Coordinateur.ices du numéro

Salma Krimi, Doctorante en sociologie à l’EHESS, CMH, ATER, UPEC,

Sebastián Pizarro Erazo, sociologue, ATER, UPEC, LIRTES, LISE (UMR 3320 Cnam/CNRS)

Anne-Claudine Oller, sociologue, MCF en sciences de l’éducation, UPEC, LIRTES, membre associée à l’OSC et au LIEPP (Sciences Po)

Proposition de titre

Famille et production domestique : des savoirs socialement construits, utiles et rentables ?

Argumentaire

Pendant les années 1970 et sous des angles variés (marxisme, féminisme marxiste, radical matérialiste, etc.), le “débat sur le travail domestique” discute de l’inscription de ce champ d’activité dans les rouages organisationnels des sociétés industrielles modernes. Les grilles de lecture sont, en effet, diverses et ont pour but de saisir le travail domestique de manière systémique et relationnelle (Kergoat, 2012 ; Dalla Costa, 2009 ; Delphy, 2013 ; Hooks, 2017 ; Hartmann, 1979) : il est appréhendé dans la diversité des rapports sociaux (de classe, de sexe, de “race”) qui l’organisent et lui confèrent une place et un sens dans la société.

Dans la société contemporaine, le travail domestique ne cesse d’être une préoccupation pour les pouvoirs publics. Désormais plus orienté vers la “production d’individualités” (Delaunay, 2003), le travail familial est la cible des politiques adossées au référentiel de la “bonne parentalité” (Martin, 2014), dont par exemple celles de soutien à la parentalité qui visent en particulier au renforcement des “compétences parentales” (Delawarde et al., 2016). Dans cette lignée, c’est au nom du développement de l’enfant que des institutions telles que la Protection Maternelle et Infantile s’érigent en un véritable dispositif d’encadrement des modes de fonctionnement des familles (Djaoui, Corzavier, 2018). Au-delà de l’activité parentale, des travaux ont montré comment dans les pays du Sud les politiques sociales ciblées cherchent à “éduquer les familles” dans l’administration de leurs ressources et de leurs “choix” (Han, 2012 ; Destremau, Georges, 2017). S’adressant essentiellement aux femmes en tant qu’intendantes de la vie du foyer, ces mesures s’inscrivent, de manière plus large, dans une démarche libérale visant à favoriser la capacité à se “responsabiliser de soi”. En d’autres termes, l’intervention publique auprès des familles demeure d’actualité tout en ayant comme objectif la transmission d’apprentissages autour de la gestion de la vie familiale ainsi que l’encadrement de la mise en œuvre de ces derniers. Celle-ci révèle en quoi la famille constitue une sphère de production de savoirs, de savoir-faire et de compétences dont les mécanismes ne vont pas de soi et doivent, au contraire, être dûment accompagnés par l’action publique afin de favoriser l’intégration sociale, que ce soit du côté des enfants ou des parents.

Cet appel à contribution cherche à prolonger ces travaux et se propose alors d’interroger l’élaboration, l’encadrement et la mobilisation des savoirs qui circulent au sein de la famille. Son objectif est d’appréhender la sphère domestique et familiale comme un espace de production, de diffusion et de régulation de connaissances en lien avec son fonctionnement (entretien du foyer, prise en charge et suivi des enfants, administration du budget, etc.). Peut-on parler de “savoirs domestiques” ? Quelles en sont les composantes ? Outre la famille, quels sont les autres acteurs impliqués dans leur fabrication et régulation ? Par ailleurs, en quoi leur apprentissage s’inscrit-il dans des rapports sociaux inégalitaires ? Enfin, comment caractériser leur mise en œuvre ? Ainsi, les contributrices et contributeurs sont invité·e·s à interroger la vie domestique et familiale sous l’angle des savoirs mais aussi de celui des savoir-faire et des compétences. Ceci étant dit, les propositions peuvent traiter des expériences autour de cette question tout en tenant compte de ses variations multiples (selon la classe sociale, le genre, l’âge, la race, les clivages Nord/Sud), ainsi que des interactions entre la famille et d’autres institutions (scolaires, professionnelles, pouvoirs publics, établissements sanitaires et/ou d’assistance sociale, etc.). Dans l’objectif d’orienter les réflexions des contributrices et contributeurs, trois axes sont proposés, ces derniers n’étant pas pour autant limitatifs.

Axes

1. Le travail domestique comme vecteur de transmission de savoirs, normes et valeurs

Les travaux de recherche se sont souvent penchés sur les processus de socialisation au sein de la famille et leurs variations selon le genre, la classe sociale et la position dans la fratrie (Lahire, 2019 ; Beaud, 2018 ; Court et al., 2016). Plus rarement, ils ont porté sur la manière dont la production domestique participe à la socialisation familiale. Les recherches adossées à ce courant théorique ont montré son rôle dans l’apprentissage de la forme sociale du temps qui, lui, est borné, fragmenté et se doit d’être rentable (Haicault, 1989). Elles ont aussi souligné la transmission de savoir-faire genrés (en lien avec l’entretien du foyer, le travail alimentaire et le rapport au corps) qui sont nécessaires pour tenir des interactions sociales dans des contextes traditionnels situés culturellement et historiquement (Tilly, Scott, 2002 [1978] ; Mounir, 2009). Cet axe se propose de prolonger ces réflexions en mettant la focale sur la manière dont le travail domestique est engagé dans le processus de socialisation et d'éducation des enfants. Quels sont les gestes, les activités et les temporalités qui dans la sphère domestique concourent à la production de l’individu socialisé ? Sur quels types d’apprentissages débouchent-ils ? Quelles variations selon les contextes culturels et/ou historiques et la place occupée dans les rapports de genre, de classe, de “race” et d’âge ? Quelles complémentarités, tensions ou contradictions entre la famille et les autres sphères d’activité (école, groupes de pairs, loisirs, etc.) ?

2. Les “savoirs domestiques” comme “capital” ? : usages et circulations

Alors que des travaux ont déjà montré la manière dont les savoirs transmis au sein de la famille peuvent être mobilisés lors de l’accomplissement de l’activité professionnelle (Haicault, 2000) ou constituent même une ressource favorable à l’engagement politique (Oeser, 2022), d’autres avancent l’hypothèse de l’existence d’un “capital ménager” (Mounir, 2013) et appréhendent donc les savoirs domestiques comme une source de pouvoir, mobilisable, et rentable, au même titre que le capital scolaire (Mounir, 2009).

S’inscrivant dans la continuité de ces recherches, cet axe s’intéressera aux savoirs issus de la sphère domestique, à leur circulation entre les différentes sphères d’activité (famille, emploi, bénévolat, etc.), et à leur transmission. Quelles sont les composantes de ces savoirs (techniques, organisationnelles, relationnelles, etc.) ? Quels sont les usages qui en sont faits par les individus ? Concourent-ils à la mise en forme de compétences déployées en dehors de la sphère familiale ? Dans quelle mesure ces acquis sont-ils mis en valeur tout en s'inscrivant, par exemple, dans des stratégies matrimoniales (Skeggs, 2002 ; Mounir, 2009) ? Favorisent-ils les engagements sociaux extra-familiaux ou, au contraire, participent-ils d’un repli sur la vie domestique ? À l’inverse, en quoi les savoirs issus de la sphère professionnelle peuvent-ils constituer une ressource favorable à la gestion du foyer, dont par exemple les aspects administratifs (Pizarro, 2023) ? Les contributions attendues peuvent donc traiter de la mobilisation des savoirs acquis dans la sphère familiale comme ressources favorables à la participation sociale, aussi bien que des “usages domestiques” des savoirs incorporés formellement.

3. Apprentissage et régulation du travail domestique

Un troisième axe souhaite, enfin, traiter des institutions et des supports qui participent à l’apprentissage et à la régulation du travail domestique. Dans le contexte d’industrialisation, marqué par la mise en forme d’une stricte division socio-sexuelle du travail, des investigations ont déjà abordé le rôle des écoles ménagères, en France (Lebaume, 2014) et aux Etats-Unis (Glenn, 2010) par exemple, dans la socialisation des femmes aux gestes, habitudes et catégories ménagères. Pendant cette période, dans des pays tels que le Royaume-Uni, les ouvrages participent aussi à la diffusion des méthodes de gestion du foyer, en s’adossant aux règles d’organisation du travail appliquées à l’usine (Blunden, 1982). Or, avec le temps, ces différents supports seront relayés dans leur mission éducative par les magazines (Schwartz, 1976 ; Kaufmann, 2022 [1992] ; Kaufmann, 1997) ainsi que les émissions télévisées (Overney, 2019), lesquels deviendront, en effet, une ressource pour la ménagère moderne. Qu’en est-il de ces différents instruments aujourd’hui ? Ont-ils toujours leur place alors même que la norme de l’engagement féminin est, au même titre que pour les hommes, l’activité professionnelle (Fraser, 2009) ? Y aurait-il des nouvelles formes d’encadrement du travail domestique, par l’institution scolaire par exemple, à l’heure des enjeux environnementaux ? À l’inverse, dans les pays Sud, tels que la Tanzanie, des travaux ont montré le rôle des politiques éducatives dans l’élargissement des modèles de féminité, circonscrits historiquement aux responsabilités domestiques (Wenzek, 2022). Par quels moyens les pouvoirs publics se proposent d’éduquer les individus au partage égalitaire des activités familiales ? Quelles sont les exigences (économiques, politiques, démographiques, etc.) qu’une telle démarche vise à satisfaire ? Enfin, quelles en sont les conséquences au niveau des pratiques sociales ? Dans le cadre de cet axe, les travaux abordant ces questions dans une perspective historique et/ou tenant compte des clivages Nord/Sud sont les bienvenus. Également, les recherches s’emparant de l’image et/ou du son (Haicault, 2000 ; Zegaï, 2010) dans l’intérêt d’analyser les significations dont ces données sont porteuses, sont fortement encouragées.

Contacts : Les propositions de communication devront parvenir aux coordinateur.ices du numéro et aux rédacteur.ices en chef de la revue avant le 20 octobre 2023 :

krimi.salma@gmail.com

sebastian.pizarroe@gmail.com

anne-claudine.oller-naudet@u-pec.fr

etiennegerardeti@ird.fr

Un retour sur les propositions d'articles sera fait le 15 novembre et les premières versions des articles seront attendues le 15 mars 2024.