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Quelle place pour les enjeux environnementaux dans les formations d’ingénieurs en Algérie ? Le cas de l’École Nationale Polytechnique d’Alger

Are Environmental Issues Considered in Engineering Education in Algeria? The Case of Algiers École Nationale Polytechnique
Lydia Djennadi, Linda Gardelle et Mohamed Benguerna
p. 151-169

Résumés

Alors que les questions environnementales résonnent comme des incontournables dans les formations d’ingénieurs contemporaines en France et en Europe, qu’en est-il dans les pays nord-africains confrontés encore davantage, et plus brutalement encore, aux impacts du réchauffement climatique ? Est ici proposée une étude de la formation des ingénieurs en Algérie, et de la place qui y est réservée aux questions environnementales. Elle est basée sur une analyse des programmes de formation de l’École Nationale Polytechnique d’Alger et sur une enquête par entretiens avec des enseignants menée de 2018 à 2020. Elle montre comment se réalise la production curriculaire dans une grande école d’ingénieurs, par qui et avec quels débats. Se dégage une certaine autonomie des enseignants, lesquels sont peu bridés par des référentiels et des prescriptions, mais confrontés à d’autres types de contraintes, en termes d’organisation institutionnelle et de ressources. Ces enseignants introduisent dans les programmes des cours relatifs à l’environnement, mais de manière réduite par rapport à leurs ambitions de formation. Ils s’accordent à dire qu’il y a une multiplicité d’urgences, l’urgence environnementale n’en étant qu’une parmi d’autres.

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Texte intégral

Introduction

1Depuis une trentaine d’années, la protection de l’environnement et le développement durable se sont imposés à l’agenda des institutions internationales, des États, des entreprises et de l’enseignement supérieur. Alors que les activités humaines et les choix scientifiques et technologiques font courir de grands risques à nos sociétés (Fleury, 2008), ces derniers représentent aussi des leviers pour répondre aux défis partagés au niveau planétaire. En réponse aux contraintes légales, aux exigences des clients, aux injonctions politiques et aux préoccupations de l’opinion publique, les entreprises sont contraintes de mettre sur le marché des produits ou services plus respectueux de l’environnement (Tabeaud, 2010), et de veiller au respect environnemental dans leur fonctionnement. Parce qu’ils sont attendus pour résoudre des problèmes technologiques et techniques en créant ou transformant des produits et des services, les ingénieurs sont des acteurs clés de ces exigences (Lemaître, 2018). Par ailleurs, l’éducation joue un rôle important, du primaire au supérieur, dans l’acquisition des connaissances sur l’environnement, la sensibilisation aux enjeux écologiques et le développement de savoir-faire plus respectueux de la planète (Meunier, 2008 ; Berryman, 2008 ; Diemer & Marquat, 2014). Dans cet esprit, la formation d’ingénieurs a aussi été appelée à contribuer aux défis du développement durable et notamment de son volet environnemental (CEFI, 2011). Au-delà des cours en sciences de l’ingénieur et de la transmission de connaissances techniques, le rôle des sciences humaines et sociales dans les formations d’ingénieurs est fréquemment mis en avant pour ce qu’elles peuvent apporter en matière de réflexivité, de prise en compte de la complexité et de prise de recul (Lemaître, 2018 ; Ajana et alii, 2022). Entre les grandes prescriptions nationales et internationales et la concrétisation des programmes, comment s’articulent les convictions, les pratiques et les intérêts de différents acteurs ? Que veut dire former des ingénieurs aux enjeux environnementaux pour les enseignants et les responsables pédagogiques des écoles d’ingénieurs ? Cette question a été explorée en Europe depuis une dizaine d’années, dans les littératures francophones (CEFI, 2011 ; Prevost et alii, 2013 ; Villette, 2018) et anglophones (Mulder et alii, 2005).

2En Afrique, peu de travaux se sont intéressés aux curricula dans l’enseignement supérieur face aux défis du développement durable, et en particulier dans les formations d’ingénieurs. Parmi ces rares publications figurent les travaux d’Arnaud Diemer et de ses collaborateurs (2017) sur l’éducation au développement durable dans les Suds. Selon eux, celle-ci reste jusqu’à maintenant très descriptive et restreinte à la transmission de connaissances factuelles sur les bonnes pratiques du quotidien. Ils soulignent aussi que les programmes nationaux dans les pays des Suds ne considèrent pas souvent l’Éducation au développement durable (EDD) comme une priorité.

3Notre analyse permet d’examiner ce que met en œuvre concrètement une école d’ingénieurs algérienne en termes de formation aux enjeux environnementaux, l’appropriation de cet objectif par différents acteurs et sa traduction dans le curriculum. Nous contribuons ainsi à comprendre comment les offres curriculaires sont débattues et mises en place dans les écoles d’ingénieurs et comment une école supérieure algérienne, en ce moment de transformations importantes et polymorphes, aborde les prescriptions au sujet d’un défi sociétal majeur. Ce travail, basé sur une analyse de 13 programmes de formations et de 10 entretiens avec des enseignants et des responsables pédagogiques d’une grande école d’ingénieurs d’Alger, l’École nationale polytechnique (ENP), montre la variété des interprétations face à l’urgence de préparer les jeunes générations à se saisir des défis environnementaux. Il montre comment le curriculum se construit et quel est le rôle joué par les enseignants dans cette construction.

4Après être revenus sur quelques apports de la recherche sur les Objectifs du Développement Durable (ODD) et l’EDD en Algérie, nous présenterons les résultats de notre enquête, en indiquant la place dédiée aux questions environnementales dans les programmes, puis le positionnement des acteurs sur ces questions. Nous relèverons les caractéristiques de la dynamique perceptible dans la construction des offres curriculaires de cette grande école.

Qu’en est-il des Objectifs du Développement Durable et de l’Éducation au Développement Durable en Algérie ?

Genèse des Objectifs du Développement Durable tels qu’ils se sont développés au niveau mondial

5Le développement durable est devenu une notion incontournable depuis environ une trentaine d’années dans les discussions et les écrits concernant l’environnement et le développement dans les Nords et les Suds (Vaillancourt, 2002). Apparue en 1987 dans le rapport de Brundtland, le « Développement durable », « Sustainable Development » ou « التنمية المستدامة » en arabe, est défini comme « un développement qui permet la satisfaction des besoins présents, sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs » (Bontems & Rotillon, 2003). Il met en relation le développement économique, le respect des ressources non renouvelables et limitées de la planète, et le bien-être des populations actuelles et futures (Brunel, 2018). Le monde dans sa globalité est concerné, avec des spécificités selon les pays (Flipo, 2007). Dans les pays dits en développement, les enjeux doivent se combiner avec les aspirations des populations à accéder aux standards d’une qualité de vie meilleure (logement individuel, voiture individuelle, etc.), alors que ces standards entrent parfois en contradiction avec les préconisations en faveur de la protection de l’environnement.

6Lors de la conférence de Rio en 1992, l’agenda 21 a été officialisé en tant que programme, guide ou plan d’action pour le XXIe siècle. Il se compose d’une déclaration qui énonce 27 principes et un programme d’action de 40 chapitres qui donnent beaucoup d’importance à l’environnement, la notion d’environnement étant citée 25 fois.

7En 2000, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté la déclaration du Millénaire qui identifie huit objectifs recouvrant de grands enjeux pour l’horizon 2015. Le rapport de 2015 sur les progrès vers la réalisation des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) souligne que les objectifs fixés n’ont pas été atteints malgré l’enregistrement de progrès significatifs. Il invite à poursuivre l’action et à fixer de nouveaux objectifs pour l’année 2030 dans le cadre d’un programme de développement durable intitulé : « Charte pour l’humanité et pour la planète au 20e siècle ». L’objectif affiché est de parvenir à un avenir meilleur et plus durable pour tous.

8Les ODD, adoptés en 2015 dans le cadre de l’Agenda 2030 et considérés comme la continuité des OMD, définissent 17 priorités pour un développement économique et social soucieux de respecter la planète, à travers par exemple la réduction des inégalités ou la lutte contre le changement climatique. Ils concernent l’ensemble des pays de la planète, contrairement aux OMD qui concernaient uniquement les pays en développement.

Les Objectifs du Développement Durable en Algérie

9La question des conséquences environnementales des activités humaines a toute son importance en Algérie, plus grand pays d’Afrique, dont le territoire est à 87 % désertique et dont la très forte démographie est répartie de manière peu équilibrée sur le territoire. Selon les prévisions de l’Office National des Statistiques, la population algérienne atteindrait 51 millions d’habitants d’ici 2030, ceci alors que les terres agricoles diminuent du fait de l’urbanisation et que les ressources en eau sont limitées. Le nombre de décharges publiques non maîtrisées se multiplie car les habitudes alimentaires ont changé et la population produit plus de déchets ménagers. Le littoral ne cesse de se dégrader du fait de la construction de logements, de la pollution des eaux marines et de l’ensablement (Khodja, 2012). D’autres exemples concernant la terre, l’eau et l’air peuvent s’ajouter à cette liste.

10L’Algérie a défini en 2002 un Plan National d’Action pour l’Environnement et le Développement Durable (PNAEDD) dont l’objectif principal est de proposer une Stratégie Nationale de l’Environnement (SNE), prolongée d’un choix d’actions prioritaires face aux défis environnementaux majeurs du pays. Une nouvelle stratégie (SNEDD 2019-2035) est en cours d’adoption et couvre actuellement presque l’intégralité des ODD.

11Dès l’adoption de l’Agenda 2030 pour le développement durable et des ODD par les États membres, l’État algérien a cherché à faire connaître ces objectifs à la population. Un comité interministériel de coordination et de suivi des ODD a été mis en place en septembre 2016. Notons que c’est le ministère des Affaires Étrangères qui préside ce comité et non un ministère dévolu aux questions relatives aux enjeux proprement et directement nationaux, ce qui est révélateur de l’importance accordée aux destinataires internationaux sur ce sujet.

12Selon le Rapport National Volontaire sur la Progression de la mise en œuvre des ODD1, rédigé en 2019, l’Algérie a participé à, et signé, toutes les conventions et tous les accords internationaux relatifs au développement durable. Dans ce cadre, le gouvernement a promulgué plusieurs lois qui touchent à cette question.

13L’Algérie a été parmi les premiers pays qui ont promulgué une loi cadre pour la protection de l’environnement, la loi No 083 – 03 du 05 février 1983 relative à la protection de l’environnement. Cette loi a pour objet la mise en œuvre d’une politique nationale visant la protection, la restructuration et la valorisation des ressources naturelles, la prévention et la lutte contre toute forme de pollution et nuisance, l’amélioration du cadre et de la qualité de la vie. Cette loi, qui peut témoigner d’un souci de régulation étatique, a été complétée par la loi No 03-10 du 10 juillet 2003 relative à la protection de l’environnement dans le cadre du développement durable. Une autre loi a été votée en 2004, la loi No 04-09 du 14 août 2004 relative à la promotion des énergies renouvelables dans le cadre du développement durable, visant le recours à des sources d’énergie non polluantes, la préservation des hydrocarbures et invitant à une politique nationale d’aménagement du territoire. Notons que ces lois ne sont pas contraignantes.

14Dans les années 2000, le gouvernement algérien a créé des institutions et des organismes ayant pour mission la protection de l’environnement, tels que le ministère de l’Environnement et des Énergies renouvelables et le Conservatoire National des Formations à l’Environnement. Il a également mis en place des mécanismes financiers en vue de soutenir et faciliter la mise en œuvre du développement durable.

15Ces exemples d’initiatives montrent que les autorités politiques algériennes se sont saisi des discours et des démarches internationalement débattus appelant de leurs vœux le développement durable. Toutefois, les lois et mesures prises étant non contraignantes, se pose la question des résultats de ces actions, d’autant plus que l’Algérie manque d’indicateurs sur ces questions.

De l’éducation relative à l’environnement à l’éducation au développement durable aux Nords et aux Suds

16Les « éducations à la santé, l’environnement, le développement durable » sont des champs d’investigation récents pour les sciences de l’éducation (Lange & Victor, 2006). Ces « éducations à » relient le savoir scientifique aux pratiques sociales et nécessitent la mobilisation et la mise en relation des connaissances pour comprendre les phénomènes et leur complexité (Diemer & Marquat, 2014 ; Fabre, 2014 ; Charlier & Croché, 2017).

17Tous les secteurs de la société (économie, éducation, agriculture, …) ont été appelés, de manière plus ou moins directe, à se positionner par rapport aux enjeux environnementaux. L’éducation, à travers sa mission de formation et de transformation de la société, est un levier central pour une transition écologique et durable. Elle participe à la production de l’Homo Sustainabilis, en favorisant la pensée critique, l’autonomie et l’émancipation des apprenants, comme le montrent Charlier et Croché (2018).

18L’éducation à l’environnement se développe depuis une cinquantaine d’années (Gérard, 2009 ; Ghouati, 2016) et s’est répandue durant les années 1970 (Bader & Sauvé, 2011). Lors de la conférence de Stockholm en 1972, un plan d’action pour l’environnement et des objectifs pour une éducation relative à l’environnement ont été définis (Godard, 2015). En 1975, l’UNESCO-PNUE a organisé un colloque international à Belgrade où une charte sur l’Éducation Relative à l’Environnement (ERE) a été établie.

19À partir des années 2000, l’éducation au développement durable a remplacé l’éducation à l’environnement, l’environnement étant considéré comme un aspect parmi d’autres du développement durable qui concerne aussi les domaines économique, social et culturel (Gérard, 2009). L’UNESCO a lancé officiellement des grands programmes d’actions mondiales pour l’éducation au développement durable qui visent à encourager les pays à intégrer ses principes dans leurs systèmes éducatifs (Minichiello, 2015).

L’éducation à l’environnement et au développement durable en Algérie

20En ce qui concerne l’Algérie, d’après l’analyse socio-historique qu’en fait Ahmed Ghouati (2012), la promotion de l’éducation à l’environnement a commencé après les décolonisations avec la Conférence de l’union internationale pour la conservation de la nature de Bangkok en 1965.

21Un protocole d’accord entre le ministère de l’Aménagement du Territoire et de l’Environnement et le ministère de l’Éducation Nationale a été signé en avril 2002, visant l’élaboration et la mise en œuvre d’un programme de renforcement de l’éducation environnementale dans le cursus scolaire et la création d’activités complémentaires à travers les clubs verts, ce qui fait dire à Ahmed Ghouati (2012) que le gouvernement algérien a affiché l’objectif de former un éco-citoyen, c’est-à-dire de développer chez les élèves des attitudes et comportements responsables face à la protection et à la valorisation durables de l’environnement. Néanmoins, selon le même auteur (Ghouati, 2016), le système scolaire algérien actuel n’autorise pas l’ouverture nécessaire pour ce type de pédagogie, ni la réflexion interdisciplinaire, du fait du manque de coordination entre les enseignants et les autres acteurs (parents, chercheurs, associations, collectivités locales, industriels, …). Suite à cet accord entre les deux ministères, on peut relever cependant dans les programmes scolaires l’introduction de quelques thèmes liés à l’environnement dans des matières telles que la géographie ou le français (ibid.).

22Selon le Rapport National Volontaire 2019 : Progression de la mise en œuvre des ODD, le gouvernement algérien, dans le cadre de sa stratégie à l’horizon 2030 intitulée L’école algérienne : les défis de la qualité, a organisé des actions de sensibilisation pour intégrer les ODD dans les programmes scolaires. Il a également initié dans l’enseignement supérieur des commissions et cellules dédiées à l’assurance qualité pour implémenter une démarche qualité et promouvoir des actions d’amélioration.

23D’après les différents textes institutionnels et législatifs auxquels nous avons eu accès (lois, décrets, etc.), le ministère de l’Environnement et des Énergies Renouvelables et ses différentes sous-directions sont chargés d’initier et de participer à l’élaboration d’offres d’enseignement et de veiller à la mise en œuvre des programmes de partenariat. La question qui se pose à ce stade est de savoir, dans ce contexte de forts engagements discursifs, si l’éducation et la formation à l’environnement existent dans les écoles d’ingénieurs en Algérie et, si oui, par qui elles sont initiées et comment elles sont mises en œuvre.

Une étude des programmes de l’École nationale polytechnique d’Alger

Une recherche qui s’inscrit dans la sociologie du curriculum

  • 2 Le Projet RIIME (Recherche sur les Ingénieurs et la formation à l’Innovation au Maghreb face aux en (...)

24Le travail de recherche présenté ici a été mené dans le cadre d’une thèse de doctorat portant sur les finalités, les contenus et les démarches pédagogiques des écoles d’ingénieurs en Algérie face aux enjeux environnementaux. Cette thèse a été intégrée dans un projet de recherche international sur les formations d’ingénieurs au Maghreb (projet RIIME2).

25La démarche adoptée s’inscrit dans une sociologie du curriculum, considérant celui-ci comme un processus couvrant la sélection, la structuration et la transmission des savoirs. Cette approche prend racine dans une sociologie de l’éducation qui cherche à étudier les enjeux sociaux et les types de transactions sociales à l’œuvre dans le champ éducatif (Young, 1971 ; Bernstein, 2007 ; Forquin, 2008). Il s’agit bien de tenter de comprendre comment est produit un curriculum : quels débats il suscite entre les acteurs impliqués dans son élaboration, comment les prescriptions s’en trouvent reconfigurées et, enfin, qu’est-ce qui fait son contenu et pour quelles finalités. L’analyse de la conception de l’architecture d’un programme d’enseignement, de la définition du contenu d’un cours, des choix de méthodes pédagogiques et de la sélection des modes d’évaluation des enseignements permet de saisir quels sont les forces, les débats, les tensions en présence qui animent la construction des curricula. Une telle investigation permet d’identifier les dynamiques en action dans le champ de l’éducation et de la formation. L’objectif de notre recherche est donc d’étudier la sélection et la structuration des savoirs à un niveau mésoscopique. Ont été abordées les prescriptions et les injonctions au niveau macroscopique (curriculum prescrit) et la déclinaison qui en est faite par les enseignants et responsables pédagogiques au niveau des institutions (curriculum formel).

L’École Nationale Polytechnique

26La formation des ingénieurs en Algérie est confiée aux écoles publiques d’ingénieurs qui proposent des formations scientifiques et techniques durant un cursus de 3 à 5 ans. Certaines écoles recrutent après le Baccalauréat (écoles à classes préparatoires intégrées) et d’autres à partir des classes préparatoires. Elles se distinguent par une grande sélection à l’entrée.

27Dans cet article, il s’agit d’examiner un cas concret : celui de l’École Nationale Polytechnique (ENP), la plus renommée des écoles d’ingénieurs algériennes. Elle est parmi les premières écoles d’ingénieurs qui ont été créées en Algérie et forme des ingénieurs dans plusieurs secteurs (électronique, génie civil, hydraulique…). L’école est reconnue pour le haut niveau de sa formation et diplôme aujourd’hui environ 300 ingénieurs par an. Si elle n’est assurément pas à l’image de toutes les autres écoles algériennes, il nous paraît intéressant de saisir les dynamiques qui s’y révèlent, leur équivalent dans les autres écoles restant à vérifier.

Une analyse des programmes de spécialités

28Actuellement, l’école propose treize formations : l’automatique, le génie mécanique, l’électrotechnique, le génie minier, l’électronique, le management industriel, le management de l’innovation, le génie de l’environnement, le génie civil, l’hydraulique, la Qualité, l’Hygiène, la Sécurité, l’Environnement et la Gestion des Risques Industriels (QHSE-GRI), le génie chimique et le génie des matériaux. Nous avons, dans un premier temps, collecté le programme détaillé de chaque spécialité proposée à l’ENP afin d’effectuer une analyse de contenu pour chaque spécialité. Ces programmes nous ont été remis par le directeur des études, à notre demande, en mai 2018. Ils prennent la forme d’un document papier de 80 à 126 pages selon les spécialités. Pour les analyser, nous nous sommes d’abord penchés sur la description générale de chaque formation. Puis, nous avons analysé les objectifs généraux et le contexte de la formation tels qu’ils sont décrits dans le document. Ensuite, nous avons identifié les cours portant, plus ou moins directement, sur des thématiques environnementales. Nous avons examiné les objectifs de chaque cours et les avons analysés en relevant les verbes et les noms exprimés afin de les classer selon leur visée applicative ou réflexive, le but étant d’évaluer la portée recherchée de ces cours. Enfin, nous avons analysé les programmes selon les contenus des cours, tels qu’ils apparaissent dans le document, et identifié les matières qui visent l’acquisition de compétences techniques (par exemple, déchets solides : traitement et gestion) et les cours qui visent des compétences plus larges (par exemple, gestion des entreprises et développement durable). Là encore, notre but était de saisir le plus finement possible les finalités recherchées à travers ces cours : recherche-t-on la maîtrise technique de certaines technologies (comme la gestion de certains déchets par exemple), des compétences sur les aspects gestionnaires et juridiques des normes environnementales, ou des capacités à appréhender de manière large la complexité des projets dans leurs multiples dimensions ?

Une analyse par entretiens

29Nous avons, dans un deuxième temps, mené une série de dix entretiens semi-directifs avec des enseignants et des responsables pédagogiques de l’ENP, entre septembre 2018 et décembre 2020. Pour cela, nous avons sélectionné, grâce à une analyse textuelle des offres de formation, les cours qui touchent plus ou moins étroitement aux questions environnementales et nous avons rencontré les enseignants concernés. Les entretiens portaient sur leur parcours d’études et d’enseignant, le poste qu’ils occupent actuellement, la mission principale qu’ils se donnent à ce poste. Puis nous avons évoqué les objectifs et les contenus des cours dont ils sont responsables ou dans lesquels ils interviennent, afin de tenter d’identifier la place donnée aux questions environnementales. Ont également été abordées les réalités quotidiennes de leur travail, leurs déceptions éventuelles par rapport aux missions qu’ils se donnent et leurs satisfactions. Une analyse des discours nous a permis de relever dans leurs propos ce qui motive la création des cours relatifs à l’environnement, ce qui les impulse, ce qui les caractérise, et tout ce qui fait débat dans leur création, leur élaboration et leur mise en place.

Treize formations de spécialité dont deux qui touchent directement aux questions environnementales

Présentation et architecture des offres de formation de l’ENP

30L’analyse de contenu sur les offres curriculaires de l’école telles qu’elles sont décrites dans les documents collectés révèle que toutes les fiches de présentation des programmes ont la même structure. On trouve en premier lieu quelques indications générales : l’intitulé de la formation, les coordonnées du responsable/coordinateur de la formation et les partenaires extérieurs (conventions). Ensuite, sont exposés le contexte et les objectifs de la formation, les profils et compétences visés, et le contexte régional et national d’employabilité. Puis sont présentés l’organisation générale de la formation avec un schéma simple de la formation envisagée, les programmes par semestre et un récapitulatif global. Ensuite, sont mentionnés les moyens disponibles et enfin, en annexes, les syllabus de certains cours. Toutes les fiches sont rédigées en français.

31Pour toutes les spécialités, il est indiqué, dans la partie dédiée au contexte, que les programmes sont adaptés à la structure imposée par les exigences d’organisation des ECTS (European Credits Transfer System), dont la principale caractéristique est de faciliter la mise en place de partenariats entre des institutions du pays, voire de pays différents, en fournissant un principe commun de description des programmes d’enseignement.

Des cours transversaux et des cours de spécialités

32Des unités d’enseignement transversal qui touchent directement ou indirectement les thématiques environnementales traversent les différentes spécialités. La « normalisation », la « métrologie légale » et « hygiène et sécurité industrielle » sont dispensées pour toutes les spécialités proposées à l’école. L’unité « gestion des entreprises et développement durable » est enseignée partout sauf dans les spécialités « Management de l’innovation », « Management industriel » et « QHSE-GRI » (Qualité, Hygiène, Sécurité, Environnement et Gestion des Risques Industriels). La matière « hygiène et sécurité industrielle », bien qu’étant une unité transversale, ne se retrouve pas dans les spécialités « génie de l’environnement » et « QHSE-GRI ». Elle est remplacée par « santé, sécurité et environnement » en « génie de l’environnement » et par « management » en « QHSE-GRI ». Il y a donc quelques variations dans les unités transversales en fonction des spécialités, mais certains enseignements sont largement partagés entre les différents parcours.

33Si on se penche plus précisément sur le cours de « gestion des entreprises et développement durable », qui est un cours transversal dispensé pour la plupart des spécialités, on remarque que les objectifs affichés et le contenu du cours sont les mêmes pour toutes les spécialités proposées à l’école. L’explication tient au travail commun réalisé par les enseignants de cette matière transversale, qui se réunissent pour travailler en groupe sur le programme et les contenus, comme nous l’apprennent les entretiens. Il s’agit d’un cours issu d’un travail collectif pluridisciplinaire.

Questions environnementales dans les programmes

34L’école propose deux formations en relation directe avec l’environnement : la formation d’ingénieurs d’État en génie de l’environnement et la formation d’ingénieur d’État en QHSE-GRI. Notre analyse montre que ce sont les deux spécialités qui prévoient le plus grand nombre de cours portant, plus ou moins directement, sur l’environnement au sens écologique du terme tels que « équilibres écologiques » ; « déchets solides, traitement et gestion » ; « pollution atmosphérique » ; « traitement des eaux industrielles »…

35La spécialité Génie de l’environnement vise, d’après les programmes, à « former des spécialistes qui maîtrisent les notions essentielles » et « qui ont comme objectifs le développement durable et le bien-être social ». La spécialité QHSE-GRI, quant à elle, vise à former « des ingénieurs polyvalents qui intègrent les volets qualité, hygiène, sécurité, environnement et la gestion des risques industriels dans les stratégies du développement des entreprises ». Ces objectifs ambitieux apparaissent bien en phase avec les objectifs exprimés dans la sphère politique.

36En observant les détails de l’offre de formation décrits dans les programmes analysés, on identifie des matières que l’on peut supposer être en lien avec les questions d’environnement, de différentes manières. Dans l’offre de formation d’ingénieur d’État en génie de l’environnement, figurent des matières techniques qui touchent à l’environnement telles que celles citées précédemment (par exemple « déchets solides, traitement et gestion », « pollution atmosphérique », « remédiation des sites et sols contaminés »), et des matières qui mobilisent les sciences humaines et sociales (SHS) de manière dominante telles que « santé, sécurité, environnement » ; « équilibres écologiques » ; « gestion des entreprises et développement durable ». Dans l’offre de formation d’ingénieur d’État en QHSE-GRI, un grand nombre de cours mobilisent également les sciences humaines et sociales et certains touchent à l’environnement. Parmi ceux-ci, on relève le « management », « entreprise et entrepreneuriat », « introduction au QHSE et à la gestion des risques », et des cours techniques qui, d’après la description affichée de leurs contenus, mobilisent partiellement les sciences humaines et sociales, tels que « pollution atmosphérique », « études des dangers et impact environnemental », « traitement des eaux industrielles ». Dans le contenu de ces cours, sont présentés des concepts et des notions qui requièrent la mobilisation des sciences humaines et sociales, tels que le premier cours en « pollution atmosphérique » consacré à la définition des concepts et à la présentation de l’historique de la matière, et le premier cours en « traitement des eaux industrielles » qui porte sur « l’homme et les écosystèmes ». Mais, d’après un enseignant, les sciences humaines et sociales sont « le parent pauvre » : il estime qu’elles représentent environ 20 % des cours proposés à l’ENP.

37D’après l’analyse des programmes, les SHS proposées sont surtout des cours à visée applicative comme le montrent les verbes utilisés (« donner », « posséder », « acquérir », etc.), et non pas à vocation réflexive, que l’on peut repérer de manière éparse (« comprendre », « appréhender », etc.). Par exemple, l’objectif principal du cours « Économie de l’ingénieur 1 » est « de donner les principes d’analyse économique », et en « Économie de l’ingénieur 2 », de « Déterminer le prix de revient » et « Analyser la rentabilité ». Un des objectifs mis en avant pour le cours « Hygiène et sécurité industrielle » est de « respecter les consignes de sécurité ».

38Pour les autres spécialités, les matières qui ont un lien avec les questions environnementales sont transversales, comme la « normalisation », la « gestion des entreprises et le développement durable », ou encore « l’hygiène et la sécurité en milieu industriel ». On trouve, dans différentes spécialités, d’autres matières qui traitent ces mêmes questions en les adaptant à leur secteur de formation, comme, par exemple, « normalisation minière » en génie minier, « énergies renouvelables » en électrotechnique et en génie mécanique, etc. Il existe aussi « législation-réglementation-eau » en hydraulique, « la responsabilité sociétale de l’entreprise » et « la gestion de la qualité » dans les spécialités management industriel et management de l’innovation. Ceci laisse à penser qu’il y a des spécialités qui donnent, plus que d’autres, de l’importance à l’environnement et que les offres de formation dans ce domaine sont adaptées au secteur pour lequel elles forment. Nous avons ainsi pu constater la faible proportion de cours qui concernent l’environnement, et le fait que la plupart des programmes ne visent pas en priorité les questions environnementales. Cet objectif n’est en effet pas exprimé explicitement dans les syllabus de cours et l’occurrence du terme « environnement » est faible dans les descriptifs de cours et de programmes.

39Après une première analyse générale des contenus des programmes, nous avons sélectionné les matières qui concernaient le plus les questions environnementales (d’après le vocabulaire utilisé dans le titre des matières, dans leurs objectifs et dans leur description) afin de les analyser de manière approfondie. Nous avons ensuite opéré un classement des verbes et des noms utilisés selon qu’ils renvoient à des visées applicatives ou réflexives. Nous avons également relevé dans les programmes les concepts liés à l’environnement, tels qu’ils apparaissent dans la partie « Contenu/Programme » et dans la partie « Objectifs du cours ». Par exemple, l’un des objectifs du module « Introduction au QHSE et à la GRI » est de « montrer l’importance de la maîtrise du management intégré de la sécurité, qualité, environnement et gestion des risques industriels ». L’un des cours s’intitule « Pollution atmosphérique et traitement de déchets » et a comme objectif, parmi d’autres, de « connaître la gestion des déchets solides dans le cadre du développement durable ». Un autre, qui s’intitule « Étude des dangers et impact sur l’environnement », a pour ambition d’« harmoniser la compréhension des termes utilisés en étude d’impact environnemental… ».

40Notre analyse détaillée révèle que les verbes à visée applicative sont plus nombreux dans la plupart des matières : les verbes (comme « identifier ») montrent que la dimension instrumentale est importante. Les compétences que l’on cherche à développer visent l’opérationnalité des ingénieurs formés : être capables de traiter des problèmes concrets, d’ordre technique. Les verbes que nous jugeons à portée plus réflexive, tels « comprendre », sont moins nombreux.

41L’analyse précise effectuée sur le choix de ces verbes laisse entendre que ce qui est visé est de préparer les élèves ingénieurs à être opérationnels sur le terrain pour résoudre les problèmes précis rencontrés. Former des élèves qui auront des capacités réflexives plus larges est un objectif qui n’est pas absent des programmes, mais qui est moins nettement visible. La faible présence de cours issus des sciences humaines et sociales montre que former des ingénieurs à assumer des responsabilités, à assurer des prises de décision stratégiques, à développer une vision à l’échelle macroscopique des problèmes, à traiter les aspects multidimensionnels d’un projet, n’est pas un objectif explicitement mis en avant, et n’est pas non plus implicitement présent dans les offres de formation.

42D’après notre analyse des programmes, les enseignements visent essentiellement à faire acquérir aux élèves des compétences techniques pointues : les élèves doivent maîtriser et comprendre les éléments de base et les techniques nécessaires dans chaque discipline. Mais l’ambition de former des ingénieurs capables d’embrasser des projets de manière plus large, dans leurs multiples dimensions, avec une vue holistique sur l’environnement dans lequel s’inscrit le projet, ne fait partie des objectifs ni explicitement ni implicitement formulés.

43Après cette présentation des résultats de l’analyse des programmes, nous allons analyser la manière dont sont élaborées ces offres de formation et leurs objectifs, sur la base des entretiens avec des enseignants et responsables pédagogiques de l’ENP.

L’éducation à l’environnement à l’ENP : les ambitions des enseignants

44On a vu que le principal objectif des offres de formation de l’ENP n’est pas de sensibiliser les élèves aux questions environnementales. Rares sont les mentions de l’environnement dans les programmes et, quand elles existent, elles sont présentes dans des matières transversales au faible volume horaire, exception faite des spécialités QHSE-GRI et génie de l’environnement au sein desquelles ces matières bénéficient d’un volume horaire plus important. Ce sont en effet des spécialités qui concernent explicitement et directement l’environnement.

45Les entretiens semi-directifs menés auprès des enseignants et responsables pédagogiques montrent également que peu de place est réservée aux enseignements directement dédiés aux thématiques environnementales et, quand il y en a, il s’agit généralement de matières techniques et rarement de matières issues des sciences humaines et sociales qui auraient pu élargir le spectre de réflexion sur les multiples dimensions d’un projet technique (sociale, économique, écologique…). Les enseignants confient que la priorité est donnée aux matières techniques « par manque de temps et surcharge du programme » (Bouchene, entretien le 12/01/2019).

46Notre analyse montre, d’après les descriptifs des contenus et d’après les entretiens qui le confirment, que l’école essaye de renforcer le lien avec le monde socio-économique en « organisant des conférences animées par des industriels », en « envoyant les élèves en stages pratiques » (ibid.) pendant tout le cursus au sein de différentes organisations et en faisant bénéficier les élèves « d’événements organisés dans le cadre de partenariats et de conventions » (ibid.) avec des organisations publiques, des entreprises privées et des établissements nationaux et internationaux. Ces occasions de se confronter au terrain peuvent représenter – même si ce n’est pas toujours le cas – des opportunités pour les élèves de s’interroger sur des questions liées au développement durable. Mais on peut faire l’hypothèse que cette rencontre serait d’autant plus profitable si les élèves avaient été sensibilisés, voire formés, en amont, et si cet objectif pédagogique était explicitement formulé.

47Les liens avec le ministère de l’Environnement, qui, comme on l’a vu dans les textes institutionnels, est théoriquement très impliqué dans les formations, ne sont mentionnés que dans les programmes de l’offre de formation d’ingénieurs d’État en génie de l’environnement. Le ministère de l’Environnement est affiché comme un partenaire de l’école et, d’après les interviewés, il existe une convention signée entre eux. Quelle est réellement son implication ? Une enseignante indique que « rien ne se fait, en réalité » (Kellal, entretien le 23/01/2019). Le rôle du Ministère, d’après un autre enseignant, est « limité à la recherche car l’école possède un laboratoire de recherche qui est rattaché au ministère » (Khennoussi, entretien le 25/02/2019). Des enseignants précisent qu’ils ne participent pas à la création des offres de formation, comme l’explique une responsable pédagogique : « Le ministère n’intervient pas lors de l’élaboration ou de la revue des programmes et n’y a même jamais participé » (Soudad, entretien, le 11/02/2019). Le rôle et le soutien du ministère de l’Environnement sont plutôt perçus négativement : « Le ministère de l’environnement nous oublie, nous on ne sait pas s’il existe et lui ne sait si on existe » (Benchoubane, entretien le 12/02/2019), déclare un enseignant. On peut en conclure que le ministère de l’Environnement et des Énergies renouvelables joue un rôle d’élaboration de directives, porte un discours idéologique et politique qui appelle à former des jeunes générations conscientes des questions environnementales et capables de se saisir des enjeux, mais son intervention se limite à la publication de textes législatifs qui ne sont pas contraignants. Dans les formations d’ingénieurs, la mise en application de ces grands principes n’est pas encore opérée.

48Il existe toutefois une volonté de sensibiliser les élèves aux questions environnementales, les bonnes pratiques du quotidien sont un vecteur privilégié par des enseignants pour aller vers ce but. Certains enseignants tentent de sensibiliser leurs étudiants en usant de pratiques responsables au quotidien, en leur demandant par exemple « de faire des impressions recto/verso » (Soudad, entretien, le 11/02/2019) afin de minimiser l’usage du papier, « en ramassant le papier jeté » et « en éteignant la lumière en sortant de la classe » (ibid.), tout en leur rappelant que « la religion incite aussi à ne pas gaspiller » (Bachou, entretien le 10/01/2019).

49Que les cours qu’ils proposent contribuent à former des ingénieurs qui s’empareront avec efficacité des défis environnementaux n’est pas un objectif majeur, mais il est cité en arrière-plan. Les ambitions qui s’expriment en matière de formation sont à l’image de celles-ci, exprimées par une enseignante : « faire sortir des ingénieurs qui sont prêts pour pouvoir traiter, je dirais pas solutionner mais traiter les problèmes de l’industrie ou de là où ils vont travailler […] et en tenant compte de l’environnement, c’est-à-dire tout ce qu’on doit sauvegarder à l’intérieur d’un certain nombre d’activités, essentiellement industrielles, là où l’ingénieur intervient, donc l’ingénieur doit prendre en considération ces aspects » (Kellal, entretien le 23/01/2019). « Former des ingénieurs polyvalents » (Bouchene, entretien le 12/01/2019) est un objectif largement partagé, et les enseignants précisent chacun différemment cette ambition en soulignant telle ou telle dimension, dont la capacité à accompagner les défis environnementaux, formulés de diverses manières au cours des entretiens : « former des ingénieurs responsables devant la société » (ibid.), « des ingénieurs prêts à régler les problèmes du pays » (Maini, entretien le 24/01/2019), « des ingénieurs qui développeront des technologies et notamment pour préserver l’environnement » (Kami, entretien le 04/02/2019), « former des ingénieurs qui créent de l’emploi et des start-up qui respectent l’environnement » (Souba, entretien le 30/01/2019).

50De plus, l’élaboration des programmes et leur mise à jour se font « lors des réunions de revue collectives organisées par chaque département où les enseignants sont tenus d’assister » (Kami, entretien le 04/02/2019). Lors de ces réunions, « tous les débats sont permis » (ibid.), mais au-delà de cette apparente ouverture du champ des possibles, dans les faits, les possibilités de changements sont réduites. Un responsable pédagogique déplore la manière de proposer les modifications dans les offres de formation. Il trouve qu’« elles sont faites de manière aléatoire sans prendre les besoins réels » (Maini, entretien le 24/01/2019). Des débats peuvent avoir lieu, des échanges d’idées, libres et parfois vifs, mais dans la concrétisation des décisions « l’engrenage est rouillé » (Bouchene, entretien le 12/01/2019). Les interviewés confirment qu’il n’y a « pas d’ordre du jour », ni de « débats scientifiques et techniques » (Benchoubane, entretien le 12/02/2019). Selon eux, dans ces réunions, « l’importance n’est pas donnée aux contenus des programmes » ni « à l’intérêt et la satisfaction de l’étudiant » mais « au volume horaire » et aux « intérêts personnels » (ibid.). Le volume horaire s’avère être une contrainte majeure, comme l’explique une enseignante : « le volume horaire on ne le discute pas, c’est l’école qui l’exige, selon le département, la spécialité et l’année, on peut le discuter mais c’est difficile […] car pour vous rajouter par exemple deux heures il faut qu’ils enlèvent autre chose » (Kellal, entretien le 23/01/2019). Finalement, malgré l’autonomie accordée aux enseignants dans la construction des programmes, les décisions se font en fonction de facteurs très concrets de volume horaire et il est souvent difficile de trancher entre les propositions des enseignants. Face au résultat des discussions, les enseignants ont souvent l’impression de « faire du sur place » ou de « piétiner » (Souba, entretien le 30/01/2019).

51Comme démontré dans la partie précédente, les programmes révèlent les limites des ambitions exprimées : peu de matières portent sur les questions environnementales et les objectifs mentionnés ont une portée assez restreinte. La volonté de former sur les thématiques environnementales se concrétise à travers les matières liées à l’environnement telles qu’« énergies renouvelables », « gestion des entreprises et développement durable », « pollution atmosphérique »… Cela prend la forme également de confrontation directe avec la réalité du travail sur le terrain, à travers les stages. Les cours existent donc, même s’ils ne prennent pas une place importante dans la formation. Les discours, quant à eux, sont clairs, les propos sont volontaristes : il faut prendre en compte les défis environnementaux dans la formation, mais pas de manière prépondérante. L’objectif est de former de bons ingénieurs, adaptables, polyvalents, mais qui n’ont pas comme priorité les questions environnementales ou le développement durable. Les limites s’expriment avec force dans les entretiens : pas de profonde réflexion collective sur les objectifs des formations, pas de cohérence globale ni de consensus sur cette question, à laquelle adhérerait pourtant l’ensemble des acteurs. Les moyens d’élaborer les offres curriculaires et de les renouveler sont mis en cause par les enseignants, et s’ajoutent à des contraintes de ressources (humaines et budgétaires).

52Le décalage entre les idéaux et les réalités du terrain se distingue nettement. Face au sentiment d’impuissance exprimé par des enseignants, et ce, malgré des apparences de souplesse dans une construction curriculaire peu soumise à des injonctions institutionnelles, certains affirment qu’il n’y a pas de bataille perdue d’avance. La sensibilisation se concrétise ainsi en donnant des exemples concrets, comme l’a déclaré une enseignante, ou en exécutant des gestes quotidiens, que ce soit à l’école ou en dehors de l’établissement. Un enseignant souligne que c’est une question d’éducation large et fondamentale et que « cette notion, il faut qu’elle soit dans l’esprit de l’étudiant, à la maison, dans son comportement, il faudrait qu’il soit responsable de ses actes » (Benchoubane, entretien le 12/02/2019). Cet état d’esprit, tout comme l’engagement des étudiants eux-mêmes (Grövel et alii., 2022) et les activités qui en découlent, sont aussi des éléments que le sociologue du curriculum peut regarder avec intérêt.

Conclusion

53Notre analyse des programmes visait à identifier la place donnée à la formation au développement durable et, plus précisément, aux questions environnementales dans une grande école d’ingénieurs algérienne, l’École Nationale Polytechnique.

54D’après l’analyse des offres curriculaires, l’école ambitionne de former des ingénieurs plus complets en intégrant les sciences humaines et sociales et des disciplines qui s’écartent des sciences de l’ingénieur traditionnelles, telles que gestion des entreprises et développement durable, communication, économie de l’ingénieur, innovation et management de projet, stratégie d’entreprise, etc., et en organisant des visites d’entreprises, des conférences animées par des industriels, des stages en entreprises, etc. L’analyse des programmes et les entretiens menés avec les enseignants et les responsables pédagogiques de l’école montrent que l’ENP propose deux spécialités qui touchent spécifiquement à l’environnement, le génie de l’environnement et le QHSE-GRI. La notion d’environnement est présente avec une dimension technique et applicative pour les spécialités directement liées à ces questions. Dans les autres spécialités, des matières qui touchent à l’environnement et au développement durable apparaissent dans les programmes mais leur nombre et leur place sont très restreints.

55Les entretiens montrent que la volonté des enseignants de mieux former les élèves sur les enjeux environnementaux existe bel et bien, mais ces derniers déplorent que les réalités du terrain diffèrent de leurs ambitions, celles-ci ne pouvant pas toujours se concrétiser, par manque de moyens, ou par difficulté dans la prise de décision collective. Les enseignants sont les premiers à le regretter.

56Il est intéressant de souligner que la place donnée aux questions environnementales dans les programmes, même si dans les salles de classe leur concrétisation est difficile, faute de ressources, est celle qu’ont voulu leur donner les enseignants : ce sont eux qui construisent les programmes, les mettent à jour, les enrichissent, en dehors de toute prescription ou injonction imposée de l’extérieur. Il n’y a pas d’organismes d’accréditation qui imposent des référentiels, il n’y a pas de directives dictées par les ministères en dehors des discours très larges, non accompagnés de mesures contraignantes. Dans ce contexte, les propositions de nouveaux cours émises par certains enseignants lors des réunions pédagogiques sur la construction des programmes, bien souvent, n’aboutissent pas car les tensions sur le nombre réduit d’heures bloquent les changements, chaque enseignant étant attaché aux heures de cours dédiées à sa matière et ne souhaitant pas les perdre. Des tensions existent au sein des écoles, entre enseignants, entre responsables pédagogiques, mais, à la différence d’autres systèmes qui sont davantage soumis à des référentiels et des prescriptions d’organismes accréditeurs, les débats et les tensions se font en interne, et semblent même exacerbés puisqu’il n’y a pas d’autorité qui viendrait arbitrer les dissonances.

57Ce travail d’analyse et de croisement entre analyse des programmes et discours des enseignants, relié aux grands discours politiques, montre l’intérêt de l’approche proposée par la sociologie du curriculum, qui entend analyser le curriculum à chacun de ses niveaux et ce afin d’apporter une contribution à la compréhension des logiques à l’œuvre dans l’éducation ou la formation.

58Les données de terrain nous indiquent des pistes pour saisir et caractériser la nature du hiatus entre les programmes de formation et les objectifs politiques affichés par les autorités publiques. Adapter la réalité des programmes aux ambitions affichées au niveau national algérien et face aux enjeux environnementaux en Afrique du Nord est un défi qui reste à être relevé. Les enseignants ont un rôle éminent à jouer. Le soutien politique, à travers des textes de cadrage stratégique, des prescriptions adaptées (référentiels…) et des soutiens (budgétaires, guides de bonnes pratiques…) s’avère aussi déterminant. Et, sur ce plan, la situation sociale et politique actuelle de l’Algérie, qui tente de fermer une page de son histoire pour en ouvrir une autre, laisse imaginer de nombreuses voies possibles.

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Notes

1 https://www.unicef.org/algeria/documents/rapport-national-volontaire-2019-objectifs-de-d%C3%A9veloppement-durable-odd

2 Le Projet RIIME (Recherche sur les Ingénieurs et la formation à l’Innovation au Maghreb face aux enjeux Environnementaux) est un projet de recherche financé par la coopération multilatérale française, algérienne, marocaine et tunisienne (PHC Maghreb) couvrant la période 2018-2021.

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Pour citer cet article

Référence papier

Lydia Djennadi, Linda Gardelle et Mohamed Benguerna, « Quelle place pour les enjeux environnementaux dans les formations d’ingénieurs en Algérie ? Le cas de l’École Nationale Polytechnique d’Alger »Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, 22 | 2023, 151-169.

Référence électronique

Lydia Djennadi, Linda Gardelle et Mohamed Benguerna, « Quelle place pour les enjeux environnementaux dans les formations d’ingénieurs en Algérie ? Le cas de l’École Nationale Polytechnique d’Alger »Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs [En ligne], 22 | 2023, mis en ligne le 20 octobre 2023, consulté le 19 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/cres/6508 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cres.6508

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Auteurs

Lydia Djennadi

École Nationale Supérieure de Management, Tipaza, Algérie.

Linda Gardelle

Formation et apprentissages professionnels (FoAP EA 7529), ENSTA Bretagne, France.

Mohamed Benguerna

Centre de Recherche en Économie Appliquée au Développement, Alger, Algérie.

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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