- 1 Le Tamil Nadu est un état fédéré et a son propre gouvernement tandis que Pondichéry est un territ (...)
1Au Tamil Nadu et à Pondichéry, d’incroyables processions d’écoliers de tout âge égayent les rues des villes et des villages au rythme des horaires des établissements. Les parents sont soucieux d’offrir à leurs enfants une « bonne éducation » qui constituerait une sorte de capital symbolique, leur servant de rempart contre la précarité présente en Inde et une reconnaissance pour des familles résolues à appartenir à une Inde rayonnante ou Shining India (Majumdar & Mooij, 2011 ; Ponceaud Goreau, 2018 ; 2021). Les jeunes parents définissent de nouvelles distinctions et aspirations, notamment en matière de scolarisation. En effet, les revenus des familles demeurent très modestes, mais, supportés par la croissance économique, ils peuvent être suffisants dans un certain nombre de cas pour dégager de toutes petites capacités d’investissement. Conscients des opportunités, les entrepreneurs privés se sont positionnés de différentes manières et pour différents publics. Accéder au système scolaire privé est devenu une priorité. Cet article montre notamment l’originalité des relations entre l’État et les écoles primaires privées au Tamil Nadu et à Pondichéry1 en donnant des exemples de recompositions et d’arrangements issus de données de terrains collectées depuis 2013.
- 2 L’identité tamoule soutenue par le mouvement dravidien (le Mouvement pour le Respect de soi, fond (...)
- 3 En comparaison, la France consacre 61 milliards en 2012 à l’éducation, ce qui représentait 5,5 % (...)
- 4 Depuis 1931, l’administration ne recensait plus les individus selon leur appartenance de caste. E (...)
2En Inde, trois types d’écoles coexistent : les écoles publiques (ou government schools), les écoles privées subventionnées par l’État fédéré (ou private aided-schools) et les écoles privées non subventionnées (ou private non aided-schools). Les écoles publiques sont gérées par l’État, implantées sur un terrain et dans des locaux qui lui appartiennent, fonctionnant presque gratuitement et avec une majorité de leur personnel possédant le statut de fonctionnaires. L’État du Tamil Nadu est caractérisé par une forte identité régionale soutenue par un électorat populaire2 qui a conduit le gouvernement tamoul à mettre en place très tôt des politiques éducatives particulièrement inclusives (Government of Tamil Nadu, 2018). Au lendemain de l’indépendance, l’accès au système éducatif a été favorisé par des mesures emblématiques, notamment l’instauration de déjeuners gratuits (dès 1957 dans la ville de Madras, actuelle Chennai), la création d’un mode de garde gratuit pour tous à travers les centres intégrés pour le développement des enfants dès 1975 ou anganwadis, la distribution de fournitures, la construction d’infrastructures scolaires sur le territoire… Alors que l’Inde est pourtant dans un contexte de forte croissance économique, la part du budget moyen des États indiens consacré à l’éducation n’a eu de cesse de baisser, de 3,65 % du pib en 1990 à 3 % en 2007 (Akila, 2004). De son côté, le Tamil Nadu alloue en 2013 près de 169 653 millions de roupies (soit 2 504 millions d’euros) au budget de l’éducation, soit 11,17 % des dépenses de l’État3. Des politiques de discrimination positive et de réservations en faveur des populations Scheduled Caste et Scheduled Tribes4, voire Other Backward Classes (obc), ont cours dans les emplois du secteur public, dans l’Éducation et la représentation politique.
3Partout en Inde, les écoles privées subventionnées reçoivent des aides de la part du gouvernement suivant les politiques de l’État fédéré. Cela peut aller de la dotation en matériel pédagogique et informatique au paiement des salaires des enseignants. Certaines écoles collectent des frais supplémentaires pour l’organisation d’examens ou de cérémonies et l’achat de matériel scolaire lorsque la distribution gratuite des manuels et des fournitures fait défaut. Ce sont de petites sommes, mais qu’il faut considérer en comparaison des revenus très modestes des familles concernées. Les écoles privées non subventionnées se sont longtemps adressées de leur côté aux familles des classes moyennes supérieures qui acquittaient des frais de scolarité souvent élevés. Elles sont complètement autonomes en termes de direction, de frais, d’embauche de personnel et de pédagogie (De et alii, 2002). Elles peuvent être reconnues ou non par l’État, qui autorise ou non les élèves à passer les examens de fin d’année (Kingdon, 2007). Aujourd’hui, leurs tarifs varient beaucoup en fonction du public visé, mais aux frais d’inscription et d’écolage, il faut souvent ajouter des donations (illégales mais fréquentes), l’achat d’un uniforme, de matériel, des cours privés, des activités périscolaires culturelles ou sportives, des sorties… (Majumdar & Mooij, 2011). À l’inverse, les écoles privées subventionnées par l’État représentent généralement une garantie pour les familles modestes, à savoir que l’enseignement se base sur des programmes nationaux, que l’encadrement et les infrastructures répondent aux mêmes normes que les écoles publiques et que les frais qui leur seront demandés resteront raisonnables. Nous verrons comment le Tamil Nadu a particulièrement appuyé les écoles privées subventionnées.
Carte 1. La part des écoles publiques, privées et privées subventionnées dans les différents États indiens
Réalisation : É. Ponceaud Goreau, umr passages 5319, (réalisé avec Philcarto).
Source : National Institute of Educational Planning and Administration, 2019, sur des données relevées en 2015.
4Depuis la fin des années 1990, les écoles publiques sont de plus en plus critiquées pour leur inefficacité à lutter contre les inégalités socio-environnementales des enfants (Rapport probe, 1999). Les familles de la classe moyenne, ou celles qui aspirent à y appartenir montrent leur désir de quitter ce système public considéré comme défaillant et de se démarquer (Majumdar & Mooij, 2011). Les familles les plus pauvres sont prêtes à faire de grands sacrifices pour accéder elles aussi à l’enseignement privé qui constitue une échappatoire aux écoles publiques (Banerjee & Duflo, 2008 ; Bhalotra, 2009 ; LaDousa, 2007 ; Srivastava et alli, 2016). L’éducation devient ainsi un “outil de cristallisation statutaire à travers les enfants” (Banerjee & Duflo, 2008). Les attentes des parents semblent correspondre à l’idée de “décharge” de l’État sur ses partenaires, présente en Inde comme dans la plupart des pays du Sud. Dans le cadre d’une gouvernance décentralisée intensifiée pendant les années 1990 et le début des années 2000, appelées en Inde l’“ère du développement”, les familles ont été de plus en plus considérées en tant que “participants” et “partie prenante” par les acteurs du secteur éducatif public et privé (Maithreyi & Sriprakash, 2018 : 2). Les familles plébiscitent les écoles privées qui paraissent mieux épouser leurs attentes notamment celles créées par des ong et des structures privées philanthropiques ou à but lucratif qui travaillent dans le domaine de l’éducation (Datta & Goyal, 2011). Cependant, des chercheurs comme Maithreyi & Sriprakash (2018 : 13-14) s’inquiètent du fait que l’intégration de la famille dans le projet éducatif par le biais de discours fondés sur les droits permet la légitimation d’un système éducatif inégal.
- 5 Pour mieux comprendre les inégalités graduées des classes moyennes indiennes et l’impact des New (...)
5De plus, conscients des opportunités offertes par les transformations sociales, les petits entrepreneurs du secteur privé se sont positionnés en faveur des classes moyennes5 inférieures en créant des écoles à bas prix (connues sous le nom de Low-Fee Private ou lfp [Härmä, 2010 ; 2011]). Ces écoles lfp se sont délibérément orientées vers une clientèle traditionnellement exclue de l’enseignement privé, mais qui, compte tenu de l’évolution socio-économique et de la diminution de la taille des familles, peut avoir envisagé de quitter l’école publique. Lahoti & Mukhopadhyay (2019) soulignent l’énorme fossé existant entre les perceptions des parents et les réalités scolaires dans les écoles privées à bas prix. L’acquisition d’une bonne connaissance de l’anglais, d’un uniforme adéquat et d’un comportement correct (bonnes manières, habitude de parler aux adultes...) est également considérée comme un capital culturel et une volonté de s’éloigner dès que possible des familles les plus pauvres qui auraient seulement accès aux écoles publiques. Ces normes sont renforcées par certains paramètres de qualité non éducatifs visibles (tels que les murs peints et colorés des salles, les bannières publicitaires, les bus scolaires...) présents dans les écoles privées. G. Nambissan (2012 : 58) considère que c’est une forme de discrimination à l’encontre des parents pauvres à qui n’est offerte qu’une scolarité primaire minimaliste avec la promesse que leurs enfants auront accès à un enseignement moyen anglais de bonne qualité. L’asymétrie entre les aspirations des parents et les réalités scolaires est nuancée par la compréhension des multiples facteurs relatifs au choix scolaire des parents en fonction de leurs contraintes, de leurs priorités et des informations disponibles (Lahoti & Mukhopadhyay, 2019 : 57). Dans notre enquête, de nombreux parents indiquent qu’ils doivent mobiliser leurs ressources, leur argent ou leurs contacts personnels (famille, amis, ong, employeurs ou politicien local) pour assurer l’admission dans une école privée. Ce sont ces arrangements et le rôle de l’État dans le cas du Tamil Nadu qui seront précisés dans cet article. L’enjeu est donc de montrer comment le modèle inclusif du Tamil Nadu et de Pondichery a évolué depuis les années 2000 dans un contexte néolibéral, soumis à un nouvel ordre éducatif mondial et sous la pression des parents.
6Cette recherche s’appuie sur trois terrains d’études dans une approche multisite menée entre 2013 et 2015, et réactualisée en 2019. Au Tamil Nadu, il s’agissait de voir comment s’organisait l’offre en contexte de métropolisation et de changements urbains rapides à Chennai où les familles sont attirées par les opportunités offertes en termes d’emplois et d’accès aux services élémentaires, d’éducation et de santé. À Pondichéry, des familles très modestes qui élaborent des parcours de scolarisation originaux ont été interrogées dans des quartiers où l’offre est particulièrement dense et diversifiée, et leur situation mise en perspective avec celle de familles résidant à quelques dizaines de kilomètres et non plus sur le territoire de Pondichéry, mais dans l’État du Tamil Nadu. Des parents de toutes catégories sociales ont pu être rencontrés dans le centre historique de Pondichéry, autour des écoles, de l’avenue Goubert et du parc Barathi. Les visites ont concerné les écoles publiques (12), privées (24), les anganwadis (9), le domicile des familles ; il y a aussi eu des rencontres avec des personnes-ressources agissant dans l’environnement proche des écoles et des entretiens avec des fonctionnaires des instances gouvernementales (ministère de l’Éducation et ministère de la Santé, des femmes et des enfants, service de district et centre de formation des enseignants). En tout, cent trente entretiens semi-directifs ont été menés avec : vingt-huit enseignants, trente-et-un directeurs d’école (dix-huit dans l’enseignement public et treize dans le privé), deux fondateurs d’écoles gérées par les ong, deux assistantes d’écoles publiques, cinquante-et-un parents, quatre membres de l’administration des ministères, cinq enseignantes d’anganwadi et quatre assistantes, trois chercheurs spécialisés dans la petite enfance ou l’éducation dans les Suds. Ces entretiens semi-directifs ont été complétés par des observations de terrain, outillées par des grilles d’observation et des carnets de terrain, puis par une quarantaine de questionnaires proposés aux familles rencontrées aux portes des écoles pour décrire au mieux leur quotidien et leurs expériences.
- 6 À ce titre, Drèze et Sen (1995, 2014 : 127) démontrent que l’accès à un système d’éducation et de (...)
7Quelques repères historiques liés à la création des écoles primaires permettent de comprendre le contexte d’émergence d’une demande en faveur de l’éducation des dalits. La plupart des familles ont longtemps enseigné elles-mêmes à leurs enfants les savoir-faire de leur groupe d’appartenance. À la fin du xvie siècle, les compagnies maritimes européennes créèrent des écoles pour les enfants de leurs employés en Inde et, lors de la période britannique, les missionnaires et les laïcs chrétiens ont fondé des milliers d’écoles primaires et secondaires pour former des intermédiaires administrateurs et des fonctionnaires de différents niveaux pour asseoir les positions britanniques. Ces écoles bénéficient aujourd’hui encore d’un « compromis laïc » et peuvent recevoir d’importantes subventions de l’État, des donations de particuliers, et une partie de leurs revenus ne sera pas soumise à l’impôt. Elles restent une référence pour l’enseignement des élites, réputées pour la qualité de l’enseignement et la discipline, mais elles sont également présentes auprès des familles modestes, soucieuses de diffuser de bonnes pratiques. Pendant la période postcoloniale, des dirigeants politiques comme Ambedkar ont fait de l’éducation le fondement de la transformation sociale ; en revanche, la prise de position de l’opinion publique en faveur de « l’éducation pour tous » est assez récente. En 2009, la loi pour l’éducation pour tous, nommée en Inde Right To Education ou rte, reprend l’idée du progrès social ; il est inexorablement lié à la promotion de la liberté de la personne, définie à travers des variables sociales qui entretiennent par ailleurs les mécanismes du progrès social lui-même (Drèze & Sen, 1995 ; 2014)6.
Photo 1. Sarva Shiksha Abhiyan (SSA) est synonyme de renouveau pour les écoles publiques indiennes
Source : photo de l’auteure.
- 7 En 2009, la scolarité gratuite et obligatoire pour les enfants de six à quatorze ans fut adoptée (...)
8Le ssa prévoit entre autres l’accès à l’école primaire pour tous les enfants de 6 à 14 ans, l’achèvement d’un minimum de huit années de scolarité7. Le rôle et la fonction du professeur et les méthodes pédagogiques évoluent. Dans chaque école est mis en place un comité de parents d’élèves censé favoriser l’implication et la représentativité de tous par la mise en place d’un système de quotas pour les castes répertoriées et les mères de famille. La fréquentation et l’assiduité scolaire sont contrôlées par les pouvoirs publics ainsi que le respect des normes minimales définissant l’encadrement et les infrastructures scolaires dans les écoles publiques et subventionnées. Les bâtiments scolaires doivent résister aux intempéries, être équipés d’une cuisine pour préparer les déjeuners gratuits, de toilettes fermées et séparées pour les filles et les garçons, disposer d’eau potable (généralement une bonbonne) et d’une cour pour les activités sportives et les récréations. La proportion d’élèves par enseignant est limitée à trente pour les écoles primaires. La loi rte prévoyait également la réservation de 25 % des places pour les enfants défavorisés dans toutes les écoles privées, ouvrant l’idée d’un choix possible, mais elle ne fait pas état du nombre de professeurs à recruter, ni du nombre d’écoles à construire, et le montant des dépenses à prévoir est flou. En l’absence de ces normes établies par l’État central, la justice ne peut pas être saisie pour obliger tous les États fédérés à respecter la loi rte. Les résultats, principalement les taux de fréquentation des écoles, ne seraient pas toujours fiables, exagérés par les administrations d’au moins 25 % tandis que la part du budget consacrée à l’éducation reste souvent insuffisante (Dubey, 2010).
- 8 La baisse de la fécondité a été particulièrement rapide au Tamil Nadu, s’accentuant dans les anné (...)
9Les États régionaux acquièrent également de plus grandes capacités à interpréter les initiatives de l’État central et sont à même d’initier des formes de partenariat qui peuvent prendre en compte l’État, les bailleurs et les acteurs de la société civile tels que les familles, les communautés, les représentants élus des collectivités territoriales, les enseignants, les associations ou les entrepreneurs. Le Tamil Nadu et Pondichéry, précurseurs dans de nombreux domaines — avec, par exemple, la création d’écoles dans chaque village de plus de 1 000 habitants dans les années 1980 ou la distribution de repas chaud le midi à tous les enfants de l’école primaire jusqu’au collège dès les années 1950 dans la ville de Chennai — ont été particulièrement actifs sur cet aspect de la loi pour l’éducation pour tous. La part du budget du Tamil Nadu consacrée à l’éducation a toujours été supérieure à la part moyenne des États indiens. Des incitations financières ont été versées aux directeurs qui avaient de forts taux de présence féminine et de forts taux de fréquentation d’enfants des milieux les plus défavorisés (sc/st), des cadeaux pour les filles qui entraient au collège (un vélo) ou de mariage pour celles qui terminaient le collège. La politique de réservation a été appliquée très tôt : les obc bénéficiaient, par exemple, dès 1953 de 25 % de places réservées dans l’enseignement. Cela a contribué à diffuser le sentiment qu’une mobilité est possible par l’accessibilité à l’enseignement et aux emplois publics. Aujourd’hui encore, le gouvernement fournit quatre uniformes par an, des cartables et des manuels gratuits, mais aussi des crayons, des instruments de géométrie, des pulls de laine pour les montagnards, des imperméables et des bottes de pluie pour d’autres, des atlas, des « pass » pour prendre le bus… Dans le même temps, la part des enfants en âge d’être scolarisés rapportée à la population totale n’a cessé de baisser : située à 10,5 % en 2011, les projections la situeraient à 9,3 % en 2021 et à 8,7 % en 2026, ce qui amène à repenser l’offre éducative publique en termes de qualité et oins en termes de quantité comme le souligne l’article 1 de la note du département de l’Éducation8 (Government of Tamil Nadu, 2018 ; Visaria, 2014).
10Comme cela existe dans l’État voisin de l’Andhra Pradesh, l’enseignement en anglais, par exemple, fait progressivement son entrée à l’école primaire pour répondre à la demande unanime des familles. Pour l’année scolaire 2017-18, 622 006 écoliers tamouls de 12 738 écoles ont intégré des sections English Medium alors que l’anglais est habituellement introduit au secondaire. Les manières d’enseigner évoluent peu à peu en supprimant les redoublements et les évaluations sanctionnant le passage en classe supérieure, par décision de l’État central, ou régionalement comme avec l’adoption de la méthode abl (Activity Best Learning) expérimentée à Chennai, en 2003 puis adoptée dans toutes les écoles publiques du Tamil Nadu et Pondichéry avec le soutien de l’Unicef. Les enfants choisissent une activité parmi des fiches, l’enseignant est assis avec eux, l’interaction est alors plus facile que dans un cours magistral. Le travail est plus individualisé et progressif, les notions sont reprises en variant les supports. Comme l’absentéisme reste régulier, les enfants peuvent reprendre le travail où ils s’étaient arrêtés. Une plateforme nationale de ressources pour les professeurs a été créée et s’enrichit progressivement. Pour la consulter, les directeurs des écoles publiques et privées subventionnées ont été dotés d’équipements informatiques au Tamil Nadu et à Pondichéry.
Photo 2. La méthode ABL est utilisée dans cette école du Tamil Nadu
Source : photo de l’auteure.
11Pour rendre l’école plus accueillante, l’État du Tamil Nadu participe au mouvement Child Friendly en promouvant les expositions scientifiques et la compétition entre les écoles, l’équipement numérique (500 personnes-ressources ont par exemple été formées par l’entreprise Microsoft), l’aménagement de l’école avec la décoration des murs, l’installation de toilettes à hauteur d’enfants et de bonbonnes d’eau, l’abonnement à des magazines ou à une bibliothèque mobile. De nouvelles activités sont encouragées comme les échecs, le yoga, le scoutisme et les clubs écologiques. Des toilettes fermées pour les jeunes filles les plus âgées doivent aujourd’hui être équipées de serviettes hygiéniques. Un accompagnement aux examens est proposé par l’établissement via une page facebook ou l’application whatsapp. Les projets Green school se poursuivent avec l’installation d’incinérateurs électriques et l’expérimentation de toilettes avec biodigesteur. De grandes campagnes de communication pour scolariser tous les enfants sont lancées annuellement sur différents supports : bannières, dépliants ou lunette arrière des rickshaws, en ciblant plus particulièrement les enfants handicapés, les enfants de parents migrants interétats et les enfants qui ont quitté prématurément l’école. La préprimarisation, l’introduction de l’anglais et celle de nouvelles méthodes ne parviennent pas toujours à retenir les élèves. Les parents continuent à éprouver les rumeurs et les signalements négatifs concernant les écoles publiques tandis qu’eux-mêmes ont pu connaître des déconvenues scolaires dans leur enfance.
12Les familles les plus modestes ont intériorisé les normes sous-tendant le modèle d’intégration de référence de la société dans laquelle elles vivent, mais en dépit de leurs efforts, elles continuent de vivre dans des conditions précaires, éprouvant un sentiment de frustration, suscité par le souci de ne pas tomber plus bas (Paugam, 2014 : 499) qui les pousse à construire de petites sécurités. Malgré des capacités d’investissement limitées, priorité est donnée à l’éducation afin que leurs enfants maîtrisent au mieux la culture scolaire notamment à travers les codes comportementaux, linguistiques et intellectuels qu’elle mobilise. À l’école publique d’Ouppalam (Pondichéry, le 8 août 2014), lors d’un entretien croisé, les voix du directeur et des enseignants se mêlent pour expliquer que :
Les gens jugent beaucoup leurs voisins par ici. Depuis une dizaine d’années, les salaires ont vite augmenté, et certains gagnent jusqu’à 450 Rs par jour. La plupart des mères travaillent à l’extérieur comme vendeuse de vêtements, de livres, de recharges téléphoniques, comme servante ou cuisinière. […] Les écoles privées font beaucoup de publicité à la télévision et dans les journaux. Il y a des signes que l’on identifie tout de suite […] : l’uniforme, la carte d’identité de l’établissement en bandoulière, les belles chaussures, une cravate.
13L’allongement de la durée du parcours scolaire constitue également un élément de réponse comme en témoigne l’engouement pour la préscolarisation (c’est-à-dire avant l’âge de 6 ans qui marque le début de la scolarité obligatoire ; Ponceaud Goreau, 2021). Depuis 1975, des centres publics et gratuits nommés anganwadis accueillent les jeunes enfants de 3 à 6 ans, leur offrant les déjeuners, un suivi médical et un apprentissage des bases censé les préparer à leur entrée à l’école primaire (Ponceaud Goreau, 2018 ; 2021). Mais l’engouement des familles pour une réelle préprimarisation des activités les a conduites à se tourner vers les écoles privées.
14La fréquentation des écoles privées est particulièrement importante au sud : plus de 60 % des enfants sur le territoire de Pondichéry et plus de 50 % au Tamil Nadu (Mehendale et alii, 2015). Deux principales raisons peuvent expliquer cette spécificité : un secteur économique dynamique autour de la métropole de Chennai et une philanthropie basée sur l’importance du « role model » dans un État où les basses castes ont bénéficié depuis longtemps de l’affirmative action. Tout d’abord, si un grand nombre de structures éducatives dont le ressort principal est de faire des bénéfices ont pu être créées, c’est parce qu’elles sont soutenues par de grandes entreprises, des organisations de microcrédits et des banques. Les fondations privées indiennes, plus ou moins récentes (Fondation Bharti, Fondation Azim Premji, Tata Trust…) côtoient les fondations internationales (comme Hewlett ou MasterCard). La philanthropie, traditionnellement encouragée par la société indienne, bénéficie aujourd’hui de déductions fiscales complexes. Par exemple, depuis 2013, une loi sur les sociétés (ou The companies act) impose à celles dont le chiffre d’affaires est supérieur à un certain seuil de réserver 2 % de leurs revenus aux initiatives de responsabilité sociale d’entreprise. Cependant, l’expansion de ces écoles privées étonne face aux barrières légales fixées par l’État. L’éducation doit être une activité à but non lucratif, les écoles privées et les institutions de l’éducation supérieure doivent être enregistrées au nom d’une association de bienfaisance ou d’une société à but non lucratif (ou trust non-profit compagny). Les surplus générés doivent être réinvestis dans la même institution, et les fonds étrangers, par le biais du rapatriement des bénéfices, sont interdits (ocde, 2011 : 166). Dans la pratique, les investisseurs contournent ces restrictions en créant des filiales qui fournissent à l’entité à but non lucratif des biens fonciers, des infrastructures et d’autres services recevant, par exemple, en contrepartie des loyers distribués aux investisseurs. De l’argent peut ainsi circuler sans que ces établissements ne soient reconnus dans un secteur formel de l’économie (ocde, 2011 : 166). Parfois, c’est l’acquisition d’une image sociale positive qui est recherchée par les entreprises qui contactent les petites structures déjà en place. Vinola gère une petite école financée par deux associations dans la banlieue de Chennai (2014) et dit :
être financé par des donations d’une entreprise nous obligerait à être moins autonomes, ils voudraient mettre leur nom sur l’école. Certaines franchises cherchent des petites structures montées par des associations. Ils commencent par donner du matériel, puis ils accolent leur nom à l’école et si ça continue, il n’y a plus qu’eux. Ils ont besoin d’être présents partout !
- 9 En conséquence des luttes politiques qui plaçaient l’éducation au cœur du processus d’émancipatio (...)
15Cette situation est particulièrement fréquente sur notre terrain constitué d’espaces fortement urbanisés, le long des grands axes routiers (corridor au sud de Chennai) ou dans les villages absorbés par le développement de la métropole. Beaucoup d’entrepreneurs ciblent les quartiers de basses castes, pour se rapprocher de leur caste d’origine, pour soutenir des causes politiques ou trouver un soutien électoral9.
16La loi rte prévoyait également de promouvoir la diversité sociale et d’élargir les possibilités de choix grâce à la réservation de 25 % de places dans les écoles privées partout en Inde. C’est-à-dire que les établissements privés doivent allouer gratuitement un quart des places dont ils disposent aux enfants appartenant aux ménages les plus faibles et aux groupes désavantagés. Ils sont admis à travers une « gratuité » allouée de manière aléatoire par loterie. En compensation, les écoles privées doivent recevoir pour chacun de ces enfants un montant correspondant au minimum de l’équivalent des dépenses de l’État par enfant ou des frais de scolarité de l’école. À titre d’exemple, en 2010, le remboursement des frais annuels était évalué au Tamil Nadu à 11 848 Rs pour ceux qui entraient en première année de primaire (Government of Tamil Nadu, 2018). Des chercheurs comme Srivastava et Noronha (2016) soulignent les obstacles que peuvent rencontrer les familles qui bénéficient de ce système, certains frais restant à leur charge (uniformes, livres, cours du soir ou frais de transport notamment). La non-communication des calendriers de procédures et des justificatifs de situation a pour conséquence une surreprésentation des ménages les plus motivés et persévérants ou connaissant des personnes (dans l’administration ou la vie politique locale) susceptibles d’intercéder en leur faveur. Le Tamil Nadu et Pondichéry ont élargi cette offre en mettant en place un système de « voucher » : l’État calcule les frais pour un élève inscrit dans le système public et établit un bon qui servira aux frais d’inscription dans une école privée (Section 12 (2), Right of Children to Free and Compulsory Education Act ou rte, 2009). L’élève peut l’utiliser dans l’école de son choix ,à charge pour sa famille de payer une somme supplémentaire pour accéder soit à certaines écoles, soit à certains services éducatifs payants dans l’école. La distribution de vouchers ne permet pas toujours l’accès au système privé pour les populations rurales ou pour les plus modestes en raison d’un coût d’écolage supérieur à la participation de l’État ou en raison des examens et entretiens lors de l’inscription qui font ressortir la faiblesse de leur capital socioculturel. Nonobstant, il faut souligner que choisir d’aller dans les écoles privées n’est plus l’apanage des plus riches.
17Depuis les années 2000, la distribution de vouchers, la réservation de places pour les familles les plus modestes dans les écoles privées et la reconnaissance par le gouvernement d’un grand nombre d’écoles fondées par des particuliers qui répondaient aux critères de salubrité et de suivi de curriculum ont créé un climat favorable aux écoles privées. Au Tamil Nadu et à Pondichéry, encourager le développement du statut d’écoles subventionnées en s’appuyant sur les institutions en place et en les reconnaissant très tôt à travers leur subventionnement a permis une meilleure circulation des élèves de familles modestes vers ces écoles. En 1996, 21 % des écoles primaires du Tamil Nadu avaient le statut d’écoles privées subventionnées. Moins de 1 % des écoles y étaient réellement privées dès les années 1990 : c’est-à-dire que très peu d’institutions ne recevaient aucune subvention publique et fonctionnaient uniquement à partir des frais payés par les familles (Duraisamy et alii, 1997).
18Au Tamil Nadu et à Pondichéry, l’État peut fournir le matériel scolaire, payer les salaires des enseignants et celui du directeur qui est généralement le fondateur de l’école. Celui-ci n’enseigne pas, mais coordonne les enseignants, gère l’utilisation des locaux et du matériel fourni par l’État qui doit rester gratuit pour les familles. M. Ashrafkhan directeur et fils du fondateur d’une école privée subventionnée à Villupuram, au Tamil Nadu (2015) explique :
- 10 Ce terme est régulièrement utilisé dans les entretiens pour lequel les sens de fondateur, bienfai (...)
Notre école accueille les enfants du quartier. Elle a été fondée par mon père qui avait fait des études et voulait que les gens de son quartier en profitent. Comme il ne voulait pas demander de frais aux parents, l’école a été une des premières reconnues par le Tamil Nadu en 1955-56. Cela permettait de payer les salaires des professeurs. C’est même Nehru qui est venu à l’inauguration du nouveau bâtiment de l’école et a donné le nom à la rue : Kamala Nagar (l’épouse de Jawaharlal Nehru s’appelait Kamala). Il n’y avait que trois écoles reconnues à Villupuram. J’ai été moi-même écolier ici. L’an dernier, un des professeurs que j’avais eu enfant est parti à la retraite, c’était un peu comme voir partir un père. Il a été le guide10 de tant d’enfants.
19Le fonctionnement de l’école de M. Ashrafkhan illustre le lien de l’État avec beaucoup de petites écoles déjà existantes. Ces dernières apprécient ce soutien financier qui permet de recruter des professeurs diplômés qui seront aussi bien payés que dans les établissements publics, la reconnaissance qui permet de participer aux examens nationaux et pour leur fondateur le paiement d’un salaire confortable et régulier. Les dons privés ne sont pas exclus comme M. Ashrafkhan le souligne : « Pour l’entretien de l’école [une terrasse couverte toute en longueur], je reçois des aides d’entreprises locales en échange de leur nom inscrit à l’entrée du bâtiment. » Les dons varient entre 2 000 Rs et 6 500 Rs par an et représentent 22 000 Rs en cinq ans, le montant est inscrit sur une plaque sur le linteau de la porte d’entrée et soumis à défiscalisation. Le subventionnement permet ainsi de mieux contrôler la qualité générale de l’enseignement et les conditions dans lesquelles il est dispensé, notamment dans les petites structures à bas coût et chez les partenaires d’institutions charitables présentes dans l’éducation. Les institutions religieuses sont notamment surreprésentées parmi les écoles subventionnées de Pondichéry.
20Les sœurs de Saint-Joseph de Cluny sont, par exemple, établies depuis la première moitié du xixe siècle, orientées vers l’aide aux plus pauvres. Elles gèrent l’hôpital Saint-Joseph de Cluny, des dispensaires, des orphelinats, des pensionnats et des écoles. Le subventionnement intervient comme évoqué précédemment et aussi par le biais des articles 29 et 30 de la Constitution qui affirment que, « toutes les minorités », qu’elles soient fondées sur des « critères religieux et linguistiques », ont le droit de constituer et d’administrer leurs propres établissements d’enseignement, et doivent recevoir les mêmes subventions que les autres écoles. L’État indien peut donc contribuer financièrement aux salaires des enseignants et à l’entretien des établissements scolaires des minorités, mais ces derniers conservent leur autonomie en matière administrative comme le recrutement des enseignants, l’établissement de critères d’admission des élèves et l’accueil des élèves de leur communauté, jusqu’à 50 % de leur effectif (Clémentin-Ojha, 2008 : 20). En Inde, les chrétiens sont largement présents dans les secteurs de la santé et de l’éducation. Les moyens visibles à travers les bâtiments, la rigueur d’une éducation à l’anglaise extrêmement valorisée sur le marché éducatif indien et un personnel qualifié créent un cadre scolaire recherché par les familles. Leurs institutions offrent localement une alternative bienvenue à l’enseignement public.
21Enfin, il n’est pas rare que les familles de l’étude évoquent le retour d’un ou plusieurs de leur enfant dans le public, si le coût financier est jugé trop important dans la structure privée, si le revenu du foyer diminue brusquement ou si l’offre secondaire publique leur semble correspondre à leurs attentes. En effet, les parents les plus modestes, enthousiasmés par la scolarité privée à l’entrée en section préscolaire (3 à 6 ans), bénéficient de la part de ces structures de réductions d’admission anticipée ou de campagnes ciblées informant des aides proposées par la loi rte, sans connaître les subtilités de la procédure complète. Ensuite, la complexité des processus d’admission dans la section primaire, les tests hebdomadaires et quotidiens ou la distance physique entre le domicile et l’école rendent plus difficile la poursuite de la scolarité privée. Le traitement préférentiel des enfants issus de milieux socio-économiques plus élevés, les pratiques pédagogiques et les systèmes d’examen sanctionnant le passage en classe supérieure, les coûts de transport importants, la violence et le harcèlement scolaires sont considérés comme des “facteurs d’exclusion” et limitent l’inclusion malgré les nombreuses dispositions de la loi rte précisée ci-dessus (Srivastava et alli, 2016).
22Si l’éducation privée soutient les aspirations en faveur de la mobilité sociale, on constate que malgré la réservation, le voucher et le subventionnement, l’offre de scolarité n’est pas totalement ouverte. Il existe un effet filtrant indéniable avec des procédures non maîtrisées, des étapes, des coûts supplémentaires minimes, mais qui se superposent, des tests d’admission ou des entretiens pour les classes supérieures. Le retour à l’école publique est encore vécu comme un échec ou un pis-aller. Partant de ce constat, des « intermédiaires » se sont placés au plus près des besoins des familles pour qu’elles accèdent à l’ensemble du système, jouant sur l’offre concurrentielle, et surtout pour les encourager à scolariser leurs enfants le plus longtemps possible.
23Avec les améliorations récemment apportées aux écoles publiques (principalement un meilleur accueil des préscolaires, l’introduction de l’anglais dans les petites classes et des méthodes plus individuelles), le retour au système public pourrait s’inscrire progressivement dans le parcours scolaire comme une possibilité et non plus seulement comme une obligation pour les familles modestes. Pourtant les entretiens sur le terrain montrent que les parents ne perçoivent pas encore les améliorations récentes des écoles publiques. Comme ils sont confrontés à une offre privée abondante et à faible coût, ils restent focalisés sur les démarches nécessaires pour entrer dans une école privée, renforçant le rôle des intermédiaires éducatifs.
- 11 À la publication de ce rapport, les journaux indiens plaisantaient sur le fait qu’il y avait deux (...)
24Alors que douze mille ong indiennes étaient enregistrées par le ministère de l’Intérieur en 1988, elles sont environ deux millions en 2002 et plus de trois millions en 2015 (Sharma, 2006 : 64 ; Societies Registration Act, rapport publié par la Cour suprême indienne, août 201511). Les associations jouent le rôle d’intermédiaire parfois informel pour l’accès des familles à un certain nombre de dispositifs publics en rendant les critères d’éligibilité moins opaques. Parfois les associations vont même chercher directement les familles qui peuvent y participer et qui n’auraient peut-être pas fait les démarches. Adrienne raconte que pour pouvoir scolariser ses petits-enfants à l’école subventionnée Jayarani :
[ils] ont été dans un premier temps parrainés par l’association Sharana, qui suit les enfants dans leur scolarité et aide les familles dans leurs démarches. Ce sont des voisins, eux-mêmes bénéficiaires de Sharana, qui les ont mis en contact avec l’association. Nous sommes allés nous renseigner au siège rue du temple Muthumariamman. Leurs parents ont répondu à quelques questions puis deux membres de l’association sont venus constater sur place les informations données par la famille et depuis, tous les ans, ils viennent prendre des nouvelles des enfants.
25Cette identification de publics cibles leur permet de profiter, en complément des donations, de subventions publiques, mais aussi d’exister concrètement en tant qu’intermédiaire référent pour les familles. Aux yeux des parents, les associations paraissent maîtriser les rouages administratifs et elles sont jugées en fonction de leur capacité à collaborer avec les autorités publiques comme le soulignaient déjà I. Guérin et S. Kumar dans leurs travaux sur la spécificité de la relation entre les ong œuvrant dans la microfinance et les emprunteurs au Tamil Nadu (2007). Les parrainages directs des enfants (20 euros est une somme minimale) par des donateurs indiens ou étrangers sont très rentables pour les associations, ils leur permettent de couvrir indirectement les frais de fonctionnement et le financement d’autres actions auprès des familles. En effet, les enfants parrainés peuvent prétendre au voucher, voire à la réservation et ne devraient pas payer de frais d’admission et d’écolage dans les écoles privées subventionnées. Pourtant, la plupart des familles ont besoin de l’aide d’une association dans leurs démarches et pour la constitution du dossier justificatif comme le précise Kala, mère de famille (Pondichéry, le 22 juillet 2014) :
- 12 Kala doit prouver que sa famille, appartenant aux castes non répertoriées, peut bénéficier des pl (...)
Parfois, je me dis que cela ne suffit pas, qu’il faudra peut-être changer d’école, mais c’est tout de même assez compliqué. Il faut aller voir le tehsildar officer [le préfet de canton] et le revenu inspector [l’inspecteur des recettes] qui donnent les certificats de caste et de revenu, et le certificat de naissance. Je ne suis pas sûre de pouvoir remplir tous les papiers, de pouvoir fournir les justificatifs et de donner le dossier complet au département de l’Éducation12. En plus, certains voisins ont essayé, ont déposé des dossiers d’inscription, ont même payé pour cela, et ils attendent toujours de pouvoir changer.
26La rhétorique internationale favorable au « partenariat et à la responsabilité sociale » (Lange, 2002) encourage ces associations qui agissent dans leur domaine de prédilection et qui bénéficient aujourd’hui d’un formidable intermédiaire qu’est Internet mettant en relation les donateurs et les bénéficiaires. À cela s’ajoutent des mesures de défiscalisation qui encouragent classiquement les donateurs, et en Inde, un certain impératif moral, fortement institué dans les milieux qui ont connu la stigmatisation et notamment au Tamil Nadu et Pondichéry, qui veut que toute mobilité sociale soit suivie d’un effort pour « rembourser sa dette à la société » (Naudet, 2009). Ils encouragent leur cercle de relations amicales ou professionnelles à participer aux frais de fonctionnement grâce à des donations en partie déductibles des impôts ou par le biais du financement obligatoire des grosses entreprises aux actions sociales.
- 13 En Inde, les salaires des professeurs du public seraient en moyenne trois fois supérieurs au sala (...)
27Les chercheurs ont largement souligné la distance qui existait entre l’élève et l’école publique en Inde, et même la violence symbolique exercée inconsciemment par les professeurs qui estimeraient le potentiel d’apprentissage de leurs élèves à partir de leur environnement familial (Majumdar et Mooij, 2011 ; Subrahmanian, 2003). Cette distance s’accentue d’une certaine manière avec la revalorisation des salaires lors de la 5e commission sur les salaires (5th Pay Commission) en 1998, puis la 6e en 2009 qui a permis aux enseignants d’entrer véritablement dans la catégorie des classes moyennes13. Dans les écoles de campagne, cela a accentué la distance spatiale avec l’habitat urbain recherché par les enseignants et les écoles privées fréquentées par leurs enfants. Les nouvelles méthodes pédagogiques et leurs implications ont entièrement reposé sur eux, sans qu’ils aient réellement été formés (la formation est généralement dispensée à un seul d’entre eux qui doit former à son tour ses collègues) ou questionnés sur la faisabilité des réformes (Sriprakash, 2011). La nécessité de rendre des comptes avec des données chiffrées peut nourrir le sentiment d’appartenir au dernier échelon de la hiérarchie de leur administration. Mais la baisse continue des effectifs dans les écoles primaires publiques effraye les enseignants qui s’interrogent sur leur avenir professionnel. Les directeurs d’école n’hésitent plus à recenser les jeunes élèves susceptibles de rejoindre les écoles publiques lorsque des sections préscolaires ouvrent.
28En raison de la démocratisation de l’origine sociologique des enseignants, ces derniers évoquent facilement leur souhait de créer un lien entre la famille et l’école, plus encore dans les écoles privées où la concurrence reste très forte. L’aspect charitable est évoqué assez vite dans les discussions menées avec les enseignantes des institutions gérées par les religieuses et les associations comme avec Teresa George, à l’école Jayarani (Pondichéry, le 17 juillet 2013) :
Ici, les enfants viennent de familles très défavorisées. Ces garçons sont difficiles à éduquer. Nous préférons qu’il y ait plus de petites filles. Elles étudient beaucoup et ont envie d’apprendre. J’aime les voir progresser dans les classes supérieures. La preschool est très importante, elles arrivent à l’aise en primaire et ont moins de chances de redoubler.
29Ce sont souvent d’anciennes élèves ou jeunes femmes du voisinage qui sont très réactives aux besoins des familles. Elles mettent en avant l’importance d’une démarche compréhensive, du dialogue, de la négociation (sur les temps de fréquentation, les frais) et de la participation, comme Barhani, enseignante dans une école gérée par une association (Muthialpet, le 16 juillet 2014) :
J’enseigne à Shanti Joy Nivas depuis la fin de mes études en 1999. Je suis née dans le voisinage et y vis toujours […] La rencontre avec les fondateurs de l’école a été déterminante, c’est eux qui m’ont appris à parler anglais. Je suis extrêmement motivée par mon métier, soucieuse de la satisfaction des élèves et des parents, de montrer que l’on peut travailler en s’amusant dans de beaux locaux. […] C’est un très beau métier même si le salaire ne me rendra jamais indépendante financièrement […] C’est ma propre histoire que je revis avec ces enfants. Le soir, par exemple, les maîtresses font l’aide aux devoirs pour les plus grands, car les parents ne peuvent pas les aider à la maison.
30Ce sont des actions valorisantes et compatibles avec une éthique des métiers du care, où la sollicitude est offerte comme celle qu’on espère recevoir, des métiers caractérisés par une forte dimension relationnelle. Leur investissement se traduit aussi dans la vie de l’école et tout ce qui peut valoriser leurs actions : spectacle, kermesse, ouverture à la famille le samedi ou le dimanche…
31Les professions d’enseignante ou d’infirmière correspondent particulièrement à une image de femme moderne et accomplie dans une activité socioprofessionnelle compatible avec la vie de famille. Les entretiens mettent en évidence la part croissante des plus jeunes femmes qui s’explique par leur souhait de se constituer une forme de dot avant le mariage, ou du moins d’avoir une « activité » et d’acquérir une certaine indépendance financière pour de menus plaisirs. Mais ils mettent également en avant leur plaisir d’enseigner. De nombreux enseignants, notamment des femmes, acceptent des salaires faibles pour participer à la vie de petites écoles. Elles mettent en place des « cultures d’enseignement » qui sont au croisement d’une culture nationale, voire internationale, et d’une culture professionnelle, en partie partagée par les habitants qui ont fréquenté l’école et/ou la fréquentent. La mise en place des cultures d’enseignement est favorisée en Inde par la diversité des réformes dans des régions où se superposent et s’entrecroisent les échelles de décision au niveau régional (l’équivalent des académies en France) puis au niveau local (dans les différents établissements où interagissent directeur, enseignants, parents et élèves à travers les comités de parents). Les professionnels proposent ainsi une traduction personnelle de ces cultures d’enseignement, ajustée au plus près de la situation à laquelle ils sont confrontés.
32L’État du Tamil Nadu et le territoire de Pondichéry mènent des politiques éducatives qui évoluent sous la pression électorale, révisant leurs priorités en fonction de l’importance croissante du secteur privé et en réponse aux demandes des familles. De nombreuses structures privées, déjà présente ou non, ne cherchent pas à critiquer ou à contourner les décisions de l’État, mais plutôt à s’engager dans la contractualisation… La fonction émergente d’intermédiaire justifie l’existence de nombreuses associations, légitime et valorise leurs actions plus générales auprès des familles. Des figures emblématiques, donateurs, fondateurs, animateurs ou enseignants, accompagnent de différentes manières les nombreuses écoles. La volonté philanthropique ne minimise pas pour autant l’attractivité économique exercée par l’essor du secteur de l’éducation sur les entrepreneurs. Cette participation d’un maximum d’acteurs dans le champ éducatif correspond néanmoins aux notions de responsabilité, d’autonomisation et de choix dans un contexte de restructuration des instruments de l’État. Parallèlement au processus de contrôle et de redéploiement des fonctions de l’État, l’État du Tamil Nadu et le territoire de Pondichéry misent sur le changement d’image des écoles publiques grâce aux innovations pédagogiques récentes. Le rôle des enseignants et des directeurs d’écoles publiques sera certainement une clé importante des changements en cours ; les entretiens révèlent leurs craintes face à la croissance des écoles privées et à la menace qui pèse sur leurs emplois, mais aussi leur souhait de s’investir dans la reconstruction de l’école publique.