« Qu’est-ce qu’une opinion ? C’est, disent les explicateurs, un sentiment que nous formons sur des faits que nous avons observés superficiellement. Les opinions poussent particulièrement dans les cervelles faibles et populaires et s’opposent à la science qui connaît les vraies raisons des phénomènes. Si vous le voulez, nous vous apprendrons la science.
Doucement. Nous vous accordons qu’une opinion n’est pas une vérité. Mais c’est là ce qui nous intéresse : qui ne connaît pas la vérité la cherche, et il y a bien des rencontres à faire sur cette route. Le seul tort serait de prendre nos opinions pour des vérités ».
Jacques Rancière, Le Maître ignorant,
Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, 1987.
- 1 Sans revenir sur une historiographie pléthorique concernant le rôle de l’école dans le projet polit (...)
- 2 On peut rappeler ici que l’éducation civique est pendant longtemps considérée en France comme une h (...)
- 3 L’enseignement de l’emc est très majoritairement assuré par les professeurs d’histoire-géographie e (...)
1L’éducation à la citoyenneté est un sujet central des politiques éducatives actuelles, à la fois au sein du discours institutionnel mais également au sein du discours politico-médiatique qui entoure la question scolaire en France. Pensés, dès la Révolution française (Doria, 2013), comme indissociables de l’ambition régénératrice de la citoyenneté moderne, les différents projets politiques éducatifs ont toujours posé au centre de leur finalité la formation du citoyen français puis progressivement du citoyen “républicain” français définitivement institué par les lois de 1881-1882 et la construction du mythe collectif d’une école “creuset” de la République1. C’est donc un héritage symboliquement chargé qui s’impose à tout discours contemporain sur ce que l’on nomme depuis 2013 l’enseignement moral et civique2 (emc) au sein des programmes de l’Éducation nationale. Un discours d’autant plus chargé que l’actualité récente (attentats de 2015, assassinat de Samuel Paty, loi sur le séparatisme) et la crise démocratique à l’œuvre (abstentionnisme, radicalisation des mouvements sociaux, mobilisations alternatives de la jeunesse) interrogent inévitablement les contours d’une citoyenneté politique en redéfinition et les modalités de son approche au sein des classes. Dans un contexte où l’école revendique des politiques inclusives, la question d’une formation citoyenne qui donne sa place à la diversité des opinions, des cultures et des religions crée de nouveaux espaces de tensions qui interrogent forcément les pratiques professionnelles au sein des classes. Les enjeux sont multiples, complexes et souvent évoqués dans le débat public comme dans la recherche scientifique sans pour autant trouver leur résonnance concrètement dans des pratiques de classe assez peu interrogée, observée et finalement théorisée par la recherche en éducation. Le volume horaire dévolu à la formation en emc au sein de la formation initiale comme au sein de la formation continue des enseignants reste largement minoré par rapport aux autres contenus et, dans l’ensemble, les professionnels eux-mêmes n’investissent pas forcément ces heures, parfois même sacrifiées par l’injonction à « finir les programmes »3.
2Le décalage entre la forte charge symbolique et politique de cette éducation à la citoyenneté et « l’impression de dénuement exprimée par les professeurs » (Husser, 2017 : 14) à l’égard de cet enseignement toujours un peu périphérisé, voire même la défiance exprimée vis-à-vis d’un contenu parfois soupçonné de verser dans le catéchisme républicain, interrogent forcément. Alors même que les enseignants revendiquent collectivement l’importance d’une éducation à l’esprit critique indissociable d’une citoyenneté émancipatrice, les heures intégralement dévolues à cet effet sont souvent vécues comme une charge plus que comme une opportunité.
- 4 Les objectifs des programmes officiels sont posés en ces termes : « Le Code de l’éducation affirme (...)
- 5 Nous entendons ici les radicalisations dans un sens large qui concerne tout autant les radicalisati (...)
3En partant de ce constat, il est intéressant de tenter de saisir de manière pragmatique les possibles raisons de ce décalage en approchant au plus près les tensions à l’œuvre chez les enseignants confrontés aux enjeux d’apprentissage de l’emc. Le discours institutionnel a, depuis plusieurs années, centré son propos et ses cadrages sur la dimension pédagogique de cet enseignement. Travail de groupe, recherche en autonomie, éducation au numérique, pratique du débat, autant de « méthodes » censément alternatives aux pratiques ordinaires de la classe, qui qualifieraient la spécificité de cet enseignement et établiraient les conditions nécessaires à la double injonction de l’emc : travailler l’esprit critique des élèves et « transmettre les valeurs de la République »4. Or, cette dialectique supposément harmonieuse dans un projet républicain pensé comme émancipateur, ne résiste évidemment pas à l’épreuve des faits. Elle achoppe ainsi sur les glissements sémantiques et historiques qui redéfinissent simultanément le sens collectif de ces valeurs et la multiplicité des processus de subjectivisation individuelle qui leur donnent sens au sein des classes. Dans une société multiculturelle traversée par des logiques de radicalités revendicatives5, la conjonction entre République et émancipation peut potentiellement confiner à l’aporie.
4Notre ambition est ici d’augmenter un peu la focale et d’observer comment cette tension se traduit dans la pratique professionnelle enseignante, autrement dit comment elle se transforme potentiellement en difficulté professionnelle et éclaire ainsi partiellement le décalage entre la charge sociale et l’investissement professionnel en emc. Notre hypothèse est qu’au-delà des enjeux de mise en œuvre pédagogique dans les classes, cet enseignement achoppe sur deux difficultés professionnelles majeures que l’on peut aborder de manière corollaire : l’incapacité à identifier les apprentissages réellement visés (notamment en termes de savoirs scientifiques) et la précarité d’une posture professionnelle de « neutralité » qui permette simultanément de faire vivre les valeurs portées par l’école républicaine tout en composant avec la diversité politique, culturelle et religieuse des élèves de la classe (Lantheaume, 2016).
5Cette hypothèse est ici mise au travail dans un cadre didactique, c’est-à-dire dans le cadre d’une science sociale des pratiques de savoir dans les classes. Elle croise donc des données empiriques récoltées auprès d’enseignants débutants et le modèle du triangle didactique :
Figure 1. Triangle de Houssaye
Source : Houssaye (1988)
6Dans ce cadre didactique d’une sociologie des pratiques de savoirs, nous chercherons à resserrer l’écart entre les enjeux théoriques de l’enseignement en emc (transmission des valeurs de la République et travail sur l’esprit critique) et les représentations mobilisées explicitement par les enseignants débutants dans l’analyse des situations de classe et des pratiques professionnelles qu’ils y associent. Il s’agira notamment de focaliser notre regard sur la place des savoirs visés (troisième pôle du triangle) et sur les jeux de frottements entre ce que les enseignants identifient implicitement comme des savoirs, des valeurs ou des opinions au sein d’une situation de classe.
- 6 Notre propos a notamment exploité ici les conclusions provisoires de l’enquête développées par Fran (...)
7La sociologie de l’éducation a parfois eu tendance à analyser les situations d’enseignement indépendamment des savoirs travaillés, ou du moins en minorant la démarche intellectuelle d’apprentissage disciplinaire qui conditionne les interactions entre les acteurs. En emc, l’apprentissage visé est indissociable de la situation créée notamment dans le cas des qsv (questions socialement vives) qui mobilisent simultanément des savoirs disciplinaires et des savoirs liés à des enjeux sociaux, et donc changeants et contingents (Fabre, 2014). Nous faisons donc le choix de faire travailler des enseignants débutants sur une situation d’enseignement en emc afin de faire émerger chez eux, lors du travail didactique préparatoire, ce qui relève simultanément des savoirs en jeu et de la posture professionnelle face aux élèves. S’inspirant des pistes de recherche de l’enquête Redisco qui postule que les tensions à l’œuvre chez les enseignants émergent prioritairement de l’analyse de situation6, notre protocole de recueil de données impose un cadre contraint de formation qui induit l’analyse d’une situation de classe mettant en tension chez les enseignants la transmission des valeurs républicaines et l’expression du religieux chez les élèves. Ce dispositif de situation “forcée” souhaite répondre à un ensemble de questionnements : comment les enseignants débutants conçoivent-ils le lien entre les valeurs “à transmettre” et le savoir scolaire “à apprendre” ? Quelle est leur conception de la neutralité professionnelle face à l’expression de l’opinion dans la classe ? Comment mobilisent-ils, ou non, les savoirs dans la triangulation du rapport éducatif entre l’enseignant et l’élève ?
- 7 inspe : Institut national supérieur du professorat et de l’éducation.
8Le dispositif de recueil de données se situe lors d’un temps de formation avec des enseignants débutants, étudiants à l’inspe7 pendant la moitié de la semaine. Notre objectif n’est pas ici d’interroger la situation de formation en elle-même, mais bien d’utiliser le temps de formation comme un moment privilégié pour saisir les représentations des étudiants et leurs analyses d’une situation de classe en mobilisant un cadre didactique, c’ est-à-dire en imposant aux étudiants de se centrer sur l’apprentissage scolaire visé. L’heure de formation est fléchée « emc » dans leur emploi du temps et la première consigne consiste donc à former des groupes de travail (4 étudiants) pour préparer de manière collaborative une séance de cours sur le thème des « discriminations hommes/femmes ». Cette première phase de travail (1 heure) permet aux enseignants débutants de mettre en œuvre leurs pratiques “habituelles” de préparation de séance : identification du savoir visé dans les programmes, recherche de ressources à travailler avec les élèves, construction d’activité.
- 8 Il faut cependant sur ce point éviter les conclusions un peu hâtives, comme l’a démontré la polémiq (...)
- 9 La consigne est alors formulée en ces termes : « Anticipez la formulation d’une opinion au sein de (...)
- 10 Trois groupes ont été enregistrés lors de cette séance de formation et l’intégralité de leurs échan (...)
9Seul le deuxième temps de la formation correspond au recueil de données de notre recherche. Il leur est alors demandé d’anticiper l’expression d’une opinion problématique au sein de la classe, entrant en tension avec le savoir visé et les mettant en difficulté en termes de posture professionnelle. Les stratégies d’évitement des enseignants à l’égard des qsv étant particulièrement répandues dans les pratiques professionnelles8, l’ambition de cette situation de formation est de ne pas laisser la manifestation « problématique » de l’opinion de l’élève dans un angle mort de la préparation didactique. L’objectif est alors que l’opinion de l’élève ne soit pas considérée comme une perturbation dans la transmission du savoir visé mais comme un élément constitutif d’un savoir forcément socialement problématique puisque associé à des enjeux socio-politiques contemporains dont les élèves sont les acteurs. Ce cadre de contrainte9 et les débats qu’il entraîne au sein des groupes de travail (pendant une heure) sont enregistrés puis transcrits et constituent un recueil de données, analysé ici de manière qualitative comme support d’une réflexion théorique élargie et d’une tentative de modélisation didactique. En observant les échanges au regard du triangle de Houssaye, et notamment de la place des savoirs, nous essayerons d’approcher les tensions à l’œuvre dans les processus de subjectivation des enseignants débutants face aux enjeux de la « socialisation scolaire » (Dubet & Martucelli, 1996) en emc. Les échanges enregistrés ne sont pas cadrés par la formatrice afin de laisser les enseignants débutants mener leurs réflexions librement mais la consigne les contraint à creuser une difficulté, habituellement refoulée, afin de forcer une élaboration plus approfondie de leur construction didactique s’ils intégraient sérieusement l’axe « élève-savoir » du triangle didactique dans leur préparation de séance. Nous nous sommes concentrés dans cet article sur un seul groupe10 afin de circonscrire notre propos à une situation spécifique et nous avons sélectionné les passages qui mettaient le plus clairement en évidence chez les étudiants les frottements entre le savoir travaillé, la manifestation de l’opinion de l’élève et la nécessité de “transmettre” les valeurs de la République (ici la lutte contre la discrimination hommes/femmes). À travers ces extraits choisis, ce sont aussi les représentations sur la neutralité professionnelle enseignante qui peuvent être saisies et analysées.
- 11 Ce groupe se compose de trois étudiant.e.s de master 2 (e1, e2 et e3) et d’une fonctionnaire stagia (...)
10Au sein de ce groupe de travail11, lorsqu’il s’agit d’anticiper la manifestation d’une opinion d’élève qui mettrait en difficulté l’enseignant, le problème émerge assez rapidement autour de ce que les membres identifient ici comme une différence “culturelle” entre les valeurs familiales et les valeurs républicaines :
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E2
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17
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Il va dire c’est normal, une femme ça reste à la maison
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El
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18
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On a trouvé notre problème euh…
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El
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19
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Ben c’est simple, un élève il va dire la femme elle reste à la maison, elle doit s’habiller comme ça…
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E2
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20
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Tu penses que ce serait plus dur ? Que ça nous mettrait en danger ?
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El
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21
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En fait c’est con parce que s’il dit ça, t’es obligé de dire ben non, c’est pas bien, il faut laisser… elle a le droit de… En même temps c’est con…
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SI
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22
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Et puis toi t’es une femme
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E3
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23
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Ben oui c’est ce que je disais, ça te remet trop en cause, ton autorité et tout
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El
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24
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C’est chaud
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SI
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25
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Et puis ça remet en question l’éducation de ses parents, si genre lui dans sa famille c’est ancré que sa mère elle fait toutes les tâches ménagères, que son père il fait rien, que sa mère est femme au foyer. Si c’est ancré chez lui, si tu le contredis tu fais quoi enfin…
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E2
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26
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Ben oui c’est ça c’est son cadre naturel
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SI
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27
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C’est compliqué là je trouve
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Source : Andro (2020)
11Ce bref extrait traduit bien la construction progressive du problème professionnel : les valeurs républicaines travaillées dans cette séance à partir de l’égalité homme/femme et de la lutte contre les discriminations sont ici mises en tension par ce que les enseignants débutants considèrent comme une discrimination domestique familiale. Ici, l’opinion de l’élève est évaluée en termes moraux lors des échanges et une forme d’essentialisation spontanée s’effectue alors concernant les deux acteurs de la situation pédagogique : l’élève est identifié à des valeurs familiales culturelles et l’enseignante à des valeurs républicaines qui seraient, elles, politiques. Une équation “valeur contre valeur” est alors posée dans laquelle la posture de l’enseignant est mal identifiée (« t’es obligée de dire ben non…c’est pas bien ») et où la manifestation d’une opinion est immédiatement lue au prisme de l’autorité professorale. Si l’on reprend le cadre du triangle didactique, la relation entre le professeur et l’élève occulte l’enjeu d’apprentissage, laissant les savoirs dans l’angle aveugle de l’analyse de la situation. La lecture critique de la « forme scolaire » (Vincent, 1994) prend ici son sens et l’on peut rejoindre Jean-Émile Charlier lorsqu’il écrit que « le système de socialisation de l’école […] a inclus le devoir de révérence par rapport aux vérités scolaires. Ce qui fait que l’adhésion à la vérité scolaire apparaît au moins autant comme un effet de socialisation morale que comme la conséquence de l’exercice de la raison critique » (Charlier, 2014 : 23). Mais la situation est plus complexe dans la mesure où le trouble est également manifeste et le danger d’une pratique discriminatoire immédiatement souligné notamment dans les échanges qui suivent :
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E2
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35
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Non mais en soi je trouve ça très problématique, si le gamin il a ça dans la tête tu peux lui répondre et tout mais ça ne va pas le changer.
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SI
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36
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Au pire, il te dira oui sur le coup, genre, c’est bon, elle me fait chier mais voilà mais après il va rentrer chez lui…
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E1
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37
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C’est comme un raciste en fait… tu pourras rien changer.
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S1
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38
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Comme quelqu’un qui est homophobe... plein de choses en fait
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E1
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39
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Non mais du coup si t’as un gamin qui dit un truc de raciste…
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S1
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40
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Raciste c’est pas pareil parce que c’est puni par la loi, c’est un délit. Là tu peux faire un rappel à la loi comme un propos homophobe…
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E1
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41
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Mais la discrimination sexiste c’est pas puni par la loi ?
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S1
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42
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S’il te dit « ma mère doit rester à la maison » c’est pas un délit de dire ça. C’est ure liberté de pensée. Mais si il dit j’aime pas les noirs là c’est un délit
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E1
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43
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Ben c’est sa liberté de pensée
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E2
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44
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Et toute discrimination est illégale
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S1
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45
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Oui mais là pour lui c’est juste une différence… enfin c’est juste ma mère elle reste à la maison
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E3
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46
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C’est ses représentations parce qu’il vit dans cette situation
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S1
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47
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Ouais, ça peut pas être un délit
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E1
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48
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Ouais mais après c’est un choix de vie
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S1
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49
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Ne pas aimer les noirs c’est pas en choix de vie
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50
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(…)
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51
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Dans l’activité en fait il est obligé de se placer donc on crée un obstacle pour lui…
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E1
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Oui enfin il faut que ce soit hyper hier tourné parce que tu peux pas dire... si t’as une maman qui reste à la maison pour s’occuper ces enfants tu peux pas, enfin si c’est son choix, il faut pas qu’il le voit comme une discrimination. Il faut pas qu’il se dise ben chez moi y’a une discrimination, même si c’est pas voulu… faut que ce soit bien tourné.
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E2
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53
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Ouais…
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E1
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54
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Parce que y’en a c’est un choix ce vie en fait
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S1
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78
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En fait il faut pas qu’on critique la parole de l’élève, ce qu’il faut qu’on critique c’est le fait… de justifier un acte par le sexe de la personne, c’est ça qu’il faut
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E1
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79
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Mais c’est hyper dur parce qu’automatiquement tu rentres dans son esprit dans son… c’est l’élève qui te dérange quand même
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S1
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80
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On n’est tellement pas habitué à penser… enfin on pense à l’envers dans le sens où on va se mettre en difficulté pour essayer d’en sortir. On n’a pas l’habitude de faire ça, c’est difficile.
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Source : Andro (2020)
12Ce second extrait permet d’approcher un peu plus la conception que les enseignants en formation se font ici d’une neutralité professionnelle qui serait associée au cadre légal (« là tu peux faire un rappel à la loi comme pour les propos homophobes »), mais qui serait désarmée face à une opinion considérée comme opposée aux valeurs républicaines sans être un délit. Un autre point apparaît, l’idée que le cours d’emc aurait comme ambition, inaccessible d’ailleurs, de changer les élèves, ou de les “convertir”. En nous fondant de nouveau sur le triangle didactique, il est assez notable ici que la question des savoirs épistémiques réellement travaillés ne soit jamais évoquée et que le flou demeure dans la définition des concepts mobilisés sans que cela ne soit mis au travail pour résoudre le problème. Opinion de l’élève (culturelle) et valeurs de la République (politiques) semblent considérées comme des registres opposés et conflictuels dont la confrontation est perçue unilatéralement comme un problème et non comme une ressource didactique pour identifier un savoir problématique en jeu. La conscience des enjeux est pour autant très claire chez les membres du groupe et le risque de pratiques enseignantes discriminatoires au sein de la classe est pointé du doigt. C’est avec une forme de sincérité très marquée que cette phrase est ainsi formulée : « c’est l’élève qui te dérange quand même ».
13La suite des échanges permet de constater que la question de la « culture » familiale évolue progressivement vers la question d’une « culture religieuse » qui semble accroître encore la difficulté professionnelle identifiée :
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E1
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102
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Je pense qu’on a pris un mauvais problème parce qu’on n’a pas de solutions… on aurait dû prendre un autre problème.
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E2
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103
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Vu que c’est un problème culturel ou religieux, on va pas lui dire ta religion c’est de la merde ou ta culture c’est de la merde…
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E1
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104
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Tu vas pas lui dire change de religion… surtout pour une autre, De toute façon toi t’es là 50 minutes et en face t’as tout le contexte…
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E2
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105
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C’est ça le problème
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E1
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106
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Ce que tu vas dire il faut que ce soit hyper béton et en même temps il faut qu’il l’entende, pas juste qu’il dise ouais ouais. Y’a celui que tu auras confronté et qui va se dire ah ouais pas bête ce qu’elle a dit et celui qui va juste dire oui et… dehors il va juste dire, elle saoule la prof
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E2
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107
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C’est pas une heure d’EMC qui va changer sa vie
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El
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108
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Surtout que là on n’a pas la solution irréfutable. Y’a pas de réponse… dès qu’on parle d’EMC y’a pas de réponses.
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Source : Andro (2020)
- 12 Max Weber dans ses Essais sur la théorie de la science, insiste en effet sur la nécessaire probité (...)
14Face à la question religieuse, l’enjeu d’une forme de “conversion” républicaine est ici évoquée et confrontée à la réalité d’une forme scolaire qui limite le travail à une heure de cours devant les élèves. Les enjeux politiques d’une éducation à la citoyenneté qui enjoint les enseignants à faire “adhérer” aux valeurs de la République tend à sacraliser le contenu travaillé plus qu’à le penser en termes intellectuels et didactiques. L’équation est ainsi impossible à résoudre et, malgré la longueur des échanges, le groupe ne parvient jamais vraiment à sortir de la tension entre transmission des valeurs et pratiques non discriminatoires. Finalement, à la lecture de ces données, opinion de l’enseignant et opinion de l’élève sont renvoyées dos-à-dos comme la manifestation de valeurs incommensurables (religieuses ou républicaines) et le fameux principe de la neutralité axiologique de Weber qui suppose la distinction entre le jugement de valeur et le rapport aux valeurs12 n’est jamais mobilisé pour clarifier l’enjeu de la posture professionnelle enseignante. En définitive, la difficulté identifiée est même perçue comme un « mauvais problème », « sans solution » et rompant avec la pratique habituelle de la préparation de cours qui suppose toujours la non-contestation du savoir (« on pense à l’envers dans le sens où on va se mettre en difficulté pour essayer de s’en sortir »). La dimension très limitée de ces données donne ainsi un éclairage, même partiel, sur les raisons possibles des stratégies d’évitement face aux cours d’emc.
15En définitive, deux conceptions des valeurs sont ici implicitement mobilisées par les enseignants débutants conduisant toute deux à une impasse pédagogique.
16Dans un premier temps et à la lecture des échanges au sein du groupe de travail, on constate que les valeurs de l’élève sont considérées comme une “opinion” associée à une identité culturelle familiale et/ou religieuse. Dans cette première conception, les valeurs de l’élève sont moins considérées comme des normes sociales collectives intégrant les logiques de socialisation de l’individu moderne que comme le témoin d’une socialisation communautaire entrant en tension avec la socialisation scolaire. Cette tension mène à un certain nombre de difficultés professionnelles au risque de traduire les différences culturelles entre l’enseignant et les élèves en conflit de valeur et de rester enfermé dans une dialectique sans issue entre relativisme des valeurs (au motif du respect de la diversité culturelle) ou pratiques de micro-discrimination (au motif de la transmission des valeurs républicaines).
17Dans le même temps et de manière simultanée, les valeurs sont conçues comme un “savoir” consensuel à transmettre dans une démarche d’éducation à la citoyenneté. La lutte contre les discriminations entre les sexes est un principe intangible et ne peut souffrir de remise en question de la part des élèves. Cette conviction explique le fait que le groupe de travail ne conçoive pas la pertinence d’un cours « sans solution » et peine à comprendre l’intérêt de cette mise en difficulté fictive. Par ailleurs, cette conception des valeurs républicaines comme un savoir scolaire consensuel, et donc par nature supérieure aux opinions individuelles des élèves, implique une rhétorique de la “conversion” qui semble considérer que l’attente de l’institution scolaire serait alors que l’enseignant parvienne à “changer” l’élève pour le rattacher à la communauté nationale par la transmission du savoir.
- 13 Sans forcément reprendre entièrement les propositions théoriques de Foucault sur les «institutions (...)
18Or, cette conception duale des valeurs, qui reste toujours un implicite non théorisé lors des échanges oraux, pose les enseignants face à ce que l’on peut considérer comme une impasse pédagogique. Impasse que l’on peut lire, si l’on reprend les propositions de Boltanski et Thévenot d’une « économie des grandeurs », comme un conflit de justice entre divers principes et logiques d’action (Boltanski & Thévenot, 1991). Respect des opinions individuelles, défense d’un cadre civique collectif et reconnaissance d’une appartenance communautaire domestique entrent ici en concurrence dans une situation où les enseignants ne parviennent plus à définir le sens de leur action professionnelle. Dès lors, les stratégies d’évitement face aux questions socialement vives (qsv) ou le renvoi des opinions critiques “problématiques” des élèves à des enjeux de gestion de classe plus ou moins culturalisés, et non à des enjeux didactiques, tendent à évacuer les apprentissages concernant les sujets polémiques au profit d’une adhésion attendue à des vérités scolaires édifiées au rang de valeurs collectives supérieures aux valeurs individuelles. Dans ces dispositifs, très majoritaires au sein des classes, « les élèves qui glissent avec aisance et élégance d’une vérité à une autre demeurent les plus nombreux, particulièrement dans les établissements et les filières les plus reconnus et ceux qui se refusent ou n’arrivent pas à adapter leurs convictions affichées aux circonstances posent des problèmes aigus aux établissements, mal préparés au rejet explicite de segments de ce qu’ils présentent comme vérités » (Charlier, 2014 : 27). En définitive, la conjonction entre l’intégration des qsv dans les programmes et les nouveaux enjeux de l’inclusion imposent une remise en question de la socialisation scolaire par la claustration13 sans que les pratiques professionnelles n’aient toujours intégré les changements que cela suppose dans la construction didactique de leur contenu disciplinaire.
19Or, dans la situation de formation ici étudiée, l’impasse pédagogique peut potentiellement être dépassée par l’identification de plusieurs registres distincts qui supposent une réflexion simultanée sur les savoirs travaillés et la posture de neutralité enseignante qui s’y associe. Une tentative de modélisation peut ici être présentée afin d’observer la temporalité d’un apprentissage problématique en emc à partir de la relation entre registre mobilisé au cours des apprentissages (opinions, savoirs, valeurs) et posture professionnelle de la neutralité enseignante.
Figure 2. Variation des postures enseignantes et variation des registres mobilisés : une dialectique enseignement-apprentissage adaptée à la situation de formation étudiée sur l’égalité garçons/filles
Source : Andro (2020)
20Cette tentative, forcément imparfaite, de modélisation permet de lire la situation pédagogique travaillée en formation, non plus comme une simple confrontation duale entre valeurs républicaines et valeurs religieuses ou familiales mais bien comme un processus d’apprentissage, mobilisant consécutivement plusieurs registres, où postures de neutralité de l’enseignant et registres mobilisés par l’élève se répondent. La dialectique entre postures enseignantes et postures élève est largement documentée en sciences de l’éducation et de la formation (Bucheton & Soulé, 2009), mais la spécificité de la proposition ici est de prendre en compte la spécificité d’un apprentissage critique en emc qui relève toujours in fine de l’opinion de l’élève et non de la transformation d’une opinion de sens commun en un savoir scientifique construit comme dans un cadre disciplinaire (Andro, 2021). La singularité didactique de l’éducation à la citoyenneté consiste toujours à considérer que, si à la sortie du cours les opinions des élèves peuvent être critiques et documentées, elles n’en restent pas moins multiples, divergentes et non contrôlées par l’enseignant, reflétant, bien heureusement, la diversité d’une société démocratique. Il n’en demeure pas moins qu’il doit y avoir eu un apprentissage dans la classe et donc un ensemble de savoirs mobilisés (ici des savoirs historiques, juridiques, philosophiques et sociologiques) permettant de construire chez l’élève, non pas une opinion consensuelle sur une égalité filles/garçons présentée comme “vraie” mais bien une réflexivité critique à même d’éclairer les raisons des opinions individuelles et les rationalités du cadre collectif républicain. En mettant au travail la dialectique individu/collectif par l’apport des concepts travaillés dans le cadre disciplinaire (le « genre » en sciences sociales, les « discriminations » en droit, la « liberté » en philosophie), il s’agit bien, pour reprendre les propositions de Michel Fabre, de « construire le problème » avec les élèves (Fabre, 2011). Dès lors, les opinions manifestées dans la classe sont moins une perturbation dans la transmission d’un savoir stable qu’une partie des données du problème à construire. Elles deviennent même de véritables ressources didactiques pour l’étude des qsv et permettent de reprendre cette citation de Jacques Rancière placée en exergue de notre article : « Nous vous accordons qu’une opinion n’est pas une vérité. Mais c’est là ce qui nous intéresse : qui ne connaît pas la vérité la cherche, et il y a bien des rencontres à faire sur cette route. Le seul tort serait de prendre nos opinions pour des vérités » (Rancière, 1987 : 77).
21Le processus d’apprentissage critique mis en œuvre par la dialectique opinion/savoirs chez l’élève se produit dans un cadre éducatif républicain. Dès lors, la question des valeurs en jeu impose de questionner le sens effectif de l’injonction à « transmettre les valeurs de la République » dans une situation d’apprentissage critique fondée sur la diversité des opinions. L’objectif de la modélisation est alors de rendre également visible l’évolution de la place des valeurs dans cette temporalité théorique de la classe et l’importance des valeurs républicaines, non comme simple contenu à “transmettre” mais davantage comme cadre éducatif à faire respecter à tous les élèves. Les opinions exprimées traduisent des valeurs individuelles et/ou collectives multiples, notamment religieuses, qui ne peuvent être invalidées par la parole enseignante (neutralité d’opinion) ; par contre, transformées en fait social objectivable, elles peuvent discuter avec des valeurs républicaines, elles-mêmes historicisées et questionnées comme fait social (neutralité axiologique). Il ne s’agit donc pas de hiérarchiser des valeurs par nature incommensurables, mais de construire le problème en jeu dans le cadre collectif de la classe (artefact de la société). Dans le cas développé par le recueil de données, l’enjeu d’apprentissage est bien de comprendre le lien entre culture (politique, familiale, religieuse) et stéréotypes de genre et de distinguer ce qui est de l’ordre des représentations individuelles de ce qui remet en cause l’égalité de droit et la liberté d’autrui comme capacité à choisir (discriminations). Cette dialectique critique ne peut se produire que dans un cadre où se croisent l’acceptation de la démarche scientifique d’enquête et le respect des principes républicains, de la diversité des opinions, de l’égale dignité des individus et, donc, le respect des règles collectives (lois, règlement). En définitive, pour sortir des impasses soulignées dans nos analyses, la transmission des valeurs de la République peut se concrétiser par le maintien pragmatique d’un cadre à la fois éducatif et épistémologique que l’on peut associer à une construction didactique et professionnelle de la neutralité enseignante (neutralité normative).
22En nous centrant ici sur un cadre didactique et en mettant explicitement au travail la place des apprentissages visés par une éducation critique, démocratique et inclusive à la citoyenneté, nous avons donc proposé une sorte de “pas de côté” vis-à-vis des lectures théoriques traditionnelles qui privilégient une approche par les catégories sociales discriminées (genre, migrants, catégories populaires, marges de la société) (Magna & alli, 2021). Si l’on s’interroge sur la place à laisser à la diversité des opinions et des convictions (politiques ou religieuses) dans le cadre d’une éducation républicaine à la citoyenneté, l’enjeu problématique de la laïcité ne peut se réduire à une conception socio-politique de la relation pédagogique entre l’enseignant et les élèves. La temporalité spécifique des processus d’apprentissage, la pluralité des registres mobilisés au cours de ce processus dans la classe et la nature épistémologique des savoirs travaillés sont sans doute nécessaires pour définir une posture laïque de neutralité non-discriminante. Elle ne se réduit pas à une acceptation relativiste des opinions multiples mais se pense comme une véritable ingénierie professionnelle qui intègre la variation des moments de classe et la circonscription des espaces d’apprentissage (dans la classe/hors la classe). La mise en œuvre d’une situation de formation qui interroge de manière spéculative les difficultés d’une situation de classe “imaginée” nous a ainsi permis de mettre au jour un certain nombre de points identifiés comme des problèmes professionnels par les enseignants débutants et les représentations (du métier, des élèves, de l’institution) qui sous-tendaient les discussions. Cette situation de formation, confrontée au modèle du triangle didactique, rend compte d’une régulière occultation des savoirs et de la relation élève-savoir au profit des deux autres sommets du triangle lors de la construction des cours d’emc. Ces difficultés, très rarement mises au travail de manière explicite dans les contenus de formation habituels, tendent à militer en faveur d’une approche pluridisciplinaire des enjeux éducatifs posés par l’emc afin de penser une sociologie des situations qui permette d’intégrer le cadre didactique.
23Plus largement, cette proposition d’analyse incite à penser la dimension épistémologique et intellectuelle de l’inclusion scolaire. Face à la diversité des opinions et des convictions des élèves, la réflexion sur la complexité d’une neutralité enseignante qui sache articuler neutralité d’opinion, neutralité normative et neutralité axiologique est aussi un moyen de ne pas assigner la diversité à un impensé didactique au risque de concourir à ce que l’Unesco définit en 2009 comme une “exclusion”, c’est-à-dire la « conséquence d’une attitude négative face à la diversité concernant la race, le statut économique, la classe sociale, l’appartenance ethnique, la langue, la religion, le genre, l’orientation sexuelle et les aptitudes, ainsi que “l’absence de réponse à cette diversité” ». Si la majorité des enseignants constate les possibles tensions entre valeurs familiales ou religieuses et valeurs républicaines lors de la manifestation des opinions dans la classe, ils admettent également avec lucidité l’impossible adhésion imposée (modèle de la conversion). Face à cette difficulté, la tentation est grande d’une “absence de réponse” qui permette d’éviter les impasses d’un conflit de valeurs. Or, ces logiques de contournement, notamment à l’égard du religieux, ne permettent pas de prendre en charge les objectifs de l’inclusion scolaire et concourent finalement à une forme de discrimination indirecte et involontaire.
24Le “pas de côté” ici proposé est peut-être aussi un moyen de tempérer et de nourrir le débat contemporain entre “républicanisme” et “multiculturalisme” qui, en se radicalisant régulièrement en France, s’éloigne des expériences réellement vécues dans les classes par les professeurs et les élèves. Anticiper la place didactique de l’opinion des élèves dans la construction pragmatique des séances d’emc est aussi une occasion pour penser la place de la religion des élèves comme une ressource d’apprentissage et non comme un obstacle éducatif dans les classes dès lors qu’elle participe de la diversité des opinions et des convictions qui caractérisent les sociétés démocratiques.
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