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Introduction
Métamorphoses des savoirs pastoraux et agricoles : entre négociations et enseignements en France, Mongolie et Afrique

Nathalie Bonini et Cristina Figueiredo

Texte intégral

1Fondés sur un socle de connaissances et savoir-faire pérennes, les savoirs agricoles et pastoraux se nourrissent également d’apports nouveaux ; la question de leurs transformations et celle de leurs modes de transmission sont récurrentes dans les études sur diverses régions du monde. Qu’ils soient vernaculaires, savants ou hybrides, ces savoirs et savoir-faire ont dû s’adapter aux contextes économiques, politiques, technologiques et environnementaux changeants. Dans les pays du Sud, la plupart des populations pastorales ont développé des stratégies d’adaptation anciennes face à des situations de crises climatiques (sécheresses, inondations, invasion de criquets ou maladies végétales ou animales) et aussi géopolitiques (conflits de territoire). Comme il appert des travaux de recherche, cette adaptation est devenue au fil des années une impérieuse nécessité face à l’intensité et à la fréquence accélérée de ces catastrophes, en grande partie liées au changement du climat mais qu’on ne saurait plus qualifier de naturelles tant elles dépendent également d’autres facteurs. Les agriculteurs sont eux aussi depuis longtemps soumis à ces aléas écologiques auxquels s’ajoutent des situations économiques, sociales, territoriales et politiques induites par une économie mondialisée et les enjeux internationaux autour du développement d’une agriculture intensive supposant l’exploitation et l’appropriation de territoires. C’est ainsi que, depuis plusieurs décennies, éleveurs, agriculteurs et autres populations autochtones pratiquant une économie de subsistance locale, subissent d’importants bouleversements, dont les réponses dites “traditionnelles” ne correspondent plus à l’urgence imposée par ces nouveaux paramètres. La transmission des stratégies pour faire face aux épidémies, inondations et sécheresses se fait en partie par des récits sur la manière dont on a protégé une terre, un pâturage, ou fait face à une invasion de nuisibles. Ces savoirs peuvent se retrouver dans des corpus chantés, des poésies, des contes et des mythes fondateurs. Mais la répétition de ces afflictions permettent-elles encore cette transformation d’un état de choc à la fabrique de savoirs ? Est-il encore possible, comme le suggèrent des anthropologues à propos des projets de développement (Olivier De Sardan & Paquot, 1991), d’entériner ces savoirs dans une forme didactique qui les ferait passer de “savoirs traditionnels” à “savoirs techniques” ? Dorénavant, il existe une plus grande lisibilité sur le fait que la réponse aux bouleversements est autant globale que locale, politique qu’économique. Les savoirs ne sont plus seulement traditions et/ou techniques mais s’inscrivent dans une réflexion à l’échelle mondiale sur le changement climatique qui n’est désormais plus perçu comme une fatalité pour quelques paysans et éleveurs à qui on se doit d’apporter de l’aide internationale dans un esprit de solidarité. Ce contexte oblige à une réflexion au-delà des rapports Nord(s)/Sud(s) car elle est devenue une problématique touchant l’ensemble de l’humanité.

  • 1 À titre d'exemple, voir les rapports réalisés par le GIPTA (Groupe International de Travail pour le (...)

2À titre d’exemple, depuis de nombreuses années, s’opère une mobilisation autour de la déforestation, notamment de l’Amazonie considérée comme le “poumon de la terre”. Au Brésil, par exemple, les luttes paysannes et autochtones tentant de résister à l’expropriation et à la déforestation massive de la forêt amazonienne utilisée par des multinationales pour en faire des champs de soja, entre autres, sont devenues des enjeux politiques à l’échelle mondiale. Des scientifiques, des associations, des ONG, des mouvements politiques œuvrent autant pour dénoncer les expropriations et les massacres de populations que pour alerter sur la destruction d’un espace essentiel à la planète. Le basculement d’un discours local en une mise à l’agenda de ces sujets en fait des enjeux mondiaux et donne une plus grande visibilité aux préoccupations politico-économiques de la région et d’autres ailleurs qui connaissent des situations similaires1.

3Par cette internationalisation de la cause écologique, les études sur les cosmogonies, perceptions et savoirs autochtones sont devenues des matières à penser au-delà des disciplines universitaires. En essayant d’offrir une place aux savoirs locaux, en donnant la parole à leurs enquêté.e.s désormais partenaires dans la construction d’une réflexion globale, plusieurs anthropologues ont fait la démarche de désenclaver les savoirs locaux. L’ouvrage de Johannes (1981) consacré au récit de Ngirakland, informateur et collaborateur privilégié, grand connaisseur de savoirs et savoir-faire halieutiques de Micronésie, tombés en désuétude par l’industrialisation de la pêche, est pionnier en la matière. Suivent d’autres ouvrages comme celui de Davi Kopinawa et Bruce Albert (2014), où l’anthropologue se met en retrait pour offrir un espace de parole à un chamane yanomami de la forêt amazonienne. Dans cet exercice, le chercheur avec ses outils scientifiques et le chamane, son histoire et son expérience, s’essaient à l’exposé d’une autre forme de penser le monde tout en dénonçant les dérives de l’idéologie techno-capitaliste, issue des sciences. L’orpaillage et les autres exploitations minières sont aussi dénoncés comme engendrant des pollutions éternelles, des trafics menaçant la biodiversité et la vie humaine et non humaine, mettant en danger permanent les modes de vie autochtones, leur économie de subsistance et leurs savoirs ancestraux. On retrouve ces mêmes constats dans le travail de Natassja Martin qui décrit sur ses deux terrains, en Alaska (2016) et en Sibérie (2022), la destruction d’espaces et de savoirs et les conséquences physiques et psychiques sur les populations. Plutôt que de rester seulement le témoin de cette inéluctable domination des doctrines coloniales et nationales, elle choisit de décrire la manière dont ses interlocuteurs parviennent à conserver des savoirs vivre (ou survivre) dans ces environnements hostiles grâce au dialogue qu’ils instaurent entre humains et non humains. En s’appuyant sur le travail de Philippe Descola, l’autrice se saisit de l’argument anthropologique pour proposer une réflexion sur la manière dont un autre système de penser et de voir le monde permet à des éleveurs de rennes ayant décidé de retourner en forêt - scolarisés pour la plupart, avec des expériences d’élevage intensif - de s’adapter à la fois aux exigences de l’État-nation et à celles d’un milieu qu’ils “re-domestiquent” (ou qui les domestique) en faisant resurgir les savoirs des ancêtres.

  • 2 « LINKS a été créé en tant qu’initiative intersectorielle en 2002 et a permis d’informer et de faci (...)

4Répondant à l’appel de ce numéro sur les transformations et recompositions des économies et savoirs ruraux et pastoraux, peu d’articles portent sur la destruction totale de ces espaces et l’expropriation de leurs populations qui perdent plus qu’elles ne transforment leurs savoirs et savoir-faire. Nous tenions malgré tout, dans cette introduction, à mentionner ces détériorations de lieux et de savoirs qui, paradoxalement, ont engendré une prise de conscience importante de la nécessité de connaître et de maintenir vivants les savoirs autochtones liés à différents domaines de la vie en société. Cela a notamment conduit à la mise en œuvre du programme LINKS (Local and Indigenous Knowledge Systems)2 par l’UNESCO à l’aube du XXIe siècle.

5Les populations rurales exploitent des territoires qui peuvent être menacés par l’urbanisation, convoités par l’exploitation minière industrielle ou artisanale ou protégés par la création de parcs nationaux (Roué et al., 2003 ; Blanc, 2009 ; Bonnemaire & Jest, 2013). Ces autres usages du milieu naturel peuvent se traduire par des conflits classiques, comme celui entre éleveurs et agriculteurs ou entre ces deux groupes réunis et des entreprises industrielles, par des mouvements de résistance ou par une renonciation et un abandon des métiers et des savoirs agro-pastoraux, que des auteurs anglo-saxons décrivent sous le nom de « deagrarianization » (Bryceson, 2009 ; Murray-Li, 2009). La concurrence d’usage et d’exploitation de la terre, l’accroissement démographique, la transformation des économies agricoles et les crises écologiques sont ainsi des facteurs importants de vulnérabilité.

  • 3 Cf. notamment Galaty & Salzman, 1981 ; Dia & Duponnois, 2012 ; Granjou & Mauz, 2012 ; Bonnemaire & (...)

6S’agissant du pastoralisme, Carole Ferret (2020) et Gaëlle Lacaze (dans ce numéro) à propos des pasteurs mongols, Ball et al., (2020) sur ceux d’Oman, ou encore Axelsson-Linkowski et al. (2020) sur les Sami de Suède, montrent comment les changements de régime politique, de modèle économique et foncier, les épisodes de crises climatiques, ou les fluctuations démographiques qui se succèdent et s’articulent induisent de profondes transformations sociales, modifient les pratiques pastorales et, dans bien des cas, affaiblissent le pastoralisme. Les manifestations et explications de ce qui s’apparente à un déclin de ce mode de production sont au cœur de nombreuses études de sciences humaines et des sciences de la terre et de l’environnement3. Depuis quelques décennies toutefois et dans diverses parties du globe, le pastoralisme est devenu pour certains décideurs une porte de sortie possible pour faire face au dérèglement climatique et préserver la biodiversité (Mapinduzi et al., 2003 ; Eychenne, 2008). Tant sur le plan scientifique que professionnel, on redécouvre les vertus, notamment en termes de sécurité de santé alimentaires et de meilleure durabilité sur le plan environnemental, de l’élevage extensif. S’intéressant aux représentations, pratiques pastorales et rapports à l’estive des éleveurs dans les Pyrénées, Corinne Eychenne plaide pour une « une nouvelle approche des relations hommes-milieu dans les espaces montagnards, qui s’affranchirait du paradigme de la dégradation des pratiques » (Eychenne, 2008). Cette “redécouverte” n’est pas synonyme de “retour au passé” puisque l’agriculture et l’élevage n’ont cessé de se transformer (Lacaze, Richard-Frève dans ce numéro), mais elle remet sur le devant de la scène des savoirs et un rapport au territoire un temps considérés comme obsolètes, au même titre que d’autres savoirs locaux ou autochtones (Salaün & Baronnet, 2016 ; Jankowki & Lewandowski, 2017 ; Kleiche-Dray, 2017 ; Unesco, 2020 ; Brisebarre, 2007 ; Brisebarre et al., 2018).

7L’attention portée à la relation avec la nature dans un esprit de symbiose écologique impulse une nouvelle façon de percevoir le “vivant”, qu’il soit plante, animal, minéral ou humain (Despret, 2019 ; Morizot, 2020 ; Stépanoff, 2024). La mise en pratique des savoirs et le quotidien partagé avec les milieux écologiques et les animaux favorisent un engagement affectif et corporel de l’individu, comme l’a décrit Julien Blanc à propos des éleveurs du Causse Méjan, et créent un rapport sensible au territoire, une manière de « sentir le terrain » (Blanc, 2009 : 37). Dans cette même région, R. Dumez (2023) s’attache aux relations mutuelles entre le nourrissage des troupeaux et les transformations du paysage. Cette connaissance approfondie et de long terme du milieu, comme les savoirs techniques eux-mêmes, se transmettent principalement par l’attention (Ingold, 2000) et l’expérience qui en permet l’actualisation et la préservation, mais aussi la construction et l’innovation.

8Les articles de ce numéro s’inscrivent dans plusieurs disciplines : des approches didactiques en sciences de l’éducation et de la formation se penchent sur des situations d’élevage et d’enseignement agricole en France, des approches anthropologiques s’intéressent aux populations pastorales, non seulement françaises mais également de Guinée et de Mongolie, et des géographes abordent l’agro-pastoralisme au Cameroun et à Madagascar. Tous ces travaux interrogent les constructions contemporaines des savoirs et des savoir-faire agricoles et pastoraux, leurs modalités et variétés, leurs dynamiques historiques, leur résilience et, enfin, les modes par lesquels s’opère leur transmission formelle et informelle.

9Les coordinatrices du numéro ont souhaité privilégier trois axes de réflexion : les relations entre les savoirs de l’expérience et les savoirs académiques ; les transformations au prisme des dimensions hiérarchiques hommes/femmes et aînés/cadets ; les savoirs agro-pastoraux face aux changements environnementaux et socio-économiques.

10Le premier axe, qui se situe dans la lignée des travaux anthropologiques et sociologiques sur les savoirs et leur transmission (Delbos & Jorion, 1991 ; Adell-Gombert, 2011), offre des exemples de savoirs et techniques des agricultures et de l’élevage extensifs en France comme de leur évolution par la professionnalisation académique et par une reconfiguration du métier liée aux impératifs administratifs. L’article de Fanny Chrétien et Marion Paggetti témoigne de cet apport de la formation académique pour la professionnalisation du métier de berger en France, dans un contexte de relations asymétriques avec les éleveurs qui les emploient. À partir de l’expérience des bergers qui ont la garde des troupeaux en estive, les autrices s’attachent à repérer et spécifier les savoirs et gestes techniques le plus finement possible dans une optique de didactique professionnelle, à destination des bergers novices ou moins expérimentés. Toujours en France méridionale, l’article d’Émilie Richard-Frève décrit ce qu’elle nomme une “mise en bureau” du métier de berger et ses conséquences en termes de pratiques, compétences et identité professionnelles. Si cette bureaucratisation du métier impliquant la maîtrise de savoirs exogènes amène tensions et frustrations, le changement des pratiques professionnelles entraîne cependant un processus d’individualisation apprécié de certains bergers. La formation scolaire de nouvelles générations peut ainsi devenir une ressource complémentaire, comme en témoigne Annor ag Souéloum dans l’entretien qui ouvre ce numéro. Son enfance dans un milieu agro-pastoral, associée à son expérience d’ingénieur agronome (formé en Belgique) dans des multinationales, lui ont permis de choisir une voie intermédiaire associant expérience sensible, connaissance du milieu et savoirs scientifiques.

11Plus que de la concurrence entre les différents types de savoirs, les articles dévoilent des processus d’hybridation entre savoirs de l’expérience, savoirs académiques et obligations bureaucratiques, qui néanmoins peuvent entrer en tension. L’article de Véronique Chalando et Angela Barthes s’intéresse aux caractéristiques de l’agroécologie et à son enseignement dans les diverses institutions de formation agricole en France, dans un contexte de changement climatique. Selon les institutions et les acteurs, l’enseignement de l’agroécologie dévoile deux conceptions de l’agriculture différentes qui véhiculent des objectifs et valeurs de la production agricole variés, voire opposés. Ces deux conceptions se repèrent par la présence ou l’absence d’un trait d’union entre les termes « agro » et « écologie », (agroécologie et agro-écologie). Le premier (sans tiret), « systémique, intègre les facteurs abiotiques (sol, eau) et biotiques disponibles pour obtenirdes productions agricolescontextualisées et territorialisées », tandis que le second (avec tiret) « est davantage technosolutionniste, (...) avec des objectifs de production indépendants des ressources locales ». À partir de l’examen des curricula prescrits dans les institutions de formation et de l’occurrence des termes agrocécologie et agro-écologie, les autrices repèrent un déséquilibre entre ces deux modèles d’agro(-)écologie, en faveur du second. Signalons ici que la place des savoirs agroécologiques dans les formations agricoles est le thème central d’un récent numéro de la revue Norois dédié à l’enseignement agricole à l’épreuve des enjeux environnementaux (Benet-Rivière, 2024).

12Cette concurrence et/ou complémentarité entre types de savoirs se prolonge dans les relations sociales, notamment dans la sphère du pouvoir, étroitement liée à celle de la connaissance, qui font l’objet de l’axe deux de ce numéro. Ainsi, les rapports d’autorité peuvent se tendre et/ou se transformer entre les professionnels d’origines diverses, les anciens et les plus jeunes, ceux qui se placent en experts scientifiques et les détenteurs de savoirs incorporés par une longue expérience. Comme le montrent les articles de Fanny Chrétien et Marion Paggeti, d’Émilie Richard-Frève et surtout ceux de Gaëlle Lacaze, et d’Ester Botta Somparé et Abdoulaye Wotten Somparé, davantage centrés sur les relations entre des groupes d’individus maîtrisant des savoirs spécifiques, la valorisation de savoirs et de compétences nouvelles contribue à modifier les relations de genre et d’âge, et les hiérarchies existantes.

  • 4 Dans ce même pays, Arielle Ahearn (2018) a montré que le départ des femmes vers les lieux de scolar (...)

13En Mongolie, Gaëlle Lacaze, qui se fonde sur l’étude des transformations du pastoralisme depuis la chute du régime soviétique au début des années 1990, montre comment celles-ci ont profondément affecté le mode de vie pastoral nomade mongol et la division sexuelle du travail qui y dominait. L’autrice analyse ainsi les changements successifs des rôles genrés en fonction des contraintes de vie en milieux rural et urbain, des perturbations climatiques (les zud) et des évolutions socio-économiques globales4. Ici, on observe de quelle manière cela modifie les attributions sexuées des compétences techniques et des représentations qui les accompagnent. On retrouve cette fluidité dans la division sexuelle dans la plupart des sociétés de pasteurs-nomades, dans lesquelles aussi bien les femmes que les hommes sont compétents dans les rôles qui normalement appartiennent à l’autre sexe (Figueiredo 2023 ; Bonini, 1996 ; Botta Somparé, 2015). Il y a donc une représentation sociale et symbolique de l’économie pastorale d’un côté, et une réalité qui s’adapte aux évènements, de l’autre. Cela interroge la place occupée par la hiérarchie non seulement des sexes mais aussi des âges. Dans des villages de la Haute Guinée où la production agricole se fait dans un cadre domestique, Ester Botta Somparé et Abdoulaye Wotem Somparé montrent que « la transmission des savoirs agricoles tend à reproduire les inégalités de genre et d’âge, en renforçant une hiérarchie dominée par les hommes âgés ». Jalousement gardés, des savoirs liés à certaines filières, comme l’igname, jouent un rôle important dans la construction de l’identité et le pouvoir des hommes adultes. Toutefois, les innovations dans la pratique, féminine, du maraîchage permettent aux femmes de se regrouper et d’acquérir une certaine autonomie financière. Les groupements des femmes maraichères constituent alors des espaces d’émancipation féminine. De même, lorsqu’ils ne migrent pas pour s’émanciper de leurs aînés, les jeunes hommes acquièrent, via des ONG ou par l’intermédiaire des femmes âgées, des savoirs agricoles et maraîchers qui les conduisent vers une professionnalisation, en dehors de l’exploitation domestique.

14Enfin, dans le troisième axe, deux articles consacrés aux savoirs agro-pastoraux face aux changements environnementaux et socio-économiques expliquent la résilience des savoirs endogènes. À partir des perceptions du changement climatique des éleveurs et agro-éleveurs de l’Extrême Nord du Cameroun, Laurent Mininamou Wina met en évidence les stratégies adoptées pour faire face notamment à la baisse de la pluviométrie et à la dégradation des sols. Ces éleveurs et agro-pasteurs puisent dans les savoirs locaux acquis et transmis de longue date qu’ils adaptent aux nouvelles réalités écologiques ; il en est ainsi, par exemple, de la transformation des résidus de récolte ou de la transhumance sélective. À Madagascar aussi, Hery Nantenaina Ravanomanantsoa, Tsiorisoa Harempahasovana, Hadidja Aboudou, Espérant Flaubert Veriza et Martial A. Rakotonjanahary analysent des stratégies d’adaptations locales afin de réajuster le fonctionnement du système agro-pastoral et de le préserver. Dans leur cas, elles semblent cependant insuffisantes car les activités de survie et les communautés rurales demeurent précaires et vulnérables.

  • 5 Voir par exemple ce qui est dit sur le site des Nations Unis : https://www.un.org/sustainabledevelo (...)

15D’autres régions du monde (Amérique et Océanie notamment) ainsi que d’autres facteurs de changements des modes de production agricoles et pastoraux et des savoirs afférents comme les conflits d’usage de la terre par exemple, n’ont pas été explorés dans ce numéro, faute de propositions. Si de nombreuses études existent depuis plusieurs décennies alertant sur les fléaux écologiques et les maltraitances à l’égard de territoires et des peuples qui y habitent, il semble que de nouvelles générations de chercheurs poursuivent le travail de description des transformations et invitent à une nouvelle perception des relations entre humains, et entre humains et non humains. Il ne s’agit plus seulement de remettre en cause l’opposition dépassée entre nature et culture, ou d’une dénonciation des techniques industrielles qui s’opposent à la préservation des espaces dits naturels (Descola & Pignotti, 2022), ou une question de division sexuelle des tâches et des savoirs. Il s’agit d’un changement de paradigme qui oblige à penser une collaboration équitable entre tous les acteurs et actrices, tant ceux qui exploitent de manière intensive que ceux qui tentent de produire autrement. Des questions éthiques se posent forcément : comment accepter que des multinationales financent des projets agro(-)écologiques ? Comment dialoguer avec les experts des institutions qui forment les futurs techniciens de la nature ? Comment prôner une égalité de genre et de statut dans les fonctions5 ? En 2022, les étudiants et étudiantes fraîchement diplômés d’Agro Paris Tech ont osé dire que les métiers vers lesquels ils se dirigeaient sont destructeurs et qu’il faut penser d’autres modes d’être au monde. Nous sommes bien là dans le choc des savoirs qui, finalement, opère une mutualisation des expériences des uns et des autres pour proposer de nouveaux savoirs agricoles et pastoraux, venus tant du “Nord” que du “Sud” et de nouvelles formes de leur transmission.

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Roué Marie, Blanc Julien, Dumez R. & Gueorguieva D., 2003, Enjeux autour de la cogestion dans le Parc national des Cévennes : savoirs et pratiques locaux, scientifiques et gestionnaires. Rapport final, ministère de l’Écologie et du Développement durable, Programme Espaces protégés, volet Sciences sociales, Paris.

Roturier Samuel & Roué Marie, 2015, « Le Pâturage, c’est toute une science ! Savoirs écologiques sur la neige et représentation samie du pâturage », Techniques & Culture Revue semestrielle d’anthropologie des techniques, n° 63, “Pâturages”, pp. 92-109.

Salaün Marie & Baronnet Bruno, 2016, « Introduction : Éducations autochtones contemporaines. Entre droit international et expériences communautaires”, Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, n° 15, “Éducations autochtones contemporaines : enjeux et jeux d’échelle”, pp. 7-26.

Stépanoff Charles, 2024, Attachements. Enquête sur nos liens au-delà de l’humain, Paris, La Découverte.

Strupiekowski Katia, 2013, « L’enseignement agricole face aux défis de l’agriculture à l’horizon 2025 : quatre scénarios de l’ONEA », POUR, GREP, vol. 3, n° 219, pp. 5-13.

Spittler Gerd, 1993, Les Touaregs face aux sécheresses et aux famines. Les Kel Ewey de l’Aïr (Niger), Paris, Karthala.

Thareau Bertille, Fabry Mathilde & Robin Arnaud, 2014, « Lutter contre le changement climatique ou pour son identité professionnelle ? », VertigO : La revue électronique en sciences de l’environnement, n° 14 (3), pp. 59-79.

Thomas Jessica, 2018, « Reconnaissance politique des savoirs professionnels. Expérimentation, légitimation, réflexivité et organisation d’un groupe d’agriculteurs autour des connaissances professionnelles », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 12, n° 2, pp. 229-257.

Unesco, 2020, Réunion d’experts sur les savoirs autochtones et les changements climatiques en Afrique, Nairobi, Kenya, le 27/28 juin 2018. https://unesdoc.unesco.org/ark :/48223/pf0000374999_fre.locale =fr

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Notes

1 À titre d'exemple, voir les rapports réalisés par le GIPTA (Groupe International de Travail pour les Peuples Autochtones) qui œuvrent à la reconnaissance des droits et savoirs de ces peuples qui figurent « parmi les gardiens les plus efficaces de la nature » (IWGIA, 2023 : 6) (« Le monde autochtone 2023 », International Work Group for Indigenous Affairs, IWGIA, 2023).

2 « LINKS a été créé en tant qu’initiative intersectorielle en 2002 et a permis d’informer et de faciliter les échanges entre les détenteurs de savoirs autochtones et locaux avec les processus de politiques scientifiques et environnementales, les normes et standards internationaux, ainsi que l’émergence d’une coopération transdisciplinaire en matière de savoirs. » https://www.unesco.org/fr/links

3 Cf. notamment Galaty & Salzman, 1981 ; Dia & Duponnois, 2012 ; Granjou & Mauz, 2012 ; Bonnemaire & Jest, 2013 ; Garde, Dimanche & Lasseur, 2014 ; Dupré, Lasseur & Poccard-Chapuis, 2015 ; Ohayon, 2017 ; Bourbouze, 2018 ; Axelsson-Linkowski et al., 2020 ; Feret, Karlin, Goutas & Averbouh, 2023.

4 Dans ce même pays, Arielle Ahearn (2018) a montré que le départ des femmes vers les lieux de scolarisation des enfants vide les maisons rurales livrées aux hommes.

5 Voir par exemple ce qui est dit sur le site des Nations Unis : https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/gender-equality/

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Pour citer cet article

Référence électronique

Nathalie Bonini et Cristina Figueiredo, « Introduction
Métamorphoses des savoirs pastoraux et agricoles : entre négociations et enseignements en France, Mongolie et Afrique »
Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs [En ligne], 23 | 2024, mis en ligne le 09 janvier 2025, consulté le 14 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/cres/6867 ; DOI : https://doi.org/10.4000/132pv

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Auteurs

Nathalie Bonini

Anthropologue, Université de Tours, CITERES/CoST, nathalie.bonini@univ-tours.fr

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Cristina Figueiredo

Anthropologue, Université de Tours, CITERES/CoST, nathalie.bonini@univ-tours.fr

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