• 1 J.-B.-V. Proudhon, Traité du domaine public, ou de la distinction des biens considérés principaleme (...)
• 2 Ibid., p. 63.
• 3 P. Yolka, La propriété publique : éléments pour une théorie, Paris, LGDJ (Bibliothèque de droit pub (...)
• 4 J.-B.-V. Proudhon, Traité du domaine public…, p. 242.
• 5 Ibid., p. 243.
• 6 D’un point de vue conceptuel, domaine public national et domaine public municipal renvoient à la mê (...)
• 7 J.-B.-V. Proudhon, Traité du domaine public…, p. 460.
• 8 Dans le champ du patrimoine, voir A. Fornerod, Le régime juridique du patrimoine religieux, Paris, (...)

1Le sacré, dans le droit romain, recouvrait plusieurs catégories : les choses religieuses, les choses sacrées et les choses saintes, désignées ensemble comme res divini juris, distinguées des choses publiques (res publicae), typologie délaissée par le droit contemporain. Jean-Baptiste-Victor Proudhon, dans son Traité du domaine public, reprend pourtant cet attelage du sacré et du public. Il y explore la distinction des biens considérés principalement par rapport au domaine public. Après s’être livré à quelques considérations d’ordre général, il se penche plus spécialement sur les choses hors commerce, dont un des genres est celui des « choses spirituelles qui appartiennent au culte divin », exclues du commerce « par la prohibition du droit divin positif »1. Plus loin, il aborde la notion de domaine, dont il distingue trois espèces, « le domaine de souveraineté, le domaine public et le domaine privé ». Il définit le domaine public ou d’administration comme « le pouvoir spécialement chargé de régir et administrer les choses qui sont, par les lois, asservies à l’usage de tous, et dont la propriété n’est à personne »2. Il n’est « soumis qu’à la garde de l’État ; s’y exercent un droit d’usage pour le public et un droit de conservation pour l’administration. Le second est l’accessoire du premier, dont il garantit la sauvegarde »3. « Le domaine public n’est donc pour personne, ni même pour l’État, un domaine de propriété, puisque nul n’en est exclu »4. Il « est un domaine de protection, destiné à en garantir la jouissance à tous les individus qui peuvent en avoir besoin »5. Proudhon le distingue ainsi du domaine de l’État qui s’applique aux choses communément productives d’un revenu (il cite les forêts nationales et autres biens dont le gouvernement perçoit les produits dans l’intérêt de la couronne ou du trésor). La même distinction opère pour le domaine des communes, qu’il désigne comme une maîtrise propriétaire et le domaine public municipal qu’il voit aussi comme une sphère d’inappropriable. Précisément, il revient sur les choses sacrées plus spécialement, à propos du domaine public municipal6 : « Nous entendons parler des vases sacrés, des églises ou édifices où s’exerce le culte divin, et des cimetières », toutes choses qui ne sont pas des biens ordinaires7. Où l’on voit que l’abandon de la catégorie des choses sacrées dans le droit contemporain n’a pas fait disparaître le sacré comme intérêt juridiquement protégé8.

• 9 Sur la façon dont cette théorie de la garde a été mobilisée au XIX^e siècle par les privatistes et p (...)
• 10 J.-B.-V. Proudhon, Traité du domaine public…, p. 243.
• 11 Sur les parentés entre ces deux catégories de choses publiques et choses sacrées, voir Y. Thomas, « (...)

2Quels enseignements tirer de la théorie proudhonnienne en cette année anniversaire ? Il ne s’agit pas ici d’en mettre à l’épreuve la validité ou la postérité9. L’idée est plutôt de suivre quelques-unes des voies tracées par Proudhon dans sa compréhension des droits qui s’exercent sur les choses publiques, d’en faire un aliment dans la réflexion contemporaine sur certains biens. En particulier, ces deux couples d’opposition garde versus propriété, choses dans et hors commerce font singulièrement sens dans le champ de la propriété culturelle, dans lequel l’État « régit, administre, conserve et protège »10. Et c’est de cette séquence que parle Proudhon lorsqu’il évoque les fonctions qu’endosse l’État à propos du domaine public. Il faut dire quelques mots de cette notion de propriété culturelle, qui renvoie à plusieurs acceptions, notamment dans le droit, du moins telle que nous la concevons dans le système français, c’est-à-dire celle des personnes publiques. Mais au-delà de cette vision organique, l’appartenance des choses culturelles peut aussi être regardée non pas tant du point de vue de la titularité d’un droit de propriété que de la légitimité culturelle à se prévaloir d’un droit sur la chose. Nous nous concentrons en outre sur l’espace du musée public. Le sacré mis au contact de la propriété publique y soulève en effet des questions particulièrement intéressantes. Choses sacrées, choses publiques, les deux au musée sont en étroite intimité11. Retirées du commerce (I), elles se frottent dans des termes distincts à la question de la possibilité même d’une propriété, serait-elle culturelle (II).

• 12 J.-B.-V. Proudhon, Traité du domaine public…, p. 11.
• 13 Ibid., p. 12.
• 14 Ibid., p. 14.
• 15 Y. Thomas, « La valeur des choses… », p. 1437.
• 16 J’emprunte ici le mot à Yann Thomas (ibid.).

3L’une des divisions essentielles selon Proudhon « à bien connaître [est] celle des choses qui sont dans le commerce et des choses qui sont hors du commerce »12. Quatre des catégories qu’il énonce comme appartenant à ce cercle du hors commerce pourraient bien ici nous intéresser : les choses qui y sont placées par le « droit divin positif […], par les principes de la morale […], par le droit naturel […], par le droit public établi pour l’organisation sociale »13. On y croise les choses sacrées, les choses publiques, mais aussi l’homme et ses qualités. Il « n’est pas une chose commerciale »14. Le public et le sacré, ces différentes espèces de choses se côtoient au musée. Leur voisinage est constant et ancien. N’est-il pas un lieu tout désigné pour accueillir ensemble ces biens placés en marge de la vie juridique (B) ? La fonction du musée pourrait être là : sanctuariser certaines choses pour en éviter la dilapidation, pour les soustraire au « vaste espace laissé aux maîtrises et aux échanges privés »15. La notion d’extra-commercialité, centrale dans cette forme « d’enclave [culturelle] d’appropriation collective »16, mérite auparavant d’être clarifiée (A).

• 17 Sur cette catégorie du côté des choses sacrées, voir aussi J. Bart, « Patrimoine et religion. Les d (...)
• 18 F. Zenati, T. Revet, Les biens, 3^e éd., Paris, Presses universitaires de France, 2008, p. 49.
• 19 Plusieurs auteurs considèrent que l’extra-commercialité ne peut s’accorder avec la patrimonialité. (...)

4À la vérité, cette notion de choses hors commerce est tout sauf simple à caractériser. Dans le droit romain (les sources en sont encore vives), l’extra-commercialité est intimement reliée, voire fondue dans celle d’extra-patrimonialité. Il s’agit « des choses relevant d’un patrimoine qui n’appartient à personne » (res nullius in bonis), embrassant choses publiques et sacrées17. Le droit civil contemporain opère d’autres lignes de partage, dans la distinction des choses hors patrimoine et des choses hors commerce. La première désignerait les choses qui n’appartiennent à personne : choses communes ou sans maître (res nullius, res derelictae). « Les choses appropriées et les choses non appropriées », c’est l’entame du titre premier réservé à la distinction des biens dans l’ouvrage de Frédéric Zenati et Thierry Revet, distinction donnée comme préjudicielle en ce que « les choses ne sont pas toutes des biens » et le droit civil, en ce cas, les ignore18. L’inappropriable est contenu dans des limites étroites. On ne le laisse guère exister dans le droit. L’approche est classique, assez communément reçue, même si elle ne fait pas toujours consensus dans la littérature juridique19. Les biens dans le commerce et les biens hors commerce font l’objet du chapitre suivant. Ceux-là sont appropriés ou appropriables, d’où le glissement de la chose au bien.

• 20 L’exposé de la distinction est par exemple absent de l’ouvrage de F. Terré et P. Simler, Droit civi (...)
• 21 Selon l’expression de Charles Marie Barbe Antoine Aubry et Charles Frédéric Rau (C. M. B. A. Aubry, (...)
• 22 Marcel Planiol et Georges Ripert évoquent la question au détour de développements sur l’usucapion, (...)
• 23 F. Zenati, T. Revet, Les biens, p. 67, nº 26.
• 24 Ibid.
• 25 W. Dross, Droit des biens, 4^e éd., Issy-les-Moulineaux, LGDJ, 2019, p. 278, nº 331.

5Dans ce tracé, les auteurs ne s’accordent pas toujours sur le sens de la notion du « hors commerce ». La catégorie occupe une place inégale, parfois peu lisible dans la littérature juridique20, et les significations en varient. Pour certains, il est une « étiquette d’utilité très réduite »21. Dans sa radicalité, la notion ne comprendrait qu’un nombre très limité de biens22. C’est par exemple une approche sélective que retiennent Frédéric Zenati et Thierry Revet. Ils désignent comme relevant du hors commerce les seules choses « qui répugnent à voir leur propriété ou leur utilité circuler entre les personnes ou même simplement à être dissociées de leur propriétaire »23. Partant de là, ils réduisent ces « certaines choses particulières » à quatre séries de biens dont ils admettent qu’ils ne sont pas rebelles à toute activité juridique : les sépultures, les souvenirs de famille, les droits attachés à la personne, l’état des personnes, les biens contrefaisants. Précisément sur cette question du point de bascule entre ce qui devrait verser dans l’extra-commercialité, ils suggèrent que puisse exister « entre la pleine commercialité et la pleine non commercialité […] des degrés et des gradations ». Mais ils estiment qu’il « ne suffit pas qu’un bien soit déclaré indisponible par la loi pour constituer un bien hors commerce ». Faisant de la liberté de circulation la « valeur primordiale de l’ordre social », ils distinguent les biens dans le commerce empêchés (frappés d’indisponibilité) et les « biens véritablement hors commerce »24. Dans le manuel de William Dross, la notion d’extra-commercialité est traitée dans le chapitre consacré à la restriction de l’échange. Selon l’auteur, elle est aussi faite de degrés, et « c’est le corps humain qui offre à l’extra-commercialité son champ privilégié »25.

• 26 Règlement (CE) nº 116/2009 du Conseil du 18 décembre 2008 concernant l’exportation de biens culture (...)
• 27 CJCE, 10 décembre 1968, Commission c. République italienne, 7/68, à propos d’une taxe instituée par (...)

7Tous les biens culturels n’y sont pas soumis dans les mêmes termes et formes. La matière est pétrie de ces formes multiples d’indisponibilités. Le public n’est pas soumis aux mêmes restrictions que le privé, même si le droit aspire à les rapprocher, recourant à des catégories communes, celle de monument historique ou de Musée de France. Il y a tout un nuancier dans cette gamme. La grammaire juridique que connaît et affine le droit des biens culturels est, de ce point de vue, de grande diversité. Tout au long des différentes qualifications qu’il retient pour désigner son objet, il trace différemment la partition entre ce qui doit être sanctuarisé et ce qui est laissé au commerce. Le recours au terme de bien culturel pourrait laisser penser que le curseur est davantage du côté de la sphère marchande avec l’idée que, si les biens culturels ne sont pas en toute hypothèse des marchandises comme les autres, ils sont aussi des marchandises. C’est le discours tenu dans l’enceinte européenne, dans les attendus et considérants des textes qui traitent de ce sujet26, mais aussi au prétoire27. Dans le droit français, le terme est surtout utilisé pour les biens soumis à un contrôle de circulation, si bien que leur commercialité est à peine entamée, en ce qu’ils ne sont pas identifiés comme faisant partie du patrimoine protégé. On surveille simplement leur circulation. C’est une tout autre option que retient le Code du patrimoine dans ses dispositifs de protection. Ce sont alors des catégories telles que les trésors nationaux, les monuments historiques, les collections de Musées de France, en somme les biens de haute valeur, qui sont à l’honneur. Les vocabulaires expriment en règle générale ce saut qualitatif. Par conséquent, si l’on peut souscrire, dans le champ des biens culturels – le terme est pris ici dans un sens générique et non au sens formel des textes –, à l’idée de degrés de commercialité, d’une forme d’échelle de commercialité dans laquelle les biens seraient plus ou moins disponibles dans l’espace du marché, on peut aussi soutenir que ces biens d’intérêt collectif, lorsqu’ils sont désignés comme éléments du patrimoine culturel, sont davantage postés du côté de l’extra-commercialité. Ils sont des choses publiques, en ce sens qu’ils appartiennent à tous, au-delà de l’idée qu’ils sont des objets de propriété. C’est un patrimoine collectif et les lieux publics culturels tels que les musées sont une « enclave » particulièrement appropriée pour accueillir ces choses hors commerce.

• 28 J’emprunte l’expression à C. Bahurel, « Introduction générale », in Sacré et droit, p. 10.
• 29 B. Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau : essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré, Par (...)
• 30 Sauf les hypothèses de dépôt ou de prêt pour exposition d’objets qui ont gardé leur possible usage (...)
• 31 F. Mairesse, « Le sacré au prisme de la muséologie », ICOFOM Study Series, vol. 47, nº 1-2, 2019, p (...)
• 32 Par exemple, souci de contextualisation et de connaissance des religions dont elles sont les artefa (...)
• 33 CE, section de l’intérieur, avis, 3 mars 2020, Avis sur un projet de loi relatif à la restitution d (...)
• 34 Voir, à ce propos, M. Cornu, Entre-temps, le bien culturel et le droit, Paris, Dalloz (Les sens du (...)
• 35 Émile Durkheim, pour qui les manifestations du sacré débordent la religion pour prendre toutes autr (...)
• 36 Sur le système, voir 2002, genèse d’une loi sur les musées, M. Cornu, J. Fromageau, D. Poulot (dir. (...)
• 37 P.-Y. Chicot, « Droit positif et sacré : l’exemple du droit de propriété inspiré de la Déclaration (...)

8Les choses publiques qui entrent au musée sont retirées du commerce. « Mises à part du monde »28, elles sont démarquées des choses ordinaires. Le tracé a à voir avec la ligne de séparation entre le profane et le sacré, ce que dit Bernard Lahire, évoquant, à partir du tableau de Nicolas Poussin acquis par le Louvre, ces biens socialement construits que sont les « biens moraux, culturels ou matériels »29. Les choses sacrées comme expression d’une religion sont bien sûr en grand nombre au musée : objets de culte, mobilier, œuvres d’art sacrées, manuscrits, etc. Sorties de leur contexte, le plus souvent, elles perdent leur sacralité originelle30 pour en endosser une autre. Citant la phrase célèbre du muséologue britannique Kenneth Hudson, « un tigre empaillé dans un musée est un tigre empaillé dans un musée, et pas un tigre », François Mairesse avance que « [d]e la même manière […], on se doit de reconnaître qu’un objet sacré dans un musée est un objet sacré dans un musée, et pas un objet sacré »31. Si les modalités de leur gestion et conservation appellent parfois des aménagements et règles spécifiques sur le double plan juridique et éthique32, ils ne sont pas soumis en tant que bien d’une collection muséale à un régime de propriété culturelle distinct des autres éléments. Ils sont comme les autres frappés d’une indisponibilité juridique, statut récemment renforcé dans le droit commun de la domanialité publique. Le législateur, en 2006, a fait évoluer le droit de propriété des personnes publiques, dessinant selon une méthode inédite le périmètre des biens mobiliers relevant du domaine public. Le critère classique et central, repris dans le Code général de la propriété des personnes publiques à propos des immeubles, est celui de l’affectation à une utilité publique reçue dans sa double branche : usage direct au public, affectation à un service public. Rompant avec cette logique affectataire, le domaine public mobilier se définit tout autrement, par référence à la valeur culturelle des biens. Parce qu’ils sont revêtus d’un intérêt d’histoire, d’art, d’archéologie, de science ou de technique – la séquence est explicitement empruntée au Code du patrimoine –, alors ils versent dans le domaine public. C’est, en amont, la valeur du bien qui décide de son sort. Il y a bien sûr une décision, un acte ou un fait qui signifient cette valeur, mais, au contraire du système précédent, ce n’est pas le propriétaire qui, librement, en décide. Et ce changement de cap fait que la sortie du domaine public est peu réversible. Seule la perte de l’intérêt d’histoire ou d’art la justifie, ce qu’a récemment rappelé le Conseil d’État33. Nous ne nous étendons pas sur les contours de cette figure originale34. Simplement, le système, rendant incontestable la reconnaissance de valeur, rehausse très fortement le statut hors du monde de ces biens, finalement la condition de choses sacrées que ces « interdits protègent et isolent »35. Le Code du patrimoine va encore plus loin avec le régime des collections publiques des Musées de France, instituant une forme de domanialité spéciale36. Le droit contemporain évolue, outillant puissamment cette dimension du sacré. Son invocation « joue comme la marque d’une contrainte supérieure » (celle de la valeur de ces choses) à laquelle le droit positif ne saurait se soustraire37.

• 38 Sur cette autorité de l’œuvre d’art unique et son ébranlement par les techniques de reproduction, v (...)
• 39 Nous prolongeons ici la réflexion sur la condition juridique de cette chose d’un genre spécial (M.  (...)
• 40 J.-Y. Marin, « Statut des restes humains, les revendications internationales », in Le patrimoine cu (...)
• 41 La Vénus hottentote, entre Barnum et Muséum, C. Blanckaert (dir.), Paris, Publications scientifique (...)
• 42 Sans doute la charge de sacré est-elle encore plus forte s’agissant de la tête.
• 43 A. Montas, « Entre “être” et “avoir”, le corps humain est-il vénal ? », Revue de la recherche jurid (...)
• 44 CAA Douai, 24 juillet 2008, nº 08DA00405, Recueil Lebon.
• 45 F. Tarlet, Les biens publics mobiliers, Paris, Dalloz (Nouvelle bibliothèque de thèses ; 170), 2017 (...)

9Sous ce rapport, dans cet univers du musée, on peut cependant se demander si la charge de sacralité est de même intensité pour tous ses biens. Elle est très certainement variable selon les types de collections, les musées des beaux-arts ne tiennent pas le même rang que les musées dits de société. La copie n’a pas la même aura que l’original38. Il est des choses, dans un même lieu, qui sont plus sacrées que d’autres, Mona Lisa au Louvre comme le proclame la mise en scène de son exposition. Que dire lorsque le corps humain devient objet de collection. Il y est sous toutes ses formes39, « depuis la fin du XVIII^e, et la mise en place de l’institution muséale »40. Resté longtemps déserté, le questionnement autour de la présence de dépouilles ou de restes humains au musée a surgi avec les revendications exprimées par des communautés, avec plusieurs affaires emblématiques, en particulier celle de Saartjie Baartman, retournée en terre hottentote après avoir été successivement objet de science, puis objet de collection41, ou encore la tête de guerrier maori donnée à la Ville de Rouen à la fin du XIX^e siècle et qui entend la restituer à la Nouvelle-Zélande. D’autres affaires politiques et judiciaires suivront (notamment le crâne du chef kanak Ataï, les crânes de résistants algériens42) qui feront évoluer le droit et ses usages. Se pose à leur propos la question du statut de ces choses, en particulier le point de savoir si ce sont des biens, et si ces biens trouvent leur place sous un régime de propriété culturelle publique. Au regard du principe de dignité, le Code civil en assure la protection et proscrit tout droit patrimonial. L’extra-commercialité du corps humain prend ici sa source. La doctrine interprète la règle comme « écartant seulement le corps humain du circuit économique »43. Jusqu’à quel point le respect dû à l’humain influence-t-il son statut de bien culturel ? La jurisprudence le saisissant dans son rapport à la famille, le qualifie de propriété collective, figure censée exprimer les pouvoirs que ce cercle des proches exerce sur les disparus. Mais, s’il y a des droits collectifs, de quel droit la dépouille est-elle au musée ? Selon le juge statuant sur le sort de la tête de guerrier maori de Rouen, les dispositions du Code du patrimoine, « […] qui rendent inaliénables les biens d’une personne publique constituant une collection des Musées de France, placent ces biens sous un régime de protection particulière distinct du droit patrimonial énoncé à l’article 16-1 du code civil », et cet article n’a « eu ni pour objet ni pour effet de faire obstacle à l’exercice d’un régime de domanialité publique sur un reste humain en application des dispositions du Code du patrimoine »44. La formule est sans ambiguïté, sans nuance aussi, faisant non seulement prévaloir la condition de domanialité publique, mais surtout écartant purement et simplement le jeu du principe de dignité. Plaider l’autonomie du droit administratif était pour le moins discutable. Sans doute pouvait-on argumenter sur l’aptitude du droit public à répondre aux impératifs de protection de la dignité humaine. Finalement l’extra-commercialité imposée par le Code civil n’est-elle pas assurée par les deux règles d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité ? La condition de chose sacrée ne se fond-elle pas tout naturellement dans celle de chose publique ? En somme la solution viendrait « résoudre ce paradoxe entre patrimonialité de fait » – ces corps culturels, à rebours de leur destination, se retrouvant au musée – « et extra-patrimonialité de droit »45. Fanny Tarlet estime que

• 47 En l’occurrence, le commissaire du gouvernement, dans ses conclusions, qualifiait la propriété publ (...)

Nous avions émis cette idée que l’État pourrait bien en être le gardien naturel armé de ses outils du droit public47. Le gardien, sans doute, mais le propriétaire ? Ces biens endossant le régime de domanialité publique deviennent indisponibles, y compris à ceux qui y ont un intérêt direct. Le sacré du musée écrase alors le sacré de l’Autre. Comment face à ces intérêts articuler droits de cet Autre et droit de l’État sur ses propriétés culturelles. C’est, à propos des restes humains, cette idée de garde qui est aujourd’hui explorée. L’État gardien, c’est en l’occurrence un autre versant de l’État culturel. En quoi cette notion de garde invite-t-elle à reprendre la question de la propriété ?

• 48 J.-B.-V. Proudhon, Traité du domaine public…, p. 241.
• 49 Ibid., p. 245.
• 50 Ibid., p. 242.

10Selon Proudhon, « Le domaine public, matériellement considéré, s’entend […] des choses qui appartiennent à l’être moral et collectif que nous appelons le public »48. L’État n’est pas un propriétaire mais un « mandataire du public »49. Le gouvernement exerce « un possessoire de protection […] et non […] de propriété »50. La théorie proudhonnienne est aujourd’hui bien éloignée de la figure contemporaine de la propriété publique, en règle générale assumée comme une propriété pleine et entière, ce que dit très clairement le nouveau Code de la propriété des personnes publiques, d’où ce glissement terminologique du domaine vers la propriété. Mais, en réalité, pour certaines choses particulièrement rétives à l’appropriation comme le sont les choses sacrées, on peut se demander si cette appréhension du rôle de l’État possesseur / protecteur et non possesseur / propriétaire ne pourrait être réinvestie, ce qu’on a appelé la théorie de la garde, quoique Proudhon n’emploie guère ce terme. Sous ce rapport, l’affaire Brancusi est une bonne occasion de revenir sur le statut hors série des sépultures et sur les droits qui s’expriment au musée des morts (B). Au musée des vivants (A), les revendications émanant notamment de communautés autochtones posent dans des termes renouvelés la question du régime des restes humains patrimonialisés. Dans ces deux espaces, la notion de garde pourrait reprendre de la vigueur.

• 51 P. Richert, Rapport fait au nom de la Commission des affaires culturelles sur la proposition de loi (...)

11La question du régime de juridicité du corps humain au musée a commencé à se poser avec les premières revendications exprimées de l’étranger par des États au nom de communautés locales ou autochtones. En particulier, la notion même de propriété a pu être contestée, s’agissant de ces sortes de choses que sont les dépouilles et plus généralement le corps humain. Philippe Richert, au moment des débats parlementaires entourant l’adoption de la loi de 2002 sur la restitution de la dépouille de Saartjie Baartman, fait état des hésitations du gouvernement sur le statut juridique de la dépouille. Une note, rappelant les termes de l’article 16-1 du Code civil selon lequel « le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial », soutient qu’« ils ne pourraient dès lors être regardés comme la propriété du Muséum – qui en serait le “gardien” – ni comme celle de l’État, et leur restitution ne pourrait se fonder sur les règles de la domanialité publique qui régissent les collections publiques », tout en admettant que « l’inclusion d’une pièce insusceptible de propriété dans une collection publique n’est aucunement irrégulière, dès lors qu’elle est scientifiquement motivée »51. C’est un même argumentaire que développe plus tard Catherine Morin-Desailly dans la délibération décidant de la restitution de la tête de guerrier maori du musée de Rouen. À nouveau revient cette idée que le musée ou la collectivité publique ne peut se prévaloir d’une propriété :

• 54 Proposition de loi nº 4877, adoptée par le Sénat, relative à la circulation et au retour des biens (...)

14Les parlementaires aujourd’hui plaident la révision du système par la loi. Il s’agit à nouveau de faciliter des restitutions des restes humains présents dans les collections publiques. Mais, en réalité, l’approche en termes de garde est purement et simplement abandonnée. La proposition de loi adoptée au Sénat en janvier 2022, à nouveau portée par Catherine Morin-Desailly, présidente de la mission d’information, contient une section consacrée aux « restes humains patrimonialisés »54. Le texte intégré au Code du patrimoine dispose que doivent cesser de faire partie des collections sous certaines conditions

• 55 Ibid.

15Ils doivent être « dûment identifiés et appartenir à des groupes humains encore vivants dont les cultures sont actives » ; leur « collecte ou leur présence dans les collections » doivent « port[er] atteinte au principe de dignité » et ils ne doivent pas avoir « fait l’objet de recherches scientifiques depuis au moins dix ans ». La question du principe de dignité est en réalité abordée du double point de vue du musée et du demandeur qui, de son côté, doit apporter la preuve que le retour « soit justifié au regard du principe de dignité et de respect de toutes les cultures, protégé par la convention de l’Unesco sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles du 20 octobre 2005 » et qu’il « n’ait pas pour objet leur exposition ». Le processus doit par ailleurs s’inscrire dans un « processus de coopération scientifique et culturelle avec l’État demandeur »55.

• 56 Elle reprend aussi un certain nombre des recommandations du Comité consultatif national d’éthique p (...)
• 57 C. Morin-Desailly, dans le Rapport d’information fait au nom de la commission de la culture, de l’é (...)

16Le statut de domanialité publique est rappelé en entame, et l’on cherche à trouver un compromis acceptable relativement aux intérêts patrimoniaux et scientifiques du musée. La solution s’inspire, en partie, des conclusions rendues par un groupe de travail mis en place par le ministère de la Culture et le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, piloté par Michel Van Praet56. Une vaste enquête a été conduite sur la réalité de ces restes humains dans les musées publics de France et les universités. Ils « possèdent environ 150 000 pièces, de diverses natures (ossements, squelettes complets), dont 7 000 proviendraient de peuples étrangers »57. Le rapport suggère de faire sortir les pièces des collections en recourant au juge en vue de l’annulation d’acquisitions qui répondraient aux critères mentionnés plus haut. Cette solution d’une procédure judiciaire avait déjà été envisagée au moment de l’adoption de la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine. Mais la restitution y était envisagée sur un mode de volontaire. C’est le propriétaire qui décidait de s’engager dans cette procédure devant le juge. Le texte adopté au Sénat va plus loin, imposant la restitution sous des contraintes renforcées. La proposition de loi reprend des formules déjà présentes dans les lois précédentes de restitution : les restes humains cessent de faire partie des collections publiques. Ces phénomènes d’imitation du droit sont révélateurs de cette incapacité à penser les droits autrement que par la question de la propriété, et de l’embarras du législateur lorsqu’il s’agit d’investir d’autres notions. En parallèle, au moment des débats autour de la loi de 2016, une autre modification émanant des services de l’archéologie revenait à cette idée de garde, concernant les vestiges anthropobiologiques non affectés à une collection publique et dépourvus d’intérêt scientifique. En l’absence de manifestation de personnes ayant qualité ou intérêt pour pourvoir aux funérailles, l’État ou les collectivités territoriales qui en ont la garde, devaient procéder à leur ré-inhumation.

• 58 H. Batifol, « Les biens et les choses », Archives de philosophie du droit, t. 24, 1979, p. 16.
• 59 M. Xifaras, La propriété…, p. 502.

17Dans la proposition de loi actuellement sur le métier, la question de l’opportunité de penser ces biens autrement que par l’entrée de la propriété s’éloigne singulièrement. Il y avait pourtant matière à élaborer autrement. Henri Batifol, dans un article consacré aux problèmes contemporains de la notion de bien, rappelait à quel point le droit ne saurait se réduire à l’attribution de la propriété58. Prendre au sérieux l’hypothèse de l’inappropriable, rien n’y fait obstacle à propos de ces choses sacrées. C’est, comme l’affirme Mikhaïl Xifaras, une catégorie « non seulement pensable, mais encore largement structurante »59.

• 60 N. Baillon-Wirtz, La famille et la mort, Paris, Defrénois, 2006, p. 346.
• 61 Art. L. 621-25 du Code du patrimoine.
• 62 Sur l’affaire Brancusi, voir S. Duroy, « Un baiser immobile pour l’éternité », Le club des juristes(...)
• 63 W. Dross, Droit des biens, p. 148, nº 163, note 22.
• 64 F. Zenati, T. Revet, Les biens, p. 68, nº 27.
• 65 CA Amiens, 28 octobre 1992, Recueil Dalloz, 1993, p. 370, note P. Plateau.
• 66 F. Terré, P. Simler, Droit civil : les biens, nº 14.

18On va au cimetière pour honorer les morts mais on y déambule aussi comme on va au musée. Ces lieux sacrés sont aussi des lieux d’expression artistique – il y a une esthétique du cimetière60 – et, à leur propos, se pose à nouveau la question de la propriété, ce dans des termes particulièrement complexes. C’est que voisinent les droits des familles, ceux de l’État ou de la commune propriétaire des fonds et ceux de l’État gardien des choses sacrées et des choses culturelles. L’affaire du Baiser, sculpture créée par Constantin Brancusi en 1909, érigée sur la tombe de Tania Rachewskaïa au cimetière du Montparnasse à Paris, en donne une belle illustration. Les descendants envisagent de desceller la sculpture pour la vendre et, pour s’y opposer et conserver in situ le monument, le ministère de la Culture décide d’une inscription au titre des monuments historiques61. La discussion se noue exclusivement autour de la possibilité pour l’État d’édicter cette mesure de protection. L’affaire se présente, d’une façon classique, et sans doute basique, dans ce domaine des biens culturels, comme une opposition entre d’un côté les droits du propriétaire privé, de l’autre les droits de l’État gardien du patrimoine culturel et armé d’un certain nombre de prérogatives destinées à sanctuariser certains biens, à les faire échapper au commerce, dans le cas de Brancusi, à assigner à résidence mortuaire son œuvre. Il n’est, de ce point de vue, pas inutile de revenir sur le statut de la tombe, qui, sans aucun doute, a influencé en l’espèce la solution. Nous parlons d’une sépulture, et précisément les droits qui s’exercent sur cette chose sont d’un genre particulier. Elles se coulent difficilement dans les catégories et institutions du Code civil. D’une façon sans doute pragmatique, le Conseil d’État, statuant sur le moyen tiré de la méconnaissance du droit de propriété, dans cette affaire, reconnaît un droit de propriété privée de la famille62. La doctrine est moins assurée sur la qualification des droits. Dans bon nombre d’ouvrages, la famille titulaire disposerait de droits réels sui generis sur les tombeaux. William Dross, rappelant qu’un régime spécifique a été dégagé par la jurisprudence, y voit une propriété communautaire, celle de la famille, suggérant sans retenir l’option que la spécificité de ce régime incite à faire basculer les sépultures dans l’extra-patrimonialité, mais il estime que l’on « rend bien mieux compte de leur nature par l’idée de propriété collective familiale »63. Frédéric Zenati et Thierry Revet considèrent que « la concession funéraire familiale est une copropriété de type archaïque, inaliénable et impartageable, appartenant à tous les membres successifs de la famille »64. Ils précisent encore qu’elle ne peut être aliénée qu’au profit d’un héritier par le sang, ce qui selon les auteurs n’est pas en vérité une aliénation. Ce qui est sûr c’est que, dans l’échelle de commercialité, ces choses inclassables sont plus que toutes autres considérées en marge de la vie juridique, rangées par la doctrine dans une catégorie hors propriété d’une certaine façon. C’est aussi ce qui transpire des réflexions autour de l’impossibilité d’évaluer ces choses, ce qu’écrivent notamment François Terré et Philippe Simler : « les tombeaux et sépultures, n’étant pas considérés comme ayant une valeur appréciable en argent65, ne peuvent être vendus, ils peuvent faire l’objet d’actes juridiques à titre gratuit »66. Où la dimension sacrée des sépultures influence sans aucun doute l’essai de conceptualisation de ces choses. Dans l’affaire Brancusi, le statut du monument funéraire que les héritiers voulaient déposer et mettre sur le marché pouvait inspirer la solution dans l’idée que les pouvoirs des cotitulaires d’une concession sont limités en particulier par la volonté du fondateur, et les directives qu’il donne,

• 68 Arrêté du ministère de la Culture et de la Communication du 4 octobre 2006, avis nº 2006-16 de la C (...)
• 69 Depuis la loi du 7 juillet 2016, la marge s’est réduite entre les deux servitudes de l’inscription (...)
• 70 TA Paris, 12 avril 2018, nº 1609810/4-3, nº 1613427/4-3.

19Mais c’est sur le registre de la protection du patrimoine qu’est mobilisé le ressort d’indisponibilité. Par un arrêté du 21 mai 2010, le préfet de la région Île-de-France a inscrit au titre des monuments historiques, en totalité, la tombe de Tania Rachewskaïa, avec le groupe sculpté Le baiser de Constantin Brancusi, et son socle formant stèle. À la suite d’une demande de certificat d’exportation, l’ensemble a été en outre considéré comme trésor national au motif qu’elle est un « exceptionnel témoin de l’art de Brancusi »68. Cette décision, en soi, n’institue pas une protection. Elle a pour effet d’immobiliser le bien sur le territoire durant une période de trente mois, le temps que la collectivité confirme son intérêt par une mesure plus pérenne, par exemple un classement au titre des monuments historiques, servitude d’utilité publique de plus haute charge juridique puisqu’elle interdit toutes modifications, travaux, déplacements sans autorisation de l’administration de la culture69. Ces décisions sont contestées devant le juge administratif. Les arguments sont de plusieurs ordres : méconnaissance du droit de propriété, erreur de qualification « en appliquant à la sépulture de Tania Rachewskaïa le régime juridique applicable aux immeubles en lieu et place du régime applicable aux objets mobiliers, qui inclut les immeubles par destination » au sens du Code du patrimoine, absence d’un « intérêt d’histoire ou d’art suffisant justifia[nt] l’inscription de la tombe dans son intégralité »70. Le préfet avait au contraire estimé que

• 72 Ibid.

20Le tribunal administratif entend l’argument et rejette les requêtes des héritiers. Un des points centraux de la discussion concerne la qualification de meuble, immeuble par destination ou immeuble par nature de la sculpture. Le droit des monuments historiques opère une division originale et démarquée du Code civil de la façon dont il pense la protection pour ces différentes catégories. Les immeubles par nature obéissent au régime propre aux immeubles, quand les immeubles par destination sont traités avec les meubles, si bien qu’une décision de protection d’un immeuble n’inclut pas dans son assiette les objets et immeubles par destination qui y seraient attachés. On saisit tout l’enjeu ici. Selon la qualification retenue, la protection change de périmètre. Si la sculpture fait corps avec la stèle et le tombeau, elle en est un des éléments constitutifs, le tout pouvant être qualifié d’immeuble par nature. Au contraire, regardée isolément comme immeuble par destination, elle n’est alors pas soumise à la servitude imposée par l’administration. Le juge administratif opte pour la première option faisant en outre valoir « l’intention du sculpteur, au moment du décès de la fiancée de son ami, de déposer sa sculpture intitulée “Le Baiser” sur la tombe de celle-ci, et de l’incorporer à cette tombe à titre de monument funéraire »72. Un autre argument des requérants était plus délicat à combattre. Seule la sculpture pouvait être regardée comme ayant un intérêt d’histoire ou d’art motivant une inscription. Tel n’était pas le cas ni de la stèle, ni du tombeau. Le juge décide pourtant que

• 74 CAA Paris, 4^e ch., 11 décembre 2020, nº 18PA02011.
• 75 La dépose de sculptures ornant les dessus-de-porte du grand salon au château de la Roche-Guyon : CE (...)
• 76 CAA Paris, 4^e ch., 11 décembre 2020, nº 18PA02011.

21Le juge d’appel remet en cause ces deux appréciations de l’indivisibilité et de l’intérêt patrimonial de l’ensemble. Au vu d’un certain nombre d’éléments de fait, il considère que « la sculpture ne peut être regardée comme ayant été conçue à fin d’être incorporée à la sépulture formée par la tombe et la stèle »74. Reprenant un argument déjà mobilisé par la jurisprudence dans laquelle on discute aussi d’un possible démantèlement patrimonial75, il estime que rien ne permet « de considérer que la sculpture ait été dès l’origine destinée à orner la sépulture »76. Il annule pour excès de pouvoir les décisions de protection. Le feuilleton se poursuit devant le Conseil d’État qui censure la Cour administrative d’appel. Balayant un certain nombre de ses arguments, il commence par rappeler que

• 79 Ibid.

22Il reproche au juge d’appel de n’avoir pas recherché « si ce monument avait été conçu comme un tout indivisible incorporant ce groupe sculpté »79. Réglant l’affaire au fond, il prend ensemble la sculpture, son socle, la stèle et sa tombe, et ce tout indivisible constitue, comme avaient statué les premiers juges, un immeuble par nature dont l’intérêt patrimonial doit être apprécié globalement sans égards à ce que certaines parties soient dépourvues d’intérêt.

• 80 Les avis étaient aussi divergents entre tribunal administratif et cour administrative d’appel dans (...)
• 81 Les juges ont très tôt pensé les droits sur la dépouille comme une copropriété familiale. En ce sen (...)

23Nous n’entrons pas plus avant dans la querelle technicienne et sur ce terrain meuble où l’on conçoit que les avis puissent diverger80. Cela étant, on observe à nouveau de quelle façon le maniement des classifications du Code civil, entre les mains des juges, peut ou non servir l’intérêt public de protection du patrimoine. Il y a sans doute une forme d’instrumentalisation du droit civil au service d’une cause qui n’est pas vraiment la sienne. Mais au-delà de ce phénomène assez lisible et ancien, on peut apercevoir aussi, dans ces élaborations prétoriennes, l’idée que certaines choses doivent impérativement demeurer hors marché, et la dimension du sacré n’y est pas étrangère. D’une façon générale, les juges ont œuvré dans cet exercice de délimitation du sacré et hors commerce ou hors propriété. C’est probablement de cette source prétorienne que sont venues les innovations sur les formes de maîtrise collectives ou familiales, avec notamment le statut des souvenirs de famille, des sépultures, de la dépouille81. Elles ne franchissent pas toujours le seuil du musée.