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Hors thème

L’ouverture au monde : un principe de construction de l’identité en question dans l’enseignement de la géographie au Sénégal

Opening to the World as an Identity Construction Question in Senegal Geography Teaching
Mamadou Bouna Timera et Ibrahima Faye Diouf
p. 221-244

Résumés

Cet article étudie le poids du principe de l’ouverture pédagogique au monde dans les contenus et pratiques de classe tout en interrogeant les positions et les perceptions que celle-ci suscite. Il procède d’une analyse de contenu combinant plusieurs corpus : la loi d’orientation de l’éducation de 2004, les contenus des programmes, les épreuves du baccalauréat sur une décennie, le texte de la réforme en cours et les argumentaires des internautes au sujet de la polémique sur le baccalauréat de 2014. Les résultats montrent que la volonté institutionnelle d’enracinement est décalée par rapport aux contenus et pratiques pédagogiques considérés comme très éloignés des réalités sénégalaises, d’où la perception d’un enseignement extraverti. La prise de position dans les réseaux sociaux comme les manifestations publiques des parents d’élèves pour protester contre certains contenus d’enseignement sont désormais les marques inédites d’une nouvelle polarité d’énonciation du projet éducatif.

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Texte intégral

Introduction 

1Le principe de « l’enracinement et de l’ouverture » a été et reste le modèle éducatif de la construction de l’imaginaire national sénégalais depuis les indépendances. En effet, pour Senghor (1977), l’éducation au sens étymologique, c’est, en même temps, un enracinement et une ouverture : un enracinement dans les valeurs africaines et une ouverture aux valeurs fécondes des autres civilisations. Même si la limite entre les deux termes est brouillée (Piermay, 2012), ce principe repose dans les faits sur la place ou le poids que doivent occuper les espaces d’identité et d’altérité ainsi que leurs attributs dans le programme d’enseignement, mais aussi la promotion des principes et valeurs endogènes et l’intégration des apports étrangers. Il s’agissait donc de décoloniser l’école tout en pensant à l’intégration internationale du pays nouvellement indépendant.

  • 1 Pour l’approche par compétence, on peut consulter les Cahiers de la recherche sur l’éducation et (...)
  • 2 Plusieurs modalités de l’extraversion ont été décrites par Bayart (1999). Ici, nous l’entendons c (...)

2Les travaux ont montré que les réformes des programmes des années 1960, 1970 et 1980 ont, compte tenu de l’idéal panafricain et plus tard du repli nationaliste, plus mis l’accent sur l’enracinement que sur l’ouverture (Fall, 2013 ; Timéra, 2009). Par contre, le rapport entre l’enracinement et l’ouverture n’a pas été documenté pour les années 1990, alors qu’une quatrième génération de réformes a donné naissance à de nouveaux programmes de géographie en 1998. Ces derniers ont été élaborés dans un contexte marqué, au plan national, par la libéralisation de l’offre de formation (loi d’orientation de 1991) et, au niveau international, par la mondialisation des contenus d’éducation (éducation à l’environnement, approche genre), ainsi que par l’internationalisation des méthodes et normes éducatives (approche par compétences1). Comme on peut s’y attendre, la mise en œuvre de ces programmes ne s’est pas passée sans quelques incompréhensions. Alors que l’objectif était de clarifier les contenus, l’organisation par l’Association des professeurs d’histoire et de géographie (asphg) d’un séminaire national sur l’appropriation des programmes en janvier 2003 a révélé chez certains enseignants un sentiment d’insatisfaction. Ces derniers ont jugé les nouveaux programmes toujours encyclopédiques et extravertis2.

3Plus de onze ans après ce séminaire, la perception d’un programme extraverti fait écho à la polémique sur la pertinence du sujet de géographie du baccalauréat de 2014 sur l’Allemagne. Dénoncé dans une contribution postée sur internet par un citoyen qui l’a jugé éloigné des réalités sénégalaises, le sujet a fait l’objet d’un débat qui a intéressé plus d’une centaine d’individus dans les réseaux sociaux. Ce débat suscite nombre de questions. Y a-t-il réellement un renversement de perspectives dans les programmes de 1998 par rapport aux réformes précédentes ? Si, dans les textes officiels actuels, l’enracinement reste toujours la valeur principale de référence et la recommandation majeure, qu’en est-il réellement dans les pratiques institutionnelles, professionnelles et pédagogiques ? Le débat marque aussi l’entrée en scène des internautes, qui intervenaient peu jusque-là sur le sujet du rôle de l’école dans la fabrique de la nation. À l’image des voix institutionnelles et des élites, ceux-ci construisent un univers discursif où se déploie le moi collectif sénégalais. Dans ce sens, les internautes reproduisent bien une « communauté imaginée » (Anderson, 1983), puisque le discours s’énonce non seulement à travers un rapport à soi et à autrui — rapport dont le renouveau social, le retour aux sources et l’imaginaire colonial sont les principaux marqueurs —, mais aussi dans une tonalité qui (dés)articule universalisme et particularisme. Le récit des internautes sur le rôle de l’enseignement dans la formation du citoyen déborde en réalité de ce monde virtuel, il est au cœur des réformes, comme l’introduction des thèmes émergents dans les curricula.

4La relecture des nouveaux programmes, les pratiques pédagogiques et les débats qui les traversent sont ainsi un point de départ pour réinterroger le binôme enracinement et ouverture, et le jeu d’équilibre qu’il crée. L’interrogation se propose de déconstruire l’écriture des programmes de géographie scolaire. L’idée est d’évaluer le poids pédagogique de l’ouverture comme pendant de l’enracinement, tout en interrogeant les places respectives de l’enracinement et de l’ouverture dans l’enseignement. L’article examine le discours national en le situant par rapport aux institutions, aux pratiques pédagogiques professionnelles, mais aussi par rapport aux internautes, acteurs virtuels de l’école. De ce point de vue, il s’inscrit dans la pensée de Hobsbawm (1992) selon laquelle « la diffusion des idées, des représentations et des symboles relatifs à la nation à tous les niveaux de l’échelle sociale est un trait fondamental de l’imaginaire national ». Loin d’être, donc, un domaine essentiel de l’État, le discours national peut être énoncé par d’autres acteurs qui « disputent à l’État la construction et le développement du sentiment national » (Martigny, 2010). À travers le cas des programmes de géographie, l’article interroge les articulations entre le nationalisme officiel ou l’imaginaire national d’en haut (Patez, 1998) que les lois et les instructions officielles incarnent, et les expressions du nationalisme ordinaire (Antichan, 2010) qui émanent d’autres groupes, en l’occurrence ici les internautes.

5L’article propose d’abord de mettre en évidence les frontières de l’identité et de l’altérité dans les programmes et les pratiques pédagogiques au regard de la loi d’orientation. En partant de la polémique soulevée par l’épreuve de géographie du baccalauréat 2014, il s’interroge ensuite sur les perceptions et les positions des acteurs, qu’ils soient institutionnels ou non, sur l’extraversion supposée des contenus d’enseignement. Enfin, l’article analyse les nouvelles demandes d’éducation (thèmes émergents), le processus de leur intégration dans les curricula en cours d’élaboration et la controverse qu’ils soulèvent comme un élément du débat sur l’ouverture et l’enracinement.

Méthodologie

  • 3 Seneweb est un site d’informations et d’actualités. Il permet aux internautes d’interagir à chaqu (...)

6La démarche méthodologique consiste à exploiter plusieurs corpus : la loi d’orientation de 1991 modifiée en 2004, les programmes en vigueur, les sujets de baccalauréat de géographie, les textes de réforme du curriculum, la lettre de dénonciation du citoyen Ly, celle de clarification du coordinateur du collège des Inspecteurs généraux d’histoire-géographie et les argumentaires des internautes relatifs à la polémique sur le baccalauréat 2014. Il s’agit, tout d’abord, de croiser la loi d’orientation et les contenus des programmes. Ce croisement consiste à utiliser la loi d’orientation en son article 6 comme une grille qui permet de retracer, dans les programmes, les frontières de l’identité/altérité en distinguant les contenus qui apparaissent comme « ouvrant » des contenus qu’on suppose « enracinants ». Ensuite, l’analyse de 28 épreuves du baccalauréat, dénombrées ces dix dernières années (entre 2008 et 2017), permet de révéler les pratiques pédagogiques et de mettre en perspective les perceptions des internautes relatives à l’ouverture au monde. À ce niveau, cent-vingt-trois prises de paroles sur le débat autour de l’épreuve du baccalauréat de 2014 sur l’Allemagne ont été recensées dans les pages Seneweb3. Postés à la suite de la lettre de dénonciation du citoyen Ly en juillet 2014, ces avis de communauté, sous forme de forums de discussion, ont été capturés à l’écran en vue de former le corpus d’analyse. La lecture, l’exploitation et l’analyse de contenu ont été effectuées en décembre 2018 sur une vingtaine de jours. Elles ont permis d’isoler des unités de sens qui servent de repères pour interroger et situer le débat sur l’ouverture en tant que discours multiforme présentant, par moment, des versions contradictoires du récit sur le rapport à l’autre tel qu’il est dévoilé dans certaines pratiques pédagogiques. Enfin, l’exploitation et l’analyse du document sur l’orientation et la méthode (dome) du Projet d’appui pour le renouveau du curriculum (parc) permet de mettre en évidence les termes d’un renouveau éducatif qui interrogent la tension entre l’exigence d’une prise en charge des enjeux et besoins locaux et la nécessité d’une ouverture au monde.

Les frontières de l’identité et de l’altérité dans les programmes de géographie

  • 4 Note de présentation du programme empruntée à Pinchemel (1982).

7La loi d’orientation de l’éducation du Sénégal consacre la définition du type de citoyen et son rapport au monde. Celle de 1991 a la particularité de s’inscrire en porte à faux avec le caractère extraverti et inadapté qui a jusqu’alors marqué les pratiques de l’éducation nationale. En effet, elle prescrit un enseignement adapté aux réalités, conforme aux aspirations du peuple et dans lequel « la nation trouve le fondement de son identité et de son unité afin de prémunir contre les risques d’aliénation ». Dans ce cadre, l’attachement aux espaces et/ou leur connaissance sont tout aussi importants que l’acquisition de valeurs et de principes. C’est pourquoi, si les langues nationales, l’histoire, les lettres sont indiquées explicitement dans la loi comme étant les ressources fondamentales pour la construction d’une identité et la lutte contre l’aliénation, la géographie y est implicitement convoquée à travers la nécessité pour les citoyens de connaître les espaces d’appartenance, de solidarités, mais aussi « les régions des civilisations autres que les leurs […] parce que, les ayant compris, ils seront en mesure d’agir sur eux, de les transformer en connaissance de cause4 ». Aussi la loi définit-elle à l’article 6, quatre types d’espaces qui servent de ressources pour la formation du citoyen, la construction de son identité et de son rapport au monde (tableau 1).

  • 5 La démarche inductive part d’observations, d’analyses particulières ou spécifiques pour aboutir à (...)

8Ayant été établi, notamment par la note de clarification de l’Inspection générale, que les programmes sont une émanation de la loi d’orientation, il n’est pas superflu de se demander comment cette grille structure les contenus d’enseignement. Il faut noter que, du point de vue méthodologique, l’apprentissage de l’espace monde prend la figure d’un entonnoir emboité (Camara, 1999). Cette figure rend compte d’un modèle pédagogique qui allie le développement psychologique des élèves à l’utilisation des démarches méthodologiques. Ainsi, le cycle moyen qui est consacré à l’étude du milieu proche est le cadre des opérations inductives, tandis que les élèves du cycle secondaire doivent être initiés à la compréhension des espaces lointains sur la base de la démarche déductive5.

Tableau 1. Les échelles d’identité et d’altérité au regard de la loi d’orientation de l’éducation nationale et le principe pédagogique induit

Échelle ou espace d’étude

Projet cognitif de la loi d’orientation

Principe pédagogique de formation
(explicité ou non)

Sénégal

L’Éducation nationale forme un Sénégalais conscient de son appartenance et de son identité.

Enracinement

Afrique

L’Éducation nationale est une éducation de l’histoire et des cultures africaines. Elle souligne les solidarités du continent (africain) et cultive le sens de l’unité africaine.

Francophonie

L’Éducation nationale reflète également l’appartenance du Sénégal à la communauté de culture des pays francophones…

Monde

L’éducation est ouverte sur les valeurs de civilisation universelle et elle s’inscrit dans les grands courants du monde contemporain : par-là, elle développe l’esprit de coopération et de paix entre les hommes.

Ouverture

Source : loi d’orientation de 1991, modifiée en 2004.

9À cette partition méthodologique se superpose une répartition scalaire et thématique, conformément aux finalités décrites plus haut. Celle-ci distingue les espaces d’appartenance de ceux par lesquels se construisent les relations d’altérité. Ainsi, les classes de 6e, de 5e, de 4e et de terminale sont par excellence les niveaux d’apprentissage et de connaissance des espaces d’appartenance, d’identité et d’altérité.

  • 6 Note de présentation, classe de terminale.

10Les échelles proposées forment un « ici » qui comprend l’espace national, l’espace sous-régional et l’espace continental distinct d’un « ailleurs » qui est désigné en classe de 4e sous le vocable des « autres espaces régionaux du monde » et, en terminale, par « les nouvelles entités géopolitiques et leurs rôles respectifs6 ». L’« ici », qui est synonyme du « nous », devait quantitativement primer sur « l’ailleurs » puisque :

  • 7 Présentation et justifications des options du programme.

les trois quarts des leçons du programme sont consacrés à l’étude du milieu proche de l’enfant, de son espace national et sous-régional (6e, 5e, 4e). Même dans la partie relative à l’étude des espaces régionaux de notre planète, il est recommandé de prendre appui sur des exemples locaux, nationaux et sous-régionaux7.

  • 8 Note de présentation, classe de terminale.

11La division du monde en espaces proches et espaces lointains articulée à une répartition des espaces en lieux d’identité et d’altérité n’est donc pas, en réalité, assujettie aux seuls cycles. Les classes de 4e et de terminale ont la particularité de présenter des contenus qui portent à la fois sur le proche et le lointain et sur un supposé « nous » et « les autres ». Aussi, pour la terminale, les instructions officielles (io) précisent-elles que « l’étude porte en terminale sur les modèles de développement dans le monde à des fins de comparaisons tandis que la part réservée au Sénégal est un gage d’enracinement8. »

  • 9 Note de présentation, classes de 5e, 4e, 3e.
  • 10 La classe de 4e est une classe qui associe à la fois les espaces qui sont supposés enracinés (Afr (...)
  • 11 Il peut renvoyer aux valeurs véhiculées, au procès fait à l’autre, à la promotion de modèles, etc

12Les thèmes d’étude dans les espaces supposés enraciner l’élève sont divers. Toutefois, ils portent globalement sur l’étude des milieux physiques, des problématiques de développement, des questions géopolitiques, économiques et démographiques. Dans les classes où le Sénégal et l’Afrique sont étudiés, le choix pédagogique consiste à dresser un « panorama assez complet » des situations géographiques, à une approche plus ou moins globalisante des phénomènes qui permet de « refléter les liens étroits entre la production, le tissu social et le cadre naturel dans lequel ils s’inscrivent9 ». Si les thèmes sont souvent transversaux et donc indifféremment abordés dans tous les espaces ciblés, certains sont plus mobilisés que d’autres dans les espaces supposés d’appartenance. Ainsi, dans le programme de la classe 4e10 portant sur « l’Afrique et le Monde », les questions de la dépendance, du développement, de la pauvreté, de l’aide au développement et de la coopération ne sont abordées que pour l’étude du continent africain. Inversement, les disparités économiques et sociales sont exclusivement étudiées dans les quatre espaces régionaux (Europe, Asie, Amérique, Océanie) et omises pour l’Afrique. En quoi ces thèmes sont plus « enracinants » ou plus « ouvrants » que d’autres ? L’enracinement et l’ouverture reposent-ils sur la connaissance de ce qui apparaît comme la marque des espaces étudiés ou résident-ils dans un métadiscours11 tenu dans les classes au sujet de ces thèmes ? C’est un vaste programme.

13Par ailleurs, si la quantification du temps d’enseignement d’un thème témoigne de son importance, il ressort que l’écriture du programme de terminale accorde à vue d’œil une importance aux contenus « enracinants ». Aussi bien pour les études régionales que pour les monographies d’États, la part réservée à l’Afrique et au Sénégal, respectivement 28 % et 31 %, est plus importante comparativement à chaque espace régional et État tiers. Mais le cumul du volume horaire consacré aux espaces autres que l’Afrique et le Sénégal montre que les contenus consacrés à l’ailleurs sont plus importants que les contenus supposés enraciner les élèves (tableau 2).

Tableau 2. Part du volume horaire consacré à l’enseignement des régions géographiques et aux monographies dans la classe de terminale

Tableau 2. Part du volume horaire consacré à l’enseignement des régions géographiques et aux monographies dans la classe de terminale

Source : programme consolidé de géographie de la classe de terminale de 2004.

  • 12 Il s’agit de l’intitulé du chapitre 3 du programme de géographie de la classe de 4e. Ce chapitre (...)
  • 13 Les enseignants donnent souvent des polycopiés aux élèves.

14Au regard de la loi d’orientation, les études régionales et les monographies d’États pourraient donc être considérées comme les cadres de définition des savoirs « enracinants » et ceux relatifs à l’ouverture, en même temps qu’elles les délimitent. Ainsi, comme déjà indiqué, les objets qui portent sur l’étude du continent et des États africains seraient des contenus « enracinants » tandis que les « autres espaces régionaux12 » « qui nous servent d’éléments de comparaison, de contre-exemples, de mimétisme et de construction de notre altérité » (Timéra, 2012) assureraient l’ouverture au monde. Mais les programmes ne sont pas toujours en phase avec l’esprit de la loi. D’abord, en classe de terminale par exemple, même si l’étude du Sénégal occupe une place importante, elle se situe à la fin du programme conformément à la démarche déductive. Cette position fait que, pour plusieurs raisons (grèves, progressions lentes, etc.), son traitement didactique et pédagogique n’est pas à la hauteur de l’importance des finalités qui lui sont assignées13. Ensuite, si la loi d’orientation définit le Sénégal de par son appartenance à la francophonie en tant que communauté de culture, la France n’est pas pour autant perçue comme un espace de référence et d’identité. Au contraire, elle est positionnée et étudiée dans le programme de géographie comme un espace d’altérité au même titre que l’Allemagne et les autres pays de l’Union européenne. Enfin, les thématiques de géographie générale qui structurent les programmes de 3e, 2de et 1re sont décalées par rapport aux espaces d’appartenance énoncés. En classe de première par exemple, les études sur la population et les activités en milieu rural sont prévues à l’échelle des pays tropicaux, niveau qui n’est pas pris en charge par la loi et qui n’a pas la même signification que les échelles d’identité prescrites.

15Si les frontières sont par moment brouillées entre les contenus d’enseignement et l’importance qui leur est accordée, qu’en est-il des pratiques d’évaluation ? L’étude des sujets de baccalauréat montre une frontière moins étanche entre l’intérêt porté sur l’Afrique et le Sénégal et celui relatif aux espaces tiers. En ce qui concerne l’étude des grandes régions géographiques, les sujets sur l’Afrique ont la même fréquence que ceux portant sur l’Union européenne qui ne représente pourtant que 17 % du volume total d’enseignement, contre 28 % pour l’Afrique. Par rapport aux monographies des États, la part du Sénégal est plus importante, mais elle n’est pas très éloignée de la fréquence d’apparition des sujets sur l’Allemagne et ne représente que le quart des sujets proposés en 12 ans.

Tableau 3. Fréquence des sujets portant sur les régions et les monographies d’États de 2008 à 2017

Tableau 3. Fréquence des sujets portant sur les régions et les monographies d’États de 2008 à 2017

Source : épreuves du baccalauréat général entre 2008 et 2017.

16En somme, l’importance accordée à l’étude des espaces tiers et le brouillage des frontières entre l’enracinement et l’ouverture donnent l’impression d’une extraversion de l’enseignement de la géographie qui a été dénoncée par des citoyens en 2014 lorsque le baccalauréat sénégalais a porté sur une épreuve relative à la puissance allemande. Ce baccalauréat concerne tout de même une part non négligeable des effectifs scolarisés. Selon le rapport sur la population en 2007, la classe d’âge qui est susceptible de passer cet examen terminal représente environ 15 % des effectifs scolaires et 6 % de la population totale (Agence nationale de la statistique et de la démographie, 2017). Le paragraphe qui suit analyse les perceptions et les positions qui se sont dégagées au cours de ce débat.

L’extraversion des contenus : perceptions et positions

La lettre du citoyen Ly : appel à la dénonciation de l’extraversion de l’enseignement

  • 14 Le nom Amadou Ly est un nom commun au Sénégal.

17La lettre signée Amadou Ly a été postée dans le forum de discussion de Seneweb le 9 juillet 2014 au lendemain du déroulement de l’épreuve d’histoire et de géographie du baccalauréat sénégalais. En dehors de son expérience de la migration, l’auteur n’a pas donné d’indications qui permettent de dresser sa biographie. Il apparaît donc comme un citoyen anonyme14 qui présente sa lettre comme la manifestation de son indignation personnelle et, en même temps, un appel à une mobilisation collective pour dénoncer ce qu’il appelle « une usurpation d’un système éducatif ». Du point de vue du contenu, le citoyen Ly établit un lien entre les choix des contenus d’enseignement et d’évaluation et la posture politique des États africains. Pour lui, les contenus extravertis traduisent la persistance d’une situation de dépendance politique. L’absence des contenus et des épreuves qui favorisent l’acquisition d’une « culture » et d’un « patriotisme » africains et sénégalais montre que « nos États ne sont pas assez souverains ». Au-delà de la dimension politique, l’auteur de la lettre dénonce le déphasage entre l’enseignement et les besoins socio-économiques des pays. Tout en se posant la question de l’utilité d’étudier la géographie de l’Allemagne dans les écoles sénégalaises, il regrette l’absence d’un enseignement plus en « phase avec [l’]identité et [les] enjeux locaux ».

Encadré 1. Extrait de la lettre du citoyen Ly
Je me permets de vous faire part de mon indignation que j’ai depuis hier soir en apprenant que le sujet de géographie qui a été soumis aux candidats du bac sénégalais 2014 (série scientifique) était inconcevable dans un pays comme le Sénégal.
En effet, il a été demandé aux élèves de compléter une carte vierge de l’Allemagne avec des länder, des provinces, des cours d’eau… Cet exercice est noté sur 6 points (soit plus de 25 % de la note sur une telle carte).
Je m’indigne que mon pays ne soit pas assez souverain, je m’indigne que mes enseignants soient paresseux, et probablement complexés voire méchants, au point de ne pas faire l’effort de recherche nécessaire à la conception de sujets bien plus élégants et bien plus en phase avec notre identité, nos enjeux locaux. Il est inadmissible que l’on soumette une telle épreuve (en tout cas un tel exercice) à des élèves sénégalais qui n’ont rien à voir, ni de près ni de loin, avec l’Allemagne. Peut-on juste nous dire quel est l’intérêt d’étudier l’Allemagne dans le programme scolaire pis encore d’en faire un sujet d’épreuve de bac. Je rappellerais pour mémoire que l’Afrique (je ne dis pas le Sénégal mais bien notre continent) n’existe même pas (ou à peine) dans la plupart des programmes scolaires des pays occidentaux. […] J’espère bénéficier de votre concours pour dénoncer cette épreuve, cette usurpation d’un professeur voire d’un système éducatif, qui probablement par lâcheté, par souci de masquer son incapacité à offrir une perspective heureuse à nos nombreux frères et sœurs, fils et filles, n’a rien trouvé de mieux que de tendre des pièges [...].
Source : https://www.seneweb.com/​news/​Opinion/​baccalaureat-l-allemagne-dans-l-epreuve-_n_130185.html

Les réseaux sociaux, un nouveau pôle d’énonciation du récit national

18Les missions de l’école sont traditionnellement définies dans les textes de loi et des instructions officielles. Elles peuvent être énoncées par les hommes politiques, les services compétents et même par les syndicalistes. Dans un contexte de développement des réseaux sociaux, les internautes apparaissent comme de nouveaux acteurs des débats concernant les questions sociales en général et l’école en particulier. Ceux qui ont réagi à la lettre ouverte du citoyen Ly sur le baccalauréat sénégalais n’ont pas d’affiliations institutionnelles connues. Dans l’ensemble, ils n’ont pas précisé leurs fonctions, leurs professions, ni leurs statuts. La majorité pourrait donc être considérée comme des citoyens volontaires (parents d’élèves, anonymes) qui estiment devoir se prononcer sur l’éducation et les finalités éducatives. Une deuxième catégorie d’individus (15 % des internautes) ont donné des indices sur leur profil. Parmi ceux-ci, 75 % se définissent comme ayant connu la migration (anciens migrants ou migration en cours), et ayant une expérience de l’altérité à travers la mobilité. Ils ont évoqué comme espace d’accueil ou de séjour, la France, l’Allemagne, les États-Unis et l’Espagne. « Je vis en Allemagne depuis 40 ans. Je fréquente la plus grande université de ce pays… » (I.76). Les 25 % restants sont constitués d’universitaires et d’anciens bacheliers. Toutefois, la maîtrise technique du sujet et le contenu de l’argumentaire peuvent faire penser à la présence d’une troisième catégorie : les enseignants. Ceux-ci sont d’ailleurs moins les initiateurs du débat que des défenseurs de la vision institutionnelle. Ils apportent la réplique à certains internautes qu’ils perçoivent comme des acteurs à la périphérie de l’école.

19En somme, les internautes constituent une pluralité d’acteurs dont la caractéristique est la liberté de ton et de pensée. Il y a fort à penser qu’ils constituent, comparativement aux voix institutionnelles, des acteurs mineurs, voire des amateurs dans la fabrique des imaginaires nationaux, même si quelques-uns semblent avoir un capital scolaire non négligeable. Ce rôle mineur apparaît d’autant plus que le débat sur le baccalauréat et les programmes dans le réseau internet a été un débat à huis clos puisqu’il n’a pas eu d’écho connu au niveau d’autres sphères sociales comme les syndicats ou les partis politiques. Toutefois, leur récit met en lumière les choix institutionnels.

L’ouverture au monde, un récit multiforme et contradictoire

  • 15 Le coordonnateur du Collège d’histoire et de géographie de l’Inspection générale de l’Éducation e (...)

20En réaction à la lettre ouverte sur le sujet de géographie de 2014, les internautes reprennent à leur compte le récit sur l’imaginaire national. Les perceptions relevées sont nombreuses, mais peuvent être regroupées en deux postures différentes, voire opposées. Les unes, favorables à l’épreuve, s’inscrivent en droite ligne de la position officielle, telle qu’exprimée dans la réponse de l’Inspection générale de l’Éducation et de la Formation (igef)15, tandis que les autres, plus nombreux, optent pour la dénonciation.

Dieu a créé l’Allemagne et les autres pays, nul ne peut les effacer !

21Le premier groupe justifie l’épreuve en soulignant la conformité pédagogique et la pertinence sociale. En effet, dans sa note de clarification, l’igef a estimé que le sujet donné aux élèves, outre sa conformité aux programmes en vigueur, respecte les principes axiologiques et l’esprit de la loi d’orientation de l’éducation nationale :

Dans les lois d’orientation de l’Éducation nationale adoptées successivement par le Sénégal depuis l’indépendance (la dernière en date est la loi 91-22 du 16 février 1991, complétée par la loi 2004-37 du 15 décembre 2004), un lieu éducatif revient comme un leitmotiv : « former un Sénégalais enraciné et ouvert ». Entre autres références, l’écriture des programmes de géographie en vigueur a été guidée par le principe d’altérité que véhicule cette finalité.

22Sans être aussi techniques que l’igef, les internautes ont mis en évidence les vertus d’une ouverture dans la formation du citoyen. Si certains ont relevé que l’actualité, la mondialisation et la culture générale sont des impératifs pour la formation du citoyen sénégalais, d’autres ajoutent que la situation de mal ou de sous-développement doit amener l’école à diffuser des modèles de réussite dans une perspective mimétique :

L’étude des espaces étrangers loin d’être une perte de temps serait plutôt comme des exemples afin d’améliorer le futur de nos enfants… L’intérêt d’étudier ces derniers reviendrait à pouvoir prendre conscience et même appliquer de telles choses à notre propre pays. (I.77)

En plus, l’Allemagne est une référence en matière scientifique et de rigueur dans le travail. (I.1)

23Dans ce groupe figurent des enseignants qui pourraient être des membres de la commission de choix des sujets. Tout en insistant sur la dimension mimétique de l’enseignement, ceux-ci se reconnaissent par leur aptitude à mettre en articulation le programme et les finalités sociopolitiques qui le sous-tendent. L’un dit :

  • 16 On peut pourtant s’interroger sur l’exactitude de cet argumentaire puisque le Nigeria ne fait plu (...)

L’Allemagne a été choisie dans le programme en tant que modèle économique d’un pays développé de même que la France, le Brésil et le Nigeria16 comme exemples de pays émergents. Et l’on a besoin de s’inspirer de ces modèles et d’identifier leurs limites (I.28).

24Certains insistent sur la fonction pédagogique puisque :

il est demandé aux élèves de localiser les pays limitrophes de l’Allemagne pour mettre en exergue le rôle et la place de ce pays dans les rapports de puissance en Europe et dans le monde. (I.58)

  • 17 Présentation et justifications des options du programme de terminale, 2004.

25Il faut noter que l’objectif prescrit pour « l’étude économique alternée entre la France et l’Allemagne » est d’« évaluer le poids et le rôle de la France et de l’Allemagne dans l’Union européenne et dans le monde17 ». Dans les contenus enseignés, cette évaluation procède de l’analyse des secteurs, des fondements, performances et limites du modèle économique (photo 1).

Photo 1. Exemple d’une structure des contenus d’enseignement sur l’Allemagne en terminale

Photo 1. Exemple d’une structure des contenus d’enseignement sur l’Allemagne en terminale

Source : extrait d’un cahier de textes d’une classe de terminal d’un lycée de Dakar.

26Ceux qui ont déclaré avoir une expérience de la migration et de l’altérité ont été très faiblement représentés dans ce groupe. Tout de même, trois internautes parmi eux ont justifié l’épreuve en convoquant leur expérience migratoire comme élément de pertinence ou de bien-fondé du système scolaire sénégalais tel qu’il est organisé aujourd’hui. Pour les uns, l’enseignement de la géographie leur a permis une meilleure connaissance, un mieux-être et une meilleure insertion dans l’espace d’accueil :

Je suis content d’avoir étudié le pays dans lequel je vis actuellement, car il était dans notre programme en terminale et je connais ce pays mieux que ceux qui sont nés ici, je travaille avec certains, je leur dis que faire et comment le faire. (I.29)

27Pour d’autres, il s’agit de ne pas tomber dans le même travers que les modèles européens qui forment des cadres qu’ils présentent comme dépourvus de culture générale et de tout sens de l’altérité. Aussi, I.56 est-il étonné que les Américains ne connaissent guère les pays africains : « Imaginez quand une fois, aux États-Unis, on m’a demandé si le Togo est dans le Pacifique. Est-ce ce genre de cadre que nous voulons pour le Sénégal de demain ? »

28Une autre catégorie voit, dans cette ouverture au monde, l’essence même de la démarche géographique, puisque l’exercice porte sur la localisation comme instrument d’appréhension des espaces (I.58) et l’étude d’une partie de la carte du monde qui apparaît comme l’objet de la géographie :

L’Allemagne se trouve être un pays que Dieu a placé quelque part sur le globe. Et il veut qu’on enseigne la géographie à nos enfants en “effaçant” ce pays et peut être tous les autres pays occidentaux de la carte du monde. Si on le suit, on est plus dans la géographie. (I.58)

29De ce point de vue, la géographie ne pourrait être pensée que dans la totalité ; « Battue sur l’espace et la société du globe et non d’un continent et d’un pays donné » (I.14), la géographie apparaît comme une science englobante qui transcende les frontières et donc les perspectives régionales et monographiques. I.14 conclut que l’école s’appuie sur la géographie pour élever l’esprit de l’élève, son niveau de connaissance du monde.

30En somme, ceux qui militent pour l’ouverture construisent un discours bivalent où la promotion des valeurs de culture générale, le mimétisme, l’esprit d’ouverture s’accompagnent de la nécessité d’éviter l’égocentrisme, etc. (tableau 4). Autrement dit, les discours qui militent pour l’ouverture sont en même temps des discours dénonciateurs des attitudes et postures égocentriques, exclusivistes.

Tableau 4. Les vertus et dérives d’une ouverture

Valeurs d’une ouverture

Dérives d’un manque d’ouverture

Actualité et mondialisation

Mimétisme

Esprit d’ouverture

Égocentrisme

Repli identitaire

Exclusivisme

Source : discours des internautes sur l’épreuve du baccalauréat sur l’Allemagne.

Être Gaulois hier, partir à la Gaule aujourd’hui

31La critique du sujet de baccalauréat de 2014 sur l’Allemagne en particulier et de l’extraversion du programme en général a inspiré une figure certes réductrice et caricaturale des positions, mais très significative de la perception d’une école complètement tournée vers l’extérieur. L’idée de dire qu’« avant on apprenait aux nègres que leurs ancêtres étaient des Gaulois et aujourd’hui l’école les prépare à migrer vers les pays développés » (I.20) donnerait à penser que les contenus sont en grande partie constitutifs d’objets et thèmes scolaires extérieurs au milieu de l’élève. En outre, elle met en lumière la tare consanguine de l’école sénégalaise née d’un système qui amenait les indigènes à aimer et admirer la métropole comme s’il s’agissait de leur patrie. Pour le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, cité par Seksig (2004), l’école sénégalaise continue de porter la marque de cette identité : « il est certain que depuis quarante ans nous n’appartenons plus à la République française. Pourtant, d’une certaine manière, il s’agit toujours de la même école et de la même conception de la République. La France s’est reproduite sur le territoire sénégalais. »

32Au-delà de cette caricature, les internautes, plus nombreux que le groupe qui est proche de la position officielle, ont dénoncé l’extraversion supposée en usant des arguments qu’on peut regrouper autour de quatre grandes problématiques liées à l’identité, à la formation du citoyen, à l’utilité sociale de l’enseignement et au rapport à autrui (tableau 5).

  • 18 L’argumentaire recensé apparaît généralement comme un discours dyade avec des paires sémantiques (...)

Tableau 5 : Argumentaire dans la définition d’un rapport d’altérité18

Unités de sens du discours sur les tares ou les préalables d’un projet ouverture

Occurrences

Se connaître soi-même avant de s’ouvrir,

Manque d’estime de soi, complexe, perte d’identité, acculturation

10

Cultiver l’esprit patriote, former des stratèges

Colonisation, perte de souveraineté, migrations

 9

Adaptations aux réalités, utilité sociale du thème

Inutile, futilités

12

Réciprocité

Manque de considération, ignorance

 7

33Les discours sont ainsi construits à travers deux registres. Le premier porte globalement sur ce qui est attendu de la géographie en particulier et de l’école en général dans une situation d’enracinement. Ce sont les finalités éducatives : la connaissance de soi, le patriotisme, l’adaptation aux réalités endogènes, formulées en opposition avec une posture d’ouverture. Le second registre est constitué d’une sémantique qui porte sur les méfaits, les causes, les conséquences ou les manifestations d’une ouverture vers l’extérieur. C’est donc un discours bivalent d’énonciation d’un projet social de définition de soi, du rapport à l’autre et de dénonciation de ce qui apparaît comme une entrave dans sa réalisation. Dans le détail, la dénonciation a majoritairement mis au premier plan l’utilité sociale de l’ouverture. À quoi sert l’enseignement des pays comme l’Allemagne pour la société sénégalaise a été une question récurrente comme si l’objectif pédagogique prescrit d’« évaluer le poids et le rôle de […] l’Allemagne dans l’Union européenne » dans les programmes était ignoré ou nié.

34Ce qui semble faire débat pour certains, c’est en réalité la place prépondérante de l’analyse factuelle et donc de la géographie inventaire dans l’enseignement. L’option d’une géographie plus pragmatique et socialement plus utile serait plus pertinente. Elle doit permettre la promotion d’un patriotisme éclairé et d’une souveraineté pleine et entièrement assumée, d’autant plus que le Sénégal a « besoin de stratèges, de gens informés, ou qui sont en mesure de prendre les bonnes informations quand ils seront sur le terrain en mission pour le compte de leur pays » (I 9-1). De l’avis de I.61 :

On n’a pas besoin de quelqu’un qui n’est capable que de dire, par exemple, que les États-Unis ont tel nombre d’États et où se situe chaque État, sans pouvoir nous dire quel est l’intérêt ou le potentiel économique, les opportunités de liens économiques entre ces États et notre État qu’est le Sénégal pour un commerce gagnant-gagnant qui nous mènera vers l’émergence.

35Les critiques ont aussi porté sur le peu d’ancrage supposé du programme, le défaut de connaissance de soi, de notre pays et des réalités africaines. Pour certains, cette méconnaissance se traduit par l’absence de problématiques plus actuelles en phase avec les enjeux et défis de la société sénégalaise et africaine. Pour I.18 :

les élèves sénégalais ne connaissent pas assez la géographie de notre pays, de la sous-région pour qu’on se permette d’aller chercher des détails en Allemagne. En ce moment, on parle de supprimer les régions, est-ce que les élèves de terminale ont compris quelque chose au nouveau découpage ?

36Pour d’autres, elle est synonyme de perte de valeurs et de repères puisque la non-maîtrise de soi peut conduire à « l’acculturation et à la perte d’identité » (I.66). Cette ouverture est aussi perçue comme la persistance des comportements jugés aliénants. Ainsi, les « nostalgiques » (I.21), ceux qui se disent « hellénistes » (I.43), et ceux qui continuent « à faire des coupes topographiques uniquement sur des cartes françaises (Beaune, Pont-à-Mousson) » (I.44) sont décrits comme étant aux antipodes de la culture de l’enracinement sans laquelle il ne peut y avoir de problématiques scolaires en phase avec « nos réalités et nos besoins d’aujourd’hui » (I.59). Même s’il n’y a aucun élément biographique dans les discours qui permet de situer les membres de ce sous-groupe d’internautes, le type d’argumentaire, la technicité et la spécificité du vocabulaire utilisé (hellénisme, coupe topographique, nostalgie) dévoilent dans ce cas précis des profils qui renvoient aux milieux intellectuels et universitaires.

37Enfin, pour une autre catégorie d’internautes, le projet pédagogique de la géographie ne peut pas faire fi du principe de la réciprocité. Autrement dit, comme dans la diplomatie, le choix des pays et des parties à étudier doit tenir compte des dispositions des uns et des autres à se connaître mutuellement. Or les pays occidentaux sont perçus comme étant des espaces fermés, européocentrés « qui ignorent royalement notre existence » (I.21) et qui n’accorderaient aucune place à l’Afrique et au Sénégal dans leurs programmes d’enseignement. L’un des principaux arguments de l’auteur du texte initial de dénonciation a été de rappeler que : « l’Afrique n’existe même pas ou à peine dans la plupart des programmes des pays occidentaux » (I.0). Ce qui est valable pour les Occidentaux l’est tout autant pour les Américains qui ne « savent pas où se trouve le Sénégal. Ils te demandent si le Sénégal se trouve en Afrique du Sud ou en Amérique latine » (I.22). Dans ce groupe d’internautes, la position de ceux qui ont vécu l’expérience de la migration est digne d’intérêt : elle associe un sentiment de frustration et de révolte. Pour I.39, il ne faut guère évoquer le programme pour justifier l’épreuve, car :

[…] nous qui vivons ici en Europe, sommes toujours enragés de constater que nos enfants n’apprennent presque jamais à l’école l’histoire de l’Afrique que les Occidentaux n’arrêtent pas de spolier tous les matins que Dieu fait.

38Selon I.7, il est inconcevable pour les Européens d’intégrer l’étude de l’Afrique et de ses réalités dans leur programme : « J’ai vécu aussi dans ces pays, mais si on leur racontait qu’on étudiait leur pays dans nos écoles, ils allaient en rire… dénonçons ces machinations, trop, c’est trop. »

39Dans tous les cas, ce débat sur le sujet du baccalauréat sénégalais pose la question de la pertinence du projet éducatif et ouvre d’autres espaces d’énonciation du récit national. Les échanges ont certes constitué un débat à huis clos, qui n’a impliqué qu’une centaine de personnes et duré que le temps d’une polémique (une journée d’échange), mais ils sont loin d’être anodins puisqu’ils font échos aux positions et postures qui sont à l’œuvre dans un contexte de réflexion et de mise en œuvre du projet d’intégration des thèmes émergents dans les contenus d’enseignement.

Les thèmes émergents dans la réforme du curriculum : signe d’une « extra-ouverture » ou d’un impératif sociétal ?

40François Audigier (2012) notait que le dernier quart de siècle est marqué par une modification des curricula et que « deux figures s’imposent massivement : la référence obligatoire aux compétences et la prise en compte de nouveaux objets d’enseignement qui ne sont pas classés, a priori, dans une discipline scolaire particulière ». Au Sénégal, Fall (2002 : 342) avait déjà posé, comme perspective de recherche, l’étude de l’effet de la diversification des acteurs de l’école, notamment la manière dont ces derniers ont « pu influencer les orientations du système scolaire, et surtout comment les différents acteurs ont favorisé ou au contraire contrarié l’apparition de conduites nouvelles d’adaptation de l’école aux conditions locales ».

  • 19 La note de présentation du programme signé par le ministre de l’Éducation nationale, Moustapha So (...)
  • 20 Extrait du mot de monsieur Sérigne Mbaye Thiam, ministre de l’Éducation nationale lors de la céré (...)

41Même si tous les effets ne sont pas encore connus et documentés au Sénégal, on peut noter l’adoption institutionnelle des figures évoquées par François Audigier. La première date de la réforme de 1998 et la note ministérielle19 précise que l’école doit s’adapter à l’évolution des sciences de l’éducation en adoptant une forme d’écriture du programme pédagogique qui s’appuie sur l’explicitation des intentions pédagogiques, d’où l’existence d’une batterie de compétences adjointes au programme. La deuxième figure est récente et se trouve au cœur du projet de réforme du curriculum unifié en cours. En effet, selon le ministre de l’Éducation nationale du Sénégal20, l’offre d’éducation doit s’appuyer sur « des programmes bien calés aux questions socialement vives » et avoir comme balise, « l’éducation au développement durable […], notamment dans ses dimensions bioclimatiques, économiques, démographiques, sociales et citoyennes » (men, 2015).

42Pour traduire cette prescription dans les termes du curriculum, la Commission nationale d’histoire, de géographie et d’éducation civique, à l’instar des autres commissions disciplinaires, a identifié plusieurs thèmes émergents. Pour la géographie, il s’agit, entre autres, du développement durable, de la gouvernance économique et politique, du réchauffement climatique, des questions liées à la migration, à la dégradation de l’environnement, à la santé de la reproduction, etc., tandis que, pour l’histoire et l’éducation civique, il s’agit de l’éducation à la citoyenneté, la culture de la paix, le genre et la bonne gouvernance. Comment cette offre se justifie-t-elle en général et plus particulièrement dans le contexte sénégalais ?

43Analysant le contexte international, François Audigier (2012) relevait que l’apparition de nouvelles demandes d’éducation s’inscrit dans plusieurs changements qui renvoient à l’évolution du statut et de la fonction du savoir, de l’école et de la socialisation. Le changement de régime du savoir repose sur l’idée que le savoir scolaire doit désormais être un savoir utile que l’on peut mobiliser pour éclairer les pratiques spatiales et sociales. Quant à l’école, elle doit être un espace ouvert aux grands débats et aux questions sensibles sans la compréhension desquels on ne peut forger l’esprit critique des futurs citoyens. Malgré l’exigence du refus du politique, l’école doit donc être le prolongement de l’espace politique, social et culturel dans lequel les grands problèmes doivent être débattus. En ce qui concerne la socialisation, la culture générale et l’encyclopédisme sont des valeurs pédagogiques en crise, parce qu’éprouvées par les exigences d’un monde où l’employabilité et l’acquisition de compétences sont devenues les nouvelles références éducatives.

44Ces mutations au plan international sont intégrées dans le contexte sénégalais. Elles sont d’ailleurs marquées par la présence d’offres d’éducation parallèles à celles proposées par les disciplines classiques. L’éducation à la citoyenneté, l’éducation à la santé de la reproduction, l’éducation à l’environnement ont depuis des années profondément marqué les espaces scolaires de certains établissements au Sénégal à travers, respectivement, les gouvernements scolaires, les clubs Éducation à la vie familiale (evf) et les clubs Environnement (Barthelot, 2009). Aujourd’hui, du fait des exigences du monde du travail et de la nécessité d’inscrire l’employabilité au cœur du projet pédagogique, l’école fait face à une nouvelle demande d’éducation en faveur des jeunes. C’est pour faire face à cette diversité et éviter des offres désordonnées et non coordonnées que le Projet d’appui au renouveau des curricula (parc) « se propose de produire un curriculum ouvert à la vie parce que prenant en charge les interpellations de la vie courante à travers la prise en compte de problématiques sociales et citoyennes émergentes » (men, 2015). Depuis le lancement du projet, plusieurs rencontres entre les commissions nationales, d’une part, et d’autre part, entre les commissions, les organisations de la société civile et les partenaires comme le Fonds des Nations Unies pour la population (fnuap) ont lieu en vue de réfléchir à la manière dont l’école intègre ou peut intégrer ces nouvelles thématiques. Ces rencontres font souvent l’objet d’échanges et de débats vifs entre participants à propos de telle ou telle sémantique (santé de la reproduction ou éducation sexuelle), sur la pertinence sociale des thèmes tels que formulés. Pour certains, même si ces problématiques sont portées au Sénégal par des associations et ong locales, à savoir, par exemple, le Groupe pour l’étude et l’enseignement de la population (geep), l’Association sénégalaise pour le bien-être familial (asbef), la Coalition nationale pour la santé de la reproduction et l’éducation sexuelle (cnsres), il n’est pas établi qu’elles relèvent des aspirations profondes des populations. Au contraire, elles semblent être des principes et des valeurs venus d’ailleurs.

  • 21 Il est noté que le dome a été élaboré avec la collaboration diligente et l’appui de du fnuap, de (...)

45Au niveau institutionnel et dans le cadre des réformes, elles font l’objet d’un appui et d’un encadrement technique des organisations internationales comme le fnuap, l’Unesco et des ong21. À cet égard, la posture de l’État sénégalais reste très ambiguë. Il est non seulement signataire des conventions et engagements internationaux sur ces questions, mais il sollicite l’aide financière des organisations internationales pour la mise en œuvre de ces projets éducatifs, toutes choses qui le lient et mettent à nu la gouvernance souveraine de l’éducation nationale. Le financement de l’éducation et l’adhésion de nos États aux « grands consensus » internationaux consacrent donc l’extraversion des systèmes d’enseignement et font des ong et des institutions internationales les figures contemporaines des nouveaux manageurs de l’éducation africaine. Ceux-ci ont remplacé les représentants de la République française dans les années 1960 et les coopérants dans les années 1970 et 1980.

Conclusion

46Le Sénégal n’a pas dépassé le débat entre la nécessité d’enraciner et l’impératif de tenir compte des apports extérieurs. Il est toujours à la recherche de l’équilibre entre le principe de l’enracinement et celui de l’ouverture. Jadis situé dans des cercles restreints et experts, ce débat a récemment occupé des espaces plus ouverts (presses, espaces numériques) et des acteurs plus diversifiés (parents d’élèves, internautes). La prise de position dans les réseaux sociaux comme les manifestations publiques des parents d’élèves pour protester contre certains contenus d’enseignement sont désormais les marques inédites d’une nouvelle polarité d’énonciation du projet éducatif. C’est que, dans un contexte de mondialisation, la diffusion du modèle occidental apparaît comme aliénante et a fini par raviver chez les populations des périphéries des sentiments de retour sur soi. L’expression de ce retour sur soi s’est manifestée dans les années 2000 par une forte demande d’éducation religieuse à laquelle l’État du Sénégal a répondu à travers le réaménagement de la loi d’orientation de l’Éducation nationale, notamment en son article 4, alinéa 1 qui mentionne qu’« une éducation religieuse optionnelle peut être proposée. Les parents choisissent librement d’inscrire ou non leurs enfants à cet enseignement ».

47La volonté d’introduire la pensée et l’œuvre de Cheikh Anta Diop ainsi que des figures historiques sénégalaises dans les curricula peut être perçue comme une suite logique de cette posture enracinante. Il est clair que cette volonté institutionnelle qui traduit une forte demande d’éducation des valeurs dites proprement sénégalaises est décalée par rapport aux pratiques et supports pédagogiques (évaluation, programme) qui sont perçus comme très éloignés des réalités sénégalaises. Mais, elle s’inscrit aussi en porte à faux avec le désir de l’État de prendre en compte des problématiques et des questions émergentes portées par les institutions internationales et les ong. Le sentiment d’enracinement qu’expriment les populations et la position ambivalente et souvent contradictoire de l’État mettent à jour la problématique de l’intégration des thèmes émergents et des questions socialement vives qui sont souvent jugées aliénantes.

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Bibliographie

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Notes

1 Pour l’approche par compétence, on peut consulter les Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs (cres) sur les réformes voyageuses, no 16, 2017.

2 Plusieurs modalités de l’extraversion ont été décrites par Bayart (1999). Ici, nous l’entendons comme la situation dans laquelle l’action éducative consiste à accorder plus de temps d’apprentissage et un plus grand nombre de matières ou de thèmes d’étude aux espaces ou pays perçus comme relevant d’autres cultures.

3 Seneweb est un site d’informations et d’actualités. Il permet aux internautes d’interagir à chaque fois qu’un texte est posté. Pour le cas du baccalauréat 2014, les réactions peuvent être consultées à l’adresse suivante : https://www.seneweb.com/news/Opinion/baccalaureat-l-allemagne-dans-l-epreuve-_n_130185.html

4 Note de présentation du programme empruntée à Pinchemel (1982).

5 La démarche inductive part d’observations, d’analyses particulières ou spécifiques pour aboutir à des perspectives plus générales, tandis que la méthode déductive procède par une entrée par le général pour aboutir au particulier.

6 Note de présentation, classe de terminale.

7 Présentation et justifications des options du programme.

8 Note de présentation, classe de terminale.

9 Note de présentation, classes de 5e, 4e, 3e.

10 La classe de 4e est une classe qui associe à la fois les espaces qui sont supposés enracinés (Afrique de l’Ouest et Afrique) et les autres espaces régionaux du monde.

11 Il peut renvoyer aux valeurs véhiculées, au procès fait à l’autre, à la promotion de modèles, etc.

12 Il s’agit de l’intitulé du chapitre 3 du programme de géographie de la classe de 4e. Ce chapitre comprend l’Europe, l’Amérique, l’Asie et l’Océanie.

13 Les enseignants donnent souvent des polycopiés aux élèves.

14 Le nom Amadou Ly est un nom commun au Sénégal.

15 Le coordonnateur du Collège d’histoire et de géographie de l’Inspection générale de l’Éducation et de la Formation a, à la demande du ministère, transmis à l’autorité une note de clarification sur le sujet incriminé.

16 On peut pourtant s’interroger sur l’exactitude de cet argumentaire puisque le Nigeria ne fait plus partie des pays étudiés depuis 1998.

17 Présentation et justifications des options du programme de terminale, 2004.

18 L’argumentaire recensé apparaît généralement comme un discours dyade avec des paires sémantiques opposées décrivant la chose et son contraire.

19 La note de présentation du programme signé par le ministre de l’Éducation nationale, Moustapha Sourang.

20 Extrait du mot de monsieur Sérigne Mbaye Thiam, ministre de l’Éducation nationale lors de la cérémonie de lancement du parc.

21 Il est noté que le dome a été élaboré avec la collaboration diligente et l’appui de du fnuap, de l’Unesco, de Save Children et du geep.

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Table des illustrations

Titre Tableau 2. Part du volume horaire consacré à l’enseignement des régions géographiques et aux monographies dans la classe de terminale
Légende Source : programme consolidé de géographie de la classe de terminale de 2004.
URL http://journals.openedition.org/cres/docannexe/image/5593/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 60k
Titre Tableau 3. Fréquence des sujets portant sur les régions et les monographies d’États de 2008 à 2017
Légende Source : épreuves du baccalauréat général entre 2008 et 2017.
URL http://journals.openedition.org/cres/docannexe/image/5593/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 68k
Titre Photo 1. Exemple d’une structure des contenus d’enseignement sur l’Allemagne en terminale
Légende Source : extrait d’un cahier de textes d’une classe de terminal d’un lycée de Dakar.
URL http://journals.openedition.org/cres/docannexe/image/5593/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 781k
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Pour citer cet article

Référence papier

Mamadou Bouna Timera et Ibrahima Faye Diouf, « L’ouverture au monde : un principe de construction de l’identité en question dans l’enseignement de la géographie au Sénégal »Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, 20 | 2021, 221-244.

Référence électronique

Mamadou Bouna Timera et Ibrahima Faye Diouf, « L’ouverture au monde : un principe de construction de l’identité en question dans l’enseignement de la géographie au Sénégal »Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs [En ligne], 20 | 2021, mis en ligne le 04 février 2022, consulté le 24 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/cres/5593 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cres.5593

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Auteurs

Mamadou Bouna Timera

Laboratoire de Géographie humaine, Université Cheikh Anta Diop [mamadou.timera@ucad.edu.sn].

Ibrahima Faye Diouf

Laboratoire de Géographie humaine, Université Cheikh Anta Diop.

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Droits d’auteur

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