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- 3 Le nom a été modifié pour garantir un minimum d’anonymat. Nous utiliserons donc les termes “ISP” ou (...)
- 4 Les IUT ont l’obligation de respecter un programme pédagogique national si bien qu’officiellement l (...)
1Souvent accusés de recrutement élitiste et de voie de contournement des classes préparatoires aux grandes écoles (Agulhon, 2018 : 78)1, les IUT visaient, à leur création en 1966 (Bernard, 1970) à répondre à la massification dans l’enseignement supérieur et à l’échec important dans les premiers cycles universitaires (Benoist, 2016 :163 ; Le Nir & Seguy, 2018 : 21). Au fil du temps, le caractère sélectif des IUT et la réputation de ces formations courtes ont attiré de bons étudiants issus de filières générales avec le projet d’intégrer des écoles d’ingénieurs ou de commerce, d’où la dénonciation de “voie de contournement”. Aujourd’hui, les IUT se voient contraints par les injonctions ministérielles2 d’accueillir 50 % de bacheliers technologiques. Ces injonctions génèrent des réactions réservées, voire des oppositions dans les instituts, ces points de vue étant parfois résumés dans une formule emblématique de cet état d’esprit : “le problème des bac techno” ! En réalité, il s’agit surtout de « garantir la position et le prestige des IUT. […] Les IUT sont ainsi devenus peu à peu un espace valorisé de formation. Fréquemment sommés de recruter en priorité les jeunes issus de bacs technologiques ou de leur réserver des quotas, ils ne se sentent pas du tout tenus de le faire, vu l’attractivité dont ils bénéficient » (Agulhon, 2018 : 77). Autant dire que l’arrivée de bacheliers professionnels - encore moins cotés dans la hiérarchie informelle des filières du secondaire que les bacheliers technologiques (Convert, 2003 ; Beaud, 2003) – n’est sans doute pas espérée dans les IUT. C’est pourtant le projet d’un IUT qui a renommé cette voie particulière l’Institut Supérieur Professionnel3 (ISP). L’objectif est d’accueillir des bacheliers professionnels au sein d’une même promotion en première année puis de les intégrer lors de la deuxième année avec les autres étudiants. Les bacheliers professionnels, comme les autres étudiants d’IUT, réalisent leur cursus en deux ans4.
- 5 Les PIA étaient pilotés par le commissariat général à l’investissement, devenu aujourd’hui, dans le (...)
- 6 C’est par l’intermédiaire de connaissances professionnelles que le directeur de l’ISP a entendu par (...)
2L’ISP fait partie des 37 lauréats de l’appel à projets Initiatives d’Excellence en Formations Innovantes (IDEFI) lancé fin 2011 dans le cadre du Programme d’Investissement d’Avenir (PIA)5. Cet appel à projets est lui-même, comme les IDEX (Initiative D’Excellence) ou les LabEx (Laboratoire d’Excellence), une composante de la première vague du Programme Investissements d’Avenir. Au regard des éléments de présentation dont il disposait, le jury avait considéré que ce projet était à la fois innovant, faisable et susceptible de produire des bénéfices importants puisqu’il permettrait de comprendre à quelles conditions l’insertion des bacheliers professionnels dans l’enseignement supérieur pourrait être couronnée de succès. L’ambition affirmée de ce projet était de contribuer à la réflexion sur l’ouverture sociale et l’égalité des chances dans l’enseignement supérieur. Il est attendu de tous les projets IDEFI retenus qu’ils fassent la preuve de leur efficacité en comparant les résultats attendus et les résultats observés, en montrant aussi de quelle manière ils sont à même d’induire des changements notables et transférables à d’autres institutions. C’est dans ce contexte que l’ISP a souhaité faire appel à notre laboratoire6 en sciences de l’éducation pour nouer une collaboration afin de mieux comprendre les effets produits par l’ISP, mais aussi parce qu’il devait faire la preuve auprès de ses financeurs de son efficacité. De notre côté, nous avions accès à un terrain original qui nous permettait d’approfondir nos réflexions sur les pratiques et les politiques de l’enseignement supérieur.
3Dans cet article, nous allons rendre compte de notre recherche dont l’objectif était de comprendre quelques mécanismes participant à la réussite de ces bacheliers professionnels en IUT. Année après année, les enquêtes statistiques en sciences de l’éducation et en sociologie de l’école font état des mécanismes de reproduction sociale par l’école. L’observation de filières qui, à leur échelle, contredisent ces statistiques, fournit l’occasion d’analyser des contre-exemples. Effectivement, comme nous le verrons, statistiquement, les étudiants de l’ISP réussissent mieux que d’autres étudiants au profil similaire dans des IUT comparables.
Plusieurs dispositifs sont mis en place à l’ISP, notamment la réduction du nombre d’étudiants par classe (24 et 12 pour les travaux dirigés et les travaux pratiques) ; deux heures d’études hebdomadaires, encadrées et obligatoires ; l’accompagnement individuel par des enseignants référents pour des questions d’ordre pédagogique, pratique ou personnel. Par ailleurs, un partenariat avec le CROUS permet aux étudiants de l’ISP d’obtenir une chambre universitaire ; des bourses au mérite délivrées par les partenaires industriels sont attribuées à certains étudiants ; des entreprises partenaires financent des projets tels que des visites culturelles, des visites d’entreprises ; ces partenaires industriels facilitent la rencontre de professionnels et proposent aux étudiants de l’ISP des stages et des emplois.
Par ailleurs, les enseignants admettent adapter le programme pédagogique national : les contenus prévus au programme sont dispensés mais leur approfondissement peut donner lieu à des adaptations, notamment en ancrant dans l’expérimentation l’explication des concepts. Des exercices, des tests et des évaluations fréquentes séquencent la délivrance des savoirs.
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4Après avoir présenté dans une première partie quelques éléments de cadrages généraux, nous ferons état, dans une seconde partie, de résultats quantitatifs démontrant l’engagement de ces bacheliers professionnels dans leurs cursus. Une troisième partie, fondée sur l’observation des commissions de recrutement, mettra en évidence un paradoxe : malgré la volonté politique affichée d’ouverture sociale de l’école, les réflexes de classement scolaire priment souvent dans ces commissions. Dans une quatrième partie, nous rendrons compte de l’enquête qualitative menée auprès des enseignants qui nous a permis de mieux comprendre la posture pédagogique des équipes impliquées et en quoi elle influençait la réussite des étudiants. Pour conclure, nous tenterons de répondre à la question initiale de transférabilité de l’expérience qui, plus globalement, interroge la volonté politique de démocratisation universitaire.
- 7 Les IUT se répartissent selon le secteur d’activité auxquels ils préparent professionnellement les (...)
5L’intégration de bacheliers professionnels en IUT était une gageure pédagogique mais aussi politique. Le projet de l’ISP ne va pas de soi dans le paysage des IUT. Aujourd’hui, environ 1,5 % des étudiants d’IUT sont des bacheliers professionnels. Cette proportion demeure relativement stable, voire diminue, depuis une dizaine d’années (DEPP, 2021). Ce sont les spécialités tertiaires7 qui accueillent les effectifs de bacheliers professionnels les plus importants. Il reste, qu’au-delà des différences évoquées quant à la nature du DUT (secondaire ou tertiaire), une analyse plus fine permet d’identifier quelques spécialités se distinguant en termes d’accueil des bacheliers professionnels. Les quotas d’accueil de bacheliers technologiques concernent l’établissement IUT et pas les spécialités. Ainsi, les quotas ne sont pas les mêmes selon les spécialités. Certains départements d’IUT, comme Gestion Logistique et Transport et Qualité Logistique Industrielle et Organisation, acceptent de recruter jusqu’à 10 % de bacheliers professionnels, alors que les filières Génie Biologique ou Mesures Physiques ne recrutent aucun bachelier professionnel (DEPP, 2017).
6L’ISP regroupe des spécialités d’IUT dites secondaires : Génie Civil et Construction Durable (GC-CD) ; Réseaux et Télécommunication (RT) ; Génie Électrique et Informatique Industrielle (GEII) ; Génie Mécanique et Productique (GMP). Les quatre spécialités présentes au sein du dispositif sont des spécialités qui, au plan national, accueillent très peu de bacheliers professionnels (inférieure à 4 % pour Réseaux et Télécommunication [RT] et à 2 % pour les trois autres départements dont il est question). Le tableau qui suit permet de se rendre compte du rôle joué par l’ISP vis-à-vis de ces publics pour les quatre spécialités concernées.
Tableau 1. Effectifs de bacheliers professionnels, au niveau national et dans l’ISP, parmi les étudiants de première année dans les spécialités GC, GEII, GMP et RT, entre 2011 et 2015.
Spécialités |
Effectifs de bacheliers professionnels au niveau national |
Effectifs de l’ISP |
Poids des effectifs de l’ISP par rapport aux effectifs nationaux |
Génie civil – construction durable (GC-CD) |
43 |
24 |
55,8 % |
Génie électrique et informatique industrielle (GEII) |
75 |
17 |
22,7 % |
Génie mécanique et productique (GMP) |
28 |
12 |
42,9 % |
Réseaux et télécommunications (RT) |
67 |
20 |
29,9 % |
Lecture : 55,8 % des étudiants inscrits en IUT GCCD en France issus de baccalauréat professionnel sont inscrits à l’ISP.
Source : OPEN DATA – MESRI.
7L’ISP concentre ainsi 1 titulaire de baccalauréat professionnel sur 5 en GEII, un peu moins d’1 bachelier professionnel sur 3 en RT, plus de 4 bacheliers professionnels sur 10 en GMP et jusqu’à plus de la moitié des bacheliers professionnels en GC-CD. Si certaines spécialités de DUT peuvent parfois apparaitre comme une “suite logique” de quelques baccalauréats professionnels, à l’ISP les quatre départements de DUT recrutent dans un vivier large de baccalauréats professionnels. Par exemple, si l’on regarde les spécialités des bacheliers qui ont reçu au moins une proposition sur APB de la part de l’ISP entre 2011 et 2015, le vivier de GC-CD est composé de 30 spécialités différentes de baccalauréat professionnel, 17 pour GEII, 23 pour GMP et 26 pour RT. Même s’il demeure vrai que certains baccalauréats professionnels se retrouvent plus fréquemment, l’éventail du vivier de recrutement demeure large. À titre d’exemple, 60 % des candidats issus des baccalauréats professionnels « Technicien d’usinage », « Maintenance des équipements industriels », « Étude et définition de produits industriels », « Microtechniques » ou « Aéronautique option mécanicien systèmes cellule » ont reçu une proposition d’admission de la part du département GMP. Ajoutons à cette pluralité des origines de baccalauréat professionnel que le plus représenté d’entre eux, « Technicien d’usinage », ne représente que 16 % des propositions.
8Au-delà de l’accueil de ces bacheliers professionnels, qu’en est-il de leur réussite ? Depuis plusieurs années, l’ouvrage de la Direction de l’Évaluation, de la Prospective et de la Performance (DEPP), Repères et références statistiques, récapitule le taux de réussite au DUT en 2 et 3 ans selon le baccalauréat d’origine. À partir de ces informations, il est possible de reconstituer l’évolution de ces taux en distinguant les étudiants concernés en fonction de leur baccalauréat d’origine.
Figure 1 : Évolution des taux de réussite à deux ou trois ans pour les cohortes entrées à l’IUT entre 2001 et 2017 selon le baccalauréat possédé.
Lecture : en 2001 le taux de réussite au DUT en deux ans des bacheliers professionnels était de 39 %.
Source : Repères et références statistiques – DEPP (2006 à 2017). Diagramme original.
- 8 Les étudiants de DUT disposent de trois années pour valider leur DUT, un seul redoublement d’année (...)
9Ce graphique donne deux principales indications. Il confirme, tout d’abord, la corrélation entre la hiérarchie des trois filières de baccalauréats et la réussite au DUT. Il souligne, ensuite, une certaine constance des résultats dans le temps. Pour les bacheliers professionnels, le taux de réussite en deux ans se situe plutôt en-dessous de 40 %. Si l’on s’intéresse à la réussite cumulée sur trois ans8, on observe que le taux ne dépasse pas les 55 %. Tous baccalauréats confondus, les taux de réussite sont différents selon les spécialités de DUT (DEPP, 2017 : 245). Les informations disponibles ne permettent pas de distinguer les résultats par spécialité selon le type de baccalauréat possédé. Pour les quatre spécialités présentes à l’ISP, les résultats nationaux, tous types de baccalauréats confondus, pour la cohorte entrée à l’IUT pour la première fois en 2012, sont les suivants :
- 63,7 % de réussite en deux ans et 78,2 % de réussite en trois ans pour GCCD ;
- 56,3 % de réussite en deux ans et 71,8 % de réussite en trois ans pour GEII ;
- 60,1 % de réussite en deux ans et 75,0 % de réussite en trois ans pour GMP ;
- 55,2 % de réussite en deux ans et 70,9 % de réussite en RT.
10Comme nous l’avons vu, les écarts entre les trois types de baccalauréats sont très importants. Le taux de réussite en trois ans pour les titulaires d’un baccalauréat professionnel peine à atteindre 50 %. Les taux affichés par l’ISP se situent, depuis 2009, aux alentours de 61 % pour les primo-entrants. Ils laissent donc envisager un taux de réussite bien supérieur aux moyennes nationales des bacheliers professionnels de chacune des spécialités de l’ISP. Si la question de la réussite est constatée statistiquement, comment l’expliquer ? Trois dimensions, fondées sur des recueils de données composites, s’offrent à l’analyse : l’adaptation du curriculum et des pratiques pédagogiques favorisant un plus grand engagement des étudiants dans leur travail universitaire, le recrutement de ces étudiants grâce à l’observation des commissions de recrutement et, enfin, la posture pédagogique des enseignants de l’ISP que l’on a étudiée par le biais d’entretiens réalisés auprès des acteurs pédagogiques de l’ISP.
11Un premier objectif consistait à caractériser les étudiants de l’ISP à la fin de la première année. Caractéristiques cognitives, telles que méthodes de travail et gestion de l’effort, et caractéristiques dites conatives (ou motivationnelles), telles que les buts poursuivis par les étudiants, leurs intérêts, le sentiment d’efficacité personnelle, le sentiment de légitimité. Un second objectif était de montrer le lien entre l’engagement des étudiants et la façon dont ils perçoivent la pédagogie des enseignants.
12Pour répondre à ces questionnements, nous avons construit un questionnaire dont les réponses étaient portées sur une échelle de Likert allant de 1 (pas du tout d’accord) à 7 (tout à fait d’accord). Il était organisé en deux parties. La première concernait l’expérience du cours qui renvoie à la façon dont les étudiants perçoivent leur environnement d’apprentissage, en premier lieu à travers la pédagogie, autrement dit la compétition entre les étudiants, versus la coopération entre les étudiants ; en deuxième lieu, à travers le souci de prendre en compte les demandes ou les besoins des étudiants ; en troisième lieu enfin, à travers la “qualité” des relations avec les autres étudiants. La seconde partie du questionnaire portait sur l’engagement, défini comme la participation volontaire, active, intéressée et réfléchie des étudiants durant des activités d’apprentissages (Dupont et alii, 2015). Il se décomposait en quatre composantes : comportementale (persistance au travail, effort), émotionnelle (émotions positives, sentiment d’appartenance à l’institution), cognitive (stratégies profondes plutôt que stratégies de surface) et agentique (attitude proactive de l’étudiant : il anticipe, pose des questions, exprime ses besoins).
13Deux recueils de données ont été effectués. Le premier, mené en mai 2016, portait sur la comparaison entre les étudiants de première année ISP et les autres étudiants inscrits également en première année. (N = 244, dont 58 ISP). Les moyennes des étudiants enquêtés ont par ailleurs été collectées pour les semestres 1 et 2. Une nouvelle passation du questionnaire a été programmée en deuxième année (mars 2017) avant que les étudiants ne partent en stage. Nous avons donc réinterrogé des étudiants issus de l’échantillon 1 (N = 244) en fin de deuxième année. Notre échantillon de l’année 2 se limite à N = 107 étudiants, dont 41 étaient à l’ISP. Comme pour les étudiants de première année enquêtés, les moyennes des étudiants de deuxième année ont également été collectées pour les semestres 3 et 4.
14Les analyses des réponses au premier questionnaire comparent les étudiants inscrits à l’ISP et les étudiants inscrits en première année de l’IUT hors ISP. L’un des premiers résultats significatifs porte sur le sentiment d’efficacité personnelle. Ce dernier a été défini par Bandura comme un jugement sur sa capacité à atteindre un certain niveau de performance dans un contexte (Bandura, 1986). C’est une anticipation qui est très prédictive de la réussite. Dans l’un et l’autre groupe, ce sentiment est élevé puisque la moyenne est de 5,10 (sur une échelle en 7 points). Tous les étudiants pensent que, s’ils travaillent normalement, ils réussiront en seconde année. Ce sentiment est-il effectivement prédictif de la réussite au Semestre 3 et au Semestre 4 ? Pour le savoir, il suffit d’opérer une régression multiple en introduisant le sentiment d’efficacité personnelle comme variable prédictive.
Quelques mots sur la méthode statistique de la régression multiple qui sera utilisée à plusieurs reprises pour analyser les réponses : il s’agit de prédire le score d’une variable (appelée variable prédite) à partir d’autres variables appelées variables prédictives. La qualité de la prédiction est donnée par le coefficient de détermination (R2) qui rend compte du pourcentage de la variance de la variable prédite expliquée par les variables prédictives.
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- 9 R² = .31, F = 7,58, p < .001.
15Les résultats obtenus montrent que le sentiment d’efficacité personnelle est un prédicteur fiable des résultats académiques. C’est le cas ici pour le Semestre 39.
16Ensuite, nous avons questionné l’adaptation au nouvel établissement et le développement d’un sentiment d’appartenance à l’institution. Nous sommes ici dans le registre de l’intégration sociale et académique. Dans la transition entre le secondaire et le supérieur, cette double intégration est le premier pas vers la réussite (Neuville et alli, 2013). On peut l’observer à partir des réponses à deux items : « Je m’adapte bien à l’ISP/IUT » et « je suis très satisfait(e) d’être à l’ISP/IUT ».
- 10 « Je m’adapte bien à l’IUT/ISP » : 96,6 % pour l’ISP, contre 84,9 % pour l’IUT. « Je suis satisfait (...)
- 11 46,6 % pour l’ISP, contre 23,1 % pour l’IUT.
17Tout en étant assez proches, les réponses comportent toutefois quelques différences. Celles des étudiants de l’ISP sont concentrées entre les catégories 5 (assez) et 7 (tout à fait)10 et les réponses sur la catégorie 7, traduisant l’accord maximum avec l’item, sont plus fréquentes également chez les étudiants de l’ISP11 pour les deux items.
- 12 Respectivement : « Je consacre un temps de travail régulier pour l’étude sur mes cours », « Je trav (...)
18La comparaison entre les réponses des étudiants de l’ISP et celles apportées par les étudiants de l’IUT permet également de mettre en lumière quelques éléments. Même en étant faible, la différence reste significative et plus accentuée chez les étudiants de l’ISP. En effet, les enseignants sont perçus comme étant attentifs aux besoins des étudiants, ils ne cherchent pas à favoriser ou à entretenir la compétition entre étudiants. L’intérêt pour les cours en général (et non pas pour un cours en particulier) est plus élevé chez les étudiants de l’ISP. Cela peut être lié à la conjonction de deux variables : les dispositifs mis en place et les procédures spécifiques de leur recrutement. Tous les étudiants se sentent appartenir à l’institution, ce sentiment étant encore plus développé chez les étudiants de l’ISP. Enfin, ces derniers seraient plus réguliers dans les efforts à fournir mais aussi plus motivés12.
19Les étudiants de l’ISP développent un intérêt plus important pour les cours. Cela peut, par hypothèse, être lié à certaines caractéristiques des situations de cours auxquelles ces étudiants sont confrontés. Pour vérifier cette hypothèse, une analyse de régression multiple a été mise en œuvre avec l’intérêt en variable prédite et les diverses variables relatives au cours. La moyenne au premier semestre (S1) a également été introduite comme variable de contrôle. Par hypothèse, là encore, des meilleurs résultats au S1, signes de connaissances mieux assimilées, conduiraient à un regain d’intérêt, indépendamment de la pédagogie adoptée. Il importe de noter que la moyenne au S1 n’est absolument pas un prédicteur significatif de l’intérêt. Trois prédicteurs influencent l’intérêt déclaré des étudiants : la perception que les enseignants sont attentifs aux besoins des étudiants (c’est la variable qui a l’impact le plus important), la perception d’une mise en compétition entre les étudiants (prédicteur négatif) et l’instauration de travaux de groupes en cours et hors cours qui semblent influencer positivement, quoique modestement, l’intérêt pour les cours.
20Cette analyse nous montre que l’intérêt des étudiants dépend pour l’essentiel de ce que les enseignants mettent en œuvre dans les cours.
21Les recherches sur les facteurs de réussite et d’échec dans l’enseignement secondaire ont montré le poids de la scolarité antérieure sur la réussite en première année de l’enseignement supérieur (Erlich, 1998 ; Beaud, 2003 ; Convert, 2003 ; Romainville & Michaut, 2012). La série du baccalauréat, d’une part, l’obtention d’une mention, d’autre part, permettent de prédire une part non négligeable des résultats obtenus à la fin du premier semestre (Morlaix & Suchaut, 2012). Nous avons reproduit ces analyses au moyen d’analyses de régression multiple.
22Les variables prédictives entrées ont été le sexe, le baccalauréat d’origine (trois modalités) et la mention obtenue au baccalauréat (trois modalités, « très bien » et « bien » ayant été regroupées pour des questions d’effectifs). Toutes choses étant égales par ailleurs (ici, sexe et série du baccalauréat identiques), avoir une mention s’accompagne d’une plus grande réussite. Le fait d’avoir une mention « bien » ou « très bien » procure un avantage de 1,05 points sur la moyenne au S1 par rapport à l’absence de mention. En revanche, la comparaison entre absence de mention et mention « assez bien » ne montre aucune différence sur la note moyenne au S1. La comparaison baccalauréat général/baccalauréat professionnel montre un avantage de 1,07 point en faveur du baccalauréat général sur la moyenne au S1, tandis que la comparaison baccalauréat technologique/baccalauréat professionnel montre un avantage de 0,24 point pour les baccalauréats professionnels.
23Ces résultats confirment ce qui a été observé dans les recherches antérieures en France : la scolarité antérieure influe sur la réussite en première année. L’effet du baccalauréat n’est pas pour surprendre ; il convient surtout ici d’insister sur l’effet de la mention comme facteur supplémentaire indépendant du baccalauréat. Cela conduit en effet à nuancer le propos. Il ne suffit pas, par exemple, d’avoir un baccalauréat S plutôt qu’un baccalauréat technologique pour être mieux armé pour réussir en première année : tout dépend des conditions dans lesquelles a été obtenu le baccalauréat, information donnée par la mention associée aux résultats. Aujourd’hui, du fait de la massification de l’accès au baccalauréat, les mentions, révélatrices du niveau de réussite des élèves dans l’enseignement secondaire, constituent sans doute un marqueur prégnant de la réussite potentielle dans l’enseignement supérieur.
24Les recherches précédemment citées (Romainville & Michaut, 2012 ; Morlaix & Suchaut, 2012) ont également montré que le S1 jouait un rôle déterminant dans la réussite en première année. Connaissant la moyenne générale au S1, il est assez facile de prédire la moyenne générale au second semestre (S2). En d’autres termes, il y a peu de retournements de situation au S2. Des étudiants en difficulté au S1 le seront vraisemblablement au S2. En utilisant la même méthode statistique, nous avons prédit la variable S2 en entrant comme prédicteurs la variable S1 plus les variables séries du baccalauréat et mentions utilisées précédemment. La moyenne générale au S1 est de loin le prédicteur le plus influent. Toutes choses étant égales par ailleurs, un point de plus au S1 procure 0,94 point de plus au S2. La série du baccalauréat continue d’exercer son influence de même que la mention. Toutefois, l’expérience vécue par l’étudiant(e) au cours du second semestre demeure importante. Nous avons ajouté au modèle précédent la variable « intérêt pour les cours ». Elle a un impact significatif sur les résultats au S2. Toutes choses étant égales par ailleurs (même niveau au S1, baccalauréat ou mention identique), le fait d’être intéressé par les cours au S2 améliore la moyenne à ce semestre. Un point de plus sur le score « intérêt pour les cours » se traduit par 0,30 point de plus sur la moyenne générale au S2.
25Nous avons collecté les moyennes générales au S3 et au S4 pour les étudiants de l’échantillon initial ayant passé le questionnaire en première année (N = 244). La comparaison a été effectuée, non pas en fonction de l’opposition entre appartenance à l’ISP et non-appartenance à l’ISP, mais en fonction du baccalauréat d’origine. Les étudiants non inscrits à l’ISP présentent en effet un double profil selon qu’ils possèdent un baccalauréat scientifique général ou un baccalauréat scientifique technologique. Les moyennes au troisième semestre (S3) et au quatrième semestre (S4) sont des indicateurs particulièrement importants, puisqu’en deuxième année, les étudiants de l’ISP rejoignent les autres étudiants au sein d’un même cursus. Réussissent-ils à obtenir des résultats proches des bacheliers technologiques ou des bacheliers généraux ?
26Nous avons pu obtenir un total de 133 moyennes au S3, sur les 244 de l’année précédente. Les scores se répartissent comme indiqué ci-dessous (intervalle de confiance à 95 % et moyenne) :
- Baccalauréat général : [12,34 – 13,10] 12,72 ;
- Baccalauréat technologique : [10,59 – 11,75] 11,16 ;
- Baccalauréat professionnel : [10,13 – 11,19] 10,66.
27L’analyse de variance montre des résultats significatifs : F = 21,62, p <.01. Les différences apparaissent entre baccalauréat technologique/baccalauréat général et baccalauréat professionnel/baccalauréat général, mais pas entre baccalauréat technologique/baccalauréat professionnel.
28En ce qui concerne les résultats du S4, nous avons collecté 135 scores sur les 244 de la première année, distribués de la façon suivante (intervalle de confiance à 95 % suivi de la moyenne) :
- Baccalauréat général : [12,57 – 13,35] 12,96 ;
- Baccalauréat technologique : [11,29 – 12,82] 12,05 ;
- Baccalauréat professionnel : [10,72 – 12,85] 11,78.
29L’analyse de variance met en évidence des différences significatives (F = 4, p <.05), qui apparaissent seulement entre baccalauréat professionnel et baccalauréat général. Là encore, il n’y a pas de différences dans les moyennes au S4 entre les baccalauréats professionnels et les baccalauréats technologiques.
30Même si les bacheliers généraux conservent l’avantage en termes de résultats, les écarts sont moins importants au S4 qu’au S3, ce qui n’est pas surprenant puisque le S4 intègre un stage en entreprise. Les critères d’évaluation ne sont pas tout à fait identiques. Il est compréhensible que l’avantage des bacheliers généraux soit moins marqué dans un contexte où le poids des connaissances académiques est sans doute moindre par rapport à ce qu’il était au semestre précédent. Mais le résultat majeur est ailleurs : ni au S3, ni au S4, deux semestres profilés différemment, on n’observe de différences significatives dans les performances des bacheliers professionnels et technologiques. Pour le dire autrement, les bacheliers professionnels font jeu égal avec les bacheliers technologiques.
31Est-il possible, et à quelles conditions, que les bacheliers professionnels en IUT réussissent selon les critères requis ? Si l’on prend comme critères de réussite les moyennes générales aux S3 et aux S4, deux phénomènes apparaissent nettement : les bacheliers professionnels font jeu égal avec les bacheliers technologiques, mais les bacheliers généraux détenteurs du baccalauréat S gardent un avantage substantiel, surtout au S3, sur les bacheliers professionnels et technologiques.
- 13 Notamment la réduction du nombre d’étudiants par groupe, les heures d’études obligatoires, la fréqu (...)
32Ces résultats peuvent être considérés comme des indicateurs positifs en faveur du cursus ISP. Grâce au curriculum spécifique13 proposé en première année aux bacheliers professionnels, ceux-ci ont pu combler l’écart qui les séparait au sortir de la terminale des titulaires de baccalauréat technologique. Le cursus ISP a donc un effet que l’on peut tenter de cerner en se fondant sur les différences observées dans les réponses au questionnaire à la fin de la première année :
- une implication plus élevée chez les bacheliers professionnels, comparée à celle des autres étudiants de l’IUT, qui se traduit par un intérêt pour les cours plus important et par des buts d’apprentissage (désir d’apprendre) plus développés ;
- une mise au travail plus régulière et plus intense (temps de travail au cours de la semaine et du week-end) ;
- un sentiment d’appartenance et d’intégration à l’institution plus fort.
33Ces trois variables sont relatives à l’engagement des étudiants. Celui-ci semble donc plus marqué chez les bacheliers professionnels de l’ISP. Cet engagement n’est pas sans lien avec la pédagogie proposée. Plus les étudiants ont le sentiment que les enseignants sont attentifs à leurs besoins, plus l’intérêt pour les cours et le sentiment d’appartenance à l’institution augmentent. Cette relation est valable quelle que soit le curriculum proposé, ISP ou autres filières de l’IUT, mais nous avons observé que l’impression d’avoir des enseignants attentifs à leurs besoins ne cherchant pas à comparer ou mettre en compétition les étudiants était significativement plus développée chez les étudiants de l’ISP que chez les autres étudiants. Cette différence de perception de ce qui se passe en cours renvoie à des différences perçues au niveau de la pédagogie mise en œuvre, que la méthodologie du questionnaire ne nous permet pas de clarifier.
34Nous avons poursuivi notre enquête en menant des observations lors des commissions de recrutement afin de voir quels étaient les critères de sélection pris en compte par les équipes pédagogiques.
35Il est particulièrement intéressant d’essayer d’identifier les critères de sélection mis en œuvre dans une école dont l’un des objectifs majeurs est l’ouverture sociale.
36Afin de comprendre au mieux la manière dont les candidats futurs bacheliers professionnels sont sélectionnés pour intégrer l’ISP, nous avons mené une série d’observations auprès de trois des quatre commissions de recrutement : Génie Électrique et Informatique Industrielle (GEII), Génie Mécanique et Productique (GMP), Génie Civil et Construction Durable (GC-CD), et Réseaux et Télécommunication (RT). L’ensemble des discussions de ces trois commissions a été enregistré. Le traitement des données a été réalisé à l’aide du logiciel d’analyse textuelle ALCESTE. Afin d’obtenir les résultats les plus fidèles, les corpus ont été épurés et nous n’avons conservé que les parties correspondant aux discussions sur l’admission des étudiants.
37Avant les commissions, des travaux préparatoires de classement des candidats sont effectués par les équipes pédagogiques basées sur les résultats académiques et pondérés selon les matières qui semblent importantes.
38L’observation permet de mettre en évidence l’importance du parcours scolaire antérieur dans le processus de sélection. Cet avis est pondéré par quelques éléments supplémentaires que sont le projet d’orientation, l’expérience professionnelle, les avis des enseignants de leurs lycées d’origine, etc. Par exemple, pour être admis en GEII, les candidats sont invités à venir à un entretien. La présence à cet entretien est importante, car le candidat bénéficiera d’une visite accompagnée des lieux, il passera un test de positionnement et sera reçu en entretien par des enseignants. La perception d’une motivation lors de la visite ou de l’entretien peut faire pencher la balance et aller contre un avis défavorable de la part d’un établissement ou contre des tests peu concluants. La motivation perçue et l’impression que le jeune a pu laisser sont des facteurs déterminants.
- 14 Pourcentages calculés à partir des données en libre accès (opendata Parcousup). En données réelles, (...)
39Si les critères de recrutement apparaissent spécifiques à chaque spécialité, on observe au moins un point de convergence entre les équipes, à savoir l’importance accordée aux performances académiques antérieures des candidats. En effet, la majorité des étudiants admis a obtenu son baccalauréat professionnel avec mention. Au demeurant, c’est souvent le cas des bacheliers professionnels recrutés en IUT. À titre d’exemple, pour la promotion 2018, 88,4 % des bacheliers professionnels admis en IUT ont obtenu une mention au baccalauréat, 97,3 % en ce qui concerne l’ISP14. Ajoutons que le pourcentage de bacheliers professionnels admis en IUT d’une part, et avec mention d’autre part, varie selon les spécialités de DUT (92,5 % pour RT, 96 % pour GMP, 86,4 % pour GEII et 100 % pour GC-CD).
40Cela dit, la prédominance du parcours académique antérieur parmi les critères de sélection à l’entrée à l’ISP peut en partie surprendre. Alors que le projet propose une voie alternative pour le public spécifique des bacheliers professionnels, ces critères de recrutement restent fortement calqués sur le recrutement de candidats classiques. Il est vrai que la relative homogénéisation imposée par les dispositifs nationaux (APB, ParcourSup) ne facilite pas l’examen des trajectoires et de la motivation des candidats, en dehors de leur dimension académique. Toutefois, au-delà des commissions, l’école investit fortement dans une cellule de recrutement qui, de lycée en lycée, assure la promotion de l’école. Pour attirer suffisamment de candidats, les équipes de l’ISP multiplient les démarches de communication auprès d’un public qui n’oserait pas candidater en IUT, ayant incorporé ce que Paul Pasquali nomme « le sens des limites » (Pasquali, 2021). En réalité, cette mission d’ouverture sociale ne se concrétise pas tant lors des commissions de recrutement qu’en amont, grâce à une politique de communication auprès des lycées.
41Une fois admis à l’école, comment ce public est-il perçu par les équipes pédagogiques et comment ces dernières envisagent-elles leur posture pédagogique ?
42En tant que projet IDEFI, il est attendu que l’école mette en place une pédagogie adaptée et des innovations pédagogiques. L’analyse des observations des commissions de recrutement montre combien le parcours académique est important dans la sélection, et qu’il influence certainement la réussite des étudiants. Mais les réponses aux questionnaires diffusés auprès des étudiants démontrent, qu’au-delà du parcours académique antérieur, ces derniers font preuve d’un engagement, d’une mise au travail plus élevés et d’un sentiment d’appartenance et d’intégration à l’institution plus fort que les autres étudiants de l’IUT. Comment expliquer ces différences ? L’une des premières pistes explorées concernait une possible proximité curriculaire entre les baccalauréats professionnels et les DUT. Seulement, comme nous l’avons vu précédemment, l’éventail des baccalauréats d’origine étant large, cette piste semblait peu pertinente. Ensuite, nous avons cherché à savoir si les expériences professionnalisantes vécues en première et terminale pouvaient être réinvesties lors de la première année de DUT et participer à la réussite des étudiants de l’ISP. Interrogés sur ce point, les enseignants rencontrés ont expliqué ne pas vraiment prendre en compte les expériences professionnelles des étudiants, tant pour le recrutement que lors des cours. La professionnalisation des étudiants est surtout renvoyée au stage de deuxième année mais est peu sollicitée dans les cours de première année. En revanche, nos enquêtés ont insisté sur les adaptations pédagogiques qu’ils mettaient en place comme la multiplication des tests et des exercices, afin de tenir les étudiants sans cesse mobilisés. Ils ont également reconnu prioriser certains points du Programme Pédagogique National perçus comme essentiels, parfois au détriment d’autres. C’est pourquoi nous avons examiné la posture pédagogique pour tenter de comprendre l’un des ressorts explicatifs de la réussite des étudiants de l’ISP.
43Huit entretiens ont été menés auprès de deux directeurs des études, un chef de département, le directeur de l’école et quatre enseignants. Notre intermédiaire, la directrice des études de l’école, a sollicité des enseignants en plus des chefs de département et directeurs des études que nous souhaitions rencontrer. Elle semble avoir fait le choix de solliciter des enseignants impliqués pédagogiquement dans le projet. Pour tout dire, on a ici un échantillon d’acteurs plutôt favorables au projet, puisqu’ils sont, à différentes échelles, engagés au sein de l’IUT et plus particulièrement dans ce projet (directeur des études, chef de département, directeur de l’école…), ou dans une démarche pédagogique active et favorable au projet.
- 15 À titre d’exemple, l’un des enseignants rencontrés explique avoir fabriqué une plaque carrée de 1 m (...)
44Ce qui apparaît le plus fréquemment chez les enseignants interrogés quand ils doivent caractériser leur rôle auprès des étudiants, c’est tout ce qui relève du conatif, bien plus que ce qui est lié au cognitif, au didactique ou au technique. Il s’agit ainsi de mobiliser l’intérêt des étudiants, de jouer sur une motivation susceptible de leur permettre de se mettre au travail de manière durable. Cette préoccupation se traduit par une modification de la posture de l’enseignant, transformant de fait ses modalités d’implication. Ce changement d’attitude apparaît en outre comme se fondant sur des processus intellectuels de dichotomisation (concret/abstrait, pratique/théorique) conduisant à concevoir sa pratique d’enseignant comme devant accompagner, chez l’étudiant, la mise en lien des termes de ces dichotomies15. On peut enfin considérer que ces pratiques s’inscrivent en partie dans une logique « d’institution enveloppante », telle que définie par Muriel Darmon (2015). Il y a bien une volonté d’adapter l’organisation à certaines des caractéristiques des étudiants, en multipliant les occasions de liens, en agissant sur l’organisation des études et sur l’organisation spatiale. Les évaluations et les tests sont très fréquents, les groupes sont en petits effectifs, des heures de soutien et d’études encadrées sont prévues. Il s’agit bien ici de mettre en place les conditions d’une situation permettant aux étudiants de se sentir reconnus, et mettant en jeu certaines formes de motivation intrinsèque, à laquelle renvoient les termes utilisés : « plaisir », « agréable »… Pour cela, les enseignants expliquent construire leur cours et proposer des exercices qui « plairont » aux étudiants et qui, de fait, participeront, supposent-ils, à entretenir cette motivation. Être capable d’adapter les exercices et les exigences au public concerné contribuerait à maintenir le niveau de motivation attendu. Au fond, il ne s’agit pas tant, pour eux, de mettre en place une pédagogie innovante qu’un fort accompagnement des étudiants.
45Au-delà de ces attitudes et postures brièvement esquissées, on note une référence constante chez les enseignants à l’idée de « motivation », qui est clairement présentée comme une des clés de la réussite. La « motivation » apparaît ainsi comme une condition de la réussite, d’ailleurs fortement recherchée lors du processus de recrutement, mais aussi comme une dimension à alimenter, repérer, mobiliser.
46Si le projet de l’école ne fait pas consensus au sein de l’IUT, les acteurs pédagogiques que nous avons rencontrés sont très engagés dans ce programme. Leur conviction s’appuie sur une forte adhésion à l’idée d’ouverture sociale car il résonne avec leurs propres parcours et la reconnaissance exprimée des étudiants renforce leur démarche.
47Les enseignants rencontrés et investis dans le projet ont connu une trajectoire sociale ascendante (inespérée selon eux) ou décrivent une carrière académique peu linéaire, voire parfois chaotique. Plusieurs d’entre eux ont bénéficié d’une réorientation scolaire qui leur a permis d’accéder à un niveau scolaire pour lequel ils ne pensaient pas être destinés. Ces similitudes de parcours entre le leur et celui des étudiants créent une sorte d’affinité avec ces derniers : ils estiment devoir “rendre” à d’autres jeunes ce que certains enseignants auraient fait pour eux.
48Ils défendent ensuite l’idée d’ouverture sociale et sont face à des étudiants qui ont le sentiment d’avoir bénéficié d’une réelle “chance” en étant acceptés à l’ISP. Ces deux éléments : la conviction quasiment politique et les remerciements des étudiants, composent aux yeux de ces enseignants un cercle vertueux d’investissements réciproques. Permettre à de jeunes bacheliers professionnels d’entrer en IUT répond à une posture presque militante et est vécue par certains enseignants comme une réelle bataille politique. « J’ai l’impression que c’est le côté, quand même, “favoriser le côté ascenseur social”, quoi. C’est un peu ça. Il faut que les gens aient envie de ça, sinon ça ne peut pas marcher. Il faut qu’il y ait une équipe qui a envie de dire : “On n’est pas là que pour gérer l’élite”, quoi ». Certains considèrent ainsi que le dispositif est là pour réparer, pour lutter contre certaines formes de déterminismes qui enfermeraient définitivement les élèves dans une posture d’échec ou de relégation. Et, en réponse à cette posture militante, les étudiants sont très reconnaissants : « J’ai l’impression qu’ils saisissent bien leur chance ». Accompagner ces jeunes demeure très valorisant.
- 16 L’obligation hebdomadaire d’heures d’études encadrées, d’assiduité en cours, l’assistance d’enseign (...)
49Nous observons ici ce que nous pouvons nommer une pédagogie d’accompagnement. Elle se définit par la prise en considération de l’étudiant là où il en est de son parcours personnel, par la mise en valeur de dimensions non académiques, par la volonté de considérer individuellement chaque étudiant16. Elle se caractérise aussi par une volonté de les cadrer et de les accompagner de manière continue, afin qu’ils puissent se mettre au travail et s’y maintenir, comme ce qui a pu être observé dans les classes préparatoires. « En réalité, l’institution observée [les CPGE] […] est une instance de mise au travail d’une population » (Darmon, 2015 : chapitre 1, § 5). Il s’agit certes de mettre l’accent sur les savoirs, sur les techniques, mais aussi et surtout de constituer un groupe, un sentiment d’appartenance permettant à des individus venant d’horizons géographiques divers de se constituer en groupe de travail et d’apprentissage.
- 17 Certains des contacts noués avec le réseau des IDEFI ont permis de tester d’autres modalités pédago (...)
50Ce dispositif qui intègre en partie des méthodes pédagogiques alternatives et originales17 semble fonctionner parce que les équipes pédagogiques disposent d’une relative latitude pour appliquer le curriculum. Elles optent pour une approche pédagogique qui valorise les savoirs concrets et la proximité. Les enseignants adaptent les exercices au niveau des étudiants, multiplient les évaluations et surveillent leur mise au travail. Si les acteurs pédagogiques sont autant investis, c’est parce qu’ils adhèrent au projet de l’ISP. Leur engagement professionnel est un moyen de défendre leurs convictions quant à la démocratisation de l’enseignement supérieur. Ils pensent mettre en application l’ouverture sociale à leur échelle et voient les résultats immédiats à travers la réussite et les remerciements des étudiants.
51On retrouve ici une situation analogue à celle décrite par l’historien Antoine Prost (Prost, 1986) à propos du rôle des enseignants de cours complémentaires dans la réussite de leurs élèves dans les années 1950-1960. Il montre que ces enseignants, souvent issus du même milieu social que leurs élèves, connaissaient très bien les enfants et leurs parents. Un lien fort s’installait, et les enseignants mettaient souvent un point d’honneur à tirer les élèves vers une réussite leur permettant de s’inscrire en classe de seconde. Prost établit une distinction entre l’attitude de ces enseignants qui mettent en place des stratégies efficaces d’accompagnement, et celle de certains enseignants qui, quelques années plus tard, dans le cadre du collègue unique, exercent une forme de sévérité leur apparaissant garante du maintien du niveau attendu dans l’enseignement secondaire. Ainsi, des acteurs pédagogiques défendent fortement l’ouverture sociale adossée au principe méritocratique sans, pour autant, défendre à plus grande échelle cette même ouverture sociale dès lors qu’elle se généralise. La question de la transférabilité du modèle à une plus grande échelle se pose de fait, alors même qu’elle constituait l’un des éléments attendus par le jury IDEFI.
- 18 Par exemple, le baccalauréat « organisation de transport de marchandises » et le baccalauréat « log (...)
52L’objet de notre étude consistait à rendre compte de facteurs pouvant expliquer la réussite de bacheliers professionnels en IUT. Nous avons centré notre analyse sur les trois points que sont l’expérience des cours et l’engagement des étudiants, les commissions de recrutement, enfin, la posture pédagogique. Sans aucun doute, les adaptations curriculaires, les conditions institutionnelles favorables ou bien encore l’ouverture culturelle proposée par l’école constituent d’autres éléments d’explication que nous n’avons malgré tout pas approfondis dans cette étude. De même, à une échelle macro institutionnelle, plusieurs baccalauréats professionnels possèdent des intitulés approchant ceux de spécialités d’IUT18, ce qui pourrait laisser penser que ces derniers constituent des “débouchés logiques”. Nous aurions pu en effet émettre l’hypothèse que ces proximités pouvaient a priori favoriser la réussite. N’ayant pas étudié les curricula des DUT ni des baccalauréats, nous avons pris le parti de nous centrer sur l’expérience des étudiants ou la posture pédagogique sans tenir compte des baccalauréats professionnels d’origine. Il est bien évident que cette étude n’a pas la prétention à l’analyse exhaustive des facteurs susceptibles d’intervenir dans le processus de réussite des étudiants d’IUT. La recherche met en revanche en valeur le jeu de certaines variables qui méritent d’être prises en compte dans le cadre d’autres études sur les facteurs de réussite des étudiants dans l’enseignement supérieur.
53Le projet de l’ISP a été développé pour répondre à l’une des ambitions des IDEFI : favoriser l’ouverture sociale et la démocratisation universitaire par la mise au point de curricula. La fiche IDEFI de l’ISP évoque la mise en place d’un dispositif transférable et la constitution d’un réseau national. Si un réseau ISP se mettait en place en prenant appui sur 5 universités différentes, on pourrait envisager – au mieux – un accueil de 1 000 à 1 250 inscrits. Rappelons qu’aujourd’hui, plus de 30 000 bacheliers professionnels intègrent l’enseignement supérieur. Si l’ISP peut contribuer à améliorer l’accueil de quelques bacheliers professionnels dans le supérieur, elle ne peut en aucun cas, y compris dans le cas où un réseau national se mettrait progressivement en place, apporter une solution à la massification attendue des effectifs.
54À plusieurs reprises, les équipes de l’ISP ont participé à diverses manifestations au sein du réseau des IUT (Assemblées générales des directeurs, Journées Pédagogie et Professionnalisation…), afin de présenter l’originalité de leur démarche. La plupart de ces démarches n’ont pas abouti. Cela peut, en partie, s’expliquer par un contexte peu favorable. En effet, depuis plusieurs années, les injonctions se multiplient pour inciter les IUT à accueillir davantage de bacheliers technologiques. Ces injonctions sont diversement appréciées selon les IUT. L’accueil des bacheliers technologiques est resté très hétérogène, conduisant le ministère à passer d’une politique incitative à une politique coercitive. Les réserves émises par certaines équipes concernant l’accueil de ces bacheliers laissaient peu de place pour envisager parallèlement des expérimentations avec les bacheliers professionnels.
55En vérité, l’ISP permet à quelques étudiants “méritants” de bénéficier de véritables parcours de réussite académique (DUT, puis école d’ingénieur). Ces parangons des bacheliers professionnels permettent d’expérimenter une certaine approche pédagogique. Au fond, l’intérêt de l’ISP n’est pas la démocratisation de l’enseignement supérieur à travers l’essaimage de l’expérience, mais l’analyse des résultats d’une expérience pédagogique singulière. Elle permet de montrer que les individus, loin d’être sur des autoroutes balisées, ont des trajectoires qui se modifient en fonction des contextes qu’ils rencontrent.
- 19 Au-delà du changement de nom, le BUT s’obtient aujourd’hui en trois ans, alors que le DUT s’obtenai (...)
56Aujourd’hui, malgré le passage du Diplôme Universitaire de Technologie (DUT) au Bachelor Universitaire de Technologie (BUT)19 et la fin du financement IDEFI, l’expérience se poursuit. Une structure universitaire a pris en charge le financement et, si le passage au BUT a, comme dans tous les IUT, nécessité des modifications pédagogiques, le nombre de bacheliers accueillis au sein de l’ISP demeure similaire aux années précédentes. En ce qui concerne leur réussite, il est nécessaire de patienter encore deux années pour réaliser les premières mesures.
57Au-delà de l’analyse du fonctionnement de l’école, de ses fondements, de ses perspectives de transfert, c’est bien un questionnement général de politique éducative qui se pose : comment passer de l’expérimentation pédagogique à la généralisation des pratiques ? Comment envisager la diffusion d’expériences novatrices ? La singularité des trajectoires du personnel enseignant, ajoutée aux convictions des membres de l’équipe pédagogique, résonne comme l’une des premières difficultés à la généralisation de cette expérimentation. Par ailleurs, l’histoire de l’éducation est faite de ces expérimentations qui ne demandent qu’à être étendues et qui, la plupart du temps, rencontrent réserves et défiances, remises en cause et rejets. Pourquoi de telles résistances alors que les expérimentations donnent souvent lieu à des évaluations positives ? On peut émettre l’hypothèse que c’est dans le passage de l’innovation militante et localement limitée, à la généralisation à l’ensemble d’un monde professionnel, que réside la difficulté. Dans l’expérimentation, les praticiens sont des innovateurs qui créent, élaborent, construisent de nouvelles pratiques avec la satisfaction des pionniers d’un monde pédagogique nouveau. Quand les idées sont reprises par les instances ministérielles et académiques, les transformant au passage (Robert, 2017), et qu’il s’agit ensuite de les présenter, voire de les imposer à l’ensemble des établissements, la part d’initiatives personnelles et collectives tend à se réduire, conduisant les enseignants à considérer, à tort ou à raison, qu’ils sont dans une logique d’exécution, là où les expérimentateurs-innovateurs étaient dans une démarche de création. Ajoutons qu’ici, la rencontre entre le projet de l’ISP et les trajectoires particulières des enseignants, leur implication et leur conviction contribuent au succès du projet. Tous ces ingrédients ne se retrouveront peut-être pas pour réussir une recette nationale !