Nous remercions vivement M. Alexandre Maral, directeur du Centre de recherche du château de Versailles, sans lequel ce projet n’aurait pu voir le jour. Nous exprimons également notre reconnaissance à Madame Dominique Morelon pour nous avoir signalé l’acquisition d’un plan de Servandoni dans les collections de l’Institut national d’histoire de l’art et à Alexandra Pioch et Judith Lévitan pour leur relecture attentive.
Fig. 1. Anonyme, Portrait de Servandoni tenant le projet de la façade de l’église Saint-Sulpice à Paris, 1745. Paris, musée du Louvre, INV 668 ; MV 5826. En dépôt au musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.
Permalien : https://collections.louvre.fr/en/ark:/53355/cl010057867
© 2013 Musée du Louvre / Christophe Fouin
1Les 27, 28 et 29 juin 2016 a été organisé au Centre André-Chastel (INHA) un colloque international destiné à célébrer le 250e anniversaire du décès de Jean-Nicolas Servandoni, avec le titre Servandoni et son temps1. Ce programme a inspiré non moins de seize participants. Comme une partie d’entre eux, spécialistes de l’architecture, ont accepté de publier leur étude en italien, dans une revue italienne consacrée à cette spécialité, nous avons pu réunir ici les contributions rédigées dans la langue de Molière et les faire paraître dans le Bulletin du Centre de recherche du château de Versaillles.
2Servandoni, personnalité du siècle des Lumières, qu’on a aujourd’hui tendance à oublier, incite à se pencher sur la vie et la carrière d’un artiste original (Florence, 1695 – Paris, 1766). Les textes publiés ici répondent tous au programme initial et à la diversité des rubriques qu’il a proposées : « le théâtre et les fêtes », « Servandoni et l’univers de la peinture », « Servandoni et l’architecture civile et religieuse ». Nous les avons précédés de considérations sur l’origine familiale de l’artiste, le cours particulier de sa carrière, le rôle de ses protecteurs et la variété des cours européennes qu’il fut appelé à servir.
- 2 Mariette 1858-1859, p. 207-208.
- 3 Dezallier d’Argenville 1787, p. 447.
- 4 Mariette 1858-1859, p. 208.
- 5 Paris, Archives nationales (désormais AN), Minutier central (désormais MC), XXXIV-654, 3 et 19 avri (...)
3Pendant longtemps, du vivant de Servandoni et aussitôt après son décès, une certaine confusion s’était instaurée dans le public à propos du lieu de sa naissance. D’après les notes de l’Abecedario, attribuées à Pierre-Jean Mariette2, et les Vies des fameux architectes d’Antoine Dezallier d’Argenville, parues en 17873, ces témoignages ont affirmé qu’il était Lyonnais. Lui-même aurait pourtant prétendu qu’il était Florentin « à ceux qui voulaient l’en croire4 ». À présent encore, dans plusieurs dictionnaires, leurs auteurs hésitent en mentionnant qu’il vit le jour soit à Florence, soit à Lyon. Quelques mois après sa mort, le 19 avril 1766, un notaire parisien avait délivré un certificat pour attester qu’il avait bien reçu en 1695 son premier sacrement au fameux « Oratoire de Saint-Jean-Baptiste » à Florence et qu’il portait le prénom de Jean-Nicolas et non celui de Jean, généralement retenu pour le désigner dans les actes de l’époque5.
- 6 D’après Dezallier d’Argenville 1787, p. 447.
- 7 D’après nos recherches menées des deux côtés des Alpes.
4Cela n’empêcha pas Servandoni d’avoir pour père un Français, décrit comme « un simple voiturier6 », qui mourut à Florence en 1724 à l’âge de quatre-vingt-six ans. Il portait le nom de Servandon, qu’on trouve au xviie siècle à Lyon et au nord de la ville. Son fils le modifia en ajoutant un i à la fin pour en prendre un qui fût dans le goût de son pays natal. D’après les contemporains, il aurait agi aussi pour « faire oublier » la médiocrité de sa naissance et mieux mettre en valeur « ses talents » de décorateur de fêtes et de théâtre, l’une des spécialités ultramontaines de l’époque. Des six enfants qu’eut Jean-Louis de son épouse, Maria Giovanna Ottaviani, Jean-Nicolas n’était pas l’aîné et fut le seul à se distinguer dans un domaine artistique, selon l’état actuel des recherches7. Sa carrière bénéficia des deux langues qu’il avait pratiquées auprès de ses parents, et dont il usait selon les circonstances.
- 8 Paris, bibliothèque de l’Arsenal, ms. 2557, p. 20-26.
5Dès 1739, on constate cette attitude dans le mémoire qu’il adressa aux représentants de la ville de Paris, à l’occasion de la fête donnée sur la Seine pour le mariage de Madame Première : afin d’obtenir le remboursement de sommes qu’il avait avancées, il s’agissait, selon lui, d’une « préférence » accordée à « un étranger », tel que lui, « sur tant de gens habiles que la France a produits et qu’elle possède, que cet honneur lui tiendrait lieu de récompense aussi magnifique que celle qu’on peut espérer de la plus grande et plus auguste ville du monde8 ».
- 9 Paris, AN, MC, LXXXIX-530, 7 décembre 1750, Compte de pension.
6Plus tard, le 7 décembre 1750, il se présenta chez un notaire parisien comme étant un « Italien de nation9 ». Cet acte signalait le retour de l’artiste en France, après huit ans d’absence du royaume pour échapper à ses créanciers. Afin de se protéger de la justice, mieux valait recourir à Paris à une autre nationalité. Il dut reconsidérer sa situation durant la seconde moitié du xviiie siècle, quand il s’aperçut qu’on se référait à ses origines ultramontaines pour lui porter ombrage.
- 10 Voir à ce sujet La Gorce 2007, p. 121-135.
7Ce fut le cas quand il voulut s’imposer dans le domaine de l’architecture, où l’on sait que, à cette époque, ceux qui voulaient s’illustrer dans cette discipline à l’académie consacrée à cet art étaient tous Français. Servandoni bénéficia cependant de la protection de Louis XV : en entrant d’abord dès 1731 à l’Académie royale de peinture et, à partir de 1737, par l’autorisation de monter des spectacles dans la grande salle des Tuileries10.
8À l’occasion de ces représentations théâtrales, Servandoni fut confronté entre 1754 et 1758 aux mauvais effets de la Querelle des Bouffons qui divisait le public de l’Opéra. S’il se garda de s’opposer au goût des Français pour le merveilleux et le répertoire lullyste, devenu traditionnel, il se plut en revanche à exercer ses talents aux côtés de compositeurs italiens, Egidio Romualdo Duni et Carlo Sodi. Cette attitude ne l’empêcha pas d’enrichir le répertoire qu’il offrait aux Parisiens des fastes de la cour du grand Mogol ou du Paradis perdu de Milton.
9À la fin de sa vie, il put également élargir le cercle de ses relations dans l’univers des spectacles lyriques en rencontrant à Vienne, en 1760, Christoph Willibald Gluck, et l’on sait que, à partir de ce séjour en Autriche, il entretint, pendant plusieurs années, une correspondance avec le fameux auteur de livrets italiens : Métastase.
- 11 Pour l’histoire de l’architecture de cette église, voir Lours 2014.
10Son absence de Paris ne fut pas sans conséquences pour sa créativité. Avant de quitter la France, il bénéficiait du soutien du pape, le seul souverain dont le pouvoir s’étendait dans plusieurs pays, et grâce auquel il reçut deux décorations : le collier de Saint-Jean-de-Latran et l’ordre du Christ de Portugal. Cette situation lui valut l’aide de plusieurs hommes d’Église importants. À côté du curé de Saint-Sulpice, Languet de Gergy11, et de son frère, archevêque de Sens, il convient de citer le cardinal Melchior de Polignac, le cardinal d’Auvergne (fig. 2) et, à la cathédrale de Reims, le chanoine Gaudinot, auxquels il dut des commandes souvent prestigieuses qui permettent d’apprécier son rôle dans des œuvres sacrées où se décèle souvent le souvenir du Bernin, susceptible de rappeler l’attachement de Servandoni et des lieux qu’il décorait à la doctrine du Vatican.
Fig. 2. Jean-Nicolas Servandoni, projet signé et daté par l’artiste pour l’escalier de l’hôtel parisien du cardinal d’Auvergne, 2 juillet 1738. Paris, bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, collections Jacques Doucet, Autographes 126, 46.
Licence ouverte / Open licence
11La première période d’activité qu’il illustra à Paris n’est cependant pas uniquement religieuse.
12Dès son arrivée en France, Servandoni connut en effet un indéniable succès comme décorateur de fêtes et de théâtre, réputation aussitôt diffusée par les longues descriptions enthousiastes du Mercure de France. Cette publicité, tout à fait inédite dans l’histoire des spectacles, ne manqua pas de gagner d’autres pays d’Europe, notamment la cour de Suède où, contrairement à celle de France, il n’existait pas de département des Menus-Plaisirs, spécialisé dans la création de décors éphémères. Dans le pays scandinave, ceux-ci dépendaient des Bâtiments du roi. Grâce à cette administration, c’est un architecte, Carl Harleman, qui fut soucieux, à la suite de Nicodème Tessin le Jeune, de recueillir dans sa collection toute une documentation originale et technique destinée à ce domaine et corrigée par Servandoni.
13La dizaine de fêtes élaborées par Servandoni est à la fois connue par des dessins originaux réalisés pour ces événements et des feuilles restées à l’état de projets. Financées tantôt par de riches mécènes, tantôt par le Bureau de la ville de Paris, les plus prestigieuses d’entre elles furent données entre 1730 et 1740 devant l’Hôtel de Ville et sur la Seine, près du pont Neuf, entre le Louvre et le collège des Quatre-Nations. Grâce à ces œuvres, les procédés de Servandoni sont mieux connus : les dimensions, les matières, les couleurs sont ainsi fournies à côté de dessins livrant souvent leur apparence, et la documentation est si complète qu’elle donne le détail des décorations conservées dans des magasins avant leur modification et réutilisation lors de nouvelles réjouissances. Ces usages n’empêchèrent pas la création de véritables chefs-d’œuvre qui conduisirent Servandoni à l’apogée de sa carrière, quand en 1739, lors de la célébration des noces de la fille aînée de Louis XV, il fut applaudi à diverses reprises, sur la Seine, en présence du roi et de sa famille.
14À Paris, toutes les initiatives de Servandoni ne furent cependant pas couronnées de succès. Dans le domaine de la création religieuse, la situation n’évolua d’abord guère en sa faveur. Après la mort de l’abbé Languet de Gergy en 1750, les rapports qu’il noua avec son successeur, Dulau d’Allemans, s’envenimèrent rapidement. Le chantier de Saint-Sulpice ne fut pas terminé de son vivant, comme il l’avait souhaité, et son projet d’autel, commandé par le curé de Saint-Roch, Jean-Baptiste Marduel, lui fut refusé, en dépit de la recommandation du comte de Caylus12.
15Autour du grand portail de Saint-Sulpice, on songea bien à construire une place sur ses plans, afin de respecter l’une des volontés de Languet de Gergy. En 1754, pour célébrer cet événement, un feu d’artifice y fut même tiré, accompagné d’un arc de triomphe éphémère qu’il avait dessiné, mais l’on ne devait retenir de ce vaste ensemble architectural qu’une seule maison : celle où Servandoni allait finir ses jours. Il convient de remarquer qu’à l’occasion de ce spectacle pyrotechnique, le décorateur était absent, ce qui était exceptionnel pour un tel événement, auquel il apportait son concours. En 1754, Servandoni était déjà parti pour Dresde où la cour de Saxe l’attendait pour préparer les divertissements du carnaval. À Paris, la fête qu’il organisa devant Saint-Sulpice fut la seule qu’on vit de lui depuis son retour en France et aucune autre ne viendra lui succéder dans la ville qui l’avait si bien accueilli lors de ses débuts.
16Écarté de Versailles en ce domaine d’activité par les Slodtz, devenus célèbres depuis les deux mariages du Dauphin, il fut bientôt considéré comme trop âgé pour continuer son métier, quand il voulut en 1764 entrer aux Menus-Plaisirs du roi. À Paris, c’est Moreau-Desproux qui fut désigné pour reconstruire la salle de l’Opéra après le terrible incendie de 1763, et dès 1751, l’ingénieux projet de place conçu par Servandoni pour admirer la statue de Louis XV de Bouchardon et procurer des spectacles à une vaste audience lui fut refusé, entre les Champs-Élysées et les jardins des Tuileries, le long de la Seine. Les commandes devinrent privées, réservées à quelques particuliers, pour parer une glacière à Gennevilliers13 ou édifier une chapelle dans le jardin de l’hôtel parisien de François-Christophe de Lalive. Seules les représentations qu’il continuait de donner dans la salle des Machines permettaient à l’artiste de conserver un large public. Malheureusement, comme pour les premiers spectacles montés aux Tuileries, les problèmes financiers empêchèrent de les prolonger au-delà de quelques années. Servandoni s’était pourtant préoccupé de parfaire l’accueil de l’assistance, d’augmenter le rôle de la musique par l’usage d’un grand orchestre, de proposer des ouvrages variés et de faire preuve d’inventivité pour montrer des tableaux nouveaux par les thèmes qu’ils illustraient et par leur composition recourant à des « pendrillons », toiles de couleur noire, susceptibles de créer des effets de perspective méconnus à l’époque.
- 14 States 1964.
- 15 D’après notamment la Gazette de Cologne, LXXXIII : supplément du 14 octobre 1760.
- 16 Verlet 1985, p. 378.
17Pendant cette période et jusqu’à la fin de sa vie, Servandoni fut appelé à exercer ses talents en d’autres pays : en Saxe, où il remporta dès 1754 un grand succès en proposant pour des opéras de Hasse des décors où se décèle l’influence des prisons de Piranèse puis, entre 1759 et 1762, à Bruxelles et en 1759 et 1760, à la cour de Vienne pour les réjouissances du mariage de l’archiduc Joseph et de la princesse Isabelle de Bourbon-Parme, enfin, en 1763 et 1764, il entra au service du duc de Wurtemberg14. Si les séjours à Bruxelles lui donnèrent l’occasion de travailler à des œuvres architecturales, les voyages de Vienne et de Stuttgart ne l’écartèrent toutefois guère de l’univers des fêtes et des scénographies. À Vienne, il se surpassa : il ne se contenta pas d’inventer un palais féerique en haut d’une grande cascade mouvante pour le spectacle musical de Gluck, Tetide. Il fut également capable, contre toute attente, de transformer l’une des salles de la Hofburg, celle des Redoutes15, pour d’autres divertissements, à des dates différentes, pour un festin et un bal. En accomplissant ces métamorphoses, il témoignait d’un métier dont il demeurait un représentant incontournable en Europe. Sans se référer à ces prouesses viennoises, Pierre Verlet devait du reste citer son nom, quand il évoquait sous l’Ancien Régime cette « brillante lignée » d’artistes italiens « extraordinaires et divers, dont l’origine remonterait à Léonard de Vinci »16. En terminant la liste de ces créateurs par Servandoni, l’historien de Versailles établissait des rapprochements pour vanter les mérites de Blaise-Henri Arnoult, sans mentionner quel était le principal maître de cet excellent machiniste. Le décorateur de Florence ne se serait donc pas seulement servi de ses qualités pour organiser dès 1727 les bals de l’Opéra à Paris. À Vienne, il sut aussi les faire valoir pour émerveiller tout un public qu’il désirait conquérir.
- 17 À propos de ce spectacle voir Michel 2011.
18À l’instar de ses prédécesseurs italiens, Servandoni ne manqua pas en effet de rendre hommage à l’assistance à laquelle il s’adressait lors des fêtes et des spectacles en glissant dans ses décors des allusions au cadre culturel de ce public. Dès 1749, pour le grand feu d’artifice tiré à Londres (fig. 3)17, il s’était soucié d’intégrer dans un vaste palais héroïque des éléments d’architecture néo-palladiens rappelant ceux de la villa de Chiswick et, lors de la représentation de Tetide de Gluck à Vienne en 1760, il ne se priva pas de se référer à la structure et à l’ornementation des fontaines et des colonnes de la peste de cette cité et d’autres villes de l’empire des Habsbourg. D’un lieu à l’autre, le goût pouvait ainsi fortement évoluer et répondre en d’autres circonstances à celui des commanditaires. Dans tous les cas, le sujet devait contribuer à la représentation, préoccupation surtout française.
Fig. 3. Vue d’optique reproduisant le décor londonien de Jean-Nicolas Servandoni, réutilisé bien plus tard en France, en 1763, pour célébrer la fin de la guerre de Sept Ans. Paris, collection particulière.
© Jérôme de La Gorce
- 18 Voir à ce sujet La Gorce 2010.
19Servandoni fut également soumis dès ses débuts à des choix pour satisfaire ses contemporains. En 1730, pour célébrer la naissance du Dauphin, il proposa aux Parisiens et aux ambassadeurs d’Espagne une évocation grandiose des Pyrénées sur la Seine (fig. 4)18, susceptible d’évoquer, à une autre échelle, les somptueuses pièces d’argenterie qu’on réalisait pour parer les tables princières. Ici, le modèle ne doit pas être cherché dans l’art italien, mais plutôt dans l’orfèvrerie de l’époque, où l’on s’était appliqué à reproduire chaque détail avec une virtuosité extrême, comme dut le faire Servandoni pour montrer des crevasses et des cascades.
Fig. 4. Jacques Dumont (d’après Jean-Nicolas Servandoni), Plan et vue du feu d’artifice tiré à Paris sur la riviere le 21 janvier 1730 entre le Louvre et l’hôtel de Bouillon au sujet de la naissance de Monseigneur le Dauphin, [1730-1731], estampe. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes, collection Hennin, Estampes relatives à l’Histoire de France, t. 93, pièces 8093-8170, période : 1730-1731. RESERVE QB-201 (93)-FOL.
Permalien : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8408722j
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
- 19 Voir Beauvalot 1982.
- 20 Voir Brousse 2014.
20Malgré ces témoignages d’un goût qu’il pouvait maîtriser par celui de l’imitation de la nature, l’artiste florentin n’hésita pas, deux ans plus tard, à l’occasion d’un autre feu d’artifice pour fêter un nouvel héritier du trône, à juxtaposer à des pilastres doriques, bien inhabituels dans un édifice éphémère, un grand cartouche « rocaille » aux contours animés. En 1738, il fut encore incité à adopter cette dernière manière pour une œuvre pérenne, l’autel de la chapelle des Élus à Dijon, encadrée de pilastres corinthiens, conçue pour ce lieu de culte19. Le baldaquin de la cathédrale de Sens (fig. 5) ne devait pas, à son tour, échapper en 1742 à l’apport d’un couronnement « rocaille »20, confié aux frères Slodtz, qui semble se mouvoir sous l’effet du vent, tant la draperie feinte dont il se pare se soulève avec légèreté au milieu de génies volant sur des volutes garnies de branches de palmes. Cet effet livre cependant un puissant contraste avec les quatre colonnes bien droites, chargées de supporter cette surprenante représentation religieuse. Elles ne proviennent pas d’un monument antique mais, selon toute vraisemblance, des fanaux de la place des Victoires, appelés sous le règne précédent à glorifier à Paris, durant la nuit, les « grandes actions » de Louis XIV.
Fig. 5. Cathédrale de Sens, vue du baldaquin des frères Slodtz couronnant le maître-autel.
© Ghamu
21Jusqu’à la fin de sa carrière, Servandoni se gardera toutefois d’opposer ces tendances artistiques, capables de susciter parfois des anachronismes. Dans l’une de ses dernières scénographies connues, qu’il traça en 1764 à Stuttgart, vraisemblablement pour la fin du ballet Hypermnestre de Jean-Georges Noverre (fig. 6), on est notamment surpris de trouver sur une même place publique un puits surmonté d’un parasol digne d’une peinture de Boucher, à côté d’une pyramide répondant aux modèles archéologiques les plus élaborés.
Fig. 6. Jean-Nicolas Servandoni, projet pour « une place publique », destinée au décor final du ballet Hypermnestre (1764), plume et encre gris-noir, lavis gris, 29,70 × 43,80 cm. Stuttgart, Staatsgalerie, Graphische Sammlung, C 1969/1695 (KK).
© Staatsgalerie Stuttgart
- 21 Voir à ce sujet Mercure de France, septembre 1739, vol. II, p. 2276.
- 22 D’après la description fournie par la Gazette d’Amsterdam du mardi 11 octobre 1746, LXXXI.
22Une telle démarche, révélatrice des hésitations d’une époque, ne saurait diminuer l’enthousiasme de Servandoni pour promouvoir le retour à l’antique. Dès ses premiers projets pour le grand portail de Saint-Sulpice et pour les édifices éphémères destinés aux fêtes, il ne se priva pas d’accorder à la naissance de ce goût toute l’importance qui lui revenait. Les références aux monuments les mieux conservés de l’Antiquité romaine le conduisirent à s’imposer même comme l’un des meilleurs experts de son temps dans la composition des plafonds « enrichis de compartiments en mosaïques », à l’imitation de ceux du Panthéon21. En recourant à cet édifice, il poursuivit cette recherche en 1746 à Lisbonne pour un temple de forme circulaire, dont les colonnes « avaient leurs bases à terre, à la manière des Anciens22 », soit déjà « à la grecque ». Pour ces réalisations provisoires, ses connaissances n’étaient pas seulement acquises par des livres, mais aussi à partir d’expériences qu’il avait vécues à Rome.
23Sa formation en Italie, entre 1718 et 1720, lui permit d’occuper une place privilégiée, d’avant-garde dans l’histoire du néoclassicisme en Europe. Elle put également l’inciter à offrir sur le vaste plateau du théâtre des Tuileries une reconstitution très précise de l’intérieur de la basilique Saint-Pierre et à s’inspirer, pour l’un des spectacles montés sur cette scène, de la villa Sacchetti construite à Rome par Pierre de Cortone. L’intérêt qu’il porta dès 1719 à l’art de Palladio eut cependant plus de répercussions, notamment par l’usage de la baie serlienne, qualifiée par l’artiste de « croisée vénitienne ».
- 23 Dezallier d’Argenville 1787, p. 455.
- 24 Mercure de France, septembre 1739 II, p. 2276.
- 25 D’après les comptes retrouvés pour ce projet : Paris, AN, H2 2021, 27 août 1735 : « Etat, devis et (...)
24De son vivant, Servandoni était surtout admiré pour sa manière de « composer les fêtes publiques ». Quand on étudie ces édifices éphémères, on remarque qu’ils sont très différents les uns des autres, qu’il s’agisse des nombreux arcs de triomphe érigés en 1745 pour l’entrée de la Dauphine à Bordeaux ou pour d’autres réjouissances en 1739 à Paris à l’occasion du mariage de Madame, fille aînée de Louis XV. En 1787, Dezallier d’Argenville allait rappeler qu’à cette occasion « Servandoni n’eut point de modèle et est resté sans imitateur23 », malgré l’influence exercée sur Neufforge dans plusieurs estampes. Ce témoignage est exact : entre 1732 et 1739, l’artiste de Florence proposa au Bureau de la ville de Paris des constructions provisoires, dont aucune source antérieure n’est susceptible d’annoncer la conception générale. C’est notamment le cas du décor qualifié d’un « goût singulier et agréable24 » par le Mercure de France, destiné à célébrer la paix entre l’Empire, l’Espagne et la France en 1739 (fig. 7), mais aussi, la même année, de celui très apprécié du féerique salon de musique transparent, installé sur une île artificielle (fig. 8). Dans cet univers, l’imagination de Servandoni pouvait se libérer de toute contrainte et entraîner le spectateur dans un rêve permettant à de grands cygnes blancs25 de remplacer les monstres menaçants traditionnels pour conduire sur la Seine l’embarcation de la reine de France vers un nouveau lieu enchanteur.
Fig. 7. Jean-Nicolas Servandoni, décor « d’un goût singulier et agréable », pour la décoration de l’Hôtel de Ville de Paris en 1739. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes, collection Hennin, Estampes relatives à l’histoire de France, t. 95, pièces 8250-8344, période : 1737-1739.
Permalien : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84088981
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Fig. 8. Jacques François Blondel (d’après Jean-Nicolas Servandoni), « Salon de musique transparent » sur une île artificielle, fête de 1739, estampe rehaussée d’aquarelle tirée de Description des festes données par la ville de Paris…, Paris, G. Le Mercier, 1740. Paris, Bibliothèque historique, 1-RES-117.
Notice : https://bibliotheques-specialisees.paris.fr/ark:/73873/pf0000736283.locale=fr
© Bibliothèque historique de la Ville de Paris
25D’après Diderot, il existait en Servandoni, à côté d’un « sublime décorateur », un « grand architecte » et un « bon peintre »26. Dans cette dernière spécialité, il eut des admirateurs et même des défenseurs, car ces toiles, pour lesquelles il revendiqua de bonne heure d’avoir été formé par un « maître », Gian Paolo Panini, ne reçurent pas l’approbation de tout le monde. Les notes attribuées à Mariette rapportent :
- 27 Mariette 1858-1859, p. 208.
Ce qu’il a peint n’est pas considérable et s’il s’en fut tenu là, on n’aurait jamais parlé de lui. Il a voulu, à l’imitation de son maître, peindre des paysages et des ruines [fig. 9], mais n’ayant ni sa touche, ni sa couleur et ne pouvant de lui-même peindre le moindre bout de figure, il est demeuré fort en arrière et n’est même pas sorti du médiocre27.
- 28 Dezallier d’Argenville 1787, p. 466.
26Tout en reprenant l’argument que « Servandoni ne savait pas peindre la figure », Dezallier d’Argenville pensait qu’il avait besoin « pour passer à la postérité », « d’autres titres que de ses tableaux », notamment un coloris jugé « blafâtre » et « un ton bleu » dominant « dans les ciels »28.
27Aujourd’hui, ces jugements doivent être révisés à la lumière de nouvelles recherches en Russie et chez des collectionneurs. L’étude de toiles, oubliées par la plupart des historiens d’art, livre des paysages variés, d’une plus grande délicatesse poétique, tantôt envahis par une végétation luxuriante, tantôt inquiétante, dans de sombres cavernes mystérieuses où gisent des tombeaux, tantôt encore sur les bords d’un rivage submergé par les grosses vagues d’une violente tempête, influencé par ceux de Claude Joseph Vernet (fig. 9 et 10). Dans ces œuvres où la notion du temps semble s’évanouir pour mieux souligner une impression ou une idée, l’auteur réussit encore à se renouveler. À la fin de sa vie, le goût rocaille n’est plus qu’un souvenir naturaliste, un rocher aux contours déchiquetés, à côté d’un arbre résistant au vent, à moitié privé de ses branches. L’Antiquité demeure en revanche bien présente, à travers les vestiges de l’ancienne Rome ou pour composer un lointain.
Fig. 9. Jean-Nicolas Servandoni, Navire aux abords du rivage, huile sur toile, 53 × 132 cm. Dessus de porte pour décorer la maison de Servandoni place Saint-Sulpice, entre 1762 et 1766 (Paris, vente Tajan, septembre 1994).
© Tajan
Fig. 10. Jean-Nicolas Servandoni, Rivage méditerranéen sous la tempête, huile sur toile, 56 × 132 cm. Dessus de porte pour décorer la maison de Servandoni place Saint-Sulpice, entre 1762 et 1766 (Paris, vente Tajan, septembre 1994).
© Tajan
28Toutes nos recherches exposées ici ne sauraient remplacer l’étude complète qu’on est en droit d’attendre au sujet d’un tel artiste. L’analyse des sources graphiques, conservées dans diverses collections, dans des fonds publics et privés, demeure essentielle. Les « mains » des principaux collaborateurs de Servandoni sont aujourd’hui connues : elles ont été identifiées et permettent d’affiner le catalogue de l’œuvre dessiné, peint et parfois reproduit par l’estampe. C’est un travail qu’il convient d’associer aux autres recherches pour l’attribution et la datation de tout un corpus. Cette tâche oblige également à étudier l’activité de deux des fils de l’artiste, Jean-Raphaël et Jean-Adrien, qui œuvrèrent à ses côtés.