• 1 Camus à “Combat”, J. Lévi-Valensi (éd.), Paris, Gallimard, 2002 (Cahiers Albert Camus ; 8), p. 369.

La politique ne se fait plus aujourd’hui sans l’économie. Or, il n’est pas un seul problème économique du moment qui ne soit international. Tous les pays d’Europe dépendent étroitement les uns des autres dans leur production comme dans leur consommation. Nous savons aujourd’hui que nous sommes solidaires, dans la vie et dans la mort. Nous savons que la faim d’un peuple voisin est une menace pour nous, comme peut l’être aussi une excessive puissance économique. À une économie internationale, il n’est pas possible de faire correspondre seulement des politiques nationales. Si ces politiques nationales sont aujourd’hui inévitables, il faut pourtant que dans l’avenir les systèmes d’entente européenne reflètent cette interdépendance et cette solidarité.
A. Camus, éditorial du journal Combat, 3 décembre 19441.

• 2 L’article L. 420-2, alinéa 2 du Code de commerce prohibe ainsi les abus de dépendance économique.
• 3 Art. L. 442-1, II du Code de commerce.
• 4 Art. L. 442-1, I, 2° du Code de commerce.

2Un champ lexical révélateur des liens étroits entre la concurrence et les vulnérabilités. La concurrence est, dans son acception dynamique, jeu de l’offre et de la demande. Mais ce jeu, lorsqu’il est joué avec ferveur, prend les atours de la violence, de la guerre économique aux conséquences desquelles les personnes vulnérables sont particulièrement et sensiblement assujetties. Dans le prolongement, le droit de la concurrence se penche sur les pouvoirs, la puissance de marché en vue d’appréhender, par exemple, les situations de domination ou les positions dominantes et les abus qui en sont commis. Dans un registre proche, il s’intéresse aux cartels, dont la résonance sémantique criminelle est claire, et dont les degrés de nuisance et de menace sont à leur paroxysme lorsqu’ils deviennent hard core. De même le droit de la concurrence traite-t-il de la dépendance économique2, de la rupture brutale de relations commerciales établies3, du déséquilibre significatif4. L’on n’hésite d’ailleurs pas à parler en doctrine, en jurisprudence, et dans les textes, de victimes de pratiques anticoncurrentielles. Elles sont à vrai dire de divers ordres. L’on songe, en premier lieu, aux concurrents illégalement évincés du libre jeu de l’offre et de la demande, ou à ceux qui se trouvent pour les besoins de leurs activités dans une situation de dépendance économique (un distributeur vis-à-vis de son fournisseur et réciproquement). Il peut s’agir, en deuxième lieu, des utilisateurs vis-à-vis desquels a été pratiqué un prix supra-concurrentiel ; ou encore de ceux auxquels on a indûment refusé l’accès à un produit ou à un service. Hommage doit aussi être rendu, en troisième lieu, aux « victimes collatérales » qui font indirectement les frais du jeu de l’offre et de la demande, par exemple lorsqu’elles perdent leur travail à défaut pour l’entreprise qui les emploie d’être suffisamment compétitive pour continuer à jouer le jeu en question. Et la liste n’est pas exhaustive.

• 5 À titre d’illustration, aux termes de l’article L. 420-1 du Code de commerce les ententes sont qual (...)

3À ces différentes catégories de victimes correspondent plusieurs hypothèses de vulnérabilités. Essentiellement économiques pense-t-on immédiatement. Les choses sont plus complexes que cela, car les fragilités économiques s’entremêlent le plus souvent à d’autres formes de faiblesses, voire ont des rapports de cause à effet avec ces dernières. Les vulnérabilités sociales, environnementales, sanitaires, territoriales, éducatives entretiennent, en effet, des liens étroits avec les vulnérabilités économiques. Ainsi ne bénéficiera-t-on pas d’un accès à tel produit ou à tel service en raison d’une situation d’éloignement, parce que la logique concurrentielle ne portera pas les opérateurs économiques à offrir leurs biens ou leurs services sur les territoires concernés. Dans d’autres cas, certains biens, en raison de l’excessivité de leur prix et / ou de la limitation des débouchés qui résulte d’une pratique anticoncurrentielle5 qui les affectent, sont tout simplement inaccessibles à certaines catégories de consommateurs. Que l’on songe à cet égard à l’accès aux traitements et aux soins médicaux : la vulnérabilité des malades à ce type de pratique est à la fois économique, sanitaire et sociale.

• 6 CJCE, 23 avril 1991, Klaus Höfner et Fritz Elser c. Macroton, C-41/90.
• 7 CJCE, 13 février 1993, Poucet et Pistre c. AGF et Cancava, C-159 et C-160/91 ; CJCE, 22 janvier 200 (...)
• 8 CE, 3 mars 2010, Département de la Corrèze, nº 306911.
• 9 CE, Ass., 31 mai 2006, Ordre des avocats au barreau de Paris, nº 275531.
• 10 CE, 28 mai 2010, Société Enfenconfiance, nº 328731. Dans cette affaire, la requérante était une ent (...)
• 11 G. Eckert, « Notion d’activité économique », Contrats et marchés publics, nº 8-9, août 2010, comm.  (...)

4Un champ d’application magnétique. Et pourtant, le droit de la libre concurrence, qui doit être ici compris comme un droit protecteur des entraves injustifiées aux libertés dont doivent pouvoir jouir les personnes dans leurs différentes dimensions et fonctions économiques, dispose a priori d’une force protectrice importante. Ses vertus, au moins dissuasives, voire punitives, à l’égard d’un très grand nombre de sources potentielles de création, d’aggravation ou d’exploitation des situations de vulnérabilité doivent être rappelées. De ce point de vue, la qualification d’activité économique est centrale. En effet, le droit de la concurrence s’applique aux entreprises qu’il s’agisse de considérer leurs comportements (ou pratiques, qui relèvent à la fois du droit antitrust, du droit des pratiques restrictives et du droit de la concurrence déloyale) ou qu’il faille se pencher sur leurs restructurations (qui sont assujetties au droit des concentrations) qui ont un objet ou un effet anticoncurrentiel. Le dénominateur commun d’identification des entreprises est de ce point de vue l’activité économique c’est-à-dire celle qui revient à offrir des biens ou des services sur un marché donné, indépendamment du statut juridique et du mode de financement de l’entité qui y pourvoit6. La qualification d’entreprise n’est réduite ni à l’existence d’un but lucratif ni à la présence de formes sociétaires, ni encore à la considération de la forme publique ou privée (pas plus d’ailleurs qu’à l’appartenance au secteur public ou privé) des entreprises en question. L’éventail des secteurs concernés est parallèlement très vaste. Il peut donc agréger les problématiques sanitaires, sociales, environnementales et territoriales évoquées à l’instant. C’est dire l’ampleur du champ d’application du droit de la concurrence, même si ce n’est pas dire que tout est économique. A contrario, la qualification d’activité non économique, parce qu’elle emporte une soustraction aux règles du marché, comporte des enjeux de toute première importance. On peut, en effet, considérer que certaines activités doivent rester hors marché pour être préservées de la concurrence libre et non faussée et que cette mise à l’écart est nécessaire dans la lutte contre les vulnérabilités, parce que l’application des lois du marché serait à cet égard contre-productive. C’est ainsi que les activités purement sociales y échappent, comme les prestations d’assurance sociale fondées sur la solidarité nationale et un système de répartition7. Cette conclusion peut être étendue à d’autres services publics (ou services d’intérêt général) non économiques dès lors qu’ils sont hors marché (qu’ils en sont exclus, exceptés), comme le service public de l’éducation, d’aide à la petite enfance, de soutien aux personnes en situation de handicap8. Cependant, cette exclusion dépend souvent de plusieurs facteurs. Certaines activités peuvent revêtir un caractère économique dans certaines circonstances et pas dans d’autres. C’est ce que fonde l’arrêt du Conseil d’État Ordre des avocats au barreau de Paris9, à propos du service de prestation intellectuelle – presté gratuitement par l’État au bénéfice des collectivités territoriales – de soutien logistique aux montages contractuels complexes, au grand dam des avocats qui y virent – à tort – une démarche anticoncurrentielle. C’est encore ce qu’illustre l’affaire Société Enfenconfiance, au sujet du service rendu par la Caisse nationale des allocations familiales à l’égard des départements dans le domaine de la petite enfance10. Selon le professeur Gabriel Eckert, ces solutions s’analysent « comme une réduction du champ du marché économique par l’organisation publique de la fourniture d’une prestation non économique »11.

• 12 Sur tous ces points, voir la communication de la Commission européenne relative à la notion d’« aid (...)
• 13 CJCE, 21 septembre 1988, Van Eycke c. ASPA, C-267/86.
• 14 CE, sect., 3 novembre 1997, Société Million et Marais, nº 169907.
• 15 CE, sect., avis, 22 novembre 2000, Société L&P Publicité, nº 223645.

5Le caractère économique d’une activité peut également évoluer dans le temps, le temps parfois que se constitue un marché les concernant12. L’inclusion à la sphère de l’activité économique ne condamne en toute hypothèse pas un traitement concurrentiel particulier et, du moins l’espère-t-on, adapté des services d’intérêt économique général (SIEG). L’article 106, § 2 TFUE permet en effet de n’appliquer les règles de concurrence que si et dans la mesure où elles ne font pas échec en droit ou en fait aux missions particulières d’intérêt général qui leur ont été imparties. Et plus encore, les activités non économiques ne sont pas irrémédiablement soustraites aux logiques concurrentielles. Certaines activités de puissance publique sont spécifiquement appréhendées par le droit de la concurrence en raison de leur aspect concurrentiel intrinsèque : c’est le cas des soutiens publics financiers, soumis au droit des aides d’État. D’autres manifestations de la puissance publique ont une dimension concurrentielle incidente : les pouvoirs publics ont ainsi l’interdiction (sous peine d’illégalité, voire d’engagement de leur responsabilité) de susciter, d’imposer ou de favoriser une infraction aux règles de concurrence13. Cela concerne leur activité de passation de certains contrats14, voire leur activité de réglementation15 ou de législation. D’une façon ou d’une autre, le service et la puissance publics appartiennent bel et bien à la sphère concurrentielle.

• 16 Voir Tribunal UE, 11 septembre 2012, Corsica Ferries c. Commission, T-565/08. Dans cet arrêt, le Tr (...)

7Tout d’abord, il nous faut nous entendre sur le sens originel du droit de la libre concurrence : elle n’est, en Europe, qu’un moyen de parvenir à la réalisation de l’intérêt général et admet que des considérations extraconcurrentielles viennent remettre en cause sa logique primaire. Ainsi en est-il des considérations sociales, environnementales, d’aménagement du territoire, pour ne pas dire de cohésion économique, sociale, territoriale (et environnementale). Les cartes sont d’ailleurs rebattues depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne et l’objectif qu’il fixe à l’article 3 du traité sur l’Union européenne (TUE) d’une économie sociale de marché hautement compétitive. La jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne est à cet égard symptomatique des évolutions amorcées. C’est ainsi, par exemple, que des considérations liées à la gouvernance sociale d’une entreprise peuvent être, en droit des aides d’État, décisives de la qualification d’un investisseur privé en économie de marché – et déterminer la compatibilité concurrentielle d’un soutien public à une entreprise16.

• 17 Voir L. Grard, « Conclusions », Revue de jurisprudence commerciale, 2015, Les dimensions de la sphè (...)
• 18 L. Idot, « Europe et concurrence : le grand malentendu… », Europe, nº 7/8, 2005, p. 3.

8Plus largement, et contrairement à une idée trop souvent répandue, le droit de la libre concurrence a une vocation essentiellement protectrice – contre les abus et excès de pouvoir du marché – qu’il s’agisse de protéger les entreprises dans le libre exercice de leur activité économique ou qu’il faille défendre les utilisateurs de produits ou de services contre la démesure de certaines puissances économiques. Il n’est à cet égard pas anodin qu’un rapprochement soit depuis toujours opéré (depuis les ordo-libéraux, voire depuis le Sherman Act américain) entre la nécessité de contre-pouvoirs politiques et l’exigence d’une lutte contre le pouvoir de marché17. Il faut donc dissiper le « grand malentendu »18 sur la nocivité de la liberté de concurrence et tenter de la comprendre comme un instrument de lutte contre les vulnérabilités.

• 19 Voir à cet égard les actes du colloque du Havre, « La “procéduralisation” du droit du marché intéri (...)

9Ensuite, il est nécessaire de rappeler les mouvements actuels du droit de la concurrence, et notamment de sentir le vent de procéduralisation qui souffle sur cette matière19. L’inscription et l’enracinement toujours plus profonds du droit de la concurrence dans les procédures répondent aux enjeux de la garantie des droits des acteurs de la concurrence. Qu’il s’agisse de porter des actions visant à en faire constater la violation, et d’en tirer alors toutes les conséquences, ou qu’il faille contenir les excès de procédure, d’importants courants sont à l’œuvre. Le droit de la concurrence est traversé par deux mouvements parallèles de public enforcement et de private enforcement qui s’animent à la recherche d’équilibres publics et privés dans la poursuite de ses différents objectifs.

• 20 C’est ce que prend pour objet le droit dit « antitrust ».

14Ces variations s’attachent respectivement à protéger le marché et les concurrents. Elles se rattachent à des enjeux communs, car « sans concurrent pas de concurrence ». La protection du marché prend ainsi en premier lieu pour objet les pratiques – ententes et abus de position dominante qui ont un objet ou un effet anticoncurrentiel20 –, les opérations de concentration – restructurations qui causeraient une entrave significative à une concurrence effective notamment du fait de la création ou du renforcement d’une position dominante – et les aides d’État – soutiens publics financiers sous quelque forme que ce soit qui avantageraient certaines entreprises ou certaines productions au détriment de leurs concurrentes. Parallèlement, la protection de la concurrence va de pair avec une protection des concurrents. Or, et consécutivement à la communauté problématique qu’ils partagent avec le marché, les concurrents disposent d’instruments propres à la défense de leurs intérêts particuliers. On songe ici au droit de la concurrence déloyale qui interdit et fonde, en droit civil interne, la sanction du parasitisme, de la désorganisation, de l’imitation et du dénigrement. C’est aussi le cas du droit des pratiques restrictives qui organise, sur le fondement des articles L. 442-1 et suivants du Code de commerce, la sanction de l’avantage indu, du déséquilibre significatif dans les relations contractuelles, de la rupture brutale des relations commerciales établies, de la violation de l’interdiction de la revente hors réseau ou de la revente à perte, entre autres.

• 21 Voir règlement (CE) nº 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002 relatif à la mise en œuvre des règles (...)
• 22 Voir règlement (CE) nº 139/2004 du Conseil du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentration (...)

17La protection de la concurrence et des concurrents s’inscrit, en toute hypothèse, dans le cadre de véritables politiques de concurrence définies et conduites au plan européen et national. Se pose alors inévitablement la question de l’articulation des différents instruments mobilisés. Les équilibres sont ici différents selon les branches concernées. Les droits européen et nationaux antitrust peuvent ainsi s’appliquer cumulativement dans le cadre d’un système d’exception légale – sous réserve du respect du principe de primauté et de la prévalence rationalisée des solutions supranationales –21, alors que le contrôle des concentrations s’inscrit dans une procédure de notification / suspension / autorisation préalables et une logique de guichet unique fondant l’application alternative du droit européen et des droits nationaux22. La protection contre l’anticoncurrence est donc plus ou moins diffuse selon les domaines.

• 23 Voir, supra, l’introduction au présent article.
• 24 CJCE, 9 juin 2009, Commission des Communautés européennes c. République fédérale d’Allemagne, C-480 (...)

19Tout d’abord, rationalisation rime avec détermination du périmètre dans lequel s’exerce la libre concurrence. Et, outre le fait que certaines activités – non économiques – sont exceptées du champ d’application de son droit23, ce dernier offre de plus en plus de perspectives aux pouvoirs publics pour se mettre à l’abri de sa logique initiale. C’est ce que permettent, par exemple, les instruments contemporains d’autosatisfaction des besoins publics. Ces derniers prennent notamment les traits de l’exception in house qui autorise les collectivités publiques à recourir, sans procédure de publicité et de mise en concurrence, à des entités dans lesquelles les capitaux privés sont exclus, sur lesquelles elles exercent un contrôle analogue à celui qu’elles opèrent sur leurs propres services, et qui réalisent avec elles l’essentiel de leur activité. Ce mécanisme tend d’ailleurs à se généraliser et ne fait, il est vrai, plus vraiment figure d’exception. Dans un registre proche, il faut encore mentionner les contrats de coopération intercommunale. Ils permettent à plusieurs collectivités locales de mutualiser leurs ressources en vue d’exercer en commun certaines missions de service public sans avoir à passer un contrat de marché public24. Ils témoignent en tout cas de l’émergence de nouvelles solidarités publiques.

• 25 Voir, infra, II.A.2.

20Ensuite et de façon plus générale, rationalisation signifie exemption des comportements, structures et soutiens qui, bien que comportant des restrictions de concurrence, génèrent des efficacités économiques. Ainsi un bilan concurrentiel positif justifie-t-il l’exonération de l’interdiction qui serait, en son absence, prononcée. Il faut d’ailleurs insister sur le fait que la prise en compte du bien-être de l’utilisateur est, à cette occasion, prépondérante. Et si les concurrents (ou les utilisateurs d’ailleurs) trouvent dans des phénomènes anticoncurrentiels une source de fragilisation, ces derniers seront autorisés s’ils leur sont en définitive bénéfiques. D’un point de vue particulier, le régime juridique applicable aux services d’intérêt économique général doit être relevé25.

• 26 Voir, à cet égard, le règlement (UE) nº 651/2014 de la Commission du 17 juin 2014 déclarant certain (...)
• 27 Voir, par exemple, l’autorisation du rachat Olympic Air par Aegean Airlines le 9 octobre 2013 (affa (...)

21Enfin, le droit des aides d’État prévoit, malgré une interdiction de principe des soutiens publics aux entreprises qui ont un objet ou un effet anticoncurrentiel, leur exemption pour tenir compte d’impératifs environnementaux, sociaux, éducatifs, sportifs, etc. (art. 107, § 2 et 3 et 109 TFUE)26. Le droit des aides d’État s’empare également des enjeux relatifs aux entreprises en difficulté lesquelles peuvent bénéficier de certains soutiens publics sous conditions, par exemple en vue de la reprise des entreprises concernées, auquel cas une synergie s’opère alors avec le droit des concentrations, dont les procédures seront activées pour autoriser l’opération de changement durable de contrôle. Le droit des concentrations admet en effet un traitement juridique bienveillant à l’égard des opérations qui constituent la seule alternative à la disparition pure et simple de l’entreprise concernée (et à condition qu’il n’y ait pas de dommage concurrentiel pour les consommateurs) sur le fondement de la théorie de l’entreprise défaillante (failing firm defence)27. De ce point de vue, les deux branches du droit de la concurrence se rejoignent sur le critère de la défaillance du marché qui, lorsqu’elle est caractérisée, impose un tempérament aux règles de concurrence et un traitement adapté aux situations de vulnérabilité. Ou quand la faiblesse des mécanismes du marché lui-même justifie un traitement syncrétique de la question.

• 28 Pour un récapitulatif de la saga SeaFrance / Eurotunnel / MyFerryLink, voir R. Doutrebente, « Droit (...)

22La lutte contre les vulnérabilités rejoint alors la question de la cohérence du droit économique. Cohérence entre les branches du droit de la concurrence tout d’abord, comme l’illustre l’hypothèse évoquée à l’instant. Cohérence entre autorités et juges de la concurrence ensuite, dont les désaccords peuvent, lorsqu’ils se penchent sur une même affaire dans un sens contradictoire, exposer les acteurs économiques à des conséquences possiblement catastrophiques. C’est ce qu’illustre l’affaire SeaFrance, emblématique des faiblesses du secteur du transport maritime, et affectée par les approches discordantes des autorités française et britannique de la concurrence. Leurs dissonances ont, rappelons-le, empêché la reprise d’une entreprise pourtant en passe de retrouver une bonne santé économique et exposé les membres de l’entreprise concernée à un plan social qu’une application économiquement raisonnable du droit de la concurrence aurait permis d’éviter. Une meilleure cohésion aurait d’ailleurs permis de conserver une certaine (et troisième) forme de cohérence entre le droit de la concurrence et le droit des procédures collectives, ainsi qu’avec le droit social, dont l’application ne s’opposait pas en l’espèce au sauvetage de l’entreprise28.

• 29 Décision (UE) 2017/1283 de la Comission du 30 août 2016 concernant l’aide d’État SA.38373 octroyée (...)
• 30 Voir les affaires T-778/16, T-892/16 et C-12/18, C-678/17.

23La multiplicité et la complexité des enjeux s’incarnent aussi dans la désormais célèbre affaire Apple dans laquelle les avantages fiscaux consentis par l’Irlande à cette entreprise américaine avaient pour « contrepartie » l’engagement de cette dernière de redynamiser le bassin d’emploi dans la région de Cork. L’objectif et le dispositif en furent neutralisés par la décision d’interdiction de la Commission européenne qui considéra que cette aide était illégale et incompatible avec le marché intérieur29. L’affaire est aujourd’hui pendante devant le juge de l’Union européenne30. Pourquoi ne pas envisager qu’à l’occasion de son arrêt les règles de concurrence soient interprétées à l’aune de l’objectif d’une économie sociale de marché hautement compétitive ? La prise en considération des impératifs liés à l’emploi ne pourrait-elle changer la donne ?

• 31 La consécration de la protection du domicile en est, par exemple, une question centrale. Voir CJCE, (...)
• 32 Voir, par exemple, CJCE, 18 octobre 1989, Orkem c. Commission des Communautés européennes, 374/87. (...)
• 33 CJCE, 20 septembre 2001, Courage, C-453/99 ; CJCE, 13 juillet 2006, Manfredi, C-295 à C-298/04. Ce (...)

24Ultime rempart contre les outrances de l’ultraconcurrence, le juge a, depuis les origines, joué un rôle de premier plan dans cette démarche de mise en cohérence. Il a, tout d’abord, amplement contribué au respect des libertés fondamentales des entreprises et des individus, en orientant les grands mouvements du droit administratif européen des procédures de concurrence. Ainsi en a-t-il été au sujet des pouvoirs d’instruction, d’enquête31 et de sanction de la Commission européenne, de la garantie des droits de la défense32, de l’ouverture des procédures aux tiers. Le juge a au total stimulé l’édification d’un système – majoritairement – respectueux des garanties procédurales fondamentales. Mais il a aussi donné du souffle au mouvement visant à garantir le respect des droits matériels dont peuvent se prévaloir les acteurs du jeu de l’offre et de la demande. C’est ainsi – presque naturellement – qu’il a permis que le sens et la portée du droit au juge soient profondément repensés – notamment sur le fondement de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux. Cela est vrai au bénéfice des concurrents ayant fait l’objet d’une procédure et qui recherchent l’annulation d’une décision dont ils ont fait l’objet (ou la minoration de la sanction qui a été prononcée). Cela vaut aussi pour les victimes de pratiques anticoncurrentielles cherchant à en obtenir la sanction – administrative, civile ou pénale dans certains cas –, ou la réparation in integrum des préjudices qu’ils ont subis33. Et cette dernière hypothèse concerne aussi bien les concurrents que les utilisateurs vulnérables.

• 34 S’adressant au Parlement européen avant l’investiture de la Commission Barroso, la future commissai (...)
• 35 Parmi les très nombreux travaux sur la question, voir notamment L.-J. Constantinesco, « La Constitu (...)
• 36 Voir, par exemple, le règlement (UE) nº 330/2010 de la Commission du 20 avril 2010 concernant l’app (...)

28Aux premiers moments de la modernisation du droit de la concurrence – début des années 2000 –, laquelle a vu des évolutions majeures en droits antitrust et des concentrations, cette préoccupation est réapparue comme centrale34. Y ont été étroitement associés des débats fondamentaux sur la citoyenneté, la démocratie et la Constitution économiques35. Sur un plan technique, la mesure des efficacités s’est consécutivement focalisée sur les bienfaits quantitatifs et qualitatifs pour le consommateur. C’est ce dont attestent notamment les règlements d’exemption par catégorie36.

• 37 Sur ces questions, on se permet de renvoyer à G. Godiveau, « La place des services d’intérêt économ (...)

30Les usagers du service public économique sont des consommateurs à part entière. Mais ils restent tout de même des consommateurs à part, et cela tient à la singularité de l’offre de service d’intérêt économique général. Consécutivement, leur régime juridique est particulier ne serait-ce que parce qu’il institue certains tempéraments à la logique concurrentielle. L’article 106, § 2 TFUE permet en effet que la rigueur des règles de concurrence soit atténuée si et dans la mesure où leur application ferait échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. Cette disposition s’inscrit, au demeurant, dans un ensemble matériel et procédural plus vaste sur lequel est fondée l’ouverture à la concurrence de certains secteurs jusque-là monopolisés (106, § 1 et 3, 114 et 115 TFUE). L’idée n’en est pas d’écraser les considérations de service public qui ont justifié ces monopoles, mais de faire en sorte qu’elles soient réinterprétées à l’aune des exigences de la liberté économique et des besoins des usagers. Cela emporte des reconfigurations parfois vigoureusement contestées – et à certains égards franchement contestables. Mais l’ouverture à la concurrence s’accompagne d’obligations de service public pour les opérateurs entrants et les opérateurs restants. L’accès à ces services s’inscrit d’ailleurs dans les valeurs de l’Union européenne (article 14 TFUE, Protocole nº 26), en tant que droit fondamental (article 36 de la Charte des droits fondamentaux), et dans son rôle de préservation de la cohésion économique, sociale et territoriale37. Il est sans doute possible d’établir un parallèle avec les principes d’égalité, de continuité et de mutabilité qui caractérisent le service public français et font de lui une pièce maîtresse de la lutte contre les vulnérabilités. Il est également peut-être envisageable de resituer le débat autour des questions de politiques publiques globales auxquelles contribuent les politiques d’achat public.

• 38 V. Bridoux, Droit de la commande publique et droit de la concurrence de l’Union européenne. Étude s (...)
• 39 Ibid.
• 40 Ibid.

32Les acheteurs publics semblent particulièrement vulnérables et exposés aux phénomènes anticoncurrentiels. En effet, la commande publique se caractérise, « outre la masse des achats réalisés »38, « par une répétition facilement identifiable par les opérateurs économiques »39. Et « la transparence prévue par le droit de la commande publique peut paradoxalement faciliter la mise en œuvre d’une entente à l’encontre des appels d’offres »40. De façon plus générale, les procédures de publicité et de mise en concurrence attachées à la commande publique réduisent les incertitudes informationnelles et affaiblissent de facto les pressions concurrentielles.

• 41 Autorité de la concurrence, 11 juin 2009, Situation de la concurrence dans le secteur des travaux d (...)
• 42 Art. 26 et 35 de la directive nº 2014/104/UE.
• 43 Voir, à cet égard, CJUE, 17 mai 2018, UAB, C-531/16.

33Mais l’acheteur public doit, au sens du droit de la concurrence, être distingué du consommateur, auquel les autorités de concurrence et la jurisprudence refusent de l’assimiler41. Cela signifie que le droit commun de la concurrence ne lui est pas applicable en tant que tel, et qu’il ne peut notamment pas rechercher la réparation d’un dommage qu’il aurait subi comme un utilisateur de droit commun dans les conditions ordinaires du private enforcement. De ce point de vue, le droit de la commande publique fait office de droit complémentaire, de droit spécial de la concurrence en ce qu’il permet par exemple d’appréhender les offres anormalement basses – lesquelles entretiennent une proximité notionnelle avec les prix prédateurs que connaît bien le droit de la concurrence – ou de rejeter comme irrégulières des « offres qui comportent des éléments manifestes de collusion »42. Cela n’empêche pas que ces pratiques peuvent corrélativement faire l’objet d’une sanction par l’autorité de concurrence43.

• 44 Communication de la Commission européenne relative à l’encadrement temporaire des mesures d’aide d’ (...)

35L’actuelle crise sanitaire du Covid-19 nous oblige à nous confronter, à plus forte raison, à ces enjeux. L’Union européenne, par ailleurs largement décriée sur le point de la solidarité matérielle qu’elle n’a pas su organiser entre ses États membres, n’a à cet égard pas totalement et irrémédiablement « tout faux ». Elle a notamment su activer le levier concurrentiel, sur le fondement du droit des aides d’État, afin d’homogénéiser les règles gouvernant aux soutiens publics financiers44, dans le cadre d’un marché intérieur en péril imminent. Gageons que cela serve à donner l’impulsion, que l’on peut encore espérer, dans le cadre des autres politiques européennes, à notre Union.