• 1 Voir à ce sujet Cojannot et Gady 2018.

1Depuis quelques années, notre connaissance des rôles et des implications de la figure de l’architecte dans les chantiers aux xvii^e et xviii^e siècles a été approfondie et renouvelée pour laisser place à une mosaïque hétérogène de cas de figure illustrant les limites de l’exercice de l’architecte, qui n’est pas encore un métier à cette époque, bien que le terme existe depuis plusieurs siècles déjà1.

• 2 Voir Lours 2014 et les réajustements sur certains points dans Bordure 2016 ainsi que Guidoboni 2014

2S’il était besoin d’aborder à nouveau la question des projets d’architecture proposés pour la construction de la façade occidentale de Saint-Sulpice et son chantier de construction, il faudrait d’abord réviser notre connaissance de la procédure de décision dans le cadre spécifique d’un chantier paroissial. Puis, dans un second temps, passer au crible le statut des documents graphiques que les chercheurs peuvent hypothétiquement rattacher à cette partie du chantier. Enfin, il conviendrait de placer cette question dans la perspective de la reconstitution du chantier de construction de cette façade et des différents rôles de l’architecte et des maîtres d’œuvre. L’objectif de cette contribution n’est pas d’analyser en détail les formes proposées lors du concours de 1732 concours pour la façade occidentale de l’église2, mais de donner à voir, si ce n’est à revoir, les éléments graphiques ou scripturaires qui nous sont parvenus et de comprendre ce qui nous manque pour restituer le chantier de cette église dans la première moitié du xviii^e siècle.

• 3 Paris, Archives nationales (désormais AN), Minutier central (désormais MC), étude XLVI.
• 4 Bibliothèque de la Compagnie des prêtres de Saint-Sulpice (rue du Regard), Simon de Doncourt, Remar (...)

5À Saint-Sulpice, la gestion du chantier avait consisté, dès la reprise de 1660, à contracter plusieurs centaines d’emprunts que l’on retrouve dans les constitutions de rentes passées devant notaires3. La faillite qui s’en est suivie est aussi une crise fiduciaire dont les plaies sont encore plus difficiles à guérir que les finances à trouver. Malgré cela, on observe que, à la fin des années 1690, la Fabrique entreprend tout de même quelques menus travaux, mais essentiellement de second œuvre (crucifix en 1695, grille du jubé en 1698, autel de la chapelle de la Vierge, etc.)4. C’est un signe que le mode de fonctionnement habituel d’un chantier paroissial continue de passer par un conseil de fabrique. Toutefois, la préoccupation de voir le chantier de l’église achevé un jour reste dans toutes les pensées : grâce à un legs conséquent de la princesse Palatine autorisé en 1702, la maison située rue des Fossoyeurs au sud du transept est acquise et promise à la démolition pour faire place à la façade du transept, lorsque les travaux pourront reprendre.

• 5 Paris, AN, MC, étude XCII, 564 : 13 mars 1750. Je remercie Jérôme de La Gorce de m’avoir signalé ce (...)

6On connaît la suite avec l’arrivée de l’abbé Jean-Baptiste Languet de Gergy comme curé en 1714. Mais on connaît moins, pour ne pas dire pas du tout, les détails financiers et humains des tractations de ce curé entreprenant, sa comptabilité et ses papiers personnels n’ayant pas été conservés, à notre connaissance, et les actes devant notaires ne comprenant aucun contrat relatif au chantier de la façade. Cette absence n’est que partiellement comblée par les dessins d’architecture, les articles de journaux et les extraits (partiels) des délibérations. Il convient de préciser les contours de l’action du curé qui ne peut être encore appelé un « curé bâtisseur », terminologie anachronique, mais qui prend justement sa source dans ces grandes figures cléricales de la Contre-Réforme, en particulier dans le catholicisme parisien. Le curé Languet de Gergy assoit sa position dominante dans sa paroisse puisqu’il va jusqu’à affirmer dans son testament « avoir [eu] seul l’administration de l’église de la paroisse5 ». Le monument funéraire que ses paroissiens lui érigèrent, sculpté par les Slodtz en 1757, démontre que l’implication du curé était réelle et reconnue, bien qu’il ne soit pas possible de conclure à une absence totale du conseil de fabrique, ni plus encore au monopole de décision du curé au cœur du chantier.

• 6 Paris, AN, LL 793 : Etat en forme de journal des papiers concernant la cure et paroisse de St Jasqu (...)
• 7 Jousse 1769, p. 184-186.
• 8 Paris, AN, MC, étude XCVIII, 386, 7 septembre 1714.

7On pourrait croire que l’abbé Languet de Gergy est un cas isolé ou un précurseur, mais il n’en est rien : il imite en cela l’omniprésence sur le chantier de son église de l’abbé Louis Marcel, curé de la paroisse voisine de Saint-Jacques-du-Haut-Pas entre 1666 et 17046. Ce dernier sera suivi dans son exemple par un autre curé parisien, l’abbé Jean-Baptiste Goy, en charge de la paroisse Sainte-Marguerite de 1712 à 1738. Tous trois montrent la tentative de cléricalisation de la gestion du temporel des fabriques paroissiales sous les derniers Bourbons. En effet, l’organisation d’une paroisse est théoriquement et commodément répartie entre le temporel, géré par les marguilliers laïcs élus, et le spirituel, de l’exclusive du curé en charge des âmes7. La réalité est autre dans la mesure où cette distinction de principe est le lieu d’exercice du pouvoir, pour ne pas dire le terrain des luttes entre les parties : fabrique et cure. Chaque paroisse dispose de son propre règlement de fabrique, que certaines font imprimer, en particulier au xviii^e siècle. Quant à la cure, elle est une personne morale à part entière, avec ses revenus propres, par laquelle le curé perçoit, aussi bien que la Fabrique, tout l’argent auquel il a droit, compte tenu qu’il est par ailleurs particulièrement chargé de la charité envers les pauvres. En somme, le curé gère son temporel propre, ainsi qu’on le peut voir dans la procuration que Languet de Gergy donne à l’abbé François Lefer pour administrer ses biens en son absence8.

• 9 Paris, AN, O¹ 1690, n^o 67. Je remercie Alexandra Michaud de m’avoir signalé ce document.
• 10 Paris, Archives de l’Institut de France, ancienne Académie royale d’architecture, B3, lettre du 7 f (...)
• 11 Paris, AN, V⁷ 492, « Extrait des registres du Conseil d’État du roi », 9 janvier 1787, succession S (...)
• 12 Paris, AN, L 716 : notes du père Léonard sur Saint-Nicolas-du-Chardonnet et ibid., MC, étude XVIII, (...)

8Languet fut aidé en cela par un prêtre de Saint-Sulpice, l’abbé Piroux. En témoigne une quittance d’un paiement pour la dorure de la garniture du grand autel qu’il donna aux maîtres doreurs Thierry, père et fils : « monsieur de Gergy, ancien curé de laditte paroisse en a été très content9 ». Une autre mention, au détour d’une lettre inédite de Pierre Patte, nous apprend qu’en 1768 l’abbé Piroux était « depuis trente ans à la fabrique de ce portail10 ». Son successeur, le curé Dulau d’Allemans, fit de même avec l’abbé François-Henri Simon de Doncourt à partir de 177411. On observe que nombre de prêtres étaient eux-mêmes sacristains et tenaient les registres des entrées et sorties des objets, ils étaient pour cela rémunérés par la Fabrique. On connaît aussi le cas éclairant de l’abbé Compaing qui fut le gestionnaire pour les marguilliers du chantier de l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet, office dont il s’exécuta avec tant de zèle qu’il mourut en 1666 dans la chute d’un échafaudage12.

• 13 Dainville-Barbiche 2005, p. 447.

9Mais l’organisation des paroisses sous l’Ancien Régime ne répond en rien à un schéma préétabli et issu d’une instance supérieure (bien que ce soit le désir du roi, comme celui des évêques). D’autres fabriques parisiennes auront une attitude beaucoup plus belliqueuse à l’encontre de l’autorité ecclésiastique. C’est le cas de l’église en chantier de la riche paroisse Saint-Roch, rue Saint-Honoré, où s’engage une procédure virulente contre le curé Denis Coignet au sujet des droits perçus notamment à l’occasion des sacrements (casuel), ce dernier finissant exilé en 170013. Au-delà de ce conflit qui semble tenir pour beaucoup à la personnalité complexe de l’abbé Coignet, il est indéniable que la bonne avancée du chantier de l’église, qui entame une reprise à un rythme soutenu dès 1705, est liée à l’action d’un conseil de fabrique aux marguilliers très investis dans sa gestion.

• 14 Bibliothèque de la Compagnie des prêtres de Saint-Sulpice, Simon de Doncourt, Remarques historiques (...)

10À Saint-Sulpice, lors de la réunion du conseil de fabrique du 19 juin 1718, les modalités pratiques sont clairement établies pour que la Fabrique n’ait rien à gérer et que les contrats soient passés avec la plus grande sûreté dans l’assurance des remboursements afin d’éviter les dépassements de coût, ceci en conformité avec l’édit de 1681 qui les avait formellement interdits. L’abbé Languet de Gergy s’applique toutefois à ménager les susceptibilités des marguilliers en matière d’autorité ; en témoignent les nombreux dons que le curé fait tout au long de son curialat : banc d’œuvre, ostensoir, ornements, etc.14

• 15 Paris, AN, S 3513/B, pièce 1.

11En charge du chantier, Languet ne se préoccupe pas directement d’architecture à proprement parler, mais plutôt d’organiser le dégagement de l’emprise de la future construction. Comme bien souvent, les morts sont les premiers délogés, avec l’autorisation donnée en 1719 par l’archevêque de Paris de déplacer le cimetière situé à l’emplacement du futur portail sud du transept, côté rue des Fossoyeurs15. Plus tard, peut-être une décennie après, c’est au tour des propriétaires avoisinants dont les maisons empiètent sur le tracé du futur portail d’être délogés. On établit l’emplacement de ces dernières sur un plan conservé au musée Carnavalet (fig. 1). Ce document proposait aussi un projet de façade magistrale, non retrouvé, ce qui pourrait amener à la dater autour de 1732 à l’occasion du concours pour la façade occidentale. Le plan présente une façade à l’avant-corps central en saillie encadré par deux tours carrées et précédé d’un perron à degrés que viennent rythmer verticalement les colonnes en façade.

• 16 Paris, AN, Z^1f 1048B : ordonnance du grand voyer de Paris du 16 juin 1719.
• 17 Bibliothèque de la Compagnie des prêtres de Saint-Sulpice, Simon de Doncourt, Remarques historiques (...)
• 18 Lours 2014, p. 221.

14Pour comprendre cette temporalité particulière des chantiers d’Ancien Régime, il peut être utile d’accéder à la micro-échelle pour saisir par le détail quelques éléments diffus et pourtant essentiels des enjeux qui ont cours sur un chantier. Dès la reprise par Languet de Gergy, on observe déjà que les projets d’architecture doivent être pensés pour être adaptés aux éléments préexistants. La part d’invention laissée au concepteur du nouveau portail sud du transept peut donc difficilement se jouer sur l’emprise au sol et doit respecter les volumes généraux du portail nord déjà construit : « attendu d’ailleurs que la construction desdits portail et croisée n’est point un dessein nouveau mais un plan déjà exécuté en partie et dont l’alignement est par conséquent forcé et nécessaire16 ». L’achat des maisons est réalisé à un rythme soutenu par le curé, par l’intermédiaire de l’abbé Piroux qui tient probablement un registre des comptes engagés pour le chantier, ainsi que d’un coffre-fort uniquement destiné à recueillir les fonds. Il est bien spécifié que nul emprunt ne sera contracté, du moins par la Fabrique, et que les entrepreneurs qui dépasseraient leurs devis le feraient à leurs dépens17. À cette interdiction d’emprunter, le curé n’est pas astreint et il organise lui-même les quêtes pour le bâtiment de l’église, convoque les grands de ce monde à tour de bras pour poser toutes les premières pierres imaginables18. En veillant à la publicité de son grand œuvre qu’est l’achèvement de son église, l’abbé Languet de Gergy pousse loin l’investissement mais, comme nous l’avons vu plus haut, il ne se distingue pas tant de certains de ses pairs à la même époque.

• 19 Souffaché et al. 2016.

17En faveur de la pérennité, on observe à Saint-Sulpice même l’utilisation standardisée des modules de pierre de grand appareil en fonction de leur qualité de résistance. Les sondages électrostatiques réalisés en 2010 ont permis de connaître la nature des pierres employées à la construction de la partie basse de la tour nord19. On y décèle également une provenance plus éloignée de pierre utilisée pour la construction du massif nord au premier niveau de la façade : Saint-Leu et Saint-Maximin, d’une résistivité calculée entre 3 001 et plus de 30 000 ohms. Quant à la permitivité, elle ne dépasse pas 300 ohms, qui sont des valeurs médianes pour les matériaux lithiques. Ce qui frappe est l’homogénéité de toutes les pierres utilisées dans le même massif, et il y a fort à parier qu’elle se prolonge sur l’ensemble de la façade. On y observe l’exacte mise en application des directives que l’on retrouve habituellement dans les devis de l’époque : pierre de Bagneux (pierre dure) pour les fondations et parties basses, puis élévation en pierre de Saint-Leu (pierre tendre) et parties supérieures en pierre de Saint-Maximin (pierre dure).

• 20 Bullet 1691.
• 21 Cojannot et Gady 2017.

18Cette standardisation de la construction n’empêche pas la création au fur et à mesure de l’avancement du chantier, qui est un fonctionnement fondé non plus sur la pérennité mais le changement. S’il y a eu un devis estimatif pour cette partie du chantier on sait bien que la nature de ces documents ne permettait aucunement de rivaliser avec la précision des CCTP actuels (cahiers des clauses techniques et particulières, qui détaillent les clauses d’un marché) mais que, bien souvent, les travaux étaient évalués à réception par un toisé20. L’ajustement est donc permanent pour mettre en œuvre les grandes lignes de ce qui est établi au départ. C’est la raison pour laquelle les maîtres d’œuvre peuvent être appelés à produire des dessins tout au long du chantier, car le dessin d’architecture ne se limite pas au support de l’invention mais est aussi un outil de communication interne au cœur du chantier, particulièrement entre ses multiples acteurs21. Lorsque des choix essentiels se font jour, un homme de l’art peut être amené à donner une directive précise ou générale, un profil de modénature, une injonction rectificative, ou encore amorcer une réflexion pour résoudre un problème.

• 22 Simon de Doncourt, Pièces justificatives, p. 215-216 : délibération du 17 juin 1725.

20De petit format, il est possible de l’attribuer à Gilles-Marie Oppenord par les détails de sculptures appartenant au genre rocaille et la vibration caractéristique de la main de l’artiste. Le dessin est partiellement établi au compas et quelques tracés régulateurs pour positionner les hauteurs des voûtes rappellent les dimensions de l’édifice actuel. L’assise quadrangulaire de la tour-clocher de la croisée, l’absence de croupe à la charpente du bras du transept et le profil en plein cintre de l’arc-doubleau de la nef pourraient permettre de dater ce document d’avant la construction de ces éléments, soit avant 1727, date de l’inauguration de la coupole de la croisée22. Ce dessin témoigne de la réflexion engagée par Oppenord, saisi au début des années 1720 sur la question du couvrement des bas-côtés qui entraîne celle du contrebutement des parties hautes de la nef. Mais l’étude est en tout premier lieu centrée sur le problème de l’évacuation des eaux pluviales que le positionnement de la toiture doit permettre de rejeter. Oppenord propose une toiture en appentis formée d’une charpente composée de longs chevrons passant au-dessus des deux vaisseaux des chapelles et du bas-côté. Deux autres tracés plus esquissés proposent une pente de l’appentis moins aiguë, l’une surélevée et l’autre plus basse, toujours sur les deux vaisseaux. Cette réflexion ne s’arrêta pas à cette proposition et la réalisation finale distingua les toitures de chaque vaisseau, créant deux toitures distinctes couvertes en dalles de pierres. Ces toitures en pierre furent supprimées postérieurement du côté nord où seuls les départs des arches subsistent (fig. 4).

• 23 Paris, musée des Arts décoratifs, CD 4200, 4201 et 4202.

21Ce dessin d’Oppenord nous montre un architecte à l’œuvre au cours du chantier : il tente de résoudre par la projection du dessin un problème porté à sa connaissance. À la manière d’une résolution en musique, l’artiste vient ici proposer un dénouement sur un point pratique, avec une solution formelle, viable dans son aspect. Celle-ci n’est manifestement qu’une étape intermédiaire de la réflexion, ce qui nous amène à considérer l’absence des autres dessins, mais aussi la part possible de liberté d’exécution sur le chantier. Qu’est-ce qui conduisit les maîtres d’œuvre du chantier de Saint-Sulpice à ne pas retenir cette proposition ? S’agit-il d’un des croquis suggérant différentes réponses possibles, laissant supposer que celui qui aurait été suivi n’a pas été conservé ? Cela est probable et tend à nous faire voir ce dessin comme un outil de travail et de réflexion, en atelier ou en solitaire, et non destiné à être montré au commanditaire ou au maître d’œuvre chargé d’exécuter le dessin. Car Oppenord ne produit pas toujours lui-même les dessins, comme en témoignent les trois plans de projet de la façade conservés au musée des Arts décoratifs23 où l’utilisation de l’encre de Chine et la précision stéréotypée de la ligne de dessin viennent contraster avec les différentes légendes, rajoutées de la main même d’Oppenord.

• 24 Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, EBA 1844, 1845, 1846.

23Ces dessins de chantier sont peu nombreux mais ils n’en présentent pas moins différentes facettes et visées. Si celui d’Oppenord est vraisemblablement destiné à la réflexion interne, ceux de Servandoni exécutés en 1740 montrent que le dessin vient appuyer l’avancée du chantier et préciser un certain nombre d’éléments que le projet initial n’avait pas détaillés24. Cet ensemble bien connu de trois dessins exécutés et signés par Servandoni et approuvés par le curé Languet de Gergy constitue ce genre de documents servant de référence et liant les parties en action : l’architecte et le commanditaire.

• 25 Paris, AN, T 107, dossier 8, mémoire de défense de Capron (rédigé en 1780-1781).

24La partition jouée par Servandoni est bien connue et nous n’en rappellerons que les principaux éléments. L’architecte florentin, une fois la première pierre posée, est relativement peu présent sur le chantier. Et pour cause : il a donné les dessins et les directives que les maîtres d’œuvre appliquent. Ceux-ci n’ont besoin de faire appel à lui que lorsque les éléments généraux, par exemple les dessins de 1740, ne sont plus suffisants. Pourtant, il y a toute possibilité de penser que les maîtres maçons et les inspecteurs, comme Capron (documenté en 1750)25, ont sur le chantier toute latitude d’interprétation. Il suffit de se rendre sur un chantier encore aujourd’hui pour le constater et il peut arriver que l’architecte arrive trop tard pour modifier un choix des ouvriers pour lequel il n’a pas été consulté.

• 26 Voir Rohan-Csermack dans Lours 2014, p. 188-190.

27Il propose un projet spectaculaire au principe simple : cacher les tuyaux de la montre par un trompe-l’œil dissimulant une colonnade rotonde vide peuplée d’anges musiciens26 ; ce projet n’a vraisemblablement pas été réalisé et n’était probablement qu’un décor éphémère destiné à faire attendre la réalisation concrète du grand orgue.

• 28 Viel 1797, p. 94 : « Je possédai en 1766 les différens dessins originaux de Servandoni ; j’y reconn (...)
• 29 Cojannot et Gady 2017, p. 283-297.

30D’autres dessins sont aussi mentionnés par Viel28. Ils sont légion, ces dessins intermédiaires de la réflexion sur et pendant le chantier de construction, mais combien en reste-il ? Conçus lors des différentes étapes du chantier, il ne faut pas les confondre avec les dessins d’exécution qui sont des documents de communication entre le maître d’œuvre et les exécutants29, tandis que le dessin d’invention sur le chantier reste une production plus ou moins brute venant apporter une précision, une rectification, ou encore répondre à une nouvelle commande modifiant un parti initial jugé désormais inapproprié par les commanditaires.

• 30 École nationale des Ponts et Chaussées, Ms 2240 ; Losserand 2016.
• 31 Mazzoli, Gulli et Brocato 2012.
• 32 Cojannot 2017.

31L’historien des périodes anciennes peine bien plus qu’un contemporanéiste à restituer tant soit peu le quotidien, qui plus est d’un chantier de construction, par nature tissé d’actes et de gestes dont les archives ne gardent pas trace. Au détour d’un mémoire rédigé en 1750 par l’ingénieur des Ponts et Chaussées Normand de Vautibault, on touche au plus près l’ambiance de ce chantier à cette époque30. Tout d’abord, la visite impromptue du Dauphin sur le chantier le 28 août 1748 qui oblige à l’arrêt des travaux pour une demi-journée. Cela montre que, même si les loteries ne sont plus entièrement reversées pour ce chantier depuis 1746, le pouvoir royal ne s’en désintéresse pas pour autant, quand bien même les motivations réelles du Dauphin ne sont pas connues et la visite non documentée par ailleurs. De plus, le mémoire de l’ingénieur fourmille de remarques relatives à un nombre inadéquat d’ouvriers manipulant les grues pour lever les pierres et surtout quant à la quantité de temps perdu au cours de la journée pour des motifs pas toujours très évidents. Les observations minutées de l’ingénieur reprennent l’année suivante en 1749 et il semble que les recommandations de 1748 aient été suivies d’effet. Mais le rapport entre le nombre d’ouvriers, l’approvisionnement des matériaux et la vitesse de mise en œuvre est encore à améliorer selon l’ingénieur, qui conclut son mémoire en 1750. Ce document montre à quel point le chantier de l’église Saint-Sulpice était sous pression, certainement pour des raisons financières, surtout au moment du changement de curé qui advint justement pendant l’année 1748. Les méthodes traditionnelles de construction sont opérantes et la mise en œuvre de chaînages métalliques à l’intérieur des plates-bandes sur une grande partie de la façade31 génère une activité constructive pour laquelle il convient d’interroger la place et le rôle de l’architecte. Servandoni a-t-il été aussi impliqué à produire des dessins techniques pour positionner les chaînages métalliques dans les maçonneries, à l’instar de Pierre Bréau sur le chantier, encore plus prestigieux mais similaire techniquement, de la colonnade du Louvre à la fin du xvii^e siècle ?32 L’ensemble des dessins de l’artiste florentin qui nous sont parvenus n’ont pas cette finesse de précision et l’on ignore si ses maîtres d’ouvrage responsables du suivi du chantier ont produit ce type de dessin. Lorsque la polémique éclate au sujet de la façade après le décès de Servandoni, à la fin des années 1760, elle ne concerne pas directement la mise en œuvre mais seulement les choix de projet.