2L’anniversaire de la rédaction de la Théorie de la propriété de Pierre-Joseph Proudhon en 1862 (parue en 1866) donne l’occasion aux contributeurs des Cahiers de montrer toute l’actualité de la notion de propriété dans le champ juridique.

3D’abord, Anne-Sophie Chambost rappelle le contexte de l’intérêt de Proudhon pour la propriété. Pour le « publiciste », dans un XIX^e siècle particulièrement inégalitaire, la propriété revêt une dimension politique, en tant qu’elle « est le siège du pouvoir, source des institutions sociales et politiques », qu’elle fait naître un « rapport de domination des hommes entre eux », davantage qu’un « rapport des hommes aux choses ». L’auteure met aussi en lumière l’évolution de la pensée de Proudhon qui défendra plus tard une conception de la propriété comme liberté, probablement pour « neutraliser la puissance de l’État » qui s’incarne alors dans le Second Empire.

5À cet égard, la contribution de Fanny Tarlet montre que c’est aussi dans l’espace du domaine public que s’exprime la tension entre la préservation des droits d’accès du plus grand nombre et la logique contemporaine de sa valorisation économique – une logique qui ouvre (grand) son exploitation à des fins privées sur le fondement d’une autorisation d’occupation privative. On constate alors un accroissement des droits des occupants domaniaux qui semble à contre-courant du mouvement de retour aux biens communs et à la propriété collective.

6En écho à Anne-Sophie Chambost qui avait évoqué les rapports intellectuels entre l’auteur de la célèbre formule « la propriété, c’est le vol » et son cousin juriste, Marie Cornu a choisi de prendre appui sur les écrits de ce dernier, Jean-Baptiste-Victor Proudhon, pour évoquer le sujet de la propriété sur les « choses sacrées ». Avec l’étude du régime juridique des biens culturels, elle montre la difficulté de qualification de ces « choses sacrées », entre commerce et hors commerce. Leur introduction dans les musées publics les soustrait à la possible logique commerciale, du fait des règles de domanialité publique. Par ailleurs, ces règles peuvent céder devant un impératif juridique plus grand tel que la dignité de la personne lorsque se pose la question de la restitution de choses sacrées singulières – des éléments de corps humains appartenant à d’autres peuples (tête d’un guerrier maori, Vénus hottentote…) ou bien encore la mémoire d’un défunt (affaire du Baiser de Brancusi).

7C’est dans l’article de Patrick Barban que l’on retrouve, à travers la blockchain, la réflexion sur les biens communs. Cette technologie informatique, qui constitue un livre de registre numérique décentralisé, permet de « notariser » des transactions de manière infalsifiable et se passe ainsi de tiers de confiance. L’auteur rappelle alors que la blockchain peut être analysée comme une ressource commune, offrant une implication de chaque membre de la chaîne de blocs, à travers un consensus de validation entre les participants à la chaîne, en particulier dans le cas d’une blockchain dite publique. Pourtant, celle-ci présente des limites, notamment écologiques (la consommation énergétique est considérable) et politiques (formes de gouvernance). Elle offre également des usages différenciés parce que l’appropriation (ici devenue numérique) de valeurs n’est pas absente de cette technologie qui peut tout autant s’inscrire dans le marché économique.

8En explorant pour sa part la question de la propriété du / sur le corps humain, Aloïse Quesne confirme que la tension entre l’idéologie propriétaire et une vision plus collective de la propriété est loin d’avoir disparu. À propos du corps « matériel », elle retrace le débat juridique qui confronte, d’une part, le principe fondamental de non-patrimonialité du corps humain et, d’autre part, les droits de la personnalité. Il paraît devenir plus épineux encore concernant le corps immatériel, en particulier au sujet des données personnelles et des données génétiques.

9Dans les Channel Islands, le thème de la propriété prend des tournures parfois inattendues. Sophie Poirey explore la particularité des règles de transmission et de protection de la propriété et montre la profondeur historique d’une conception de la propriété bien singulière. Dans ces îles, le droit normand a été très tôt adapté pour répondre aux besoins locaux. Et, malgré les réformes pour notamment se conformer au droit de la Convention européenne des droits de l’homme, de nombreuses spécificités existent toujours (comme la clameur de haro). La finalité de protéger la propriété familiale et îlienne contre des acquisitions « étrangères » et des atteintes flagrantes transparaît, probablement pour préserver l’identité îlienne.

10Presque à rebours, en apportant un éclairage bienvenu sur le système interaméricain de protection des droits de l’homme, Marie Rota démontre que la fonction sociale de la propriété est mise en avant, protégée par la cour régionale, permettant par là même une reconnaissance d’un droit à la propriété collective des terres. La jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme semble faire écho aux propositions de Pierre Crétois concernant la multiplicité des droits sur la propriété qui découle de cette reconnaissance au bénéfice des populations autochtones ou tribales. Ainsi, une telle reconnaissance a pour effet de limiter la souveraineté de l’État sur les ressources naturelles.

11Enfin, Carole Nivard s’attache aux liens entre la protection du droit de propriété (dans le cadre de la Convention européenne des droits de l’homme) et la question environnementale. Elle montre que, partant d’une conception absolutiste du droit au respect des biens, la Cour de Strasbourg a progressivement intégré la protection de l’environnement dans sa jurisprudence. D’une part, elle peut admettre les restrictions nationales au droit de propriété. D’autre part, en accueillant plutôt largement la notion de « biens », elle tend à imposer des obligations positives aux États pour assurer une meilleure protection de l’environnement.

 

13Ce vingtième numéro des Cahiers accueille également trois contributions au sein de sa rubrique « Variétés ». Mamoud Zani nous présente la Déclaration du centenaire pour l’avenir du travail adoptée par l’Organisation internationale du travail le 21 juin 2019, texte essentiel qui présente les axes de travail de cette « vénérable vieille dame » pour le siècle à venir. Le but de ce texte de soft law ambitieux est de présenter un programme d’action centré sur l’humain pour l’avenir du travail, qui devra permettre de conforter le tripartisme et le dialogue social. Carlos Ruiz Miguel illustre de son côté, dans une approche comparatiste, le mécanisme de l’amparo présent dans plusieurs Constitutions d’États africains, et qui prévoit, avec des modalités certes différentes, une procédure spécifique d’accès à une cour, afin de protéger les droits fondamentaux des individus. Enfin, Patient Mpunga Biayi opte pour une perspective résolument critique de l’arrêt de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples Ochieng Anudo c. République-Unie de Tanzanie de 2018, portant sur le droit de la nationalité, cette jurisprudence étant présentée par l’auteur comme un véritable « montage juridique », dans lequel « la Cour méprise sa propre normativité »…

 

14La troisième et dernière partie du numéro rassemble trois chroniques, sur des thématiques connues des lecteurs réguliers des Cahiers. Trois jeunes chercheurs et chercheuses de l’université de Caen Normandie, Manon Decaux, Fanny Gabroy et Morgan Pénitot, auxquels s’est associé Mohamed Dambaba, doctorant à l’université de Tours, se sont chargés de l’habituelle chronique de jurisprudence du Conseil constitutionnel. À partir des décisions rendues durant l’année 2021, elles et ils ont choisi de présenter de manière approfondie quatre thématiques de contentieux constitutionnel français très différentes : la promotion des langues régionales ; l’indemnisation des victimes d’essais nucléaires ; les poursuites en matière de travail dissimulé ; et enfin la question de l’identité constitutionnelle française. Dans sa désormais classique chronique de jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, Marie Rota, maître de conférences à l’université de Lorraine, se propose cette année d’analyser la jurisprudence de cette cour régionale de protection des droits de l’homme dans quatre domaines : le renforcement de l’égalité substantielle, le développement de lignes directrices en droit du travail, la précision du droit de la santé et de la sécurité sociale et du droit de participer à la vie culturelle, lu en relation avec la liberté d’expression. Enfin, Jean-Manuel Larralde est l’auteur de la quatrième chronique bisannuelle de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative aux prisons dans laquelle sont exposées cette année les thématiques de la prise en charge médicale adéquate en prison, de l’exercice des rites et des pratiques religieuses, du maintien des liens avec la société libre, et enfin des voies de recours effectives pour renforcer la dignité des détentions.

 

15Le prochain numéro des Cahiers, à paraître à l’automne 2023, sera intitulé Numérique et ordre public, en lien avec le déploiement grandissant des nouvelles technologies numériques dans les activités de police. Ce phénomène contemporain invite à repenser les contours de l’action de la puissance publique dans le cadre de la prévention et de la répression des atteintes à l’ordre public, un questionnement aux enjeux particulièrement saillants pour les droits fondamentaux des administrés. En mobilisant les réflexions de disciplines variées, ce nouveau dossier thématique permettra de réfléchir à la transformation du cadre juridique des activités de police qui est induite par le numérique.