- 1 Article produit avec le soutien du projet conacyt A-1-S 8492 intitulé « Équité, inclusion et divers (...)
1La nature et les orientations des politiques de lutte contre les inégalités dans l’enseignement supérieur ont longtemps répondu, au Mexique, à un souci de résoudre une distribution irrégulière des ressources attribuées au système d’enseignement supérieur public, et donc de lancer des mesures pour neutraliser les écarts constatés1. Les progrès dans la couverture géographique des services éducatifs ont dépendu des décisions politiques d’un état providentiel qui a encouragé la fourniture de ces services. Ces décisions ont souvent concordé avec les recommandations d’organismes internationaux qui ont fait de l’équité d’abord, puis de l’inclusion des chevaux de bataille et ont subventionné des programmes orientés vers des groupes en situation de diversité, et pour cela même, discriminés. À l’étape des pratiques, néanmoins, ce sont les établissements qui mettent ces programmes en œuvre — avec diverses marges d’autonomie sectorielle — et les réseaux qui en effectuent le suivi qui en sont les principaux protagonistes.
- 2 Les établissements technologiques (instituts technologiques, universités technologiques et universi (...)
- 3 Il existe 11 universités interculturelles dont le but est d’éduquer dans et pour la diversité. Elle (...)
2Au Mexique, alors que, dès les années 1980, les universités publiques décentralisèrent leurs campus pour intégrer les populations vulnérables, les établissements technologiques publics d’enseignement supérieur, malgré les réformes dont ils ont été l’objet ces dernières années et une localisation dans des municipalités défavorisées du point de vue de la carte scolaire, tardèrent à leur emboîter le pas, à cause de leurs conditions de gestion, très centralisées2. Les universités interculturelles, qui captèrent des jeunes issus des populations indigènes, comme l’imposait leur mission, peinent encore aujourd’hui à asseoir leur réputation et à retenir leurs effectifs ou à les augmenter3. Les capacités de réponse des établissements et leurs engagements dans la lutte contre les inégalités scolaires ont donc fortement varié selon leur sous-système de rattachement.
3Les programmes, qui se sont succédé durant les vingt dernières années, ont essentiellement engagé les universités publiques et certaines institutions privées religieuses, sous l’égide du ministère de l’Enseignement public (Secretaria de Educación Pública [sep]) et des associations de l’enseignement supérieur en lien avec des organismes internationaux (Banque mondiale, Banque interaméricaine de développement, Unesco, Organisation pour la coopération et le développement économiques [ocde]) et des fondations d’aide au développement, notamment situées aux États-Unis (Fondation Ford ou Kellog). Du fait de l’origine de leurs financeurs, ces programmes ont favorisé en priorité des actions de discrimination positive garantissant l’accès et/ou le maintien d’étudiants défavorisés dans les systèmes d’enseignement supérieur (Ogay, 2001) et la mise en place d’établissements spécialisés dans l’attention à certains groupes, d’abord ethniques puis plus différenciés (migrants de passage ou de retour, femmes isolées ou chefs de famille, handicapés ou « surdoués »).
4Malgré des constantes durant plusieurs décennies (réticulation de plus en plus serrée du territoire pour affaiblir la ségrégation territoriale), la politique de lutte contre les inégalités existantes dans des zones de relégation spatiale a connu plusieurs retournements. La permanence de clivages d’accès à l’éducation supérieure est visible dans les différences entre les taux de couverture à ce niveau d’enseignement par région, avec les régions Nord et centre du pays et une capitale et sa grande couronne très éduquées, et les démarcations à forte composante démographique indigène du Sud en situation de sous-équipement (Chiapas, Oaxaca, Guerrero). Pour leur part, les réorientations de l’action publique se sont traduites en une « racialisation » du rapport à des « autres » présentés et autodéfinis comme privés des droits dont bénéficient en général les citoyens. Elles se sont ensuite diversifiées, selon des dynamiques d’individualisation du lien social (Rosanvallon, 2011) et, donc, de diversification des bénéficiaires de programmes compensatoires, regroupés en collectifs de taille de plus en plus réduite. Elles se traduisent dans des projets volontaristes d’assistanat, orientés à améliorer les conditions de vie des plus démunis et à acheminer la société vers des conditions d’égalité réelle.
- 4 « Les acteurs se présentent comme des victimes, à la fois sur le plan historique (leur collectivité (...)
5Le Mexique affiche désormais sa lutte contre les inégalités dans des programmes d’inclusion orientés vers des minorités plus ou moins visibles et en situation de vulnérabilité ou de diversité culturelle. Leur identification ne renvoie plus seulement à une hiérarchisation des zones d’implantation du système ; elle s’enracine dans une revendication de justice sociale pour les opprimés. Cette dernière inspire des mécanismes de « réparation » symbolique envers des groupes ostracisés dont les possibilités de succès universitaire sont, encore maintenant, inférieures à celles dont dispose la population dans son ensemble. Les indigènes et les afrodescendants, assujettis à des dynamiques d’exploitation ou d’esclavage durant les trois siècles de la colonisation espagnole dans le territoire de la Nouvelle-Espagne, en ont été les principaux destinataires. La décision de remplacer le mérite, en tant que « fiction nécessaire » pour le fonctionnement d’un système scolaire universaliste (Dubet, 2004), par un concept vague d’inclusion qui requiert des qualificatifs (inclusion sociale, ethnique, culturelle, genrée) et qui s’inscrit dans une logique victimaire et mémorielle4, justifie le bien-fondé d’initiatives compensatoires ponctuelles. Très populaires aux États-Unis, au Canada, en Inde ou en Afrique du Sud, ces initiatives sont parfois réfutées au Mexique, où leur implantation, récente, est fréquemment dépendante de bailleurs de fonds externes qui agissent selon des décisions de politique sociale ou de diplomatie éducative déphasées par rapport aux histoires et aux contextes, national et local.
6Les nombreux bilans de ces mesures de discrimination positive, produits durant la décennie passée, soulignent essentiellement les changements organisationnels et, surtout, le nombre des sujets appuyés. Mais, en profondeur, la mise en place de ces actions bouscule des relations de pouvoir, aux échelles interne et globale : elle véhicule en effet un impératif de diversification des alliances dans et hors du champ universitaire, entre divers services administratifs, les chercheurs-experts et les enseignants, et entre ceux-ci, les associations ethniques et les responsables politiques pour mener à terme des interventions très particularisées, en matière de mise à niveau pédagogique, de bourses et d’aide sociale. Elle requiert, en conséquence, une gestion plus fine des affaires étudiantes et une révision des critères d’évaluation des établissements et des personnels du supérieur. Elle implique l’examen de notions comme les compétences pour la réussite scolaire, la diversité culturelle et sociale des étudiants et l’autonomie des établissements. Elle oblige à une prise de décision flexible et à l’instauration de mécanismes de supervision just in time. Toutefois, décideurs et exécuteurs peinent souvent à établir un dialogue avec les groupes ciblés afin d’identifier leurs attentes, d’autant que les informations les concernant sont incomplètes, eu égard aux dispositions juridiques sur la protection des données personnelles. En outre, le fonctionnement de programmes en leur faveur se heurte à des lourdeurs ou à des règles administratives coercitives, à une faible implication des établissements et de leurs acteurs clés et à un manque de concertation avec les destinataires.
7Dans cet article, nous analyserons les bifurcations des programmes gouvernementaux de lutte contre les inégalités dans l’enseignement supérieur, au Mexique, entre 2000 et 2020, période durant laquelle ils ont pris du relief. Nous montrerons le passage d’une politique axée sur l’accessibilité géographique des services d’enseignement supérieur à une action publique soucieuse de diversifier les établissements afin de les habiliter à accueillir des catégories sociales discriminées ou exclues, sous-représentées à ce niveau du système. Pour argumenter ce passage d’un principe spatialisé d’ordonnancement à un principe de bien-être, renvoyé aux notions d’intégration scolaire et de correction des inégalités, nous avons analysé les données sur la structuration géographique de la carte scolaire et sur l’accès au système d’enseignement supérieur des destinataires de programmes de promotion de l’équité. Nos sources sont le ministère de l’Enseignement public (sep), l’Association nationale des universités et des établissements d’enseignement supérieur (anuies) et le Conseil national de la science et de la technologie (conacyt).
- 5 La définition de la notion d’indigène est variable. Selon l’Institut national de statistiques et de (...)
8Les effectifs de l’enseignement supérieur au Mexique ont plus que doublé entre 1999-2000 et 2019-2020. Actuellement, 64 % des étudiants du supérieur sont inscrits dans le système public (anuies, 2020). Les établissements d’enseignement supérieur sont localisés, en 2018-19, dans 761 communes, sur un total national de 2 458 municipalités (inegi, 2019). Que l’on considère l’implantation des sites ou les profils des étudiants, on constate une multiplication des espaces de l’enseignement supérieur et une diversification de la démographie étudiante : en 2019-2020, 2 874 054 des inscrits étaient des femmes, 53 431 des indigènes5 et 53 065 des personnes en situation de handicap. Au vu de ces chiffres, peut-on dire que les réformes de la politique de lutte contre les inégalités ont été couronnées de succès, car elles ont permis de spécifier des groupes demandeurs, de manière évolutive mais précise ? Au vu de la différenciation des établissements, peut-on penser que la coexistence d’institutions de proximité et « d’élite » a modifié la composition ethnique, culturelle, sociale et démographique des populations étudiantes ?
9Dès les années 1990, l’ouverture de campus universitaires délocalisés et d’établissements technologiques d’enseignement supérieur a resserré le maillage du territoire, surtout en licence. Elle corroborait l’engagement du gouvernement à mettre en œuvre les dispositions de traités commerciaux comme l’Accord de libre-échange en Amérique du Nord (Alena), signé fin 1993, ou d’organismes internationaux. Après avoir accepté le Mexique parmi ses membres en 1994, l’ocde l’a continûment exhorté à renforcer ses effectifs universitaires pour dynamiser la croissance économique. Les autorités éducatives se sont attachées, dès lors, à augmenter les taux d’accès en réduisant les dépenses liées aux déplacements pour études de jeunes provenant de milieux modestes ou défavorisés. Les coûts de cette décision ont été en grande partie absorbés par l’État, par le biais de programmes de financement non budgétaires de soutien à l’expansion de l’offre, avec l’appui parfois de collectivités locales et régionales.
10Durant ces années 1990, les établissements d’enseignement supérieur se sont contentés d’accroitre le nombre de places disponibles. Ils n’ont pas mis en œuvre d’interventions spécifiques (quotas d’entrées selon des critères de résidence ou d’origine, mesures propédeutiques de mise à niveau pour les étudiants nouvellement inscrits). L’amélioration de l’équité, en tant que dynamique fondée sur la reconnaissance des effets négatifs de certains particularismes, n’était alors que le corollaire d’une massification qui se voulait universaliste. Ses effets secondaires ont toutefois aidé nombre de jeunes issus de familles à faibles ou moyens revenus (discrimination sociale) et de jeunes femmes, dont les parents refusaient qu’elles effectuent une migration scolaire (ségrégation de genre) à faire des études supérieures. Des retombées marginales d’inclusion ont été démontrées ex post pour quelques groupes de populations (indigènes, handicapés, essentiellement). Elles restent difficiles à quantifier avec précision a posteriori pour d’autres (personnes à revenus modestes, afrodescendants ou migrants).
11La politique de reconfiguration géographique du système d’enseignement supérieur a été couplée à une stratégie de diversification interne des établissements du sous-système technologique d’enseignement supérieur. Des universités technologiques (1991) puis des universités polytechniques (2002) ont été créées pour rapprocher les usagers potentiels des établissements susceptibles de les accueillir, tout en les fixant dans leur région, durant leurs cursus postsecondaires et universitaires. Au début des années 2000, un basculement supplémentaire s’effectua, avec la mise en place d’universités interculturelles et de programmes universitaires ciblant délibérément les populations indigènes. Il répondait aux donations, co-investissements et crédits octroyés par des agences internationales de coopération et des ambassades (États-Unis, surtout). Il permettait également à Vicente Fox, premier président d’opposition élu après 70 ans d’hégémonie du Parti révolutionnaire institutionnel, d’enclencher une stratégie nationale de restauration d’une paix sociale ébranlée par les mobilisations ethniques orchestrées par l’armée zapatiste de libération nationale, à partir de 1994.
12En 2001, la sep chargea la Coordination générale de l’Enseignement interculturel et bilingue (cgeib) de planifier et d’administrer les universités interculturelles, dont la première a commencé à fonctionner en septembre 2004. En parallèle, avec le concours de l’anuies, la Fondation Ford finança l’installation, dans des universités publiques de type conventionnel, de cellules de soutien pédagogique, médical et psychologique pour les étudiants indigènes, dans le but d’améliorer leurs taux de réussite en licence. Avec l’appui logistique du Centre de recherche et d’études en anthropologie sociale (ciesas), elle leur octroya des bourses individuelles pour la poursuite d’études de master et de doctorat, dans le pays ou à l’étranger. Ces programmes ont néanmoins disparu ou ont été redéfinis, après que la Fondation a cessé de les financer, au début de la seconde décennie du xxie siècle.
13À partir de cette date, la politique de lutte contre les inégalités a connu une métamorphose supplémentaire : elle a recherché prioritairement l’inclusion, en conformité avec un appareillage normatif destiné à la promouvoir parmi des groupes particuliers de populations. Il s’est agi, dès lors, non seulement de réduire les ségrégations spatiales et économiques, mais aussi de reconnaître la « diversité » des étudiants et d’en faire un vecteur d’organisation des établissements les accueillant. Dès mars 2003, dans une société en voie de démocratisation où il était fondamental de garantir la liberté et l’égalité des citoyens pour assurer la justice sociale (Rawls, 1995), la Loi générale sur les droits linguistiques des peuples indigènes entérina, dans l’article 11, le caractère interculturel et multilingue de l’enseignement supérieur. La Loi générale pour l’inclusion des personnes en situation de handicap, promulguée en mai 2011 et amendée en juin 2018, stipula que l’égalité des chances impliquait des actions positives en leur faveur afin d’encourager leur participation dans le système éducatif (chapitre 3). En août 2019, l’addendum C à l’article 2 de la Constitution inséra les Afromexicains parmi les groupes ethniques membres d’un pays pluriculturel, ce qui leur assure le droit d’exiger des mesures de discrimination positive en leur faveur, au même titre que les indigènes. Finalement, la Loi générale de l’enseignement supérieur, approuvée en décembre 2020, obligea le gouvernement à assurer une éducation supérieure universelle et gratuite, et à mettre en place des instances spécialisées pour réduire les discriminations, principalement celles de genre.
- 6 http://www.dgesu.ses.sep.gob.mx/inclusion_y_equidad.htm ; http://www.dgesu.ses.sep.gob.mx/documento (...)
14Sous couvert des réorientations dans ses priorités d’intervention concernant la lutte contre les inégalités durant la décennie passée, le gouvernement diminua progressivement ses investissements pour la construction et l’entretien des campus. Les études sur l’équité ayant démontré la liaison entre les taux d’échec scolaire, l’origine sociale ou ethnique et le handicap, il finança en revanche des mesures visant à accroitre le nombre des étudiants en situation de vulnérabilité et à les accompagner au long de leur parcours de formation. Néanmoins, malgré leur indéniable charge symbolique, les montants limités de ressources, les critères stricts d’attribution par activités autorisées du programme pour l’inclusion et l’équité éducative, en vigueur depuis 2014, expliquent le faible nombre d’établissements candidats. Les bénéficiaires ont eu tendance à utiliser les fonds octroyés de manière très traditionnelle. Ils les ont essentiellement destinés à des bourses, attribuées selon la condition ethnique, les handicaps physiques et, à partir de 2017, le genre6, au détriment de projets pédagogiques, d’équipements ou de dotations en infrastructures plus innovants.
- 7 Par exemple, alors qu’en moyenne nationale 57,3 % des candidats à l’enseignement supérieur y entrai (...)
15Dans ce cadre, les établissements d’enseignement supérieur s’approprièrent une classification externe des bénéficiaires élaborée à des fins de politique sociale et s’occupèrent surtout de deux groupes, les handicapés et les indigènes. Néanmoins, alors que l’équité dans l’accessibilité des infrastructures universitaires et les conditions d’apprentissage était encore loin d’être acquise7, l’inclusion a vite révélé son caractère problématique. Elle impliquait en effet que les équipes en charge des programmes de ce type révisent les projets pédagogiques et les modes de fonctionnement de leurs établissements. Or, comme ils occupaient souvent un statut subalterne dans les organigrammes, leurs propositions rencontraient peu d’échos, et leurs ressources pour recruter un personnel spécialisé étaient limitées. L’arrivée en force des « nouveaux » étudiants dans le système d’enseignement supérieur pose donc des défis complexes (Guzman, 2017), même aux établissements qui se targuent de s’en occuper prioritairement.
- 8 https://centralelectoral.ine.mx/2018/07/06/da-conocer-ine-resultados-del-computo-de-la-eleccion-pre (...)
16En 2019, un nouveau chapitre dans la lutte contre les inégalités s’est ouvert, dont l’issue demeure incertaine. En juillet 2018, 53,19 % des votants ont élu le président Andrés Manuel Lopez Obrador8, porté par une coalition à large spectre de partis, le Mouvement de régénération nationale (Morena), qui se réclamait d’une idéologie de gauche sur l’échiquier politique national. Les promesses vedettes de sa campagne étaient la lutte contre la corruption, la criminalité et les inégalités.
17Dans la sphère universitaire, et en réaction à un scandale de corruption dénoncé par les médias, en 2018, sous le titre de « la grande escroquerie », qui a entaché l’image d’une poignée d’établissements et de leurs autorités, la mise en place de contrôles contre les détournements de fonds publics, puis la lutte contre les « privilèges » du secteur académique, devinrent des priorités d’action. Elles justifièrent une vaste opération de restructuration et de redressement financier d’un système d’enseignement supérieur présenté comme inefficace et coûteux, accusé d’avoir abdiqué son rôle de mécanisme de mobilité sociale et perçu comme otage de groupes trop nantis. Ces prises de position, inattendues en raison des promesses de campagne et des votes émis par une partie des groupes les plus éduqués du pays en faveur de López Obrador, ont rapidement écorné leur sympathie initiale envers le président. En matière d’enseignement supérieur, les principales politiques gouvernementales (élargissement de l’offre de bourses, mise en route des universités Benito Juárez [ubj] pour le bien-être social) ont été très vite critiquées dans des billets de presse, dans un contexte de définancement généralisé des établissements publics (Lloyd, 2019), ou bien valorisées, en tant qu’initiatives d’enseignement communautaire pour aider les plus démunis (Guerrero Comonfort, 2020).
- 9 https://framework-gb.cdn.gob.mx/applications/ubbj/basicos/Lineamientos_de_sedes.pdf
- 10 “Presentación de universidades para el Bienestar”, août 2020, https://ubbj.gob.mx/Documentos.
18En mars 2019, le gouvernement annonça l’installation, dans des municipalités dépourvues d’infrastructures, des premières ubj. Le but, selon une approche à la mode parmi les décideurs, était de redistribuer les avantages non économiques de l’enseignement supérieur. Courant 2020, les décisions prises au sujet des programmes, de la localisation des campus, des critères d’admission et d’évaluation des étudiants, le confirmèrent. Les ubj prétendent essentiellement incorporer une partie des 300 000 demandeurs non admis annuellement par les établissements traditionnels qui filtrent les demandes d’inscription par concours. Gratuites et solidaires, en accord avec leur statut public, elles revendiquent des liens étroits avec des communautés locales et l’enseignement d’une langue indigène, et s’engagent à intervenir dans la solution des problèmes environnementaux. En août 2020, elles regroupaient 28 087 étudiants (tous titulaires d’une bourse de 110 euros par mois) et 815 enseignants. Elles proposaient 36 cursus dans les domaines de la santé, l’énergie, le développement régional soutenable, l’agroalimentaire, le patrimoine historique et culturel et les études sociales. Financées par le programme gouvernemental U083, en décembre 2020, elles rassemblaient 140 campus, distribués dans 31 États9. Leurs effectifs sont pour le moment déséquilibrés selon les lieux d’implantation et les offres de formation10. Leur viabilité suppose, en contrepartie des ressources publiques reçues, des donations et des travaux publics exécutés par les autorités locales et municipales, et les habitants résidant près des sites d’implantation. Néanmoins, un manque d’informations sur le montant des investissements attribués, le curriculum, son articulation avec la reskilling revolution, les externalités économiques et les risques de clientélisme politique prédomine encore (Didou, 2019).
19Chercheurs, enseignants, responsables et administrateurs de l’enseignement supérieur, dont les conditions de travail ont été affectées par l’idéologie de « l’austérité républicaine » (maitre mot du discours politique actuel) et par les mesures de redressement financier, ont manifesté leur mécontentement, courant 2019, par des débrayages, des meetings et des pétitions. Ils ont dénoncé le gel des postes et les déqualifications dont ils étaient l’objet. Ils ont exigé une indexation des allocations budgétaires accordées à l’ensemble des établissements d’enseignement supérieur sur l’inflation et leur arbitrage équilibré et transparent entre nouveaux et anciens établissements d’enseignement supérieur.
20Afin de désamorcer cette vague de contestation, les commissions d’éducation de la Chambre des députés et du Sénat, l’anuies et la sep ont organisé, le 29 et le 30 octobre 2019, une Rencontre nationale pour le renforcement de l’enseignement supérieur. Les présidents d’université et les directeurs d’établissements d’enseignement supérieur signataires de la déclaration finale exigèrent, à son issue, la création d’un fonds de financement afin de répondre à la croissance des effectifs et de compenser le manque à gagner provoqué par la gratuité des études supérieures dans les établissements publics. Ils recommandèrent d’organiser des assises de l’enseignement supérieur. Restait à en déterminer les modalités et le calendrier lorsqu’en mars 2020 la pandémie de Covid-19 et la fermeture de tous les établissements d’enseignement supérieur (encore en vigueur un an après) ont signifié un coup d’arrêt des négociations. L’exécution de la disposition sur l’accès universel et gratuit à l’enseignement supérieur, prévue par l’article 3 de la Constitution, modifiée en mai 2019, et entérinée par la loi générale sur l’enseignement supérieur de décembre 2020, a d’ailleurs été reportée à 2022, eu égard à la crise sanitaire et économique du pays.
- 11 https://www.coneval.org.mx/Medicion/MP/Paginas/Lineas-de-Pobreza-por-Ingresos.aspx.
21Dans ce contexte de distanciation entre le secteur académique et le gouvernement, la lutte contre les discriminations ne fait plus l’unanimité que d’un point de vue rhétorique et éthique dans un pays où, en 2016, 41,90 % de la population était en situation de pauvreté ou d’extrême pauvreté (coneval, 2019), situation qui s’est d’ailleurs aggravée ensuite à cause de la pandémie11. La question « comment y arriver ? » a acquis un caractère problématique, aggravé par la radicalisation des positions politiques exprimées par les partisans et des opposants à la politique gouvernementale, et à leur polarisation. Les controverses sur la réallocation de l’enveloppe budgétaire consacrée à l’enseignement supérieur dont le montant total stagne, sur l’asphyxie financière subie par des institutions pourtant bien établies, sur le recrutement des enseignants, sur la viabilité des ubj dépassent les discussions habituelles sur la méritocratie académique versus la formation de néo-élites. Y répondre est essentiellement prétexte à légitimer ou à déconsidérer le projet du Président López Obrador intitulé : « La quatrième transformation » (4T), constituant une ligne de démarcation entre sympathisants et détracteurs du régime, dans un contexte d’inimitié idéologique croissante à l’approche des élections du 6 juin 2021 pour renouveler la Chambre des députés et certaines autorités régionales et locales.
22Alors qu’en 2019 les conditions de fonctionnement des établissements publics d’enseignement supérieur ont été précarisées, l’opposition et les partis politiques ont beau jeu d’argumenter que le renforcement précipité des ubj et le cadrage légal d’une vague annoncée de massification des effectifs (Mendoza, 2019) représentent des stratégies de mobilisation clientéliste des exclus de l’enseignement supérieur plutôt que des mesures d’amélioration des formations universitaires. Ils signalent que des projets antérieurs similaires n’ont pas réussi à devenir des options d’inscription de premier choix. L’université autonome de la ville de Mexico, inaugurée en 2001 par le président Lopez Obrador à l’époque maire de la capitale, produit un nombre dérisoire de diplômés et est périodiquement paralysée par des conflits entre étudiants, professeurs et autorités (Carbajal, 2010). Même si elle suscite encore l’intérêt des spécialistes des épistémologies du Sud et des projets alternatifs d’enseignement supérieur, ses résultats demeurent très en deçà de ceux atteints par les établissements traditionnels.
23Au regard de ces discordances d’opinion, où en est-on dans la discussion publique sur la lutte contre les inégalités, ses supports et ses conséquences ? Il est généralement admis que la déconcentration des services d’enseignement supérieur a amélioré partout les taux d’accueil, même s’ils demeurent clivés selon les régions. Celles ayant les plus faibles capacités d’attention à la demande les ont certes améliorées (Oaxaca, Chiapas, Guerrero, Michoacán, Tlaxcala), mais leurs écarts par rapport au centre et au nord du pays se sont creusés (Mendoza, 2018). On admet aussi que le couplage entre la redistribution géographique des établissements, dans des lieux en situation de carence, et leur diversification a dissipé l’invisibilité de certains collectifs à l’intérieur du système. L’anuies produit désormais des statistiques sur la distribution de certains groupes vulnérables par région, établissement et cursus. Elle répertorie, par exemple, 574 363 étudiants en licence (11,6 % du total) en catégorie hors âge (plus de 30 ans) en 2019-2020. Elle ne le fait cependant pas encore pour les migrants, les Afromexicains ou les parents isolés, à cause de l’indéfinition des critères de classification.
24Ainsi, on ignore combien de migrants mexicains en situation de retour forcé ou d’étrangers en transit sollicitent une inscription dans l’enseignement supérieur. Des articles et rapports de recherche sur cette question, considérée préoccupante après l’annonce par Donald Trump de conclure le programme Deferred Action for Childhood Arrivals (daca) (Vargas & Aguilar, 2017 ; Jacobo & Espindola, 2019) indiquent que le nombre est réduit, eu égard à la complexité des procédures. En 2017-2018, une centaine de personnes à peine auraient eu recours au « Programme universitaire émergent et national pour terminer les études supérieures » (dont l’acronyme en espagnol Puentes signifie « Ponts ») et seulement sept auraient été admises dans des établissements mexicains (Camacho, 2019).
- 12 https://mextudia.com/becas/sep/#becas+sep+superior.
25À l’heure actuelle, le débat sur la lutte contre les inégalités dans l’enseignement supérieur porte essentiellement sur le coût et l’efficacité des programmes de bourses (principal élément de la politique gouvernementale en ce domaine, conjointement avec les ubj) ainsi que sur la quantité et le profil des jeunes qui en bénéficient. En 2019, ces initiatives ont été réunifiées dans un macro-programme de « bourses pour que les membres de groupes en contexte et situation de vulnérabilité réalisent leurs études », à savoir « indigènes, d’ascendance africaine, en situation de handicap [de violences], victimes, mères et pères, chefs de famille et mères jeunes ou enceintes »12.
26L’identification de ces nouveaux destinataires obéit à une logique de spécification de plus en plus étroite, et permet d’afficher la volonté du gouvernement d’amplifier leur nombre et de convertir les allocations aux étudiants en un support essentiel de la politique d’aide sociale dans l’enseignement supérieur. Mais elle est aussi très débattue parce qu’elle grève les finances publiques et qu’elle est d’une efficacité douteuse en termes de génération de capacités. Sans méjuger de l’importance des bourses pour des familles privées de revenus monétaires, le choix de cet outil est souvent qualifié de populiste. La relative neutralité dont jouissait auparavant la mise en œuvre de programmes de déconcentration territoriale des installations universitaires, déjà effritée lorsque ceux-ci se sont déplacés vers le terrain de l’inclusion, a volé en éclats. La lutte contre les inégalités, en tant que remède aux discriminations, est devenue un objet de discorde, dans un climat politique raréfié. Ce qui importe n’est plus d’apprécier son rôle selon un dispositif d’évaluation construit pour mesurer des résultats en fonction de logiques de reproduction ou de transformation sociale, mais d’imposer des lectures antagonistes de l’action publique.
27Pour leur part, les établissements d’enseignement supérieur, habitués à caler leurs objectifs sur les programmes de financement, budgétaires et extraordinaires, administrés par les autorités éducatives, ont du mal à mener à bien des interventions pédagogiques de mise à niveau, de tutorat et d’accompagnement personnalisé, et à adapter leurs services aux besoins concrets des destinataires. D’ailleurs, la collecte de données ne permet pas actuellement de démonter l’interaction de facteurs dont la combinaison aggrave le risque de discrimination de groupes vulnérables ou de minorités autochtones dans une perspective d’intersectionnalité (Crenshaw, 2017).
28Les universités et les établissements technologiques ont, eux, multiplié, depuis une dizaine d’années, des dispositifs d’enseignement à distance (virtuels ou mixtes). La rapide augmentation de leurs effectifs en modalité non présentielle est supposée démontrer qu’ils ont réussi à intégrer des adultes en situation de travail et des personnes résidant dans des zones d’habitat dispersé, autrefois dépourvus de possibilités d’accès. Toutefois, avant d’affirmer que l’éducation à distance a servi à rééchelonner la distribution des chances, il faudrait établir les parcours et les conditions de ces étudiants, leurs pourcentages de survie académique et leurs compétences, et documenter leurs parcours d’insertion sur les marchés du travail.
29Malgré certaines limites, les efforts conjugués en matière d’équité et d’inclusion ont permis au Mexique d’élever considérablement son taux brut de scolarisation durant les quinze dernières années, même s’il demeure de 10 % inférieur à la moyenne de l’ensemble de l’Amérique latine (38,9 % contre 49 %). Ils ont aussi contribué à faire passer le taux d’abandon des études sous la barre des 50 % et à augmenter le pourcentage des personnes diplômées de l’enseignement supérieur parmi les plus de 25 ans (de 8,9 % en 2000 à 14,5 % en 2018, ocde, 2019). En revanche, la valeur professionnelle du titre universitaire s’est érodée, bien que le diplôme ait continué à procurer des revenus convenables à ses détenteurs. Des progrès, mesurés à l’aune des seuils d’inclusion de groupes précis, du renforcement des effectifs et du redéploiement de la carte universitaire ainsi que de la diversification des établissements gérant l’offre d’enseignement supérieur, sont donc indéniables. Mais ils ne suffisent pas à considérer comme résolues les inégalités d’accès, de survie et de réussite dans l’enseignement supérieur, dont les visées et les répercussions restent confuses.
30L’analyse de la lutte contre les inégalités comme un pari en faveur du bien-être de groupes en situation de différence, et non plus comme une stratégie de rééquilibrage géographique du système d’enseignement supérieur au profit de l’ensemble de la population, débouche sur un bilan plus nuancé que celui exposé dans les paragraphes précédents.
- 13 « Les indigènes bénéficient de 22 % de la scolarité en enseignement supérieur obtenue par les non-i (...)
31D’abord, parce que, même si les laissés pour compte du système éducatif le sont majoritairement en amont du supérieur, les étudiants vulnérables, qui survivent à un schéma cumulatif d’exclusion scolaire par niveau, sont confrontés à un risque d’échec scolaire plus élevé qu’en moyenne13. Par exemple, en 2015, alors que 18,7 % de la population du pays avait terminé ses études d’études supérieures, la proportion tombait à 6,6 % et à 9,7 % parmi la population parlant une langue indigène ou s’autodéfinissant comme telle (Rojas, 2018 : 18). En 2010, seulement 1,8 % des étudiants qui décrochaient un diplôme de doctorat étaient indigènes, alors qu’ils constituaient 10,1 % de la population nationale (Nava, 2016).
32En outre, les contours de plusieurs groupes vulnérables sont imprécis. Les organismes chargés du décompte de la population indigène, pourtant la mieux connue, considèrent que, selon le critère d’appartenance retenu (résidence, lecto-écriture, compréhension d’une langue indigène, directe ou par ascendance, autodéclaration), sa taille passe du simple au double. En 2015, la population indigène totale, identifiée selon une combinaison de critères linguistiques et résidentiels, était chiffrée à 12 millions. Selon l’autodéclaration, elle atteignait 25 millions (Rojas, op. cit, p. 53).
33L’étude des données sur la distribution des étudiants indigènes selon les établissements invite, en outre, à réfléchir sur la correspondance entre des offres ancrées dans un profilage des institutions en fonction des étudiants vulnérables ciblés et leurs souhaits d’inscription. Les établissements interculturels, en particulier, sont l’objet d’une désaffection croissante des entrants, d’origine indigène. En 2019-2020, à peine 48,5 % des étudiants ayant déposé un dossier d’inscription dans des établissements d’enseignement supérieur publics y ont été admis, mais la proportion s’est élevée à 79 % pour les universités interculturelles (anuies, 2020). Ces différences révèlent une préférence des étudiants de toutes origines pour des établissements traditionnels d’enseignement supérieur, non connotés par des affiliations ethniques ou de vulnérabilité. Les indigènes n’échappent pas à cette règle et cherchent en majorité à entrer dans les universités ou dans l’enseignement supérieur technologique, et ne se rabattent sur les universités interculturelles que lorsque leurs demandes d’inscription dans les autres établissements ne sont pas acceptées.
- 14 https://www.dgesu.ses.sep.gob.mx/UI.html.
34Les difficultés de ces établissements à la carte à être perçus comme des options reconnues de formation sont aggravées par leur instabilité politique ou administrative, parfois chronique (valse des directeurs et des autorités, désaccords politiques entre gouvernements local et fédéral), par l’insuffisance de leurs ressources financières et par des difficultés à assurer la permanence de leur personnel14. Une fois dissipé l’effet de mode dont les universités interculturelles bénéficièrent lors de leur phase inaugurale, la détérioration, souvent accélérée, de leurs conditions de fonctionnement, les plaça dans un circuit précaire d’enseignement supérieur.
35Les rapports à leur sujet soulignent certes l’existence de propositions novatrices en termes de recherche (codification des savoirs ethniques), de relations avec les communautés ethniques (Baronnet & Bermudez, 2019) et de transmission des connaissances. Mais ils pointent également des défaillances proprement académiques (maigre rendement du diplôme sur le marché du travail, taux élevés d’abandon des études). Par-delà ces divergences, ils signalent que les étudiants s’inscrivent dans ces établissements par défaut plutôt que par choix ou vocation. La justice sociale, en tant que possibilité d’accès à des opportunités de qualité égale pour tous, demeure ainsi un objectif à atteindre. La segmentation des établissements d’enseignement supérieur risque en effet de renforcer un effet ghetto, tacitement lié au racisme ambiant qui affecte des groupes de populations socialement, économiquement et intellectuellement ségrégués.
36Le système public d’enseignement supérieur mexicain fonctionne sur le principe de l’isomorphie, et les ressources financières accordées à chaque sous-système dépendent de leurs capacités à s’ajuster aux représentations d’un devoir être global. Celles obtenues par chaque établissement varient en fonction de l’habileté à négocier le budget auprès des autorités fédérales et locales, et à obtenir des ressources non budgétisées, octroyées annuellement sur évaluation de dossiers. Si l’on mesure les différences de ressources entre les établissements en recourant aux coûts par étudiant, les instituts technologiques sont moins bien dotés que les universités publiques, alors même qu’ils reçoivent des étudiants plus fragiles et souvent en proie à des difficultés d’apprentissage. Illustrant « l’effet Matthieu » cher à Merton (1968), les établissements qui hébergent les populations requérant le plus d’assistance sont donc ceux les moins pourvus de moyens pour y arriver.
37Dans ce contexte, mener à bien des interventions pédagogiques d’accompagnement des bénéficiaires ou de simplification administrative afin d’améliorer le fonctionnement des services universitaires, conformément aux représentations dominantes de ce que doit être la qualité en enseignement supérieur, s’avère compliqué. L’insuffisance des moyens financiers et la rotation des ressources humaines réduisent les possibilités de concrétiser des projets d’enseignement alternatif à moyen terme. Elles impliquent que les établissements satisfassent des demandes d’accueil et d’accompagnement contradictoires avec les principes méritocratiques qui sous-tendent les procédures d’accréditation et de reddition des comptes.
38Ainsi, un bilan de la lutte contre les inégalités souligne les blocages et les effets inattendus entraînés par les politiques publiques et par ses oscillations entre intégration et multiculturalisme (Schnapper, 2015). Assurer la réussite scolaire de l’ensemble de leurs étudiants tout en aidant les plus vulnérables à améliorer leurs performances académiques représente donc un motif de tracas pour les responsables universitaires et les enseignants. Dans le champ universitaire, la complexification des mécanismes de gestion et les difficultés pour instrumentaliser des alliances limitent les possibilités de réformes en profondeur, même périphériques, dans un système dépendant étroitement du gouvernement fédéral. Depuis plus de vingt ans, celui-ci a piloté le système d’enseignement grâce à des dispositifs d’assurance qualité contraignants, reposant sur des indicateurs standardisés, plutôt que sur une compréhension des besoins locaux. En conséquence, les espaces d’expérimentation orientés vers l’allègement de discriminations objectives et vers la réduction des inégalités subjectives se sont rétrécis, malgré les expressions récurrentes d’un engagement gouvernemental à promouvoir une égalité des chances pour tous et partout.
39Décideurs, personnels et enseignants consultés lors de l’enquête sur les transformations de l’enseignement supérieur au Mexique, conduite par le sous-secrétariat à l’Enseignement supérieur, ont majoritairement déclaré ressentir une aspiration à mettre en place des politiques d’inclusion dans leurs établissements (tresmex, 2017). Mais, puisque les initiatives d’inclusion sont limitées et que les perturbations qu’elles provoquent sont nombreuses, la lutte contre les inégalités occupe un espace réduit, se traduit par des mesures désarticulées et ne représente que rarement un axe de mobilisation dans les projets d’établissement.
40Comme on l’a signalé, les politiques de lutte contre les inégalités se sont structurées différemment et autour d’objectifs distincts d’une étape à l’autre. Elles ont d’abord cherché à porter remède à la relégation de groupes sociaux (habitants de villes moyennes ou de petites communes, pauvres) situés dans des périphéries, rurales ou urbaines, en jachère en ce qui concernait la prestation de services d’enseignement supérieur. Elles ont ensuite privilégié le ciblage de populations défavorisées, de taille plus réduite, conformément à un concept de discrimination positive orientée vers des groupes particuliers. Enfin, dans une perspective inspirée des propositions en cours d’exécution en Europe, elles ont fonctionné sur le principe d’une différenciation croissante de collectifs récepteurs qui, souvent, se définissent socialement comme victimes d’injustices. Chaque nouvelle phase s’est superposée aux précédentes, et le combat contre les discriminations est aujourd’hui multiforme. Sa lisibilité en a été affaiblie.
- 15 https://www.diariomarca.com.mx/2020/11/impulsan-creacion-de-universidad-intercultural-para-benefici (...)
41Pour autant, pour des raisons politiques et économiques, nationales et internationales, il est probable que l’intérêt exprimé pour la lutte contre les inégalités ne se démentira pas, dans un avenir proche, eu égard à sa charge symbolique. En novembre 2020, l’annonce selon laquelle le gouvernement fédéral et les autorités locales appuieront la création d’une université interculturelle dans la vallée de San Quintin, en Basse-Californie, pour les journaliers agricoles, en majorité originaires des ethnies triquis et mixtèques de l’état de Oaxaca, l’atteste15. Pour amplifier les résultats de cette lutte, il faudrait néanmoins reconstituer des consensus sur sa signification socioculturelle et politique en tant qu’outil d’émancipation ou de renforcement d’identités marginalisées, au-delà de la discussion technique sur ses coûts et ses stratégies et même sur ses interfaces avec des problèmes complexes comme le racisme culturel.
42Les polémiques sur les orientations actuelles de la politique de lutte contre les inégalités dans l’enseignement supérieur portent de fait sur des problèmes de fond, dans une société du mépris (Honneth, 2006). Parmi ceux-ci, mentionnons la pertinence et la stabilité des définitions appliquées pour identifier les groupes vulnérables, les référentiels, communs ou individuels, de l’accomplissement de soi, l’adéquation des schémas d’organisation des services proposés aux bénéficiaires, les conditions de leur prise en charge et les valeurs auxquelles elle obéit (coparticipation et autonomie des destinataires vs paternalisme et assistanat). D’autres interrogations touchent l’intéressement, au-delà du discours, des acteurs et des décideurs institutionnels, l’évaluation non punitive des résultats obtenus et le suivi de leurs répercussions, selon des critères ad hoc en lieu et place de l’usage imposé d’indicateurs standardisés.
43Malgré la complexité croissante des dimensions progressivement prises en charge et le statut prioritaire qui lui a été conféré dans le projet politique de la 4T, la lutte contre les inégalités reste souvent encore ajustée à des grilles extérieures d’intérêt (internationales ou nationales) plutôt qu’elle n’est le support de projets fédérateurs, difficiles à justifier hors des collectifs qu’elle engage directement. Renforcer sa légitimité sociale et politique dépendra d’une discussion ouverte sur le fonctionnement des établissements accueillant des populations défavorisées, en termes de revenus, d’origine culturelle et raciale ou de handicap, et sur les défis que pose à des établissements plus conventionnels la gestion de programmes spécifiques destinés à ces mêmes groupes. À ce titre, il sera indispensable de lancer des évaluations systématiques des résultats obtenus par des établissements à visées ethniques (universités interculturelles) ou de proximité (ubj, instituts technologiques décentralisés, universités bénéficiant d’appuis solidaires) pour mesurer leurs impacts (en fonction des investissements et des conditions de fonctionnement) et leurs répercussions sur la mobilité professionnelle et sociale des plus pauvres ou des plus vulnérables (suivi des sortants). En définitive, lorsque le ministère fait le choix d’installer des établissements innovants pour des populations dont la relation à la culture universitaire est distante, cherche-t-il à surmonter une crise de l’égalité, par une redistribution des opportunités, ou propose-t-il des solutions au rabais pour les plus démunis, selon une logique bien établie de croissance segmentée ?