2Entre 5 et 13 ans, les enfants étaient répartis en quatre niveaux, auxquels correspondent, dans le cas de l’histoire de France, quatre époques : anecdotes, récits et biographies tirés de l’histoire nationale pour la classe enfantine, de 5 à 7 ans ; récits et entretiens familiers sur les plus grands personnages et les faits principaux de l’histoire nationale jusqu’à la guerre de Cent Ans pour le cours élémentaire, de 7 à 9 ans ; cours élémentaire d’histoire de France depuis la guerre de Cent Ans jusqu’à nos jours pour le cours moyen, de 9 à 11 ans ; notions sommaires d’histoire générale et révision méthodique de l’histoire de France pour le cours supérieur, de 11 à 13 ans. Ce cycle doit conduire au certificat d’études. L’enseignement de l’histoire, de la géographie et de l’instruction civique requiert une heure par jour, cinq jours par semaine. Rompant avec les manuels antérieurs, ceux de la III^e République comportent des textes adaptés à l’âge de l’enfant, et une iconographie obligatoire – gravures de composition jusqu’à l’apparition de la photographie après 1920.

Versailles dans les « petits Lavisse » (1884-1933)

6Viennent ensuite les extérieurs. La terrasse fut d’abord pompeuse. On y plaça le parterre d’eau, « exemple d’allégorie subtile et confuse à la décoration pédantesque ». Des jardins, Lavisse ne ressent que la « monotonie ». Ces jardins étaient le lieu des caprices du roi : il « aimait les fleurs et les eaux. Il les aimait à sa façon. La petite fleur ordinaire ne lui disait pas grand chose ». Il lui en fallait de coûteuses, et en quantité, « changées du jour au lendemain, même du matin au soir ». Quant aux eaux, « c’étaient celles de la machine de Marly, avec ses quatorze roues hydrauliques et ses deux cent vingt-trois pompes ». Pour Lavisse, Versailles est la scène où il faut regarder Louis XIV. C’est là que sa nature se révéla tout entière, et Versailles n’est perçu que comme le caprice d’un seul. Cette vision réductrice débouche sur une malédiction : le coût financier, humain et politique.

• 6 Lavisse 1911, VII/2, p. 159.

La passion pour Versailles coûta plus cher encore que des millions de livres ou des milliers d’existences. L’établissement en cet endroit fut une retraite hors de la vie réelle dans la vie factice d’un château de féerie […]. L’établissement à Versailles fut plus considérable et de suites plus graves que n’importe quelle guerre de Louis XIV et même que toutes ses guerres ensemble6.

No §	Titre et contenu du paragraphe	Illustration
1	Comment était Louis quatorze (prestance, politesse, intimidation)	Gravure : un vieil officier tremblant devant le roi assis, chapeau en tête (fig. 2)
2	Les cérémonies (le lever, la table) : « Un homme que l’on servait de cette façon là devait se croire fort au dessus des autres hommes. Louis Quatorze crut presque qu’il était un dieu »	/
3	Une fête à Versailles (reprise du Grand divertissement royal de 1668)	Gravure : Le roi offre des fruits aux dames (de nuit, dans le jardin, le roi entouré de dames, feux d’artifices, château illuminé) (fig. 3)
4	Le grand travailleur Colbert	Gravure : Colbert se frotte les mains en arrivant à sa table de travail
5	Une révolte sous Louis Quatorze	Gravure : Pauvres gens chassés de la ville de Rennes pour impôts impayés
6	Les protestants aux galères	Gravure : Galériens ramant (demi-nus, frappés par un garde)
7	La mort de Louis Quatorze	Le roi dans son lit, la chambre dans l’état d’alors, reconstituée sous Louis-Philippe, faisant ses recommandations à ses héritiers, confessant ses grandes fautes

9Le récit s’organise entièrement autour de la personne du roi. Le ton est plutôt neutre, sans invectives, l’élève se faisant une opinion par la juxtaposition et le contraste des images : suffisance et vanité du roi, labeur du ministre, misère des pauvres et souffrance des protestants aux galères.

Enfant, tu vois sur la couverture de ce livre les fleurs et les fruits de la France [le cadre en frise]. Dans ce livre, tu apprendras l’histoire de la France. Tu dois aimer la France, parce que la nature l’a faite belle, et parce que son histoire l’a faite grande.

11La typographie est plus serrée, l’information plus dense, les illustrations plus réalistes. Trois chapitres (13 à 15) sont consacrés au règne de Louis XIV, de 1661 à 1715 : « Louis XIV (désormais en chiffres romains), Colbert, Louvois » ; « Les guerres de Louis XIV » ; « Le gouvernement de Louis XIV. La cour, les lettres et les arts ». C’est dans ce dernier chapitre que Versailles est véritablement présenté, en deux pages et demie, avec trois belles gravures soigneusement légendées : la procession de la viande du roi à Versailles, le château (vue rapprochée des façades sur la cour de Marbre), les jardins du château (bassin d’Apollon, Tapis vert, façade occidentale). Les textes décrivent substantiellement les intérieurs et les jardins, les rituels quotidiens, les fêtes, sans aucune notation critique. Cependant on peut lire in fine : « Tout cela coûtait fort cher ; Louis XIV dépensa des centaines et des centaines de millions au château de Versailles. » L’évocation de la vie princière est alors encadrée par un paragraphe sur la révocation de l’édit de Nantes et ses conséquences (tel le renforcement de la puissance du roi de Prusse), et un autre sur les misères du royaume, avec la reprise de l’illustration des femmes refoulées sur le pont de Sèvres (p. 116).

• 12 Ibid.

La vie du roi et de la cour à Versailles demandait des pièces très vastes et très ornées comme celle-ci. De grands évènements historiques y ont eu lieu : la proclamation de Guillaume I^er comme empereur allemand en janvier 1871 ; la signature de la paix en juin 191912.

• 14 Lavisse 1933, p. 347-348.

Le grand barrage en construction, le viaduc, le chemin de fer tout près de moi, c’est mon temps. Plus loin, ce grand château régulier, ces gazons, ces bassins, c’est certainement Versailles. C’est le temps de Louis XIV, de son règne personnel 1661-1675, C’est L’Absolutisme. Plus loin encore, ces tours, ces murs crénelés, cette cathédrale […] c’est une ville du Moyen Âge. Et tout là-bas, cette mer semée d’îles, ces bateaux, c’est la Grèce, c’est l’Antiquité. Ce n’est pas toute mon histoire, bien sûr. Mais c’est encore un résumé, et même un joli résumé qui se retient tout seul14.

Les rédacteurs des manuels (fin xix^e siècle-années 1950)

15Les manuels portent rarement de date d’édition, et lorsque c’est le cas, on ne peut savoir s’il s’agit de la première parution ou d’une réédition. Une bonne fréquentation permet cependant de repérer les rééditions par le caractère « daté » des textes et la modernisation des illustrations. La période retenue est la III^e République, mais aussi les premières années qui suivirent jusqu’au milieu des années 1950, car beaucoup de manuels traversèrent la guerre et continuèrent leur carrière. Christian Amalvi, né en 1954, rapporte qu’il utilisait encore le Gauthier-Deschamps en primaire dans les années 1960. Ce « débordement » hors du cadre chronologique strict de la III^e République se justifie car les manuels d’alors se situent dans la prolongation de leurs prédécesseurs, développant des évolutions apparues dès les années 1830. Passé le milieu des années 1950 par contre, les manuels suivent la réforme de 1945 avec une iconographie plus abondante et renouvelée, des textes plus brefs et moins normatifs. La base documentaire s’établit donc comme suit :

IIIe République	28 auteurs	43 manuels
Après 1945	13 auteurs	16 manuels
Total	41 auteurs	59 manuels

Une iconographie convenue

17Pour savoir quelle image les écoliers de la III^e République pouvaient se faire de Versailles, recensons les illustrations de leurs manuels. Sur les 43 pris en compte, une dizaine en sont dépourvus, notamment les manuels catholiques. Les trois quarts comportent donc un visuel, généralement unique. Il s’agit de petits formats de type vignette, disposés dans le texte, gravures sur acier ou sur bois datant des années 1830. Ce sont des compositions représentant des lieux dans l’état où ils se trouvent alors ou dérivées de documents d’époque, comme les gravures de Perelle, Silvestre ou autres – vues d’architecture, de paysages, ou scènes animées. La majorité représente Versailles : 12 côté cour, les façades seules ou en vue plongeante montrant les jardins en perspective, souvent rendues plus vivantes par la présence de carrosses, de personnages, de gardes alignés (fig. 6) ; 9 le présentent côté jardin, en perspective avec courtisans déambulant, le château en fond (fig. 7). Les 13 autres figurent le roi au milieu de courtisans, à l’intérieur devant les dames, au jardin, dans la cour, ou à différents moments de sa journée : un lever, deux « processions des viandes », un bal dans la galerie des Glaces, une représentation du Malade imaginaire dans le jardin. Une illustration très remarquable dans le manuel d’Augé et Petit reprend une scène gravée montrant les courtisans gravissant l’escalier de la Reine, le roi sur le palier. Les attitudes des personnages sont significatives des liens de subordination : le roi parade, toujours couvert, appuyé sur sa longue canne, ou siège en majesté lors des « viandes » face aux hommes inclinés.

18L’imaginaire de Versailles est donc nourri de topoï : immensité des lieux, existence de parade et d’ostentation, splendeur et vanité. On ne saurait s’étonner de cette iconographie conventionnelle car Versailles est alors une terra incognita. Pierre de Nolhac rapporte que lorsqu’il fut nommé attaché à la conservation du musée de Versailles en 1887, il eut le sentiment de partir en exil :

• 19 Nolhac 1937, p. 56, 22.

Le Versailles d’alors était une ville infiniment noble, majestueuse et triste. Son château, où les foules ne venaient que pour le jeu des eaux, gardait dans le silence le reliquaire de ses souvenirs… [Rencontrant un jour Puvis de Chavannes] je lui avouais que je n’avais jamais levé les yeux vers le plafond de la Grande Galerie19.

Les manuels républicains : Versailles, la part maudite de Louis XIV

20Si les images montraient peu, et d’une façon convenue, les textes étaient plus diserts ; ils explicitaient et donnaient sens à des images qui ne parlaient pas d’elles-mêmes. Toutefois, malgré son caractère sommaire, l’iconographie des manuels indique déjà dans quelle direction vont pencher les leçons des maîtres d’école. C’est particulièrement vrai pour les manuels républicains. Ceux-ci sont confrontés à un dilemme : comment parler de façon élogieuse d’un roi en république ? Comment faire l’éloge du Grand Siècle mais discréditer le Grand Roi ? Versailles est l’enjeu de cette posture contradictoire : face brillante de la France, face noire de Louis XIV ; théâtre où se produisent tous les talents de la France, instrument de la mégalomanie d’un tyran et ruine des Français. Prenons le manuel de Calvet, Cours préparatoire 1898/99, publié à la Bibliothèque d’Éducation fondée par les Instituteurs Français et sa 32^e leçon, sur la vie de cour.

• 21 Calvet 1898, p. 65.

Le roi avait fait un raisonnement très simple : « si je ne veux plus que les nobles me combattent, il faut les appeler auprès de moi. Là, je les surveillerai ; je les amuserai ; ils n’auront plus ni la force ni l’envie de lutter contre moi ». Et alors commença une fête de tous les instants pour les nobles. À Versailles, où le roi réside, c’est chaque jour bals, jeux, promenades, parties de chasse, représentations théâtrales. On ne songe plus qu’à se divertir, et le roi semble n’avoir d’autres désirs que de récréer ses invités. Évidemment cela coûte cher. Le château de Versailles est revenu à une somme qu’on pourrait estimer aujourd’hui supérieure à 750 millions. Dans une pareille demeure, un personnel nombreux de serviteurs s’impose : il y en a à peu près 6 000 à Versailles, les uns servant le roi, les autres servant ceux qui servent le roi, et ainsi de suite. Voyez un peu ce que la vie de chaque jour pouvait coûter. À ce jeu, le roi doit se ruiner, pensera-t-on. Nullement, puisque c’est la France qui paie, mais il ruine la France21.

21Ce texte naïf, destiné à des enfants de 6 ou 7 ans, contient tout l’argumentaire des radicaux : le calcul politique de l’asservissement des nobles, la fête permanente, le coût (fig. 8 et 9).

22L’estimation du nombre des résidents varie. Dereims dans son Livre de lecture (cours moyen, 1902) écrit :

• 22 Dereims 1902, p. 278.

En arrivant à Versailles, Paul trouva que le château avait l’air d’une grande caserne. Pourquoi l’avoir fait si grand, puisque c’était pour Louis XIV tout seul ? C’est que Louis XIV n’était jamais tout seul. Il y avait 5 000 personnes attachées à son service et à celui de la famille royale, sans compter la foule des courtisans qui suivaient le roi partout22.

23J. Baudrillard, dans son manuel de cours moyen (1921), revoit cette estimation à la hausse :

• 23 Baudrillard 1921, p. 36.

La cour se composait de près de 15 000 personnes (militaires et civils), non compris la domesticité particulière de la reine, du dauphin, de la dauphine, de leurs enfants, du frère et de la belle-sœur du roi. Sa petite-fille, à deux ans, avait 22 personnes attachées à son service23.

24Scandale d’une domesticité pléthorique pour une France paysanne et laborieuse.

25La vie quotidienne des courtisans est jugée sévèrement : vanité, obséquiosité, déchéance. Ainsi dans le manuel d’Augé et Petit (cours moyen, 1895) :

• 24 Augé et Petit, Deuxième livre d’histoire de France, s. d, p. 154.

L’entourage du souverain vit dans un état habituel d’obéissance passive et lui rend des honneurs qui ressemblent à un culte. Attendre le roi à son lever, ne le quitter qu’après le coucher, le suivre partout, le flatter à tout propos. Cette existence entraîne, avec l’abaissement des caractères et l’effacement de la personnalité, le relâchement des mœurs. Dans ce milieu poli et raffiné, certaines femmes prennent une influence qui s’étend aux choses de la politique24.

26Même chose chez Gauthier-Deschamps (cours moyen, 1931) :

• 25 Gauthier-Deschamps 1931, p. 92.

Chacun des actes (de la vie du roi) lever, dîner, coucher, était une sorte de cérémonie, ennuyeuse à la longue pour les courtisans. Mais la promenade, la chasse, le jeu, le bal et le théâtre faisaient de la vie à Versailles une fête perpétuelle25.

27Scandale d’une vie de plaisir qu’avait perpétuée la fête impériale du Second Empire aux Tuileries ou à Saint-Cloud, vitupérée par les austères radicaux. S’ajoutent chez Dereims l’isolement, le mépris et la méconnaissance du peuple :

• 26 Dereims 1902, p. 280.

Aussi loin que Louis XIV pouvait voir des fenêtres de son palais, il dominait des terrasses, de belles pelouses, des allées droites et bien taillées, de vastes bassins. Mais il y avait quelque chose qu’il ne voyait pas des fenêtres de Versailles, et qu’il aurait vu, peut-être, des fenêtres du Louvre, c’était son peuple. Et après Louis XIV, les rois sont-ils restés à Versailles ? Oui, Louis XV et Louis XVI ont continué à vivre loin du peuple, dont ils ignoraient de plus en plus le caractère et les besoins26.

28Le coût financier et humain de Versailles et son poids sur le pays soulèvent la réprobation générale. Dereims, toujours :

• 27 Ibid.

La création de Versailles n’a été qu’un caprice du Grand Roi, et c’est un caprice qui a coûté cher à la France : on y dépensa 116 millions de francs, et 30 000 soldats furent employés à ce travail gigantesque. Beaucoup de ces malheureux, en défonçant les terrains marécageux, gagnèrent des fièvres et moururent27.

29Devinat et Toursel surenchérissent en 1928 :

• 28 Devinat et Toursel 1928, p. 37.

En douze ans Louis XIV y sacrifia trois cents millions. Plus tard, on entreprit de construire un aqueduc : pendant trois ans, on y occupa 22 000 soldats et 8 000 ouvriers. Les terres remuées dégageaient des miasmes qui tuèrent plus de 10 000 travailleurs28.

• 30 Aulard et Debidour 1895, p. 106-107.

Le roi se trouva être ambitieux, orgueilleux, infatué de sa personne jusqu’à se faire construire à Versailles un palais qui coûta plus de 500 millions, alors que parfois les paysans étaient réduits à manger de l’herbe30.

31Baudrillart, 1921, cours supérieur :

• 31 Baudrillart 1921, p. 311.

Cette folie ruineuse avait coûté plus de 100 millions, soit 500 millions au moins de notre monnaie. Le château de Marly coûta également des sommes énormes31.

• 33 Kergomard 1883, p. 146-147.

Les flatteurs dont était entouré Louis XIV ne firent rien pour empêcher le roi de dépenser un milliard à Versailles. Mais vous ne savez sans doute pas ce que c’est qu’un milliard, mes enfants ? C’est une somme considérable ; si considérable que si l’on avait entassé un milliard en pièces d’un franc, et qu’on voulût en faire le compte, il faudrait qu’un homme travaillant douze heures par jour et comptant une pièce par seconde, passât plus de soixante ans à ce travail. Or, pendant que Louis XIV dépensait un milliard pour construire le palais de Versailles, pendant qu’il donnait des fêtes ruineuses, savez-vous ce que faisait le peuple de France ? Le peuple mourait de faim33.

33Il n’y a pas de représentation de Versailles, mais une gravure où deux paysans en haillons déterrent les morts dans un cimetière, avec la légende Misère du peuple sous Louis XIV (fig. 10). Guiot et Mane ouvrent leur leçon « Louis XIV, le roi magnifique » dans la Première année du cours élémentaire (1905), avec deux images en vis-à-vis : la première, le roi entre deux haies de courtisans dans le jardin de Versailles, la seconde, les paysans poussant la charrue et des enfants grattant la terre (fig. 11). On lit au-dessous :

• 34 Guiot et Mane 1905, p. 82.

Causerie sur la gravure. Qui a payé ce château ? Qu’il est grandiose le merveilleux château de Versailles, la superbe demeure du grand roi Louis XIV ! Mais ce luxe insensé coûte excessivement cher : Plaignez, mes amis, le pauvre peuple de France : il s’est ruiné pour permettre au roi de faire ces folles dépenses à Versailles34.

34Terminus ad quem avec Devinat et Toursel :

• 35 Devinat et Toursel 1928, p. 37. Le coût des chantiers de Versailles entre 1664 et 1715 (château de (...)

Un jour vint où la tristesse et l’épouvante pénétrèrent dans ces lieux d’enchantement. Le peuple irrité par une atroce misère grondait derrière les grilles dorées du château. Vers la fin du règne, on entendait, à Versailles, les clameurs et les menaces des meurt-de-faim35.

Les manuels « révisionnistes » des années 1930 : Versailles réhabilité

37On peut y lire au chapitre 29 « Doctrine et pratique de l’absolutisme », s’ouvrant sur une reproduction photographique du Louis XIV de Rigaud :

Louis XIV et le métier de roi. Louis XIV avait de son pouvoir royal l’idée la plus haute. Il était convaincu, comme presque tous ses contemporains, qu’il le tenait de Dieu seul dont il était ici-bas le lieutenant, que par suite toute puissance, toute autorité résidaient en lui […]. Mais si cette conviction a développé chez Louis XIV un orgueil incontestable, elle lui donna par contre de ses devoirs une notion singulièrement élevée. Régner, c’était pour lui exercer un métier… Louis XIV a donc été avant tout un monarque travailleur.

Versailles et la vie de cour. Réduits à l’inaction s’ils ne servaient pas dans l’Église ou à l’armée, grands seigneurs et simples nobles auraient bientôt recommencé leurs intrigues […] mais pour mieux les surveiller Louis XIV les attira à la cour par l’appât de charges lucratives, de pensions, de faveurs de toutes sortes. Tout en augmentant ainsi la splendeur de la cour, le roi en faisait un véritable moyen de gouvernement. S’il en régla la vie (comme) une cérémonie aux innombrables officiants, c’était pour mettre si haut la majesté royale que les plus fiers aristocrates fussent honorés de participer à l’espèce de culte dont elle était l’objet. À cette cour magnifique, il fallait un cadre digne d’elle. Aussi Louis XIV abandonna-t-il Paris et le Louvre, qui lui rappelaient d’ailleurs les fâcheux souvenirs de la Fronde, pour s’installer à Versailles, où il se fit construire le splendide château qui devait servir de résidence à la monarchie française jusqu’à la Révolution [illustration : façade de Versailles vue du parterre d’eau, cliché photographique et, plus loin, les grands artistes].

Le roi et la nation. Il ne faudrait pas croire que cette cour si brillante ait complètement isolé le roi de la nation et établi entre le souverain et son peuple une barrière infranchissable. Louis XIV gardait ces vieilles traditions en vertu desquelles tous les Français pouvaient pénétrer jusqu’auprès du roi sans la moindre difficulté. Comme tous ses ancêtres, il recevait lui-même, une fois par semaine, les demandes des solliciteurs. Il continuait à s’offrir avec sa famille aux regards des Parisiens, qui se rendaient à Versailles en partie de plaisir pour assister à son repas, à son jeu, aux fêtes de sa cour. Il souffrait même que les mendiants vinssent implorer sa charité jusque dans les galeries du château. Étonnants contrastes, sans doute, mais contrastes nécessaires, pour que le monarque, objet des services respectueux des gentilshommes, pût remplir à l’égard de ses plus humbles sujets son rôle séculaire de chef de la famille française.

38Aucune mention ici du coût de Versailles, et la visite des mendiants est due à la paternelle charité du roi. Est-ce pour les évoquer qu’on trouve ici la reproduction (non commentée) du tableau de Le Nain Une famille de paysans ?

Après 1945 : découverte de Versailles

40Après 1945, le ton des manuels changea. La conjoncture n’était plus la même que sous la III^e République. La patrie, deux fois victorieuse, n’était plus menacée, et la république, qui avait survécu aux ligues des années 1930 et à Vichy, n’était plus contestée. L’école n’avait plus à former des soldats et des républicains. Après l’éclipse et les divisions des années récentes, l’heure était à l’union et à l’exaltation de la grandeur de la France. Dans cette perspective, Versailles tenait une place centrale et allait devenir l’objet d’une nouvelle instrumentalisation.

• 44 Pradel et Vincent 1966 (1955), p. 63. Pour la lecture d’un historien d’aujourd’hui, voir Cornette 2 (...)

Les fêtes que Louis XIV donne à Versailles et les guerres coûtent cher : les pauvres gens doivent payer de lourds impôts. Les paysans surtout sont très malheureux. Ils habitent de misérables chaumières. Pour voir clair chez eux, ils doivent ouvrir la porte, ou bien faire du feu dans la cheminée. Sur le sol de terre battue, ils n’ont rien qu’un pauvre mobilier, une table, une huche pour faire le pain… ils portent des vêtements d’étoffe grossière, ils marchent pieds nus ou en sabot. Certains n’ont que des loques sur le dos, hiver comme été44.

43Si le décri de Versailles tend cependant à s’estomper, voire à disparaître dans les manuels du primaire, une réticence ou une attitude négative chez certains visiteurs et leur personnel d’encadrement demeureront longtemps, comme le note encore Hélène Himelfarb en 1985 :

• 45 Himelfarb 1985, p. 140-141.

Depuis plus d’un siècle, un long mea culpa continue d’être battu devant tant d’or et tant de plaisirs face à tant d’injustice et de misères […]. Les tenants du grand refus les plus spontanés, voire les plus agressifs, se recrutent plutôt parmi les enseignants, les journalistes, les cadres culturels, qui arrivent au château tout hérissés, sûrs d’y trouver […] l’étalage cynique de trésors arrachés par la terreur aux forces vives du pays45.

44Une réserve d’un autre type se trouve dans certains manuels autour des années 1950, à l’instar de celui de Bone, Notre Histoire (cours moyen, 1949) :

• 46 Bone 1949, p. 135-136.

La vie à Versailles était brillante […] mais pas toujours très agréable. Beaucoup de commodités manquaient au château. L’hygiène était délaissée. Ni les hommes ni les femmes ne prenaient de bains. Chaque jour Louis XIV lui-même ne se lavait que le bout du nez. Courtisans et dames nobles employaient des parfums pour masquer leur mauvaise odeur. L’hiver on n’arrivait pas à chauffer les grandes salles malgré tout le bois qu’on brûlait dans les immenses cheminées. L’eau et même le vin gelaient. Il est juste d’ajouter que les hommes de cette époque n’avaient pas comme nous l’habitude d’une vie confortable46.

45Duprez relaie la même vision dans son cours élémentaire de 1948 :

Le palais merveilleux n’est pas très agréable à habiter. L’hiver, on grelotte dans ses salles qu’on ne peut parvenir à chauffer ; l’été on y étouffe de chaleur. Comme les hommes sont encore très peu soucieux de l’hygiène, les débris, les ordures, sont parfois négligemment jetés derrière les portes. On ne respire pas de bonnes odeurs dans ce palais.

47Les manuels des années 1950 reprennent à l’unisson une considération que certains de leurs prédécesseurs, notamment catholiques, avaient formulée comme une contrepartie de la charge imposée au pays :

• 48 Guillemain, Guillermit et Le Ster 1934, p. 205.

Tout cela coûtait très cher. Mais il ne faut pas cependant oublier que c’est surtout du grand et beau palais de Versailles que la gloire de la France rayonnait sur l’Europe entière48.

48Gautrot-Lacour et Gozé ajoutent, dans le cours élémentaire de 1955 :

• 49 Gautrot-Lacour et Goze 1955, p. 48.

Louis XIV n’a pas toujours été aussi heureux. Il a fait trop de guerres et il a demandé trop d’argent au peuple. Mais il a montré au monde que la France est un beau pays, très riche et très civilisé. Et encore aujourd’hui on vient de toute la terre visiter le château du Roi-Soleil à Versailles49.

49Inversion complète du rapport au roi maudit et à son œuvre au noir avec Maurel et Equy, Histoire de la France et des Français (cours moyen et supérieur, 1953) :

Louis XIV avait le goût du vrai, des grandes et belles choses. Le goût du roi fut celui des meilleurs écrivains et des plus grands artistes de son temps, qu’il avait su comprendre. Ses dons et les commandes qu’il leur fit assurèrent leur vie matérielle. Ils purent, en conséquence, travailler librement. Ils exaltèrent sincèrement la gloire du roi.

51Les manuels d’après 1945, suivant les injonctions ministérielles, comportent une iconographie plus abondante et plus soignée. Les 13 livres examinés (43 pour la période précédente) présentent 43 illustrations (pour 40 auparavant). Treize photographies en noir et blanc documentent avec exactitude cinq façades occidentales sur le parterre d’eau, dont une vue d’avion et une pleine page, l’ensemble du site et le jardin vus d’avion d’ouest en est, la façade vers la ville vue d’avion, la cour d’honneur côté nord, la galerie des Glaces, la Chapelle, la chambre du Roi et le salon des ministres. Parmi les 30 compositions, la couleur fait son apparition pour mettre en scène le roi : sortant du château en carrosse, au jardin avec une dame devant la fontaine de Latone, dansant avec une dame, coiffé et habillé au moment de son lever (Billebault, cours élémentaire, 1954, fig. 12), la procession des viandes (Chaulanges, cours élémentaire, 1948, fig. 13), en manteau royal traversant le salon de la Guerre (Personne, Ballot et Marc, cours élémentaire, 1949). Incluant ces exemples de procédés nouveaux dans un comptage d’ensemble, nous avons une répartition des illustrations en accord avec les instructions officielles. Pour une moitié ce sont des vues d’architecture et de paysage, pour l’autre des mises en scène du roi.

Versailles patrimonialisé

• 52 Si Versailles m’était conté…par Sacha Guitry, Paris, Raoul Solar, 1954, p. 111-112.

Messieurs quand je nous vois, lorsque je nous regarde – Molière, Mansart, Turenne, Colbert, Racine, Boileau lui-même, et Vauban et Louvois… et La Fontaine qu’on relit, et vous, Molière, qu’on adore, et même aussi votre servante – je m’émeus en pensant que nous vivons à la même heure et j’ai l’impression, ne nous ayons jamais vus tous ensemble, oui, j’ai l’impression que c’est nous, Louis XIV52.