouveaux enseignements, à l’heure où la part des diplômés en architecture est estimée à plus du double de celles des inscrits à l’Ordre22. Toutefois, force est de constater que ceux qui contribuent le plus aujourd’hui à cette diversification professionnelle semblent être les étudiants, qui construisent leurs trajectoires sur leurs préoccupations quant à l’avenir d’un monde en crise23. Bien que réduit, l’angle de vue que nous donne ce numéro confirme la présence d’inflexions données à l’enseignement en architecture et paysage qui tentent d’y répondre, à défaut de les anticiper.
- 24 Maxime Decommer, « Les Enseignements de pratique opérationnelle après 1968 : le cas des antennes pé (...)
23Nous conclurons sur une mise en perspective historique à partir de notre hypothèse initiale : les évolutions récentes s’inscriraient dans une continuité relative avec l’histoire de l’enseignement du second XXe siècle, et les contributions permettraient de pointer certaines ruptures. Effectivement, la comparaison entre les expérimentations actuelles et celles menées dans l’après-Mai 68 et l’après-choc pétrolier de 1973 apporte plusieurs parallèles et prolongements frappants : l’ouverture pluridisciplinaire mise en place à la fondation des unités pédagogiques se poursuit dans un désir et une expérimentation foisonnante des formats interdisciplinaires ; la pédagogie du réel amorcée dans diverses situations de pratique opérationnelle24 se retrouve dans les pédagogies coopératives et hors les murs, comme dans le design-build ; l’écologie, intégrée de manière ponctuelle dès les années 1970, connaît aujourd’hui une diffusion démultipliée dans toutes les écoles et les formats pédagogiques. En revanche, certaines évolutions sont plus récentes dans les écoles d’architecture : la pratique de la réhabilitation, l’ouverture à la diversité des métiers de l’architecture, ou encore à la prise en compte de toutes les phases du projet, en amont et en aval de la conception, dont les contributions rendent bien compte.
24Ces prolongements et ces réactualisations incarnent peut-être une « seconde vague » d’expérimentations pédagogiques, partant des mêmes questionnements pour y répondre avec les outils d’aujourd’hui. L’amplitude et la visibilisation de ces expériences sont désormais favorisées par les réseaux permettant une « démarginalisation » de ces transformations, et par une institutionnalisation des nouveaux enjeux architecturaux et urbains, notamment écologiques, devenus injonctions gouvernementales. L’émergence de l’histoire de l’enseignement de l’architecture, de l’urbanisme et du paysage au cours des années 2010 a sans doute également contribué à faire connaître les pratiques pédagogiques, ajoutant les recherches et publications aux effets des réseaux de réflexion, tant il est vrai que faire l’histoire construit le présent.
Notes
1 Pour décrire un processus proche, la notion d’« universitarisation » a été développée à propos des écoles professionnelles du domaine de la santé. Voir R. Bourdoncle, « Universitarisation », Recherche et formation, n° 54, 2007, p. 135-149. Dans le même temps, l’université s’ouvre à la professionnalisation : C. Agulhon, « Savoirs académiques versus savoirs opérationnels à l’université » dans J. Biarnes et J. Rose, Les Portefeuilles d’expériences et de compétences. Approche pluridisciplinaire, Villeneuve-d’Ascq, Presses du Septentrion, 2016.
2 R. Wittorski, Professionnalisation et développement professionnel, Paris, L’Harmattan, 2007.
3 A. Debarre, « Quel professionnalisme des écoles françaises à l’heure de l’Europe ? », dans A. Debarre, G. Morel Journel (dir.), 1989, hors-champ de l’architecture officielle : des petits mondes au grand. Transmissions, Paris, ACS/ENSAPM, 2020, p. 51-62.
4 É. Macaire, M. Nordström (dir.), « Génération HMONP. La formation à l’habilitation à exercer la maîtrise d’œuvre en nom propre comme fabrique de l’architecte. Étude qualitative et quantitative sur la mise en situation professionnelle de l’HMONP », rapport final, LET-Lavue, ministère de la Culture, CNOA, mai 2021.
5 R. Legendre, Dictionnaire actuel de l’éducation, Montréal, Guérin, 2005, p. 896.
6 G. Lambert, É Thibault (dir.), L’Atelier et l’amphithéâtre. Les écoles de l’architecture, entre théorie et pratique, Wavre, Mardaga, 2011.
7 Parmi les travaux existants, citons C. Cohen, L. Devisme (dir.), « L’Architecture et l’urbanisme. Au miroir des formations », Cahiers Ramau, n° 9, 2018 ; et N. Spiller (dir.), Educating Architects. How Tomorrow’s Practitioners Will Learn Today, Londres, Thames & Hudson, 2014.
8 Notamment : A.-M. Châtelet, A. Diener, M.-J. Dumont, D. Le Couédic (dir.), L’Architecture en ses écoles. Une encyclopédie de l’enseignement de l’architecture au XXe siècle, Châteaulin, Éditions Locus Solus, 2022 ; J. Ockman (éd.), Architecture School. Three Centuries of Educating Architects in North America, Cambridge/Londres, The Mit Press, 2012 ; K. J. Philipp, K. Renz (dir.), Architekturschulen. Programm-pragmatik-propaganda, Tübingen/Berlin, Wasmuth, 2012.
9 R. Johannes (dir.), Entwerfen Architektenausbildung in Europa von Vitruv bis mitte des 20. Jahrhunderts : Geschichte, Theorie, Praxis, Hamburg, Junius, 2009.
10 G. Lambert, É. Marantz (dir.), Architectures manifestes. Les écoles d’architecture en France depuis 1950, Genève, Métispresses, 2018.
11 Cl. Cariou, T. Manola, S. Tribout (dir.), « De l’incertitude des savoirs aux nouvelles fabriques de l’expertise », Cahiers Ramau, n° 11, 2022.
12 A. Urlberger (dir.), Enseigner en temps de crise : les 100 ans du Bauhaus, École nationale supérieure d’architecture de Toulouse, 2022.
13 T. Holert, Politics of Learning, Politics of Space. Architecture and the Education Shock of the 1960s and 1970s, Berlin, De Gruyter, 2021 ; C. Maniaque (dir.), Les Années 68 et la formation des architectes, Rouen, Éditions Point de vues, 2018 ; A. Debarre, C. Maniaque, É. Marantz, J.-L. Violeau (dir.), Architecture 68. Panorama international des renouveaux pédagogiques, Genève, Métispresses, 2020 ; B. Colomina, I.-G. Galán, E. Kotsioris, A.-M. Meister (éd.), Radical Pedagogies, Cambridge, The Mit Press, 2022.
14 F. Mancuso, A. Zevi (dir.), Lo IUAV di Giuseppe Samonà e l’insegnamento dell’architettura, Rome, Fondazione Bruno Zevi, 2007 ; C. Raffaele, Eugène Beaudouin et l’enseignement de l’architecture à Genève, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes (Cahier de théorie, n° 7), 2010.
15 A.-M. Bardagot, A. Snyers (dir.), Les Grands Ateliers : un lieu unique de formation, d’expérimentation et de recherche en architecture, Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2020.
16 É. Lengereau (dir.), Architecture et construction des savoirs. Quelle recherche doctorale ? Paris, Éditions Recherches, 2008. Deux numéros des Craup ont été consacrés aux trajectoires doctorales : n° 26/27, 2012 et n° 30/31, 2014.
17 HEnsA20 (Histoire de l’enseignement de l’architecture au XXe siècle), 2016-2021, programme soutenu par le Comité d’histoire du ministère de la Culture et EnsArchi (L’enseignement de l’architecture au XXe siècle), 2019-2023, financé par l’Agence nationale de la Recherche.
18 D. Amouroux (éd.), Le Livre de l’École nationale supérieure d’architecture de Nantes, Paris, Infolio, 2009. A.-M. Châtelet, F. Storne (dir.), Des Beaux-Arts à l’Université : enseigner l’architecture à Strasbourg, 2 vol. , Paris, Éditions Recherches, 2013. E. Chapel, C. Ringon (dir.), L’Enseignement de l’architecture à Toulouse. Prémices d’une histoire, Paris, Archibooks, 2019. G. Bolle, L. Chevallier (dir.), L’École d’architecture de Bordeaux. Héritages et perspectives, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2021. S. Dadour, S. Le Vot (dir.), Enseigner l’architecture à Grenoble : une histoire, des acteurs, une formation, Paris, Éditions Recherches, 2022. D. Le Couédic, A. Sauvage, L’École d’architecture de Bretagne. Un siècle de fabrique des architectes, Châteaulin, Éditions Locus Solus, 2022.
19 P. Blundell Jones, University of Sheffield School of Architecture: 1908-2008, A Centenary History, Sheffield, BDR Publications, 2008. J. Dunne, P. Richmond, The World in One School: the History and Influence of the Liverpool School of Architecture 1894-2008, Liverpool, Liverpool University Press, 2008. C. Powell, The Welsh School of Architecture: 1920-2008, A History, Cardiff, Welsh School of Architecture, 2009. R. Heynickx, S. Sterken, Y. Schoonjans (dir.), Tekenen en betekenen. Opstellen over het architectuurinstituut Sint-Lucas, 1862-2012, Louvain, Leuven University Press, 2012.
20 Entre autres, European Architectural History Network (EAHN), Architectural Research Network (Arena), Pédagogie, architecture, arts et paysage (Papier).
21 Pour une liste non exhaustive : le Réseau activités et métiers de l’architecture et de l’urbanisme (Ramau) ; Architecture, patrimoine & création (APC) ; Architecture cultures numériques (ACN) ; le réseau pour l’Enseignement de la transition écologique dans les écoles nationales supérieures d’architecture et de paysage (Ensaéco).
22 GRESA/CNOA/DAPA-OEA_DGP, LET, É. Macaire, 2023.
23 Margherita Nasi, « Architecture : une génération qui dit non au béton », Le Monde, 13 novembre 2024, p. 18.
24 Maxime Decommer, « Les Enseignements de pratique opérationnelle après 1968 : le cas des antennes pédagogiques expérimentales », dans Histoire de l’enseignement de l’architecture au 20e siècle, cahier n° 3, 2017, p. 41-48.
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Référence électronique
Anne Debarre, Maxime Decommer et Juliette Pommier, « Les Pédagogies de l’architecture, de la ville et du paysage au XXIe siècle : de l’interdisciplinarité aux nouvelles professionnalités », Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère [En ligne], 22 | 2024, mis en ligne le 26 décembre 2024, consulté le 22 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/craup/15872 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1334w
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