« Je ne sais de quel œil on regarde les décorations de l’Opéra, & si l’on y attache quelque importance ; mais quant à moi, je pense que les Artistes les plus distingués y seroient nécessaires, au moins comme compositeur & veillans à la bonne exécution. J’ajouterai qu’il n’en est point qui n’ait souvent désiré d’avoir une décoration à faire ; c’est une occasion de déployer son génie1. »
Fig. 1. Gustaf Lundberg, Portrait de François Boucher, 1741, pastel sur papier bleu, 67 × 51 cm. Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, INV 30868.
Permalien : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl020208704
© RMN-Grand Palais (Musée du Louvre) - Michel Urtado
- 2 Paris, École nationale supérieure des beaux-arts (désormais ENSBA), Ms 21, année 1735.
- 3 Ibid., année 1732.
- 4 Ibid., année 1735.
- 5 Selon Louis Petit de Bachaumont, qui dressa une Liste des Meilleurs Peintres et Sculpteurs qui se t (...)
- 6 Arsac 2011, vol. 1, p. 17-56.
1Le premier élément permettant de rapprocher François Boucher et Jean-Nicolas Servandoni n’est ni un décor de scène, ni une peinture, mais une adresse parisienne. En 1733 au moins, année de son mariage, François Boucher emménagea rue Saint-Thomas-du-Louvre, « joignant l’hôtel de Longueville à droite2 » dans lequel Servandoni louait un appartement depuis un an3. Cet hôtel avait l’avantage d’être à proximité immédiate de l’Opéra, alors dans l’aile droite du Palais-Royal (fig. 2). Charles-Joseph Natoire s’installa dans le même bâtiment en 17354 et les trois artistes demeurèrent ainsi voisins durant près de dix ans, jusqu’au déménagement de Boucher en 1743 ou 17445. Or, Boucher et Servandoni furent amenés à collaborer durant ces dix années de voisinage6.
- 7 Paris, Arsenal, Portefeuille de Louis Petit de Bachaumont, Ms 4041, fo 609, « Navarre 1730 ».
- 8 Ibid., fos 597 bis-610, retranscrit par Hornsby 1996.
2Érudit passionné d’art et de théâtre, Louis Petit de Bachaumont rédigea un mémoire8 à l’attention de Charles Godefroy de La Tour d’Auvergne, duc de Bouillon, qui désirait agrandir et embellir son château de Navarre situé vers Évreux, en Normandie (fig. 3).
Fig. 3. Louis Boudan, Vue du château de Navarre…, 1702, plume et encre brune, lavis d’encre de Chine et aquarelle, 34,6 × 30,7 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie, EST VA-27 (3).
Permalien : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6901809n
Source : Gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
- 9 Ibid., fo 598ro.
- 10 Pérouse de Montclos 2010, p. 564.
- 11 Paris, Arsenal, Ms 4041, fo 600ro.
- 12 Ibid., fo 600vo.
- 13 Ibid., fo 600ro.
- 14 Ibid., fo 601vo.
3« Pour rendre ce château parfait, écrit Bachaumont, il faudra y travailler en architecture et en peinture9. » De fait, l’amateur proposa un programme très ambitieux, mais non dénué de considérations pratiques. Il recommanda par exemple de ceindre l’énorme tambour (qui valut plus tard au château le surnom de « Marmite10 ») par une colonnade et de bâtir deux péristyles « pour corriger la forme trop carrée du château qui aujourd’hui a l’air d’un dé à joüer11 ». Pour l’intérieur, il conseilla des « architectures feintes en peintures12 ». Tirant parti des quatre vestibules qui entouraient l’immense salon central s’élevant jusqu’au dôme, Bachaumont suggérait de peindre en trompe-l’œil, de part et d’autre de l’entrée, les deux escaliers monumentaux dont le château était dépourvu, et de représenter dans les autres vestibules des perspectives de salons ou de galeries dans lesquelles auraient été figurées, à la manière de l’escalier des Ambassadeurs du château de Versailles, des « figures coloriées des nations différentes13 ». Le grand salon aurait quant à lui été entièrement dédié au thème de l’amour : sur le pourtour du tambour, des couples de dieux auraient regardé l’Amour figuré au centre de la coupole qui, tenant dans sa main un « dard d’or à la pointe enflammée14 », aurait désigné Jupiter et Junon assis sur des nuages.
- 15 Ibid., fo 603ro.
- 16 Ibid., fo 600vo.
4Bachaumont conseilla au duc de Bouillon d’employer les deux artistes, et la justification de ses choix est très révélatrice. Selon l’amateur, Boucher se distinguait des autres peintres parce qu’il était « fort facile, qu’il op[érait] vite et il n’[était] pas cher15 ». Servandoni, quant à lui, aurait eu la responsabilité des architectures feintes et des architectures réelles puisque, comme le précise Bachaumont, « il [était] plus avide d’honneur que de gain, et cherch[ait] à travailler en architecture pour se donner de la réputation16 ».
- 17 Le mariage de Marie-Louise-Henriette de La Tour d’Auvergne et Jules-Hercule-Mériadec de Rohan, duc (...)
5Bien que la date de ce mémoire soit débattue (1730 ou 1738 selon les annotations), et que la date plus tardive corresponde mieux à un programme iconographique orienté sur le thème de l’amour, conçu en prévision du mariage de la fille du duc de Bouillon17, il convient de faire un rapide point sur la situation des deux artistes à cette période afin de mieux cerner le contexte de ce rapprochement.
- 18 Bouché 1910, p. 129, note 1.
- 19 Guidoboni 2014, p. 36.
- 20 1734, huile sur toile, 1,355 × 1,705 m, Paris, musée du Louvre, INV 2720 (https://collections.louvr (...)
- 21 Laing et Rosenberg 1986, cat. 26, p. 164-166.
6Vers 1730, au moment où Boucher emménagea dans le voisinage immédiat de Servandoni, sa carrière de peintre ne venait que de commencer quand celle du Florentin, peintre décorateur de l’Académie royale de musique depuis 172818, était déjà auréolée de plusieurs triomphes dans le domaine de la scénographie. Ainsi, en 1731, son décor représentant le palais du Soleil dans Phaéton valut à Servandoni la proposition d’être reçu à l’Académie royale de peinture et de sculpture de Paris, « dans le talent de l’architecture et de la perspective19 ». De son côté, Boucher s’affirmait comme peintre tout en marquant, dès ses débuts, un goût prononcé pour le théâtre. De fait, son morceau de réception, Renaud et Armide20, montre qu’en 1734 le peintre d’histoire savait déjà rendre dans ses peintures le merveilleux des décors de scène21. Quoique de nature différente, deux ambitions parallèles se dessinaient durant cette décennie 1730. Déjà reconnu pour ses talents de peintre décorateur, Servandoni caressait l’espoir, toujours déçu, d’intégrer l’Académie royale d’architecture. Boucher, quant à lui, s’imposait rapidement dans les domaines de la peinture, de l’édition, de la tapisserie et de la scène et, progressivement, gravissait un à un les échelons de la carrière officielle.
- 22 Bjurström 1954.
- 23 Paris, Arsenal, Ms 4041, fo 603vo.
- 24 Les décors de Condé-en-Brie sont peints à l’huile sur des toiles fixées au mur par des lamelles de (...)
7Aussi faut-il saluer le flair de Bachaumont qui eut l’idée de rapprocher deux talents éminemment complémentaires autour d’un projet fait à leur mesure. Juché sur un tertre artificiel qui ménageait d’innombrables points de vue, le château de Navarre apparaît dans l’esprit théâtromane de Bachaumont comme un vaste décor d’opéra. Que dire, en effet, de ces escaliers peints en trompe-l’œil pour décupler l’espace, de ces perspectives en galeries dignes des projets contemporains de Servandoni pour lesquels il était acclamé ?22 Tout, ici, obéit aux sensations provoquées par ces jeux d’optique si théâtraux se confondant avec les vues réelles sur la campagne alentour qui faisaient le charme du bâtiment. Il n’est pas jusqu’aux matériaux employés, tels le bois, pour la colonnade et les balustrades, ou encore l’« or faux comme les décorations d’opéra23 », qui ne rappellent les architectures éphémères des spectacles. Ce projet pour le château de Navarre a souvent été rapproché des décors subsistants au château de Condé-en-Brie. Représentant plusieurs sculptures fameuses des jardins de Versailles, comme Apollon servi par les nymphes, ces derniers sont généralement attribués à Servandoni, malgré l’absence de source fiable24. On y retrouve ces mêmes architectures en trompe-l’œil et ces thèmes versaillais mêlant réalité et illusion.
- 25 Paris, Arsenal, Ms 4041, fo 604vo.
8Le programme iconographique imaginé pour le château de Navarre correspondait en tous points à l’art que Boucher développait durant cette décennie : Bachaumont avoue ainsi son souhait de transformer ce salon de Navarre « sérieux et pour ainsi dire un peu terrible, donnant l’idée d’un temple de Mars », en un lieu galant qui « représenterait le temple de l’Amour »25.
- 26 Ibid., f° 603ro.
- 27 States 1962.
9Si l’on en croit Bachaumont, Boucher et Servandoni étaient non seulement voisins mais « amis », ce qui, précise l’amateur, « est d’une grande considération quand on fait travailler des personnes de ces arts »26. Ce n’est pas à Évreux, où le projet de Bachaumont resta à l’état de rêve, que l’on retrouve les deux artistes, mais à l’Académie royale de musique de Paris. En effet, plusieurs sources attestent que, de 1737 à 1748, Boucher et Servandoni se succédèrent à la tête des décorations de l’Opéra27.
- 28 Paris, Bibliothèque-musée de l’Opéra (désormais Opéra), Mémoires pour servir à l’histoire de l’Acad (...)
- 29 Paris, Opéra, Manuscrit Amelot, p. 295. Algieri aurait fait son apprentissage auprès de Boucher et (...)
- 30 Ibid., p. 306.
- 31 Ibid., p. 416 : Servandoni entra « à l’Opéra en 1726, aux appointements de 2 000 [livres] et 2 000 (...)
- 32 Ibid., p. 296.
- 33 Ibid., p. 493.
10En 1724, après sa formation en Italie et ses premiers travaux en Angleterre, Servandoni arriva en France. Ses premiers décors sont documentés deux ans plus tard et, en 1728, il fut nommé premier peintre des décorations de l’Opéra. Il garda ce poste jusqu’en 173728, date à laquelle le roi lui alloua la salle des Machines au palais des Tuileries où il proposa de grandioses spectacles muets. Durant deux années, Boucher remplaça le Florentin à l’Opéra, où il travailla avec le peintre décorateur Pietro Bonifazio Algieri29. En 1739, c’est un artiste aujourd’hui méconnu, Roberto Clerici, qui succéda à Boucher, « au lieu du Sieur Servandoni »30, comme peintre des décorations de l’Opéra. Servandoni revint à l’Académie royale de musique de 1741 à 174431. Toutefois, la faillite de ses spectacles à la salle des Machines des Tuileries, trop onéreux, le contraignit à fuir ses créanciers, se faire passer pour mort, et de partir pour Madrid, Lisbonne et Londres. Boucher redevint alors peintre pour les décorations de l’Opéra d’août 1744 à juillet 174832 après quoi, « reconnaissant que ce n’était point là son genre, il l’a abandonné33 ».
- 34 States 1962.
- 35 Paris, AN, MC, CXVI-260, 9 juin 1728 ; Paris, Opéra, Res 516, p. 492 : le manuscrit Amelot précise (...)
11Outre le manque d’archives, les témoignages contemporains imprimés ou manuscrits restent rares. Les traces matérielles des décors créés sont, quant à elles, quasiment inexistantes, tant pour Boucher que pour Servandoni. Contrairement à ce qui a parfois été écrit34, cette chronologie montre que Boucher ne fut pas l’assistant de Servandoni mais qu’au contraire il occupa tout de suite d’importantes responsabilités à l’Académie royale de musique. Créée par Louis XIV, cette dernière jouissait d’une certaine autonomie administrative et financière, si bien que les directeurs, véritables entrepreneurs, demeuraient relativement libres dans le choix de la programmation et du personnel qu’ils employaient. L’organisation interne de cette institution demeure néanmoins méconnue et si, par exemple, les sources attestent que Servandoni devait en 1728 réaliser trois décorations complètes tous les deux ans tout en veillant à l’entretien des décorations et des machines35, on ne sait absolument pas quelles étaient les obligations de Boucher. Devait-il, en sa qualité de peintre des décorations, superviser des peintres spécialisés notamment dans le paysage ? Quels étaient ses rapports avec les sculpteurs qui modelaient les accessoires, avec les machinistes, les architectes, les dessinateurs d’habits, les artificiers, les ferblantiers, etc., myriade d’artisans dont les noms, qui parfois apparaissent au détour d’une pièce d’archive, ont dans l’immense majorité sombré dans le même néant ?
12À la lecture attentive des divers journaux et mémoires du temps, il apparaît que, sur les dizaines d’opéras présentés sur la scène de l’Académie entre 1737 et 1748, le nom de Boucher n’est associé qu’à seulement quatre productions, parfois même en dehors des périodes où il était employé à l’Opéra. Pour trois d’entre elles le nom de Servandoni est également mentionné.
- 36 Paris, Arsenal, Ms 4041, fo 618.
- 37 Servandoni 1739, p. 4.
- 38 Après une représentation du Chaos figuré par de gros nuages, un gigantesque palais paraissait, peup (...)
- 39 Servandoni 1739, p. 8.
- 40 Paris, Arsenal, Ms 4041, fo 618.
13Bachaumont est le seul à mentionner la participation de Boucher à Pandore, deuxième grand spectacle à machines que Servandoni produisit au palais des Tuileries, en 173936. Comme le précisait sa Description, sorte de livret adapté à ce spectacle muet, Pandore était un sujet « qui pût occuper agréablement pendant un tems assés considérable37 » son public à l’aide d’une succession ininterrompue de décors38. Ayant décrit ce spectacle dans lequel « l’Architecture, la Peinture & et les Méchaniques39 » s’associaient pour créer de prodigieux effets, Bachaumont ajoute : « Messieurs Natoire et Boucher Excellents Peintres de l’académie ont donné les desseins des figures que le Sr Servandoni a exécuté[s] ainsi que l’architecture dont il est l’Inventeur40. »
- 41 Caviglia-Brunel 2021, p. 52.
- 42 Joulie 2004, p. 153.
14Les noms de Boucher et Natoire n’étaient pas associés pour la première fois, tant leurs carrières respectives se confondaient. Quasiment du même âge, ayant tous deux étudié dans l’atelier de François Lemoyne avant de se retrouver à Rome, les deux artistes œuvrèrent en même temps à Beauvais et à l’hôtel de Soubise41 et, nous l’avons vu, vivaient à Paris non loin de Servandoni. De plus, les styles des deux peintres furent très souvent comparés par les amateurs, et ce jusqu’au second séjour romain de Natoire au milieu du siècle42.
- 43 Paris, Arsenal, Ms 4041, fo 338ro.
- 44 Catalogue… de M. De Lalive 1764, p. 9 et 18.
15Au-delà des liens noués entre les trois voisins, Bachaumont nous renseigne sur la place accordée à chacun dans la réalisation des décors de scène. Avec Natoire, Boucher apparaît comme auteur des figures, fournissant les modèles dessinés que Servandoni peignait dans les architectures qu’il inventait. Peintre et architecte, ce dernier apparaît comme le concepteur de l’ensemble, tant des effets d’optique que de la succession sans heurts des différents décors. Comme au château de Navarre, à travers Pandore s’esquisse une spécialisation, un domaine de compétence spécifique à chacun des deux artistes qui, bien qu’évolutif, leur demeura attaché tout au long de leurs carrières. Bachaumont, du reste, le précise dans une autre page de son Portefeuille, révélant que le Florentin, quoique « Excellent aux belles ruines », éprouvait quelques difficultés à peindre les personnages et les faisaient « faire ordinairement par nos meilleurs Peintres de figures »43. Cette précieuse information est corroborée par le catalogue de la vente de la collection La Live de Jully, en 1764, qui mentionne deux ruines de Servandoni dont les figures sont dues, l’une au pinceau de Boucher « dans le goût de Salvator Rose », l’autre à Lemoyne44.
16Aucune autre participation de Boucher à l’un des nombreux spectacles que Servandoni réalisa à la salle des Machines n’est attestée. En revanche, les deux artistes furent amenés à exécuter chacun des décors pour les mêmes spectacles présentés à l’Opéra.
- 45 Grimm et Diderot 1829, t. VI, 15 juin 1770, p. 481.
- 46 Mercure de France, septembre 1742, p. 2056-2057.
- 47 Laing et Rosenberg 1986, p. 217, fig. 148.
17En 1742, l’Académie royale de musique de Paris reprit la pastorale héroïque d’Issé, chef-d’œuvre d’André Cardinal Destouches qui, renouvelant l’opéra français à la mort de Lully, fut une de ces œuvres de l’ère louis-quatorzienne fréquemment reprises durant tout le xviiie siècle. Le librettiste Houdart de La Motte, volontiers comparé à Fontenelle, y dépeignait les amours de la jeune bergère Issé et d’Apollon déguisé en berger pour mieux la séduire avant de lui révéler sa divinité. Boucher, si souvent associé à l’auteur des Églogues45, ne pouvait qu’être inspiré par ce sujet galant et champêtre auquel Mme de Pompadour s’identifia quelques années plus tard. Le Mercure de France indique que le peintre exposa cette année-là au Salon « un Esquisse de Paysage [...] représentant le Hameau de la Pastorale Héroïque d’Issé, qu’on doit exécuter en grand pour le Théâtre de l’Opéra46 ». Alastair Laing et Pierre Rosenberg trouvèrent à Munich le tableau tant recherché47. Intitulée Projet de décor, cette huile sur toile signée et plus aboutie qu’une esquisse a les dimensions requises pour être associée à l’œuvre exposée au Salon de 1742 (fig. 4).
Fig. 4. François Boucher, Projet de décor (Issé), 1741, huile sur toile, 68 × 112,4 cm. Munich, Bayerische Staatsgemäldesammlungen – Alte Pinakothek, HUW 1.
URL : https://www.sammlung.pinakothek.de/en/artwork/jWLpXkDLKY
CC By-SA 4.0
18La nature domine cette belle composition et les arbres, hauts, appellent le regard à se concentrer sur le centre du tableau où une jeune bergère se repose avec ses moutons. En arrière-plan se déploie à perte de vue un paysage vallonné qui, sur la scène de l’Opéra, devait servir de toile de fond. Les arbres, quant à eux, devaient être représentés sur plusieurs châssis disposés de part et d’autre de la scène. Ainsi, le tronc à gauche et la masse noueuse de racines à droite marquent de toute évidence l’emplacement de la première paire de châssis. La seconde devait comprendre la petite maison rustique et la troisième, enfin, légèrement avancée vers le centre, comportait la fontaine et son bac recueillant l’eau. La peinture de Munich illustre parfaitement le caractère champêtre et paisible du premier acte de la pastorale, et on y entend déjà Apollon déclamer :
Les Prez, les Bois & les Fontaines
Sont les favoris des Amants ;
On passe icy d’heureux moments48.
- 49 Mercure de France, décembre 1741, p. 2705-2707.
19La forêt de Dodone que Servandoni exécuta pour le troisième acte, et dont on ne conserve aucune trace, favorisait quant à elle ces effets de perspective qui étonnaient tant les spectateurs du xviiie siècle. Pour que les figurants ne troublent pas l’effet de profondeur, le Florentin employa plusieurs jeunes gens de différentes tailles, réservant les plus petits pour le fond et les plus grands pour le devant de la scène49. Par ce subterfuge somme toute très simple, Servandoni agissait une fois de plus en scénographe rompu aux lois de la perspective quand Boucher composait son décor pour Issé à la manière d’un tableau de chevalet.
- 50 Servandoni ne fut en effet jamais reçu à l’Académie royale d’architecture, ce que Bachaumont déplor (...)
20Cette différence dans la manière même de concevoir un décor révèle assez le poids des formations, des cultures visuelles différentes mais aussi des ambitions des deux artistes qui désormais semblent prendre des voies divergentes. Les critiques de l’époque qui s’acharnèrent, tel La Font de Saint-Yenne, à savoir si Servandoni était meilleur architecte que décorateur, sont responsables de cette figure, très caricaturale, de l’architecte frustré50. Boucher, peintre avant tout, souffrit également de cette hiérarchie des arts qui n’épargnait pas le monde des spectacles et de l’éphémère.
21L’abbé Louis Gougenot, membre du Grand Conseil, passionné d’art et de théâtre, est le seul à avoir décrit le palais marin que Boucher exécuta pour le quatrième acte d’Atys, célèbre tragédie en musique de Lully et Quinault reprise à l’Académie royale de musique en 1747 et pour laquelle un décor plus ancien de Servandoni fut réemployé.
- 51 Gougenot 1749, p. 49-51.
A-t-on rien vû de si brillant que sa Décoration du Palais du Fleuve Sangar ? Cette voûte d’eau qui jouoit perpetuellement avec les colomnes de l’édifice, étoit tout-à-fait ingénieuse. L’éclat de sa lumière porté dans le fonds, refletant sur les cascades, tant que le devant de la Décoration entretenu dans un ton plus mate donnoit un beau repos à la vûe : ces colomnes à moitié taillées dans le Roc, ornées de coquillages & d’une prodigieuse variété de plantes marines, formoient un pictoresque admirable. Mais malgré toute la licence que permettoit le sujet, on ne peut pardonner à M. Boucher d’avoir fait la moitié de son Ordre à Bossage & Refands, tandis que le reste étoit en colomnes torses. Quand on examine cette Décoration, ne voit-on pas aisément qu’elle est d’un Peintre qui s’est mêlé d’Architecture, sans en connoître les vrais principes. Aussi en la comparant à une plus ancienne du sieur Servandoni qui a servi dans le même Opéra pour la Gallerie du Grand Sacrificateur, quelle différence ? Quelle majesté dans cette dernière ? Un bel Ordre Corinthien exécuté avec toute la régularité possible sur un beau plan, peu d’ornemens, de beaux percés aux extrémités qui annoncent toute l’étendue du Palais, le tout semble être fait de peu de chose, & d’une facile exécution51.
22Cette description, si elle campe deux scénographes antagonistes dans l’esprit si théoricien de Gougenot, est surtout révélatrice de leurs fortes personnalités d’artistes. Servandoni démontre une fois de plus sa maîtrise parfaite de la perspective qui sert ici une architecture respectueuse des ordres. Boucher, quant à lui, transpose sur les fermes et les châssis toute l’inventivité de ses toiles dans lesquelles l’architecture très décorative ne vient que donner un cadre féérique et grandiose à la scène. Plus encore, cette description révèle que désormais Boucher maîtrisait parfaitement les différents effets scéniques de son temps. Le recours à la lumière, par exemple, tout comme l’emploi d’une gaze argentée qui, activée par une machinerie, donnait vie aux cascades, montrent assez que Boucher, loin de se contenter de dessiner des figures comme à ses débuts, dix ans auparavant, concevait désormais ses décors dans leur globalité et se mesurait enfin à son confrère.
23Si l’on en croit l’abbé Gougenot, à l’époque d’Atys les décorations du peintre étaient préférées par le public à celles du « sieur Pietre », c’est-à-dire Algieri, « peu propre à en imaginer de nouvelles ». En effet, « qui pourra mieux rendre que M. Boucher ces beaux Jardins, ces belles Grottes, ceux beaux Païsages où l’on reconnoissoit avec plaisir un heureux mélange des vûes de Rome & de Tivoli, avec celles de Sceaux & d’Arcueil ? A-t-on jamais vû de plus beaux Tableaux que ses Fermes ? ». Revenant sur le principal défaut de Boucher, l’amateur conclut :
Tout ce qu’on auroit pu lui reprocher, c’est d’avoir donné quelquefois des choses peu correctes en Architecture, & impraticables dans l’exécution. Il ne péchoit en cela que par trop de feu d’imagination ; ce ne sera pas sans doute le défaut dominant de celui qui le remplace52. [Pietro Bonifazio Algieri].
- 53 Paris, Opéra, registre 2 : Inventaire de 1748. Document publié par La Gorce 1983, p. 150-151.
24Après cette reprise d’Atys en 1747, plus aucun document ne mentionne la moindre collaboration entre Boucher et Servandoni et rien n’indique que leurs décors, dont on sait que certains étaient conservés dans les magasins de l’Opéra, furent réutilisés ensemble dans d’autres productions53. Pourtant, les deux artistes ne cessèrent pas leurs travaux pour la scène. Boucher revint à l’Académie royale de musique à partir de 1761. Servandoni, quant à lui, conçut les décors de plusieurs festivités et obtint une nouvelle fois la jouissance de la salle des Machines des Tuileries. Continuèrent-ils à se fréquenter ? Les différentes sources indiquent que c’est du côté de la foire et de l’opéra-comique que leurs réseaux respectifs semblent le plus s’être entrecroisés.
25Au xviiie siècle, deux grandes foires saisonnières animaient la capitale : la foire Saint-Germain, rive gauche, durant l’hiver, et la foire Saint-Laurent, rive droite, durant l’été. De très nombreux spectacles y étaient présentés, notamment des pièces qui, intégrant des morceaux chantés au théâtre parlé, prirent le nom d’opéra-comique, par opposition à l’opéra uniquement chanté. Parodies et créations originales connurent un succès immédiat et grandissant, si bien que l’Opéra-Comique, devenu officiel à la fin du xviie siècle, fusionna en 1753 avec la Comédie-Italienne dont il prit le nom. Il reçut alors le statut de théâtre royal, aux côtés de la Comédie-Française et de l’Académie royale de musique. C’est donc au service d’un genre bien différent des tragédies lyriques et autres pastorales héroïques produites à l’Opéra que Boucher et Servandoni mirent leur talent de décorateur en travaillant avec les personnalités les plus en vue de ce monde de la foire volontiers léger, grivois parfois, et surtout très populaire.
- 54 Parfaict 1756, t. II, p. 360.
- 55 Laing et Rosenberg 1986, p. 217.
- 56 Favart 1763-1772, t. VII, p. 107.
- 57 [Favart] 1749, p. 11.
26Conservée au musée de Picardie à Amiens (fig. 5), une huile sur toile garde le souvenir du décor que Boucher réalisa pour l’École des Amours grivois, « Opéra Comique, Ballet divertissement Flamant en un acte & vaudevilles54 » créé par Charles-Simon Favart en juillet 1744 en pleine guerre de Succession d’Autriche. Longtemps confondu avec l’esquisse munichoise dépeignant le hameau d’Issé55, ce petit tableau correspond à la description donnée par le livret puisqu’on devine « dans l’éloignement une Ville, dont les Remparts sont détruits par le Canon » tandis que sur les côtés se distinguent clairement des « Maisons de Paysans & des Estaminettes »56. Le répertoire, on le voit, est bien différent de celui de l’Académie royale de musique : loin des beaux vers de Houdart de La Motte, les soldats avinés chantaient en chœur « et rli, et rlan, rlan tan plan, tire lire / Joli-cœur est bon garçon / Il te fera bien rire57 ».
Fig. 5. François Boucher, Projet pour un décor de théâtre : la place d’un village, huile sur toile, 1744, 53,7 × 65 cm. Amiens, musée de Picardie, M.P.Lav.1894-128.
Notice : https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/joconde/08120000130
© Marc Jeanneteau / Musée de Picardie
- 58 Paris, Bibliothèque nationale de France, département Musique, VM COIRAULT-683 (3).
- 59 Guidoboni 2014, p. 196-199.
- 60 Guiffrey 1887, p. 120, note 1.
27Cet unique témoignage subsistant de la riche activité de Boucher à la foire nous rappelle combien l’artiste fut proche du célèbre dramaturge. Outre les lettres qu’ils échangèrent et les peintures directement inspirées de ses pièces, comme Pensent-ils au Raisin ?, Boucher exécuta pour Favart plusieurs frontispices et vignettes de ses œuvres. En 1748, Cythère assiégée58, gravée par Quentin-Pierre Chedel, servit ainsi de frontispice à l’opéra-comique que Favart monta pour le maréchal de Saxe au théâtre de la Monnaie de Bruxelles, et nous permet ici de faire le rapprochement avec Servandoni. En effet, le Florentin fut appelé en 1749 à réaliser les plans du nouveau théâtre que le vainqueur de Fontenoy souhaitait aménager dans son château de Chambord, et sur les planches duquel il fit jouer Mme Favart59. Si aucune source ne permet d’affirmer catégoriquement que Servandoni et le couple Favart collaborèrent, il paraît évident qu’ils se fréquentèrent. Le dramaturge en tout cas savait apprécier les talents de scénographe du Florentin : au comte Durazzo qui lui demandait quel décorateur pourrait œuvrer avec talent à la cour de Vienne, Favart répondit sans détour : « Cet artiste célèbre est le premier de son genre pour la décoration des théâtre, l’ordonnance des fêtes et la majesté des spectacles60. »
28Jean Monnet était également une figure incontournable du monde de la foire. Devenu directeur de l’Opéra-Comique après avoir employé Favart à ses débuts, il décida en 1754 de reconstruire en trente-sept jours le théâtre de la foire Saint-Laurent et demanda à Boucher d’en réaliser le décor61. Rien, encore une fois, ne subsiste de cette entreprise.
- 62 Paris, Arsenal, Ms 4041, fo 630 ro.
29Servandoni, de son côté, retrouva à Londres le célèbre directeur venu avec un spectacle itinérant et pour lequel il réalisa vraisemblablement des décors. L’échec de l’entreprise poussa Monnet à écrire à Bachaumont pour lui demander son aide et, parlant au nom de Servandoni, le prier « de luy ménager les ouvrages que vous lui proposés62 » à son retour à Paris. L’incontournable Bachaumont apparaît donc, par le seul hasard des sources conservées, comme l’épicentre de ce petit univers où tout le monde se connaissait. Des opéras de l’Académie royale de musique aux parodies de la foire, il n’y avait donc qu’un pas que Boucher et Servandoni n’hésitèrent pas à franchir. En quoi cela influença-t-il leurs travaux pour la scène ? L’absence de traces matérielles et de documents iconographiques ne nous permet pas de le mesurer.
30Les dix dernières années d’activité des deux artistes soulignent davantage encore la disparité et, surtout, l’inégalité de leurs carrières.
- 63 Arsac 2011, vol. 1, p. 104-147. Boucher participa aux productions suivantes : Armide en 1761, Titon (...)
- 64 Bachaumont 1830, t. II, p. 7, 23 janvier 1766.
- 65 Guidoboni 2014, p. 343-347. Voir aussi States 1964.
31Malgré des critiques toujours plus virulentes portées contre son art, Boucher gravit les échelons de la carrière officielle et fut nommé premier peintre du roi en 1765. Cette décennie marqua également son retour, après treize ans d’absence, à l’Académie royale de musique de Paris pour laquelle il imagina entre 1761 et 1766 des décors et des costumes pour sept productions63. À l’inverse, après avoir bénéficié pour la seconde fois, de 1753 à 1758, d’une concession sur la salle des Machines, Servandoni ne vécut à Paris que des déceptions. À sa mort, en 1766, il laissa une veuve et huit enfants criblés de dettes en raison de son « inconduite inconcevable64 » de mauvais gestionnaire. Davantage qu’à Paris, c’est à la cour du duc Charles II de Wurtemberg que Servandoni put démontrer une dernière fois ses talents de scénographe. Les quatorze décorations qu’il exécuta à Stuttgart en 1763 pour célébrer la naissance de l’héritier du duché marquèrent les contemporains tant l’artiste fit preuve d’originalité65.
- 66 Hellegouarc’h 1994, p. 191.
- 67 Paris, Opéra, Esq. Anc., V, 40-43. Voir Ledbury et Hyde 2006, p. 149-151, fig. 8 et Arsac 2011, vol (...)
32De son côté, Boucher sut aussi se montrer réceptif à la nouveauté. En 1766, année de la mort de Servandoni, il conçut au moins deux décors pour Aline, reine de Golconde, ballet héroïque en trois actes. Œuvre commune d’Alexandre Monsigny et Michel-Jean Sedaine, deux artistes issus du monde de la foire, Aline tenait « de la fraîche pastorale, du conte oriental et du conte de fée66 ». Mark Ledbury a le premier attribué à Boucher une série de dessins annotés comme étant de la main de l’artiste et conservés à la Bibliothèque-Musée de l’Opéra67. Ils représentent sur quatre feuillets le salon de la reine de Golconde qui succédait au « joli bocage » du premier acte, également conçu par Boucher, mais dont on ne conserve aucune trace. Les trois premières feuilles figurent les trois châssis latéraux encadrant la ferme pleine, représentée sur la quatrième feuille, plus aboutie quant à elle puisque le décor a été dessiné au crayon puis peint avec différentes encres de couleur.
33Très détaillé et d’une grande richesse décorative, ce salon à dominante or, rouge, bleue et grise selon les annotations, campe la reine de Golconde non pas en Inde mais en Chine, et surtout témoigne de l’ambition de Boucher de se conformer à la vogue relativement récente pour l’Extrême-Orient (fig. 6).
Fig. 6. François Boucher, Projet de décor pour le salon du palais du troisième acte d’« Aline, reine de Golconde », crayon, plume et aquarelle sur papier, 37 × 46 cm, 1766. Paris, Bibliothèque-musée de l’Opéra, Esq. Anc. V, 43.
Permalien : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53113223r/f5.item
Source : Gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
- 68 Mercure de France, mai 1766, p. 187-188.
34Les années 1760 furent en effet marquées par une quête de renouveau prônée par certains des artistes les plus en vue, tels les Favart, Monnet, Noverre, Mlle Clairon ou Lekain, que Boucher et Servandoni fréquentaient. La séculaire convenance fut vite sacrifiée à la vraisemblance du costume, et Boucher contribua à ôter aux bergères leurs éternelles robes à panier pour les habiller comme des paysannes. Dans le domaine de la scénographie, le renouveau se matérialisa par une absence du merveilleux défendue dans Aline. Comme le rapporte le Mercure de France, les décors d’Aline semblaient être « faits sur des modèles tirés du pays même » et devaient « transporte[r] le spectateur dans le sein de l’Inde »68. Boucher, qui respecta le vœu de Sedaine en imaginant un salon asiatique à défaut d’être indien prouve que, à l’instar de Servandoni à Stuttgart, il était loin d’être hermétique à la modernité, savait au contraire l’apprécier et, mettant à contribution sa notoriété, la défendre.