• 1 J.-P. Céré, « L’inédit Code pénitentiaire », Recueil Dalloz, 2022, p. 896 sq.
• 2 En 2022, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu 4 168 arrêts (Cour EDH, Analyse statistiq (...)
• 3 Objectif qui a toutefois été poursuivi par certains universitaires, avant même l’adoption du Code p (...)
• 4 Voir M. Lévinet, « La Convention européenne des droits de l’homme socle de la protection des droits (...)

1Comme ont pu déjà le souligner certains commentateurs1, le Code pénitentiaire, entré en vigueur le 1^er mai 2022, rassemble tout de même la bagatelle de 1 650 articles, répartis dans 7 livres, traitant tout à la fois des personnels et de leur déontologie, de la sortie et de la réinsertion des personnes détenues, des personnes non détenues, du service public pénitentiaire, ou encore (et surtout pour mes quelques éléments introductifs) des droits et obligations des personnes détenues. L’étude exhaustive de la réception du Code pénitentiaire au regard du droit européen imposerait donc de comparer ce dense corpus législatif et réglementaire à un autre corpus non moins impressionnant qui est celui issu des organes du Conseil de l’Europe dont la fort abondante jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme2, à laquelle il convient d’adjoindre nombre de conventions et normes de soft law, ainsi que les différents documents issus des visites réalisées par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT)… L’objectif scientifique apparaissant donc peu accessible3, il est préférable d’opter pour une perspective à la fois plus impressionniste et globale, une sorte de perspective panoptique. La comparaison peut emprunter des chemins déjà tracés par la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, juridiction particulièrement dynamique qui présente la caractéristique d’avoir forgé un certain nombre d’exigences générales, de principes essentiels sous-jacents à l’interprétation de nombre de dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme du 4 novembre 19504. Plusieurs de ces principes aujourd’hui bien connus et cités dans plusieurs arrêts de référence s’appliquent aux droits des personnes privées de leur liberté. Le Code pénitentiaire apparaît à leur égard comme un instrument juridique important de mise en œuvre, ou tout du moins un commencement de mise en œuvre, de plusieurs de ces principes qui permettent de renforcer les droits et la protection des personnes détenues. Cette volonté est d’ailleurs exprimée par le Code lui-même, qui nous offre un spectaculaire hommage au travail des institutions du Conseil de l’Europe, puisque son article L. 2 indique que

• 5 La « loi » doit être « suffisamment accessible : le citoyen doit pouvoir disposer de renseignements (...)

4Organisation régionale politique chargée de protéger les fondements et valeurs inhérents à toute démocratie pluraliste, le Conseil de l’Europe est notamment investi de la défense des principes de l’État de droit dans les quarante-six États membres. Cette mission se retrouve dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui a fait du principe de légalité une exigence essentielle, permettant de garantir la sécurité juridique, par une jurisprudence de principe maintenant ancienne, puisqu’elle date de 1979. L’arrêt Sunday Times c. Royaume-Uni (nº 1) du 26 avril 1979 exige en effet que les droits fondamentaux soient contenus dans une loi suffisamment accessible, précise, permettant au destinataire de la règle d’organiser ses actions conformément aux exigences de celle-ci5.

• 6 Cour EDH, 2 août 1984, Malone c. Royaume-Uni, nº 8691/79, § 66.
• 7 Voir C. Romainville, « La protection de l’État de droit par la Convention européenne des droits de (...)
• 8 Cour EDH, 26 avril 1979, Sunday Times c. Royaume-Uni (nº 1), § 49 ; 25 mars 1983, Silver et autres (...)
• 9 Le principe de prééminence du droit « implique, entre autres, qu’une ingérence de l’exécutif dans l (...)

5La norme en question (qui n’est d’ailleurs pas forcément législative) doit être accessible, en permettant à toute personne de « disposer de renseignements suffisants, dans les circonstances de la cause, sur les normes juridiques applicables à un cas donné »6. À cet égard, la publicité des normes est une garantie essentielle de l’État de droit et de la lutte contre l’arbitraire. Elle participe en outre à la légitimité démocratique des décisions7. Accessible, la norme doit également être prévisible, c’est-à-dire suffisamment claire et précise pour permettre à tout un chacun « de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés [et] de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé »8. Enfin, cette norme doit être protégée, par des contrôles efficaces et effectifs, remis si possible à un juge judiciaire9.

• 10 Cour EDH, 6 décembre 2016, Vasilică Mocanu c. Roumanie, nº 43545/13.
• 11 Cour EDH, 24 mars 2022, Zayidov c. Azerbaïdjan (nº 2), nº 5386/10.
• 12 Cour EDH, 29 mars 2022, Nuh Uzun et autres c. Turquie, nº 49341/18 et 13 autres.
• 13 Cour EDH, 18 février 2020, Kungurov c. Russie, nº 70468/17. Voir également Cour EDH, 7 janvier 2010 (...)

6Concernant l’exercice des droits des personnes détenues, la Cour a ainsi eu l’occasion de dénoncer à plusieurs reprises des dispositions de droit interne ne répondant pas à l’ensemble de ces critères. Pour se limiter à des exemples récents, on peut notamment penser ici à l’arrêt Vasilică Mocanu c. Roumanie du 6 décembre 201610, qui rappelle que si des systèmes de surveillance vidéo des espaces communs des lieux de détention et même des cellules peuvent être mis en place, cette possibilité doit toujours être « prévue par la loi ». Plus récemment, l’affaire Zayidov c. Azerbaïdjan (nº 2) du 24 mars 202211 indique également que la saisie et la destruction d’un livre que prépare une personne détenue ne peuvent être possibles que si ces mesures sont « prévues par la loi ». Quelques jours après (le 29 mars 2022), cette même Cour de Strasbourg a jugé que l’enregistrement de la correspondance des personnes détenues ne peut être fondé sur une simple instruction du ministère de la Justice, document interne non publié et en principe dépourvu de toute force juridique12. Un régime législatif reconnaissant aux autorités un pouvoir discrétionnaire illimité pour accorder ou refuser des visites en prison et ne limitant en aucune manière l’étendue et les modalités d’exercice de ce pouvoir ne peut pas davantage être considéré comme correspondant aux exigences conventionnelles relatives à la qualité de la loi13.

• 16 Qui emprunte également une voie plus technique en rehaussant en « R » (décrets en Conseil d’État) p (...)
• 17 La table de concordance du Code pénitentiaire évoque pas moins de neuf codes pour la seule partie l (...)
• 18 Voir notamment E. Bonis, « Le Code pénitentiaire est entré en vigueur », La semaine juridique, édit (...)

10Ce travail de codification16 était devenu indispensable en raison de l’éparpillement manifeste des règles formant le droit pénitentiaire entre plusieurs codes (Code pénal, Code de procédure pénale, mais aussi Code de la santé publique, Code de la sécurité intérieure, Code de la justice pénale des mineurs…17), issues d’une compilation de très nombreuses sources allant (sans que cette liste ne soit un tant soit peu exhaustive) du décret nº 96-287 du 2 avril 1996 relatif au régime disciplinaire des détenus jusqu’à la loi pénitentiaire nº 2009-1436 du 24 novembre 2009, en passant par le décret nº 2010-1711 du 30 décembre 2010 portant Code de la déontologie du service public pénitentiaire, la loi nº 87-432 du 22 juin 1987 relative au service public pénitentiaire, ou encore la loi nº 94-43 du 18 janvier 1994 relative à la santé publique et à la protection sociale qui a confié au ministère chargé de la santé la prise en charge sanitaire des personnes détenues dans l’ensemble des établissements pénitentiaires, sans compter de nombreux textes réglementaires autonomes ou d’application18…

• 19 Art. L. 6, L. 212-2, L. 214-7, L. 223-1, L. 224-1, L. 225-1, L. 225-4, L. 348-7, L. 345-3, L. 345-5 (...)
• 20 C. pénit., art. L. 6, L. 412-2.

11Il convient toutefois de ne pas surestimer cette meilleure accessibilité du droit par le Code pénitentiaire. Texte volumineux, il ne couvre en outre pas intégralement la matière pénitentiaire, puisque ce code opère de nombreux renvois à d’autres codes, rendant son maniement assez complexe pour les non-spécialistes. À titre d’exemples, on peut ainsi relever que la permission de sortir octroyée par le chef d’établissement (art. D. 424-24) est également régie par les articles 723-3 et D. 142-3-1 du Code de procédure pénale. Quant aux menottes ou aux entraves, l’article L. 226-1 du Code prévoit que leur usage est fixé « par les dispositions de l’article 803 du Code de procédure pénale ». L’isolement (art. R. 213-17) se déroule quant à lui « dans les conditions prévues par les dispositions des articles R. 57-5-1 à R. 57-5-8 du Code de procédure pénale ». Les lieux de travail des personnes détenues sont de leur côté organisés en garantissant « la sécurité des personnes détenues conformément à l’article L. 4221-1 du Code du travail » (art. D. 412-72). Quant à l’usage des armes à feu par les personnels de surveillance et de direction de l’administration pénitentiaire (art. R. 227-2), il s’effectue tant « dans les conditions prévues par les dispositions de l’article 122-5 du Code pénal » que « dans les conditions prévues aux 1° et 2° de l’article L. 435-1 du Code de la sécurité intérieure »… Au-delà des renvois, il ne faut pas non plus oublier que le Code pénitentiaire met toujours en œuvre un certain nombre de notions juridiques générales, qui maintiennent un large pouvoir d’appréciation pour tous ceux qui sont habilités à mettre en œuvre ce code. On peut ici par exemple penser à la notion de maintien du « bon ordre » des établissements19, ou encore à celle de « contraintes inhérentes à la détention »20 qui permettent la restriction de certains droits.

• 21 Voir J. Falxa, « Le Code pénitentiaire : une codification à “droit inconstant” », Actualité juridiq (...)
• 22 Étude d’impact…, p. 4. Voir également le communiqué de presse de la Direction de l’administration p (...)
• 23 Art. 1^er de la loi nº 87-432 du 22 juin 1987 relative au service public pénitentiaire.

12En second lieu, de manière peut-être moins immédiatement évidente, mais tout aussi indispensable, le Code pénitentiaire participe à l’affermissement de la sécurité juridique par une meilleure identification du service public pénitentiaire21. Cette perspective est d’ailleurs évoquée dans l’étude d’impact du 17 juin 2022 (précitée), qui précise que « la création d’un code pénitentiaire devrait permettre de mieux faire connaître l’importance, la diversité et la spécificité des missions du service public pénitentiaire »22. On sait que, depuis la loi du 22 juin 1987 (précitée), « [l]e service public pénitentiaire participe à l’exécution des décisions et sentences pénales et au maintien de la sécurité publique ». Par ailleurs, « [i]l favorise la réinsertion sociale des personnes qui lui sont confiées par l’autorité judiciaire »23.

• 24 Cour EDH, 4 février 2016, Isenc c. France, nº 58828/13. Face aux dysfonctionnements pointés dans l’ (...)

13Ces missions sont aujourd’hui précisées, affinées et accrues par le Code pénitentiaire, puisque ce service public est également chargé désormais de « la préparation et [de] l’exécution des décisions judiciaires », de concourir « à la mise en œuvre de mesures de justice restaurative », de contribuer « à la sécurité publique » et de concourir « aux actions de prévention de la délinquance ». Par ailleurs, « [i]l assure l’ensemble de ses missions dans le respect des intérêts de la société, des droits des victimes et des droits des personnes à l’égard desquelles il intervient » (art. L. 1). Mieux identifié, le service public pénitentiaire n’est toutefois toujours pas le seul à assurer la prise en charge des personnes détenues, puisque le volet sanitaire dans le cadre des unités sanitaires en milieu pénitentiaire (USMP) s’effectue « conformément aux dispositions des articles R. 6111-27 à R. 6111-38 du code de la santé publique » (art. D. 115-3). La Cour européenne des droits de l’homme avait d’ailleurs eu l’occasion, dans son arrêt Isenc c. France du 4 février 2016, de dénoncer les liens trop complexes existant entre les services de l’administration pénitentiaire et les services de soins intervenant en prison24.

• 25 Auxquelles il faut ajouter un certain nombre de visiteurs « classiques » des établissements péniten (...)
• 26 C. pénit., titre III du livre premier, art. L. 131-1 sq. Cette exigence figure par ailleurs dans pl (...)
• 27 Pour des applications récentes, voir CGLPL, recommandations en urgence du 28 juin 2021 relatives au (...)
• 28 Ainsi dans l’arrêt Henaf c. France du 27 novembre 2003 (nº 65436/01), la Cour rappelle que le CPT « (...)

14Identifié par le législateur, le service public pénitentiaire est, comme tout service public, soumis à un certain nombre d’inspections telles que celles effectuées par l’Inspection générale de la justice (art. D. 134-4), mais aussi à des inspections périodiques des magistrats ou des fonctionnaires de la Direction de l’administration pénitentiaire, des autorités préfectorales, de l’Inspection générale des affaires sociales et des services des agences régionales de santé (art. D. 134-5), de l’inspection du travail (art. D. 412-71), et même d’une manière encore plus générale « de toutes autres autorités administratives investies d’un pouvoir de contrôle à l’égard des différents services de l’administration » (art. D. 134-1). L’effectivité de ces inspections25 ne dépend évidemment pas du Code, mais des moyens financiers, matériels et humains mis à disposition de ces différentes structures d’inspection, ainsi que de la volonté concrète d’effectuer de véritables contrôles. Parmi les divers « contrôles et évaluations » évoqués par le Code pénitentiaire26, il est permis de mettre en exergue l’importance de la mission assurée par le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) (art. L. 133-1). Instauré par la loi nº 2007-1545 du 30 octobre 2007, son rôle apparaît notamment essentiel par ses recommandations dénonçant des conditions de détention dégradées27. Non moins importante est la référence faite aux visites du CPT (art. L. 135-1). Comme le prévoit l’article 1^er de la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants du 26 juin 1987, « [p]ar le moyen de visites, le Comité examine le traitement des personnes privées de liberté en vue de renforcer, le cas échéant, leur protection contre la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants ». Cette structure constitue un organe de terrain, opérationnel, sur lequel la Cour européenne des droits de l’homme n’hésite pas à s’appuyer pour aboutir à des constats de violation de la Convention européenne des droits de l’homme28.

• 30 Cour EDH, 26 octobre 2000, Kudła c. Pologne, nº 30210/96, § 94.
• 31 La cour d’appel de Nancy a pu ainsi juger que « la personne détenue est, du fait de la privation de (...)

16L’arrêt Kudła c. Pologne du 26 octobre 2000 précise pour sa part que « l’article 3 de la Convention impose à l’État de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine »30. Si ces deux concepts essentiels sont aujourd’hui bien connus et largement appliqués par les juges internes31, on peut toutefois penser que le Code pénitentiaire offre une perspective contrastée concernant leur mise en œuvre : assurant une prise en compte partielle de la vulnérabilité des personnes détenues (A), il apparaît par contre comme un instrument de portée probablement trop limitée pour lutter contre l’indignité carcérale (B).

• 32 Voir notamment G. Richardson, « Des droits aux attentes », in L’institution du droit pénitentiaire  (...)
• 33 Au sens didactique du terme, c’est-à-dire de prise en charge totale de la personne qui y est placée (...)
• 34 Voir D. Roman, « À corps défendant », Recueil Dalloz, 2007, p. 1284 sq. ; X. Pin, « La vulnérabilit (...)
• 35 Analyse partagée par le CGLPL, pour qui « les personnes privées de liberté sont, du fait de cet éta (...)
• 36 Cour EDH, 4 décembre 1995, Ribitsch c. Autriche, nº 18896/91.
• 37 Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe dans sa recommandation CM/Rec(2012)5 sur le Code eur (...)
• 38 Cour EDH, 24 mars 2016, Korneykova et Korneykov c. Ukraine, nº 56660/12.
• 39 Cour EDH, 20 janvier 2009, Güveç c. Turquie, nº 70337/01. L’article 52.1 de la recommandation CM/Re (...)
• 40 Cour EDH, 2 décembre 2004, Farbtuhs c. Lettonie, nº 4672/02.
• 41 Voir, inter alia, Cour EDH, 18 décembre 2008, Kats et autres c. Ukraine, nº 29971/04 (à propos d’un (...)
• 42 Voir, inter alia, Cour EDH, 12 mars 2013, Zarzycki c. Pologne, nº 15351/03.
• 43 Voir, inter alia, Cour EDH, 11 juillet 2006, Rivière c. France, nº 33834/03 ; 16 octobre 2008, Reno (...)

17La multiplication des missions assignées à la privation de liberté carcérale et donc au service public pénitentiaire (comme l’illustre parfaitement le très dense article L. 1 du Code pénitentiaire) implique que les autorités qui prennent en charge la personne détenue et l’écrouent se voient désormais imposer un ensemble de devoirs, ce qui constitue une perspective nouvelle. Ce concept de duty of care, cher aux Anglo-Saxons32, renvoie au caractère totalitaire de la prison33, c’est-à-dire à une institution qui a vocation à détenir entre ses mains l’ensemble des éléments relatifs au déroulement quotidien de la privation de liberté. Ceci a des répercussions sur les personnes détenues, soumises à l’autorité de l’administration pénitentiaire. Or, le droit contemporain connaît l’émergence d’une catégorie juridique nouvelle, et de mieux en mieux identifiée, celle de la personne vulnérable, qui rassemble des personnes ayant pour trait commun de jouir d’une capacité d’exercice, mais dont la situation particulière atténue cette capacité d’exercice34. Les personnes détenues, usagers contraints du service public pénitentiaire, relèvent de cette catégorie aux yeux de la Cour européenne des droits de l’homme35. Celle-ci nous indique depuis son arrêt Ribitsch c. Autriche du 4 décembre 199536 que toute personne privée de sa liberté constitue une personne vulnérable, et l’arrêt Slimani (précité) a quelques années plus tard explicitement mentionné les personnes détenues comme relevant de cette catégorie. Bien plus encore, la Cour européenne eut l’occasion d’affiner progressivement sa jurisprudence, en précisant que certaines personnes détenues sont « particulièrement vulnérables », et nécessitent donc des mesures particulières de surveillance, de protection, de prise en charge. Il s’agit ici tout à la fois37 des femmes détenues avec leur enfant38, des mineurs39, des personnes âgées40, mais surtout des personnes malades en détention41, tout spécialement des personnes handicapées42, ou souffrant de troubles psychiatriques43.

• 44 Le mot de « vulnérabilité » n’apparaît explicitement que dans trois articles du Code (art. R. 213-3 (...)
• 45 Cour EDH, 3 avril 2001, Keenan c. Royaume-Uni, nº 27229/95, § 116 ; 16 octobre 2008, Renolde c. Fra (...)

18Le Code pénitentiaire n’est pas étranger à cette notion de vulnérabilité44. L’article R. 213-30 précise ainsi que les mesures d’isolement, tant pour la décision initiale que les prolongations, doivent notamment tenir compte de la « vulnérabilité particulière » de la personne détenue. Ce faisant, le Code se situe bien dans le prolongement des exigences de la Cour, qui estime notamment que le placement à l’isolement à titre disciplinaire d’un détenu atteint de graves troubles mentaux est contraire aux exigences de l’article 345. La question des personnes souffrant de troubles psychiatriques est également évoquée, puisque l’article R. 322-15 évoque bien une surveillance des personnes détenues hospitalisées qui « incombe à l’administration pénitentiaire », celle-ci devant porter à la connaissance de l’établissement de santé « les éléments nécessaires à l’appréciation de la dangerosité ou de la vulnérabilité des personnes détenues », ce qui va permettre, « par une organisation interne appropriée de l’unité hospitalière spécialement aménagée, des conditions d’hospitalisation garantissant la protection des personnes détenues hospitalisées ». Ces dispositions renvoient là encore aux exigences de la Cour européenne, qui a eu l’occasion de rappeler à plusieurs reprises

• 47 Ibid.
• 48 Cour EDH, 25 février 2014, Gheorghe Predescu c. Roumanie, nº 19696/10.
• 49 Cour EDH, 24 mars 2016, Korneykova et Korneykov c. Ukraine.

19Leur situation entraîne la nécessité d’une « vigilance accrue dans le contrôle du respect de la Convention »47. À leur égard, des protocoles de soins spécifiques doivent être mis en place, si possible dans des établissements hospitaliers spécialisés48. Sans que le mot « vulnérabilité » soit mentionné à leur propos, on peut toutefois estimer que la prise en charge spécifique des femmes enceintes en détention par le Code pénitentiaire apparaît également respectueuse des standards exprimés par la Cour, qui exige la surveillance étroite d’un spécialiste, et qui interdit d’attacher une femme pendant son accouchement49. Le Code (art. R. 322-34) prévoit, en effet, que

• 50 Hormis quelques dispositions particulières (dépassant d’ailleurs le cadre strict de la minorité), t (...)

20On peut toutefois regretter que certaines catégories de personnes vulnérables demeurent encore en tout ou partie en dehors du champ d’application du Code pénitentiaire. Ainsi pour les personnes mineures, pour lesquelles l’article L. 4 du Code précise bien que, si « [l]’administration pénitentiaire garantit aux personnes mineures détenues le respect des droits fondamentaux reconnus à l’enfant », les modalités spécifiques de leur prise en charge restent énoncées par le Code de la justice pénale des mineurs50. En effet, l’habilitation législative autorisant la création de la partie législative du Code pénitentiaire par ordonnance n’a pas expressément habilité le gouvernement à transférer vers le Code pénitentiaire les dispositions du Code de la justice pénale des mineurs qui correspondent à des modalités spécifiques de leur prise en charge. D’une manière plus générale encore, la vulnérabilité de certaines personnes détenues n’est envisagée que sous un prisme encore trop réducteur. Ainsi en est-il de la prise en compte tant de la vulnérabilité économique de certaines personnes détenues, que de celle fondée sur l’âge, qui ne sont évoquées par le Code que sous l’angle du travail. Le Code pénitentiaire permet toutefois à l’administration pénitentiaire (et cette précision mérite d’être saluée) de mettre en place des mesures de discrimination positive en faveur de ces personnes vulnérables, sans que ces actions ne puissent être considérées comme des discriminations (art. L. 412-30 à 33, introduits par l’ordonnance nº 2022-1336 du 19 octobre 2022). Ce mode de raisonnement est particulièrement intéressant et on peut penser qu’à l’avenir il pourrait être étendu à d’autres domaines que celui du travail.

• 51 Pour Bertrand Mathieu, la dignité humaine constitue un « principe matriciel », qui a pour conséquen (...)
• 52 M. Canedo-Paris, « La dignité humaine en tant que composante de l’ordre public : l’inattendu retour (...)

21Essentiel, le principe de dignité n’en reste pas moins d’un maniement complexe, car il s’agit d’une notion indéfinie, qui n’est pas un droit fondamental (au sens d’un droit subjectif), mais bien plutôt le socle de nombreux droits fondamentaux51. Dans son sens le plus général, la dignité renvoie à l’idée selon laquelle nul ne peut être exclu de la communauté humaine. Protéger la dignité consiste à respecter en chaque individu ce qui fait de lui un être humain. Nier cette part d’humanité transforme l’individu en un être avili, inscrit dans une catégorie inférieure52.

• 53 On peut ici penser à certains textes spécifiques, tels que la recommandation Rec(2004)10 du Comité (...)
• 54 Voir C. Ruet, « La vulnérabilité dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme  (...)
• 55 Cour EDH, 6 mars 2001, Dougoz c. Grèce, nº 40907/98 ; 19 avril 2001, Peers c. Grèce, nº 28524/95.

22La soft law européenne insiste fortement sur la protection de la dignité des personnes détenues. D’une manière générale, les Règles pénitentiaires européennes précisent que « [l]es prisons doivent être gérées dans un cadre éthique soulignant l’obligation de traiter tous les détenus avec humanité et de respecter la dignité inhérente à tout être humain » (règle 72.1), ce qui exige des « conditions de vie » respectueuses de ce même principe (règle 49). Ce même texte essentiel exige également tant des fouilles (règle 54.3), que des locaux de détention respectueux de la dignité humaine (règle 18.1)53. La Cour européenne depuis son arrêt Kudła (précité) voit dans ce concept non pas une référence purement philosophique, mais un outil opérationnel, qui permet de poser des cadres pour certaines pratiques pénitentiaires (telles que les fouilles), mais aussi – et surtout – d’exiger des États que les personnes détenues le soient dans des conditions dignes54. Dans les affaires Dougoz c. Grèce du 6 mars 2001 et Peers c. Grèce du 19 avril 200155, la Cour juge que des conditions déplorables de détention, parce que contraires au principe de dignité humaine, constituent un traitement inhumain ou dégradant, entraînant un constat de violation de l’article 3 qui prohibe la torture ainsi que les traitements inhumains ou dégradants. La Cour se fonde ici sur des éléments objectifs pour motiver son constat de violation, en relevant la surpopulation, la promiscuité, l’espace ou la faible luminosité. La grande chambre dans son arrêt Muršić c. Croatie du 20 octobre 2016 a ajouté

• 58 Qui protège les droits des détenus, mais qui constitue également une obligation pour les membres de (...)
• 59 On peut d’ailleurs relever (même si la mesure peut apparaître symbolique, mais le droit se nourrit (...)
• 60 Ces centres sont les lieux de placement forcé des personnes soumises à une mesure de rétention de s (...)
• 61 Voir, inter alia, outre l’arrêt Canali précité, les arrêts Cour EDH, 8 novembre 2002, Sulejmanovic (...)

24Le respect de la dignité constitue une exigence explicite de plusieurs articles du Code pénitentiaire58. D’une manière générale, l’article L. 6 prévoit que « [l]’administration pénitentiaire garantit à toute personne détenue le respect de sa dignité et de ses droits »59. De manière plus précise, les conditions de travail (art. L. 412-36), tout comme les fouilles (art. R. 225-3), l’accueil dans les centres socio-médicaux judiciaires de sûreté (art. R. 541-1)60, ou encore les examens gynécologiques de femmes détenues et les accouchements (art. L. 322-10) doivent respecter la dignité des personnes détenues. Participent également directement à des conditions dignes de détention plusieurs exigences précises, qu’il s’agisse de l’hygiène, du cubage d’air, de l’éclairage, du chauffage, de l’aération (art. R. 331-2), des fenêtres, de la luminosité (art. R. 321-3), de l’entretien des cellules et des locaux communs (art. R. 321-4), de l’alimentation (art. R. 323-1), des vêtements (art. R. 321-6), de l’hygiène personnelle (art. R. 321-5 et art. R. 212-14 pour l’entrée en détention). Or, ces différentes mentions, qui reprennent pour l’essentiel le libellé des articles correspondants du Code de procédure pénale, ne permettent pas du fait de leur seule existence la dignité des détentions. On sait, en effet, que les situations de surpopulation carcérale et de suroccupation des cellules constituent l’un des grands obstacles à des conditions de détention dignes et cette question sensible n’est prise en charge que de manière partielle par le Code pénitentiaire. Si celui-ci prend bien en compte la dignité des personnes placées en cellule collective (comme le faisait déjà l’article 716 du Code de procédure pénale), ceci ne concerne que le seul cas des personnes placées en détention provisoire (art. L. 213-5). Seule la question de l’espace sanitaire en cellule collective fait l’objet de précisions nouvelles depuis l’adoption du Code pénitentiaire, qui indique désormais que « [l]orsqu’une cellule est occupée par plus d’une personne, un aménagement approprié de l’espace sanitaire est réalisé en vue d’assurer la protection de l’intimité des personnes détenues » (art. R. 321-3). Ce degré de précision supplémentaire peut sembler superflu. En réalité, on sait que la Cour européenne des droits de l’homme fait souvent de cette question de la dégradation des équipements sanitaires et des toilettes en détention l’un des marqueurs de conditions de détention indignes61.

• 62 Qui reprend ici encore les dispositions du Code de procédure pénale (art. 716 et 717-2).
• 63 Voir l’avis du CGLPL du 24 mars 2014 relatif à l’encellulement individuel dans les établissements p (...)

25Cette problématique d’une surpopulation carcérale attentatoire au principe de dignité renvoie directement à la question de l’encellulement individuel. Si, selon le Code pénitentiaire62, « [l]es personnes prévenues sont placées en cellule individuelle » (art. L. 213-2) et les personnes condamnées sont soumises, « dans les maisons d’arrêt, à un encellulement individuel de jour et de nuit » et, « dans les établissements pour peines, à un encellulement individuel de nuit seulement » (art. L. 213-3), ces dispositions ne font l’objet que d’une application partielle. L’administration pénitentiaire pratique, en effet, un numerus clausus de fait dans les établissements pour peines, en n’y affectant que des condamnés au regard des places disponibles. Mais ceci n’est pas le cas pour les maisons d’arrêt, qui connaissent pour nombre d’entre elles une situation de surpopulation63. Alors que le principe général de l’encellulement individuel a pourtant été introduit par une loi du 5 juillet 1875, et réaffirmé par la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 (précitée), cette dernière a instauré un moratoire prévoyant que

• 65 Voir la loi nº 2014-1655 du 29 décembre 2014 de finances rectificative pour 2014, qui proroge les e (...)
• 66 Amendement nº II-1854 présenté par le gouvernement le 26 octobre 2022 ; inscrit dans l’article 190 (...)
• 67 Ibid. Voir P. Missoffe, « Encellulement individuel : cent cinquante ans plus tard, l’application du (...)
• 68 Ministère de la Justice, Statistique des établissements et des personnes écrouées en France, 1^er dé (...)
• 69 Voir Cour EDH, 8 janvier 2013, Torreggiani et autres c. Italie, nº 43517/09 et 6 autres, § 91 sq. L (...)
• 70 Conseil de l’Europe, Rapport au gouvernement de la République française relatif à la visite effectu (...)

Moratoire qui a ensuite été prolongé à nouveau jusqu’en 2019, puis en 202265. L’amendement au projet de loi de finances pour 2023 déposé par le gouvernement66 justifie une nouvelle prolongation de ce moratoire jusqu’au 31 décembre 2027, en renvoyant au programme immobilier pénitentiaire, qui « prévoit la construction en dix ans de 15 000 places supplémentaires, permettant d’améliorer la prise en charge des personnes détenues et les conditions de travail des personnels », et afin de réaliser « l’objectif de 80 % d’encellulement individuel dans les maisons d’arrêt »67. On peut douter que l’extension du parc immobilier, et l’augmentation du nombre de cellules disponibles, permette à elle seule de résoudre la question particulièrement prégnante de la surpopulation carcérale dans notre pays : selon les données statistiques du ministère de la Justice, 75 677 personnes étaient incarcérées en décembre 2023, pour 61 359 places opérationnelles, soit une densité carcérale de 123,3 %68. La Cour de Strasbourg juge d’ailleurs que la construction de nouveaux bâtiments, et l’ouverture de cellules supplémentaires, ne peut constituer le seul remède à une situation de surpopulation carcérale69. Le CPT a également souligné que, malgré l’augmentation constante de la capacité pénitentiaire et l’adoption de nombreuses mesures et législations, la population carcérale n’a cessé de croître à un rythme toujours plus soutenu, conduisant le Comité à s’interroger « sur l’efficacité des mesures prises par les autorités »70. Sur le plan interne, le CGLPL partage cette analyse, en précisant que, parce que « l’histoire des trente dernières années démontre que la construction de places nouvelles donn[e] le signal d’une préférence pour la peine de prison », il est nécessaire de

• 72 Voir, inter alia, Cour EDH, 17 avril 2014, Kavouris et autres c. Grèce, nº 73237/12.
• 73 Cour EDH, 21 mai 2015, Yengo c. France, nº 50494/12, § 68. Voir CE, réf., 22 décembre 2012, Section (...)

26Mais le Code pénitentiaire ouvre d’autres champs, en faisant en particulier de la personne détenue un requérant potentiel, avec un chapitre nouveau et important du livre troisième intitulé « Accès au juge » (chapitre V). On peut ainsi relever l’importance du nouveau recours judiciaire visant à garantir le droit au respect de la dignité en détention (Code de procédure pénale, art. 803-3), qui est désormais évoqué par le Code pénitentiaire (art. L. 315-9). On sait que l’exigence de voies de recours effectives est une constante forte de la jurisprudence européenne, afin notamment de pouvoir se plaindre de conditions de détention dégradées72. Si la Cour européenne s’était d’abord félicitée dans son arrêt Yengo c. France du 21 mai 2015 de la possibilité désormais ouverte aux personnes détenues d’utiliser la voie du référé-liberté devant le juge administratif, qui peut « prononcer des injonctions sur le fondement des articles 2 et 3 de la Convention, en vue de faire cesser rapidement des conditions de détention attentatoires à la dignité »73, elle a ensuite pointé dans son arrêt du 30 janvier 2020 J.M.B. et autres c. France les limites de ce type de recours, et exigé de la France l’établissement d’

• 75 On sait que ce nouveau dispositif législatif a fait l’objet de réserves importantes de la Commissio (...)
• 76 Il est à ce titre important que le Code pénitentiaire dans son article L. 315-9, 2° évoque l’indisp (...)

27S’il est encore un peu tôt pour déterminer si la mise en œuvre de la loi française du 8 avril 2021 (nº 2021-403) tendant à garantir le droit au respect de la dignité en détention satisfera pleinement aux exigences strasbourgeoises75, on peut d’ores et déjà noter que l’arrêt J.M.B. et ses suites démontrent les potentialités d’une jurisprudence européenne bien comprise et mise en œuvre de manière efficace par les autorités internes tant juridictionnelles que législatives76.

• 77 Pour reprendre les termes employés par la Cour européenne des droits de l’homme dans son célèbre ar (...)

28En conclusion, le Code pénitentiaire offre la vision d’une application contrastée des exigences européennes. Il ne faut toutefois pas oublier que ce code a été élaboré à droit constant, et ne constitue pas une œuvre novatrice comme a pu l’être par exemple il y a quelques années la loi pénitentiaire de 2009 (précitée). En conséquence, les limites et imperfections du droit pénitentiaire non codifié n’ont évidemment pas disparu par le seul effet magique d’une codification. Le Code pénitentiaire n’est toutefois pas figé et il est évidemment destiné à être transformé et complété. Pour reprendre une dernière fois les exigences posées par la Cour européenne des droits de l’homme, il est indispensable de considérer que ce tout récent code constitue « un instrument vivant à interpréter » (et à faire évoluer) « à la lumière des conditions de vie actuelles »77.