• 1 Voir le bilan statistique du Conseil constitutionnel : https://www.conseil-constitutionnel.fr/bilan (...)

1L’année 2023 se démarque par son faible nombre de questions prioritaires de constitutionnalité (QPC). Aucune année n’a fait si peu : quarante-cinq QPC ont été examinées1. Parmi elles, seront traitées ici des questions relatives à des dispositions du Code du patrimoine (I), du Code de procédure pénale (II) et du Code de l’environnement (III).

• 2 CC, déc. nº 2022-1032 QPC du 27 janvier 2023, M. Osman B.

3Ce classement n’a pas fait les affaires de M. Osman B., qui souhaitait construire à proximité un bâtiment comprenant onze logements. Il s’est vu, sur ce fondement, refuser sa demande de permis de construire par le maire de la commune par trois arrêtés en date du 27 août 2020. L’architecte des bâtiments de France saisi au cours de l’instruction avait en effet estimé que le projet était susceptible de porter atteinte à l’intérêt architectural du lieu. La juridiction administrative fut saisie. Une QPC fut introduite2.

• 3 C. Devos-Nicq, « L’architecte des bâtiments de France », Actualité juridique. Droit immoblier, 1999 (...)

4Dans ce combat de « David contre Goliath »3, l’architecte des bâtiments de France et le maire de la commune de Megève ont bien fait de ne pas prendre la décision rendue par le tribunal administratif de Grenoble pour « parole d’évangile » et de garder la « foi » en la justice administrative (A). En effet, la mauvaise « liturgie » du pétitionnaire l’a conduit, à tort, à ne pas contester directement l’avis rendu d’un recours administratif préalable obligatoire (RAPO) devant le préfet de région, ce qui a poussé la cour administrative d’appel de Lyon à l’infirmation du jugement (B). Le requérant n’a manifestement pas pu compter sur le « pardon » du Conseil constitutionnel qui ne s’est pas fait « prier » pour rejeter pour irrecevabilité sa QPC (C).

• 4 Code de la construction et de l’habitat, art. R. 825-1 : « L’introduction d’un recours contentieux (...)
• 5 Code pénitentiaire, art. R. 412-18 : « La personne détenue qui entend contester une décision de ref (...)
• 6 Code des relations entre le public et l’administration, art. L. 342-1, al. 5 : « La saisine pour av (...)
• 7 Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, art. D. 551-17, al. 2 : « Dans un (...)

5La règle est « vieille comme Mathusalem » : préalablement à l’introduction d’un recours contentieux devant la juridiction administrative, il est toujours par principe possible de demander à l’administration de retirer sa décision. Le procédé présente de nombreux avantages : ouvrir un espace de discussion sur la légalité de la décision, proroger le délai de recours, « tester » ses moyens d’annulation… Avantageux, utile donc, et parfois même obligatoire à peine d’irrecevabilité du recours contentieux. On parle alors de recours administratif préalable obligatoire (RAPO). Souvent, ces RAPO sont aisément identifiables dans la mesure où les textes qui les instituent, soit les qualifient directement comme tels4, soit posent une prescription5, soit prévoient explicitement le caractère obligatoire du recours6, soit précisent explicitement les conséquences de son omission7.

• 8 Ce type de disposition n’est pas un cas isolé. Le professeur Chapus, dans son ouvrage de Droit du c (...)
• 9 Code du patrimoine, art. R. 632-2 (nous soulignons).

6Cependant, et malheureusement pour notre requérant, ce n’est pas systématiquement le cas. Maladroitement, parfois, le législateur ne prend pas la peine de préciser si le recours spécifique institué par son texte est, ou non, obligatoire. Tel fut le cas en l’espèce8. En effet, deux dispositions textuelles prévoyaient la possibilité d’exercer un recours devant l’autorité administrative (le préfet de région) en cas de refus d’accord de l’architecte des bâtiments de France ayant emporté refus d’autorisation d’urbanisme. Selon la première de ces dispositions : « III. Un recours peut être exercé par le demandeur à l’occasion du refus d’autorisation de travaux. Il est alors adressé à l’autorité administrative, qui statue […] »9. Et selon la seconde :

• 11 Pour ce type de disposition, voir par exemple le nouvel article R. 315-2 du Code pénitentiaire.
• 12 TA Grenoble, 13 juillet 2021, nº 2005891, 2005892 et 2005894.
• 13 CAA Lyon, 22 février 2022, nº 21LY02757.

7L’emploi du verbe pouvoir pourrait en effet laisser penser que le pétitionnaire dispose de la faculté et non de l’obligation de saisir le préfet de région d’un recours administratif. Qu’en somme, cette disposition ne ferait, comme bien d’autres, que rappeler et préciser la possibilité, prévue à l’article L. 411-1 du Code des relations entre le public et l’administration, pour lui d’exercer un recours gracieux ou hiérarchique11. Si cette interprétation a su convaincre le tribunal administratif de Grenoble12, elle n’a pas reçu les faveurs de la cour administrative d’appel de Lyon13.

• 14 Quoique celui-ci ait bien été informé par l’architecte des bâtiments de France dans son avis des mo (...)

8La décision intéressera autant les « croyants » que les « pratiquants » (du contentieux administratif). Pour la cour administrative d’appel de Lyon, le requérant aurait dû, préalablement à l’exercice de son recours contentieux, saisir le préfet de région selon la procédure définie à l’article R. 424-14 du Code de l’urbanisme. Selon la cour, l’emploi du verbe pouvoir ne faisait donc pas obstacle à ce que l’on puisse considérer que cet article instituait un RAPO. La décision peut apparaître à première vue très rude pour le requérant14. Elle est néanmoins parfaitement justifiée. Au moins trois raisons peuvent être avancées.

• 15 CE, avis, 30 juin 2010, Château d’Épinay, nº 334747, § 4.
• 16 CE, 12 février 2014, SNC Siber, nº 359343, cons. 2 ; CE, 19 février 2014, Commune de Linas, nº 3617 (...)

9D’abord, et cette raison pourrait se suffire à elle-même, le Conseil d’État dans son avis Château d’Épinay15 avait déjà qualifié ce recours de RAPO. Cette jurisprudence fut d’ailleurs dans l’intervalle confirmée16.

• 17 Loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques, Journal officiel de la République française, (...)
• 18 Art. 2 de la loi nº 97-179 du 28 février 1997, Journal officiel de la République française, 1^er mar (...)
• 19 Art. 112 de la loi nº 2002-276 du 27 février 2002, Journal officiel de la République française, 28  (...)
• 20 Sur ce principe, voir notamment : CE, 18 novembre 2005, Houlbreque, nº 270075, cons. 4.

11Enfin, si l’on fait un peu d’archéologie juridique, on se rend vite compte que la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques17, applicable avant l’adoption du Code du patrimoine, prévoyait déjà, en son article 13 bis, dans sa rédaction telle que résultant des lois du 28 février 199718 et surtout du 27 février 200219, un mécanisme de RAPO, révélé par l’effet de substitution de la décision prise sur recours à la décision initialement contestée20 :

• 21 Art. 9 du décret nº 99-78 du 5 février 1999.

12L’article R. 421-38-4 du Code de l’urbanisme prévoyant quant à lui, dans sa version en vigueur au 1^er mai 199921, que : « […] le préfet de région, saisi par le maire […] émet […] un avis qui se substitue à celui de l’architecte des Bâtiments de France ».

• 22 G. Schmitter, « Étendue et limites du droit au recours juridictionnel », Revue française de droit c (...)
• 23 R. Fraisse, « L’article 16 de la Déclaration, clef de voûte des droits et libertés », Les nouveaux (...)
• 24 CC, déc. nº 96-373 DC du 9 avril 1996, Loi portant statut d’autonomie de la Polynésie française, co (...)
• 25 CC, déc. nº 98-401 DC du 10 juin 1998, Loi d’orientation et d’incitation relative à la réduction du (...)
• 26 CC, déc. nº 99-421 DC du 16 décembre 1999, Loi portant habilitation du gouvernement à procéder, par (...)
• 27 CC, déc. nº 99-421 DC, cons. 13.

15S’agissant de la valeur juridique de ces deux normes, il n’existait pas de véritable difficulté. La première a été rattachée par le Conseil, en l’absence de principe exprès dans la Constitution22, à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen23. Elle implique l’interdiction pour le législateur de porter des « atteintes substantielles » au droit des personnes intéressées d’exercer un recours effectif devant une juridiction24. La seconde a quant à elle été reconnue25 et confirmée26 en tant qu’elle vise à permettre aux citoyens d’avoir une « connaissance suffisante des normes qui leur sont applicables », et donc en tant qu’elle conditionne l’effectivité des principes de liberté, d’égalité devant la loi et de garantie des droits27.

• 28 Pour les mêmes raisons qu’exposées au point B.
• 29 CE, 15 novembre 2006, Toquet, nº 264636, cons. 2.
• 30 CC, déc. nº 2018-729 QPC du 7 septembre 2018, Société Tel and Com, cons. 14.

16S’agissant du bien-fondé et de l’opérance des moyens invoqués, en revanche, il y avait matière à discuter. Le droit à un recours juridictionnel effectif n’était à l’évidence pas méconnu ici28, d’autant plus dans la mesure où la jurisprudence conditionne la faculté de rejeter la requête faute d’avoir exercé le RAPO à la mention du caractère obligatoire du recours dans la décision contestée29. Quant à la méconnaissance de l’OVC d’intelligibilité et de clarté de la loi, le moyen était tout bonnement inopérant. Le Conseil l’a rappelé encore il y a peu, la méconnaissance de cet objectif ne peut, « en elle-même », être invoquée à l’appui d’une QPC sur le fondement de l’article 61-1 de la Constitution30.

• 31 Garantie à l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Tout homme étant p (...)
• 32 Contrôleur général des lieux de privation de liberté, La nuit dans les lieux de privation de libert (...)
• 33 Cour EDH, 2 octobre 2014, Fakailo et autres c. France, nº 2871/11 ; condamnation sur le fondement d (...)

19L’environnement médiatique français laisse davantage paraître une rhétorique hostile aux droits des personnes faisant l’objet d’une garde à vue, souvent au mépris de la présomption d’innocence31, qu’à l’indignité abyssale des conditions matérielles d’accueil de nombreux locaux. Pourtant, une myriade de rapports, avis et recommandations mettent en lumière cette indignité persistante. Si l’exhaustivité de ces documents ne peut présentement être de mise, il convient de relever, à titre d’exemple, l’indignité plurale des conditions d’accueil en garde à vue exposée dans un rapport intitulé La nuit dans les lieux de privation de liberté32. Cette indignité des locaux de garde à vue vaut, en 2014, une condamnation de la France par la Cour de Strasbourg33.

• 34 Code de procédure pénale, art. 62-3, 63, 63-5, 154 et 706-88.

20Le 13 juillet 2023, le Conseil d’État renvoie au Conseil constitutionnel une QPC concernant plusieurs dispositions du Code de procédure pénale34 soulevée par l’Association des avocats pénalistes à l’appui d’une requête

• 36 M. Fabre-Magnan, « Dignité humaine », in J. Andriantsimbazovina, H. Gaudin, J.-P. Marguénaud, S. Ri (...)
• 37 CC, déc. nº 94-343/344 DC du 27 juillet 1994, Loi relative au respect du corps humain et loi relati (...)
• 38 Art. 1^er de la Charte des droits fondamentaux : « La dignité humaine est inviolable. Elle doit être (...)
• 39 Cour EDH, 28 septembre 2015, Bouyid c. Belgique, nº 23380/09.
• 40 Art. 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentale (...)

22Pour reprendre les termes du Dictionnaire des droits de l’homme, le principe de dignité humaine permet « de poser juridiquement la valeur des êtres humains, et d’énoncer comment il faut les traiter et comment il ne faut pas les traiter »36. Pour rappel, la valeur juridique de la dignité humaine se déploie dans de nombreux textes, sa valeur sommitale découle d’une lecture prétorienne de 1994 de l’article 1^er du préambule de 194637. Elle est inscrite dans la Charte des droits fondamentaux38 et la Cour européenne des droits de l’homme affirme explicitement le lien entre les notions de dignité humaine et de peines ou traitements inhumains et dégradants39, dont l’interdiction figure à l’article 3 de la Convention phare du Conseil de l’Europe40. De plus, le socle légal qui définit la garde à vue est l’article 62-2 du Code de procédure pénale ; il s’agit d’une « mesure de contrainte décidée par un officier de police judiciaire, sous le contrôle de l’autorité judiciaire, par laquelle une personne à l’encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement est maintenue à la disposition des enquêteurs ».

• 41 Code de procédure pénale, art. 63-5 : « La garde à vue doit s’exécuter dans des conditions assurant (...)
• 42 Loi nº 2011-392 du 14 avril 2011 relative à la garde à vue.
• 43 CC, déc. nº 2023-1064 QPC du 6 octobre 2023, cons. 22.
• 44 Voir notamment A. Ponseille, « L’indignité des conditions matérielles de garde à vue saisie par le (...)

23Par la décision nº 2023-1064 QPC du 6 octobre 2023, le Conseil constitutionnel a borné son contrôle aux dispositions de l’article 63-5 du Code de procédure pénale41, dont la rédaction est issue d’une loi de 2010 relative à la garde à vue42. Il n’admet pas le grief tiré de l’incompétence négative du législateur affectant le principe de sauvegarde de la dignité humaine. Il affirme la constitutionnalité des dispositions de l’article précité, sous réserve d’être interprétées comme imposant au magistrat compétent de mettre fin aux atteintes à la dignité de la personne gardée à vue ou d’ordonner sa remise en liberté si aucune mesure ne le permet43. Les lignes à suivre n’ont pas vocation à développer l’entièreté des tenants et aboutissants de la décision commentée. L’effectivité probablement parcellaire de la décision a fait couler beaucoup d’encre44. Dès lors, ces lignes circonscrivent la réflexion au contrôle de constitutionnalité lacunaire opéré dans le cadre de la décision rendue le 6 octobre 2023, d’une part du fait du rejet de l’incompétence négative du législateur (A), d’autre part du fait de l’absence de précisions concernant la compatibilité des dispositions contestées avec le droit à un recours juridictionnel effectif et les droits de la défense (B).

• 45 D. Rousseau, P.-Y. Gahdoun, J. Bonnet, Droit du contentieux constitutionnel, 13^e éd., Paris, LGDJ, (...)
• 46 CC, déc. nº 67-31 DC du 26 janvier 1967, Loi organique modifiant et complétant l’ordonnance nº 58-1 (...)
• 47 CC, déc. nº 2000-435 DC du 7 décembre 2000, Loi d’orientation pour l’Outre-mer, cons. 53 ; CC, déc. (...)

24L’incompétence négative permet un « appel lancé au Parlement pour qu’il assume et exerce ses responsabilités politiques »45. Elle émerge dans la jurisprudence constitutionnelle en 196746 et peut être invoquée en cas de dispositions excessivement imprécises ou ambiguës47. L’article 34 de la Constitution inclut dans le domaine de la loi les règles concernant la procédure pénale. Cet appel lancé au Parlement est demandé par l’association requérante, représentée par Maître Spinosi, qui émet, lors de sa plaidoirie, le souhait de « l’impulsion nécessaire pour que le législateur prenne enfin concrètement en considération la question de la dignité de la détention des personnes gardées à vue ». Il faut souligner que ce grief est soulevé, tout en demandant un effet différé, pour « laisser le temps au législateur d’intervenir ». Le Conseil constitutionnel pose une réserve d’interprétation regrettable dans la mesure où une déclaration d’inconstitutionnalité des dispositions contestées sur le fondement de l’incompétence négative du législateur aurait permis de relancer les débats parlementaires en la matière.

• 48 CC, déc. nº 2023-1064 QPC, cons. 18.
• 49 Ibid., cons. 13.
• 50 Ibid., cons. 19.

25En effet, si le Code de procédure pénale contient plusieurs dispositions en faveur du respect de la dignité humaine de la personne gardée à vue, une réécriture de la lettre de la loi aurait permis de sanctuariser des dispositions plus précises à propos des conditions dignes d’accueil dans les locaux de la garde à vue. Par la décision du 6 octobre 2023, le Conseil constitutionnel affirme que « le législateur a entouré la mise en œuvre de la garde à vue de différentes garanties propres à assurer le respect de cette exigence [de respect de la dignité humaine] »48 et que les autorités judiciaires et les autorités de police judiciaire compétentes doivent s’assurer « que les locaux dans lesquels les personnes sont gardées à vue sont effectivement aménagés et entretenus dans des conditions qui garantissent le respect de ce principe »49. De plus, il souligne que les dispositions du Code de procédure pénale prévoient la possibilité d’être examiné par un médecin « qui se prononce sur l’aptitude au maintien de la garde à vue et procède à toutes constatations utiles » et relève que l’article 64 du même code prévoit que le procès-verbal établi par l’officier de police judiciaire « mentionne notamment la durée des repos qui ont séparé ses auditions et les heures auxquelles elle a pu s’alimenter [la personne gardée à vue] »50.

• 51 S. Pellé, La garde à vue, Paris, Dalloz (Connaissance du droit), 2023, p. 111.
• 52 C. Richaud, « Dignité humaine et garde à vue : la conformité sous réserve du Conseil constitutionne (...)

26Cependant, la loi n’expose pas expressément la façon dont les locaux concernés doivent être aménagés et entretenus. Ces précisions permettraient d’éviter plus amplement la suroccupation des cellules, les conditions d’hygiène mauvaises, les matelas et couvertures insalubres, ainsi que les toilettes bouchées, évoqués par Maître Spinosi au cours de l’audience devant le Conseil. En ce sens, Sébastien Pellé relève que l’état des cellules de garde à vue « n’a pas été directement abordé par les réformes successives »51. Si la loquacité de la loi est régulièrement invoquée péjorativement dans le discours juridique, une déclaration d’inconstitutionnalité des dispositions de l’article 63-5 sur le fondement de l’incompétence négative du législateur aurait paré au caractère taciturne de sa rédaction. Coraline Richaud relève que « le Conseil constitutionnel a raté l’occasion de faire un nouveau coup d’éclat comme en 2010 »52.

• 53 Ordonnance nº 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.
• 54 G. Cornu, Vocabulaire juridique, 14^e éd., Paris, Presses universitaires de France, 2022, p. 673.
• 55 CC, déc. nº 2023-1064 QPC, cons. 24.
• 56 Le commentaire officiel mentionne l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoye (...)
• 57 CC, déc. nº 2023-1064 QPC, cons. 11.

28Le premier alinéa de l’article 23-11 de l’ordonnance de 195853 prévoit, notamment, que « [l]a décision du Conseil constitutionnel est motivée », la motivation étant l’« ensemble des motifs d’un jugement ou d’une décision »54. Le contrôle opéré par le Conseil constitutionnel le 6 octobre 2023 interpelle en ce qu’il affirme que les dispositions contestées ne méconnaissent pas « le droit à un recours juridictionnel effectif et les droits de la défense »55, sans mentionner la moindre fois l’article 16 de la Déclaration de 1789, ni dans le corps de la décision, ni dans son commentaire officiel56. Si le grief tiré de l’incompétence négative du législateur en méconnaissance du principe de sauvegarde de la dignité humaine est le seul grief relevé par l’association requérante, la méconnaissance de ces droits est relevée par une partie intervenante57.

• 58 CC, déc. nº 93-335 DC du 21 janvier 1994, Loi portant diverses dispositions en matière d’urbanisme (...)
• 59 CC, déc. nº 2006-535 DC du 30 mars 2006, Loi pour l’égalité des chances, cons. 24.
• 60 N. Belloubet, « La motivation des décisions du Conseil constitutionnel : justifier et réformer », L (...)

29L’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen prévoit que « [t]oute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution », dont découlent le droit à un recours juridictionnel effectif58 ainsi que les droits de la défense59. Le manque d’explication de l’absence de méconnaissance de ces droits corrobore les observations régulières tendant à mettre en lumière les carences des motivations du juge constitutionnel français. Nicole Belloubet, antérieurement membre du Conseil constitutionnel, souligne que l’amélioration des motivations permet, notamment, d’assurer leur acceptabilité sociale, ainsi de « faire percevoir [les décisions] comme légitimes »60.

• 61 Propos tenus au cours de l’audience devant le Conseil constitutionnel : « La brièveté de la garde à (...)
• 62 Elle peut s’étendre jusqu’à plusieurs jours : Code de procédure pénale, art. 63 et 706-88.
• 63 En 2019, 417 273 mesures de garde à vue ont été prononcées (Contrôleur général des lieux de privati (...)
• 64 Propos de Maître Spinosi au cours de l’audience.
• 65 CC, déc. nº 2020-858/859 QPC du 2 octobre 2020, M. Geoffrey F. et autre [Conditions d’incarcération (...)
• 66 CC, déc. nº 2021-898 QPC du 16 avril 2021, Section française de l’observatoire international des pr (...)
• 67 CC, déc. nº 2023-1064 QPC, cons. 14.
• 68 Ibid., cons. 22.
• 69 S. Lavric, « Respect de la dignité en garde à vue : une réserve d’interprétation et beaucoup d’inte (...)

30En défense de la constitutionnalité des dispositions, le représentant de la Première ministre affirme l’interdiction de comparer la garde à vue à la détention provisoire s’agissant d’une voie de recours juridictionnelle en la matière61. Le laconisme du Conseil constitutionnel à propos de l’absence de méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif et des droits de la défense s’inscrit dans le sens de cette appréciation. Si la durée de cette forme de privation de liberté est relativement courte62, elle ne saurait justifier un désintérêt du respect de la dignité humaine et des possibilités de la protéger effectivement63. Ce que demande l’association requérante dans le cadre de cette QPC n’est, « ni plus ni moins », que l’application aux mesures de garde à vue de la solution déjà consacrée par le Conseil64. Il s’agit d’une référence aux décisions de 202065, à propos de la dignité de la personne placée en détention provisoire, et de 202166, à propos des conditions indignes de détention de la personne condamnée. Dans ces deux décisions, le Conseil fonde son raisonnement juridique notamment sur les dispositions de l’article 16 de la Déclaration de 1789 et censure des dispositions qui ne prévoient pas, pour une personne incarcérée dans des conditions indignes, de pouvoir imposer qu’il lui soit mis fin. Si la décision commentée se réfère à la « réparation des préjudices subis »67 ainsi qu’à la possibilité d’engager la responsabilité de l’État en cas de conditions indignes de détention68, on peut regretter l’absence d’une argumentation juridique plus étayée. Une partie de la doctrine relève que le recours évoqué vise à réparer a posteriori le préjudice, « mais pas à “redresser” la situation contraire à la dignité »69. Dès lors, l’entrée dans le prétoire constitutionnel d’une QPC relative au respect de la dignité humaine en garde à vue aurait pu faire l’objet d’une solution plus précise et plus ambitieuse.

• 70 Plus de mille audiences devraient être visionnées pour le vérifier…
• 71 CC, déc. nº 2023-1066 QPC du 27 octobre 2023, Association Meuse Nature Environnement et autres [Sto (...)
• 72 Cette décision a déjà abondamment été commentée. Voir : https://www.conseil-constitutionnel.fr/les- (...)

32L’audience de la décision 2023-1066 QPC est peut-être70 la première à mentionner la question des droits de la nature, c’est-à-dire de « la personnalité juridique de la nature »71. Cette mention reste anecdotique mais témoigne d’une certaine forme de connexion entre cette question et celle des droits des générations futures qui font l’objet de ladite décision72.

• 73 CE, QPC, 2 août 2023, Association Meuse Nature Environnement et autres, nº 467370.

33Le 2 août 2023, le Conseil d’État renvoie une QPC posée par plusieurs associations dont Meuse Nature Environnement, dans le cadre d’une « requête tendant à l’annulation pour excès de pouvoir du décret nº 2022-993 du 7 juillet 2022 »73, relative à la déclaration d’utilité publique de la création d’un centre de stockage en couche géologique profonde de déchets radioactifs dans la Meuse. La QPC porte sur l’article L. 542-10-1 du Code de l’environnement, lequel fonde le décret du 7 juillet 2022.

• 75 CC, déc. nº 2023-1066 QPC, cons. 2.

35Les associations requérantes estiment que les dispositions de cet article ne garantissent pas suffisamment la réversibilité de ces centres de stockage et, par conséquent, qu’elles ne sont pas conformes au « droit des générations futures à vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, ainsi [qu’aux] principes de solidarité et de fraternité entre les générations »75.

• 76 Vu le 22 mars 2024 sur : https://www.legifrance.gouv.fr/search/constit?tab_selection=constit&query= (...)
• 77 Exemple : CC, déc. nº 2021-825 DC du 13 août 2021, Loi portant lutte contre le dérèglement climatiq (...)
• 78 CC, déc. nº 2014-394 QPC du 7 mai 2014, Société Casuca [Plantations en limite de propriétés privées (...)
• 79 Exemple : CC, déc. nº 2019-823 QPC du 31 janvier 2020, Union des industries de la protection des pl (...)

36L’expression « générations futures » n’apparaît que dans six des précédentes décisions du Conseil76. Trois fois, elle a été utilisée dans des saisines du Conseil constitutionnel a priori par les députés requérants dans leurs moyens77. Ce faible nombre s’explique par le fait que seul le préambule de la Charte de l’environnement parle de « générations futures » et qu’aucun des alinéas du préambule « n’institue un droit ou une liberté que la Constitution garantit » invocable en QPC78, bien qu’il soit possible d’en déduire des OVC79.

• 80 CC, déc. nº 2022-843 DC du 12 août 2022, Loi portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoi (...)

37Ce droit et ces principes mentionnés par les parties requérantes n’ont jamais été formellement reconnus par le Conseil constitutionnel. Cependant, dans le cadre d’une décision DC en 2022, le Conseil avait interprété le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé à la lumière du préambule de la Charte et de la nécessité de ne pas compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs besoins80.

• 81 Lequel était également l’un des avocats des parties requérantes lors de notre précédente chronique (...)
• 82 CC, déc. nº 2023-1066, vidéo de la séance, de 05:25 à 20:43.
• 83 Cet argument fait écho à certains arguments doctrinaux contre la personnification juridique de la n (...)
• 84 CC, déc. nº 2018-717/718 QPC du 6 juillet 2018, M. Cédric H. et autre [Délit d’aide à l’entrée, à l (...)

39Lors de l’audience, Maître Texier, avocat des parties requérantes81, mobilise plusieurs arguments82. Il commence par souligner que la protection constitutionnelle des générations futures ne nécessite pas leur personnification juridique. Prenant pour analogie la protection de l’environnement, il constate que celle-ci est juridiquement possible sans reconnaissance de droits subjectifs et sans représentation, le droit français reconnaissant l’intérêt à agir des associations en fonction de leur objet statutaire83. Passant de l’analogie à l’argument a fortiori, il remarque que, si le droit reconnaît un intérêt à agir pour le « vivant non humain », il est raisonnable d’en reconnaître un pour « le vivant humain […] dont l’existence future est acquise ». Écartant par ces arguments les obstacles à la reconnaissance d’une protection constitutionnelle des générations futures, il s’appuie sur le principe de fraternité, déjà reconnu par le Conseil constitutionnel84, sur les alinéas 2 et 7 du préambule de la Charte ainsi que sur ses articles 1^er, 2, 3 et 4 pour soutenir la reconnaissance d’un principe de solidarité intergénérationnelle par le Conseil constitutionnel. Enfin, il propose de limiter ce principe aux atteintes graves et irréversibles à la capacité des générations futures à satisfaire leurs besoins.

• 85 CC, déc. nº 2023-1066, vidéo de la séance, 26:50.
• 86 Ibid., vidéo de la séance, de 40:17 à 40:57.

40Pour l’essentiel, les parties défenderesses écartent les arguments fournis ci-dessus. L’avocat de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, Maître Clément, relève qu’il n’est pas pertinent de comparer la protection de la nature et celle des générations futures car celles-ci n’existent pas tandis que la nature existe déjà85. Pour sa part, le représentant du gouvernement, M. Benoît Camguilhem, remarque que le principe de fraternité, tel que reconnu par le Conseil constitutionnel, n’implique aucune fraternité transgénérationnelle et que « le principe invoqué par les requérants, de par sa généralité et par l’absence de précision quant à son contenu, ne peut constituer un droit ou une liberté susceptible d’être invoqué à l’occasion d’une question prioritaire de constitutionnalité »86.

• 87 Ibid., cons. 6.
• 88 C. Puigelier, Dictionnaire juridique, 4^e éd., Bruxelles, Bruylant, 2023, p. 881.

41La solution du Conseil constitutionnel est un compromis entre les deux argumentaires. Il refuse de reconnaître le principe de solidarité intergénérationnelle. Il confirme sa jurisprudence du 12 août 2022 et ajoute que le législateur doit veiller à préserver la « liberté de choix » des générations futures à satisfaire leurs propres besoins87. La terminologie employée est intéressante à relever parce qu’elle interroge sur la question de la personnification des générations futures. Être une personne juridique, c’est être reconnu comme étant titulaire de droits que l’on peut exercer et d’obligations auxquelles on peut répondre, directement ou via un représentant88. L’exercice de droits subjectifs suppose la reconnaissance d’un libre arbitre, donc de la liberté de choisir. Ne pouvant défendre ce droit actuellement, les générations futures ne peuvent être représentées que par les générations actuelles, seules disposant de la capacité d’ester en justice.

• 89 CC, déc. nº 2020-881 QPC du 5 février 2021, Association Réseau sortir du nucléaire et autres [Défin (...)
• 90 Voir par exemple : IPBES (plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiver (...)

42Le Conseil constitutionnel conditionne la préservation de la liberté de choix reconnue aux générations futures aux atteintes graves et durables, reprenant pratiquement la double condition proposée par les parties requérantes. La question de la raisonnabilité de ces conditions peut se poser. Lors de l’audience de la décision nº 2020-881 QPC, les parties requérantes reprochaient au législateur de conditionner la réparation du préjudice écologique, prévue à l’article 1247 du Code civil, aux atteintes « non négligeables » portées à l’environnement89. Selon elles, cette limitation est problématique car l’accumulation d’atteintes considérées comme négligeables peut être la cause de graves problèmes environnementaux, comme le surtourisme90. Imposer une condition de gravité aux atteintes à l’environnement, c’est possiblement négliger cet effet d’accumulation.

• 91 CC, déc. nº 2023-1066, cons. 11.
• 92 CC, déc. nº 2023-851 DC du 21 juin 2023, Loi relative à l’accélération des procédures liées à la co (...)

44Le Conseil finit par déclarer la disposition litigieuse conforme à la Constitution. Il refuse « de rechercher si les objectifs que s’est assignés le législateur auraient pu être atteints par d’autres voies » et constate que « […] les modalités retenues par la loi ne sont pas, en l’état des connaissances scientifiques et techniques, manifestement inappropriées [aux objectifs de protection de l’environnement et de protection de la santé] »91. La même expression se retrouve dans une décision rendue en juin 2023 à propos d’une loi sur la construction de nouvelles installations nucléaires92. De plus, le Conseil relève que la loi prévoit l’intervention de plusieurs autorités scientifiques comme l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs et l’Autorité de sûreté nucléaire.