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Du bâton de berger à la souris d’ordinateur : quand les savoir-faire administratifs bousculent les savoir-faire pastoraux dans le sud-est de la France

From shepherd's crook to computer mouse: when administrative know-how disturbs pastoral know-how in southeastern France
Émilie Richard-Frève

Résumés

Cet article présente les résultats d'une recherche réalisée, entre le début des années 2000 et 2020, dans le milieu pastoral du sud-est de la France. Il analyse l'évolution d’un groupe professionnel confronté à une bureaucratisation croissante du travail et à des transformations importantes dans ses formes d’organisations sociales. Il décrit une « mise en bureau » du métier qui a induit des recompositions d’identités, un changement des pratiques et de l’éthos professionnel, le tout générant des tensions fortes sur ce qu’il est possible de faire et d’être en tant que berger. Cette bureaucratisation a également transformé les habiletés nécessaires pour pratiquer le métier, conduisant à la maîtrise de savoirs considérés comme exogènes, et transformant les formes de hiérarchisation sociale. Or, contre toute attente, ces savoirs et nouvelles pratiques du métier sont plus acceptés avec le temps. Cet article analyse comment ce contexte de bureaucratisation a permis un processus d’individualisation chez les bergers, entraînant une prise de distance plus importante des individus avec le groupe, ses normes, le travail et son éthique initiale.

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Texte intégral

« Nous, on était encore à garder nos brebis avec notre bâton, et du bâton on passe à la souris, quoi ! Les autres, les agriculteurs, ça s’est passé dans les années 60-70, tu vois, les tracteurs, les engrais, les machins… tout, tout, tout ? ! Et nous, on était la seule profession agricole qui n’était pas trop touchée. Et là, pof ! Du bâton on passe à la souris avec les conséquences que ça peut avoir ! » (Alphonse).
Entretien réalisé en 2014 avec Alphonse, éleveur-berger, néo-rural d’une soixantaine d’années

Introduction

  • 1 Le terme de « berger » est utilisé pour décrire une personne qui a la responsabilité d’un troupeau (...)

1Ces phrases formulées par Alphonse, dans le cadre d’un entretien réalisé en 2014, décrivent des changements rapides et brutaux qu’il a vécus dans les pratiques de son métier de berger1. Cet éleveur, qui élève des moutons transhumant en Provence-Alpes-Côte d’Azur, considère que les bergers ovins viande du sud-est de la France, jusque-là plutôt épargnés par les transformations qu’ont vécues depuis plusieurs décennies les agriculteurs des autres filières, notamment à la suite d’une modernisation des outils et des pratiques agricoles, vivent aujourd’hui des modifications importantes du métier. Alphonse vit mal ces changements dans son travail. La souris informatique incarne pour Alphonse une certaine bureaucratisation du métier. Avant les années 2000, le berger, qui suivait un modèle d’élevage extensif, avait pour objectif d’élever des agneaux et de faire manger au mieux ses moutons durant la garde, en ayant peu de contraintes normatives étatiques. Celles existantes affectaient plutôt les maquignons qui venaient acheter les bêtes sur la ferme et les abattoirs. En caricaturant à peine, les outils nécessaires à Alphonse dans son travail pouvaient se résumer à un simple bâton de bois pour s’aider dans la marche lors de la garde du troupeau. Or, si le métier évoquait un certain sentiment de liberté et avait du sens pour ceux qui le pratiquaient, ces deux éléments ont été remis en cause par la bureaucratisation, la standardisation et la modernisation que ressent Alphonse.

« Les primes, ça fausse tout ! » 

2Ce malaise qu’entraîne la bureaucratisation du métier est décrit également par Martin, un éleveur de moutons transhumants, néo-rural, dans la mi-trentaine, dans le cadre d’un entretien réalisé en 2007. Pour Martin : « Les primes, ça fausse tout ! ». Ces propos ne sont pas originaux à cette époque. Des expressions similaires s’entendent dans les conversations de bergers : « Des papiers, des papiers ! », « toute cette paperasse ! », « tout ça ! », « Oh ! Les primes, pfff ! ». Largement dépendants de « primes » pour que leur activité soit rentable, les éleveurs vivent mal ces transformations du métier. Ils critiquent les nouvelles conditions à respecter découlant des aides économiques versées, des « primes » qui représentent entre 50 % et 80 % de leurs revenus. Cette phrase énigmatique de Martin sera à la source de cette recherche réalisée en immersion pendant 15 ans, entre le début des années 2000 et 2020.

  • 2 J’ai réalisé un documentaire télévisuel (2006) en ayant collecté 37 heures de tournage et un docume (...)

3J’ai débuté cette recherche par l’angle des sciences politiques, en analysant l’évolution des idées présentes dans les politiques agricoles françaises et européennes à la suite des crises pétrolières des années 1970. Pour financer mes études, j’ai alors commencé en 2004 à occuper plusieurs mois par année un poste de bergère-salariée dans le monde pastoral du sud-est de la France. Après un certain temps, il m’est apparu nécessaire d’analyser l’impact des idées politiques par le bas (“bottom up”), sur le terrain, en suivant une approche qualitative, dans les mondes agricoles et plus particulièrement dans ce monde pastoral qui m’était familier. J’ai alors entrepris des recherches de maîtrise et de doctorat en anthropologie sociale, et j’ai commencé à organiser les données et observations faites dans ce milieu2. J’ai poursuivi la collecte de données en tant que bergère-salariée, et fait des observations au quotidien sur deux exploitations ovines où j’ai vécu pendant 5 ans. J’ai également réalisé des observations dans de multiples contextes de socialisation (foire agricole, transhumance…) et complété des entretiens avec des éleveurs qui me connaissaient, parfois à dix ans d’intervalle pour étudier l’évolution de leurs propos. Pour élargir ces observations à un cercle social plus vaste, une vingtaine d’entretiens compréhensifs/semi directifs ont également été conduits auprès d’éleveurs qui m’étaient inconnus. Ceux-ci étaient sélectionnés pour obtenir une diversité de profils. Des techniciens de la Chambre d’Agriculture ont aussi été suivis pendant 3 ans dans leurs déplacements sur les fermes pour aller aider des éleveurs dans leur gestion des tâches administratives. Grâce à cette diversité de données collectées pendant plus de dix ans, j’ai pu élucider pourquoi, selon Martin et d’autres éleveurs, les primes « faussent » le métier et comment.

Bureaucratisation de l’activité agricole et inflation des « normes publiques »

4Qu’est-ce qui explique ces changements du métier qu’expriment Alphonse et Martin ? En fait, comme l’explique un membre du patronat français dans le livre de Béatrice Hibou La bureaucratisation à l’ère néolibérale, « plus on déréglemente, plus on bureaucratise » (Hibou, 2012 : 92). Le secteur de l’agriculture a connu une déréglementation importante en moins de 40 ans parallèlement à une bureaucratisation des professions agricoles.

5En effet, à partir du début des années 1980, l’Europe traverse une crise commerciale dans un contexte de surproduction des produits agricoles. Pour écouler les productions excédentaires, de nombreux dirigeants occidentaux, dont des dirigeants européens et français, espèrent libéraliser ce secteur en ouvrant leur marché agricole et en diminuant les limitations du commerce (taxes, subventions, prix garantis…). Paradoxalement, la mise en place de ces mesures qui visent à diminuer l’intervention des États sur les marchés entraîne un suivi accentué de la production, la création de normes, l’imposition de standards et une augmentation de la bureaucratisation de ce secteur.

6En parallèle, les mécanismes de protection qui soutenaient ce secteur se transforment. Avec l’ouverture des marchés à la compétition internationale, les agriculteurs européens se trouvent confrontés aux prix plus bas du marché et ne peuvent plus vivre dignement de leur production. Les dirigeants européens se questionnent alors sur comment protéger les agriculteurs sans influencer les cours du marché. « Les prix garantis » à la production sont donc abandonnés comme mécanisme de protection et remplacés par un financement sous forme de « primes ». Celles-ci sont versées directement aux agriculteurs pour encourager ceux-ci à remplir diverses fonctions productives et non productives (par exemple encourager le dynamisme économique en milieu rural, maintenir la biodiversité, entretenir le paysage et des zones pare-feu…). Vers la fin des années 1990 et avec les réformes de la Politique Agricole Commune (PAC), dont celle de l’Agenda 2000, l’agriculture devient de plus en plus considérée dans les objectifs politiques européens et français comme étant « multifonctionnelle ». Elle doit remplir divers objectifs (environnementaux, économiques, sociétaux…), ce qui l’amène à ressembler davantage à un service public plutôt qu’à un secteur économique de production de biens d’alimentation. Ainsi, pour recevoir les « primes », les agriculteurs doivent se conformer aux exigences complexes formulées dans les nombreuses réformes des politiques agricoles européennes et françaises qui vont suivre.

7À la fin des années 2000, les normes affectant ce secteur proviennent de sources diverses (européennes, nationales, régionales, locales…) et concernent différentes thématiques (de l’identification animale, aux normes sanitaires et de transport, à l’environnement, ou aux normes du droit du travail pour les salariés agricoles…). Souvent, elles se superposent, se contredisent et sont présentes dans de nombreux aspects du travail. Les éleveurs ovins rencontrés dans cette recherche les décrivent par l’expression de « tout ça », ou de « système » qui les dépasse et sur lequel ils ont l’impression d’avoir peu de prise. Tous ces changements affectent la profession.

8Dans les années suivantes, les agriculteurs expriment leur mal-être dans de nombreuses manifestations, notamment entre les années 2014 et 2016. Les membres des syndicats français critiquent la « surcharge administrative » (AFP/Terre-net.fr, 2014). On peut lire sur les pancartes des expressions comme « stop aux normes agricoles » (AFP, La Croix 2016), ou « trop de règlements, contrôles, normes, administration » (Révolution permanente, Quimper, 12-02-2016). Des acteurs politiques français prennent aussi en compte l’ampleur du problème dans divers rapports où on souligne la présence d’une « crise » du secteur agricole, d’une « lourdeur des dossiers administratifs » (Rapport Herviaux, 2016 : 6), de l’existence d’« overdose normative », de la présence d’une « avalanche de normes », d’une « surabondance de réglementations » ou d’« excès de normes » (Sénat No733, 2015-2016 : 5-7), provoquant des « contraintes normatives » importantes qui affectent la compétitivité de ce secteur économique (Rapport No 258, 2017).

9En me basant sur les propos des enquêtés, ces normes sont identifiées dans cette recherche comme étant des « normes publiques », car elles viennent de diverses sources de gouvernance (européenne, nationale, régionale, locale), du secteur public comme du secteur privé (par exemple les certifications pour l’agriculture biologique) : elles sont floues, inflationnistes et, comme l’observait Béatrice Hibou, elles prennent la forme d’une « abstraction bureaucratique » souvent présente dans un contexte de « bureaucratisation néolibérale » (Hibou, 2012). Ce concept de « normes publiques » prend également en compte la définition de « normes » émise dans le rapport d’Odette Herviaux, intitulé « La simplification des normes en agriculture », qui suggère de considérer ces normes selon le point de vue subjectif des agriculteurs et, de manière large, comme étant des formes de contraintes extérieures à la pratique du métier (Rapport Herviaux, 2016 : 19). Cette notion de « normes publiques » s’inspire également de différents travaux décrivant les caractéristiques d’une gouvernance contemporaine (Simoulin, 2003 ; Dubois, 2009 ; Thévenot, 1997) et inclut des normes, mais aussi des formulaires, des contrôles ou globalement les contraintes qui en découlent. Selon cette compréhension, ces normes prennent la forme d’une « bureaucratisation » qui dépasse l’État, étant plutôt un « mouvement social » (Hibou 2012), et peuvent entraîner de la violence (Græber, 2015) ou des paradoxes normatifs donnant lieu parfois à des effets psychologiques néfastes (De Gaulejac & Hanique, 2015).

Confrontation entre normes professionnelles et « normes publiques »

10Il a été possible de constater que, si le métier semble être « faussé », selon les propos de Martin, c’est parce qu’une représentation partagée par les bergers existe sur ce que devrait être le « vrai » métier. En effet, même si un agriculteur donne l’impression de travailler seul ou en famille, dans un cadre privé, celui-ci s’inscrit souvent dans un groupe professionnel informel sur un territoire donné. Ainsi, il doit prendre en compte des normes professionnelles existantes qui dictent aux membres du groupe ce qu’il est « possible » de faire (Darré, 1985), sans quoi il risque de vivre des moqueries, des sanctions, un manque de solidarité, voire l’exclusion du groupe.

11Au milieu des années 2000, les impressions de Martin sont donc partagées par de nombreux éleveurs, car ceux-ci ont une représentation relativement cohérente de ce que doit être le métier : un éthos professionnel. Ce groupe de bergers ressemble à ce que Jean-Pierre Darré identifiait comme étant un « groupe professionnel localisé » (GPL) dans la mesure où : 1) il y a une interconnaissance des individus qui s’identifient à ce groupe, 2) ceux-ci partagent « des activités semblables », 3) ils « ont des possibilités pérennes de dialogue » et 4) « ont une conscience partagée des limites du groupe et de sa composition » (Darré, 2006 : 44). Ce groupe de bergers se distingue toutefois du concept de GPL, car il est plus vaste et comprend plus d’individus que ce qu’entendait Darré. Ses frontières correspondent aux limites du mouvement créé par les transhumances des humains et des bêtes (voir figure 1). On peut percevoir cette interconnaissance par l’usage fréquent d’expressions comme « tout se sait », » tout le monde se connaît » ou « ici », « on fait comme ça ». Les membres de ce groupe partagent donc un certain nombre de normes, valorisent des savoir-faire et des pratiques qui permettent de reconnaître « le bon boulot », « le travail bien fait », et « un bon berger ».

Figure 1. Carte de la transhumance dans le sud-est de la France, un territoire d’interconnaissances

Figure 1. Carte de la transhumance dans le sud-est de la France, un territoire d’interconnaissances

Source : FRGDS/DSV 2001 Fonds IGN-R120 Mosaïque LandSat 1998 – Cartographie : CRPACA-DSI-SASP 2003 conception OREAM

12Cette forme de cohésion sociale devient problématique à gérer pour les bergers, au début des années 2000, car les normes professionnelles partagées ne prennent pas en compte d’autres normes ou contraintes, qui peuvent venir modifier le métier. La bureaucratisation récente du métier entraîne donc chez les bergers des « injonctions paradoxales » (Bateson et al., 1956) et du mal être au travail, n’arrivant pas à répondre à la fois aux normes professionnelles et aux « normes publiques » nouvellement imposées. Ce mal être s’exprime souvent par des expressions comme le fait de se sentir « pris » ou « coincé ».

13De plus, pour bon nombre de bergers, les primes « encouragent les bons comme les mauvais élèves » indistinctement, car elles financent le métier sans prendre en compte les critères du travail « bien fait » (comme le fait d’avoir un beau troupeau, bien nourri, en bonne santé, tout en préservant ses ressources herbagères). Un éleveur peut maintenant « survivre » économiquement en recevant des primes, en ayant un troupeau en mauvais état, voire en ne produisant pas d’agneaux. Cette réalité était plus difficile à imaginer par le passé, car un éleveur ayant un mauvais troupeau ou étant considéré comme un « mauvais berger » était davantage sanctionné par le groupe, ayant moins d’alliances ou de solidarité possible. À cette époque, les primes viennent donc court-circuiter les relations de pouvoir existantes, qui permettent de désigner qui est méritant, en subventionnant individuellement les bergers en se basant sur d’autres critères que ceux valorisés dans le groupe.

La « mise en bureau » d’un métier passion et l’imposition de nouveaux apprentissages

14Cette « mise en bureau » des métiers agricoles (Joly & Gauthier, 2006 :188) affecte également les savoir-faire des bergers. De nouvelles tâches administratives s’ajoutent aux tâches plus “traditionnelles” du métier, ce qui entraîne des changements dans les savoir-faire à maîtriser pour le pratiquer.

15Il faut par exemple « remplir des papiers » pour obtenir les primes, tenir des papiers qui permettent de faire un suivi du troupeau (nombre de bêtes, soins prodigués, mouvement des bêtes…), classer ces papiers pour être à jour en cas de contrôle. Il faut comprendre le langage administratif et les nouvelles conditions liées à l’obtention des primes. Or, avant les années 2000, il n’était pas nécessaire de maîtriser autant ces types de savoir-faire pour pratiquer le métier. Peu valorisaient ce temps « assis là », à gérer des papiers, ayant choisi ce métier, parce que manuel, viril, pratiqué dehors, dans l’action, et sans avoir à rendre de comptes (ou peu). Il fallait savoir produire de « beaux agneaux » pour bien les vendre et en vivre, avoir un « beau troupeau » en bonne santé, suivant une certaine sélection pour avoir une uniformité, bien le faire manger tout en sachant gérer ses ressources, savoir garder, savoir comprendre le comportement des bêtes, et pour certains, savoir produire du foin. Ces nouvelles habiletés administratives se sont imposées aux individus de manière plus importante entre les années 1990 et 2020, en moins d’une génération, et ont modifié les savoir-faire à maîtriser.

Figure 2. Rangement des papiers dans la salle à vivre (cuisine) chez un éleveur dans le cadre d’une rencontre technicien/éleveur.

Figure 2. Rangement des papiers dans la salle à vivre (cuisine) chez un éleveur dans le cadre d’une rencontre technicien/éleveur.

Cf. Émilie Richard-Frève, 2013

16Dans les nouveaux savoir-faire à pratiquer, il y a aussi l’écriture. Par le passé, ce groupe valorisait plutôt l’oralité (ententes orales, savoirs transmis à l’oral) et l’usage de la mémoire dans le travail. Il était plus valorisé par exemple de connaître « par cœur » son troupeau et de passer des ententes qui impliquent « la parole » et le respect de « la réputation » que d’écrire sur papier des informations sur le troupeau ou de signer des contrats écrits pour l’État. L’écriture, même si elle est utilisée depuis des siècles par les bergers (en témoignent les nombreuses gravures dans les cabanes pastorales), incarne un moyen de se détacher du troupeau (en n’apprenant pas les informations par cœur) ou du groupe professionnel et de ses normes (en se référant à d’autres instances étatiques pour gérer les ententes sociales).

17Des calculs complexes et une pensée stratégique administrative deviennent aussi de nouveaux savoirs à maîtriser. La figure 3 illustre les calculs à faire en 2015 pour pouvoir faire ses « déclarations PAC » et obtenir les aides des primes. On y voit comment les éleveurs apprennent dans le cadre d’une formation les critères de la nouvelle PAC et doivent réaliser des calculs impliquant des produits croisés, des pourcentages, des proratas, des inconnues, des seuils à obtenir pour correspondre à certains critères comme des taux de chargement adéquat selon le nombre de parcelles déclarées.

Figure 3. Formation donnée à la DDT en collaboration avec la Chambre d’Agriculture lors de la mise en place de la PAC 2014 en avril 2015.

Figure 3. Formation donnée à la DDT en collaboration avec la Chambre d’Agriculture lors de la mise en place de la PAC 2014 en avril 2015.

Note d’un technicien pour expliquer aux éleveurs les calculs à faire pour demander les primes de la nouvelle PAC.

Cf. Émilie Richard-Frève, 2015

18À partir de 2015, d’autres savoir-faire sont aussi à maîtriser, cette fois en informatique, car il faut maintenant obligatoirement réaliser ses « déclarations PAC » en ligne. Pour ce faire, les éleveurs doivent dessiner eux-mêmes les parcelles à déclarer et enlever des éléments non déclarables (routes, bâtiments, roches…). Un syndicat agricole, la Coordination Rurale, décrit sur son site Internet l’ampleur des difficultés liées à cette tâche : « Vient ensuite l’épreuve de la délimitation des parcelles. Une épreuve réservée aux BAC+7 avec la double option informatique et topographie, le tout renforcé par un doigté de la souris d’une grande précision et d’une patience à toute épreuve. C’est une fois arrivé à ce stade, que l’on s’aperçoit ô combien le ministère de l’Agriculture a placé haut la barre sur le savoir numérique des agriculteurs et ô combien il se joue de leur patience ! » (Coordination Rurale).

Figure 4. Formation observée en 2015 dans une DDT, une technicienne debout aide un éleveur à remplir sur TéléPAC sa « déclaration PAC » par Internet.

Figure 4. Formation observée en 2015 dans une DDT, une technicienne debout aide un éleveur à remplir sur TéléPAC sa « déclaration PAC » par Internet.

Cf. Émilie Richard-Frève, 2015

Stratégies et bricolage pour contourner ce changement imposé 

19Les bergers adoptent différentes stratégies pour gérer ces nouvelles difficultés. Les premières stratégies observées, au début des années 2000, visaient à éviter les nouvelles réalités du métier. Elles avaient pour objectif de maintenir les anciennes façons de faire, les critères de reconnaissance du passé, et préserver les dynamiques de pouvoirs basées sur les critères du groupe. Elles ne cherchaient pas à « faire face » au changement, pour reprendre des théories du « coping » en psychologie sociale (Lazarus & Folkman, 1984), mais plus à nier ce changement. Ainsi, les primes et les tâches administratives « ne font pas partie du métier » et beaucoup d’éleveurs hommes transfèrent ces tâches peu valorisées aux femmes de la maison (épouse, sœur, fille, mère), comme un « sale boulot » (Hughes, 1962), pour préserver le métier noble.

20Or, progressivement, après plusieurs réformes de la PAC et des lois agricoles françaises, force est de constater que ces contraintes administratives se maintiennent, voire s’intensifient. Le fait de ne pas maîtriser ces changements handicape dans le travail et peut entraîner des pertes de revenu. Plusieurs choisissaient alors, à la fin des années 2000, de se former et d’apprendre à maîtriser davantage les tâches administratives. Les bergers cherchent donc, de manière plus accentuée, à « prendre le taureau par les cornes », pour reprendre l’expression d’un éleveur, souhaitant avoir plus de contrôle sur les changements imposés.

21Contre toute attente, par rapport à la phase initiale de recherche, certains intériorisent ces normes qui deviennent leur logique d’agir et la “normalité” au milieu des années 2010. Les primes et les « normes publiques » associées font maintenant partie du métier. « Ça va de soi », disent certains. Il faut donc les considérer dans le travail (comme le fait par exemple de choisir telle parcelle à pâturer plutôt que telle autre parce que primable et non plus en fonction de la qualité de l’herbe). Graduellement, les bergers adoptent aussi une stratégie visant « l’optimisation des primes ». La réforme de la PAC 2015 étant plus favorable à l’élevage et plus payante, contribue à cette meilleure acceptation des primes par les bergers qui envisagent davantage de jouer avec leurs conditions pour maximiser leur situation. Cette démarche d’optimisation qui était pourtant taboue, car contrevenant à certains critères éthiques du métier (comme l’exemple du choix des parcelles), devient, avec les années, plus assumée et « possible » (Darré, 1985). Le « sale boulot » administratif est plus valorisé et valorisant et peut être considéré comme du « bon boulot » (même si souvent perçu comme pénible). Dans ce contexte où les tâches administratives deviennent plus complexes, la stratégie du « transfert » des tâches vers des personnes plus expertes (techniciens des chambres d’agriculture…) est parfois nécessaire. Les femmes de la maison, s’étant formées davantage pour les réaliser, gagnent aussi parfois en reconnaissance, comme l’illustre la carte postale plus bas. Elles accomplissent désormais cette tâche importante qui « fait partie du métier » selon les discours. Les dernières stratégies adoptées par les bergers prennent donc en compte les changements contemporains du métier et visent davantage à avoir un sentiment de contrôle sur la situation.

Figure 5. Stéréotypes concernant les femmes agricultrices. Cartes postales créées notamment par le Centre professionnel de formation de Carmejane

Figure 5. Stéréotypes concernant les femmes agricultrices. Cartes postales créées notamment par le Centre professionnel de formation de Carmejane

Source : © Bernard Nicolas – www.danselombre.com

Transformation des formes de hiérarchisation 

22C’est dans ce contexte que les formes de hiérarchisation professionnelle ont été transformées. Le monde pastoral connaît actuellement une double échelle de hiérarchisation vécue en parallèle. La première et plus ancienne se base sur la reconnaissance des compétences associées au métier de berger. Il s’agit d’une reconnaissance basée sur des savoir-faire empiriques ancestraux considérés comme plus “traditionnels”, par exemple dans le fait de savoir garder un troupeau, de comprendre finement le comportement des bêtes, d’avoir « l’œil » pour repérer rapidement des éléments problématiques au troupeau, d’avoir une certaine patience pour bien faire manger ses bêtes, tout en gérant ses ressources en herbe. Ces compétences sont souvent acquises dans le temps long, par l’observation des bêtes et des territoires, dans l’expérience faite par un apprentissage « sur le tas ». Cette hiérarchisation considère aussi une forme de motivation, une « passion » appréciée par les pairs qui prend en compte le niveau d’implication, de dévotion et de sacrifice que fait l’individu pour répondre aux attentes du métier, du groupe et aux besoins du troupeau. Les compétences de l’individu et la beauté du troupeau priment sur la considération par exemple de statut (éleveur/salarié) et sur la notion de propriété (des terres, des bêtes), de la taille de l’exploitation ou de la réussite économique. Ainsi, un berger-salarié, non-propriétaire des bêtes, ou un « petit » éleveur possédant un petit troupeau peut être mieux reconnu par les pairs qu’un « gros » éleveur, ayant plus de bêtes et de propriétés, mais qui « ne sait pas faire » et dont le troupeau est en mauvais état. Selon cette forme de hiérarchisation, les compétences du « bon berger » ordonnent tous les membres du groupe.

23Désormais, une seconde échelle de hiérarchisation affecte le groupe, accordant davantage d’importance à la reconnaissance du fait d’être propriétaire (statut éleveur/salarié), à la taille de la ferme et à la réussite économique. On observe une différenciation plus marquée entre les statuts d’éleveur et celui de berger-salarié. Il devient plus difficile d’ordonner les individus entre eux puisque certains, surtout les éleveurs des nouvelles générations, n’ont pas nécessairement les compétences d’un berger (par exemple dans le fait de savoir garder un troupeau), et restent pourtant inclus dans ce groupe professionnel sans maîtriser ces savoir-faire. Ainsi, deux formes de hiérarchisation se côtoient : l’ancienne hiérarchie « du bon berger » qui reconnaît d’abord les compétences associées à ce métier ancestral, et une seconde prenant en compte d’autres facteurs liés à la modernisation de l’agriculture.

24Ces changements se perçoivent notamment dans les éléments de reconnaissance identitaire qui se sont transformés durant ces années. Si l’identité du « berger » était plus valorisée par le passé, aujourd’hui plus d’individus s’identifient et se présentent d’abord comme étant des « éleveurs ». Se dire « berger » n’a plus la même aura et l’identité d’éleveur, terme qui est aussi récent que la modernisation de l’agriculture, gagne en prestige. La phrase d’un éleveur citée dans les recherches de Lucie Dupré et ses collègues décrit bien ce changement : « Moi, je ne suis pas complexé, je me dis berger. Berger, point barre » (Dupré et al., 2018 : 219). En mentionnant qu’il n’est pas complexé, il souligne que des préjugés existent dans le fait de ne se dire « que berger » et non éleveur, en étant propriétaire de ses bêtes.

25Pourtant, il n’y a pas si longtemps, l’identité d’éleveur était perçue de manière plus péjorative et restrictive en termes de savoir-faire que celle de berger (Richard-Frève, 2020). Ceci s’explique, car, par le passé, les troupeaux étaient souvent une forme de rente détenue par des propriétaires « capitalistes » pas nécessairement connaisseurs du métier et transmettant le troupeau à des salariés montagnards plus compétents.

26Ainsi, aujourd’hui « éleveur » et « berger » ne se représentent pas le métier et le travail de la même manière et un nouvel éthos professionnel transforme le travail. Dans le cadre d’un autre entretien réalisé avec Martin, cette fois en 2015, celui-ci tente de définir ce changement identitaire qu’il constate et l’évolution des perceptions du métier. Il identifie ce qui caractérise ceux qu’il considère comme étant des « bergers ». Martin mentionne que le « berger » sait garder et « aime plus ses bêtes […] Tu sens qu’il y a pas le même feeling ». Ce « berger » est perçu comme ayant un lien d’attachement plus fort aux bêtes, qu’il conçoit souvent comme « des compagnes de vie » et une œuvre à peaufiner. Le « berger » est aussi perçu davantage comme étant dans un rapport d’échange, de compromis et d’écoute avec le troupeau.

27Selon Martin, un « éleveur » perçoit davantage le troupeau comme un outil de travail, « du matériel », quelque chose d’utilitaire pour tirer un revenu, en ayant moins d’attachement aux bêtes avec lesquelles il faut travailler « vite » pour être efficace et productif. « Toujours vite, vite, vite, vite. Faut vite charger, faut vite trier. Dès qu’elles bloquent, il pète un plomb. […] Alors qu’elles passent bien [dans un couloir de tri]. […] Il faut vite qu’elles dégagent. » Ces éleveurs sont aussi souvent plus sédentaires (abandonnant la garde et diminuant l’usage des parcours). Selon Martin, ils sont plus éloignés des bêtes dans les tâches du travail et le troupeau devient moins domestiqué et plus difficile à manipuler. Selon lui, ces deux approches se côtoient actuellement dans le travail et la seconde devient moins taboue.

L’éthos devient pluriel, productiviste et change de discipline

28Qu’est-ce qui explique tous ces changements dans les représentations du métier ? En fait, avec les années et ce contexte de bureaucratisation, les normes professionnelles se sont transformées et sont devenues « plurielles ». Cet ethos professionnel du passé, qui comprenait des représentations communes de ce que doit être le métier, une certaine éthique professionnelle, une symbolique ou une idéalisation du métier, des pratiques en commun, ainsi que des normes professionnelles majoritairement encouragées, ne fait plus autant consensus. On perçoit ces différences dans le fait que les bergers des générations les plus jeunes ont moins de discours ou de pratiques en commun dans le travail, à l’inverse de leurs aînés qui étaient plus prévisibles. Les jeunes éleveurs observés partagent la volonté de prioriser davantage leurs besoins personnels, d’« avoir du temps pour soi » et d’organiser le travail pour « avoir des congés », en considérant moins ou différemment les besoins du troupeau. Ils se retrouvent également dans le souhait de se faciliter les tâches dans le travail, d’être plus rentables et d’être moins près du troupeau au quotidien. Par ailleurs, ils ne partagent pas une éthique du travail « bien fait » comme les anciennes générations.

29De plus, la « discipline » (Foucault, 1975) du passé, qui se basait sur la priorisation des besoins du troupeau sur ceux du berger, est moins valorisée et structurante dans le groupe. Par le passé, l’individu qui pratiquait ce métier voyait sa vie rythmée par le troupeau. La brebis représentait en quelque sorte un métronome, un élément vivant qui organisait le travail et la vie de l’individu. Cette prise en charge du troupeau était presque continue, ne se restreignant pas à un rôle professionnel, ou à des plages horaires de travail. L’identité du berger ne distinguait pas ou peu le travail du travailleur qui était en fait consubstantiel. L’éthique professionnelle encourageait le fait de favoriser le plus possible la liberté des brebis. Suivre le métronome du troupeau rendait donc le berger relativement prévisible pour les pairs, car ce rythme était codifié socialement par des normes professionnelles à respecter. Or, dans les dernières années, cette mise en liberté des brebis est moins pratiquée du fait de plusieurs facteurs (présence de loups, utilisation de parcs, volonté d’avoir des congés…). L’individu est donc moins prévisible et respectueux de l’ancienne éthique professionnelle. Il s’opère alors une distanciation de l’individu face au groupe, au travail et aux bêtes.

30L’éthos actuel encourage des valeurs plus proches d’idéaux productivistes souvent présentés dans la littérature comme faisant l’apologie du progrès technique, de l’innovation, de la rationalité, de l’efficacité, de la valorisation de la science et de la modernité (Prével, 2007). Maxime Prével, qui analyse les caractéristiques du productivisme agricole, mentionne le fait que l’Homme, dans cette idéologie, espère souvent être en position de contrôle sur le vivant (animal et nature) et souhaite dominer le sauvage et l’imprévisible. J’ai pu constater des caractéristiques similaires chez les bergers. La patience de l’échange, de la négociation, de l’observation et de l’écoute du berger envers ses bêtes, qui le lui rendent par l’obéissance dans le travail, sont moins pratiquées et valorisées. Le lien du berger à l’animal se transforme. Cette approche moins affective illustre cette « pression du travail » qu’aborde Jocelyne Porcher (2002), cette pression de rapidité et d’efficacité dont parle Martin qui implique de « faire vite », d’imposer son pouvoir sur l’animal pour avoir « un peu de temps pour soi ». Aujourd’hui, les bêtes incarnent moins cette forme de liberté dont parlent les anciennes générations, mais sont plutôt perçues comme synonymes de privation, d’aliénation ou de contraintes dont il faut diminuer l’impact : par exemple, en les mettant souvent en parc, en diminuant la présence près d’elles, en cédant la responsabilité du troupeau à un salarié.

31L’individu peut aujourd’hui adopter plus de comportements ou de pratiques différentes de ceux du groupe, en subissant moins de critiques, le conformisme à un modèle unique étant moins stable et majoritaire. On ne sait d’ailleurs plus à quelle heure trouver les jeunes générations en bergerie, ce qui était plus rare pour les anciennes générations. Ce qu’il est « possible » de faire (Darré, 1985) est maintenant plus permissif et diversifié. On peut donner du foin une fois par jour, deux fois par jour « à l’ancienne », ou en service libre, sans que cela semble entraîner de fortes critiques. En rendant possible cette prise en compte des besoins personnels, le groupe offre plus de latitude individuelle aux bergers.

Rupture de la transmission et diminution de l’emprise des liens sociaux

32Plusieurs facteurs expliquent ce changement d’éthos, dont la présence d’une rupture de la transmission due à un changement démographique important. Deux générations se sont retirées et celles qui ont suivi ont moins assimilé les normes professionnelles du passé tout en s’ajustant aux nouvelles contraintes contemporaines du métier dans ce contexte de bureaucratisation.

33De plus, une rupture de la transmission a aussi été possible du fait d’une augmentation de l’apprentissage en institution scolaire. Les bergers peuvent davantage acquérir des savoir-faire sans être dans une forme d’apprentissage de type familial ou maître-apprenti. Ce faisant, ils apprennent différemment le métier, rationalisent davantage les apprentissages, et prennent une certaine distance face aux normes du groupe professionnel (Tolley, 2004). Ces changements dans les modes d’apprentissages influencent, comme l’observait Cédric Tolley, la façon qu’ont les individus de s’insérer dans le milieu pastoral, le regard qu’ils portent sur le métier, les manières de réfléchir aux pratiques, et le degré de réflexivité par rapport aux normes professionnelles (Tolley, 2004). Les anciens savoir-faire, qui étaient jalousement gardés et transmis seulement aux personnes méritantes, perdent en pouvoir de structuration du groupe (Goody, 1987 ; Holmes & Holmes, 1995). La nécessité d’une cooptation professionnelle pour entrer dans le métier a diminué, ce qui modifie les identités (Sigaut, 1991), et surtout l’emprise des liens sociaux. Ceci entraîne une diminution du lien d’interdépendance des individus pour intégrer le groupe, obtenir l’identité de berger ou maintenir une bonne place.

34Cette rupture de la transmission a aussi été renforcée par une démocratisation de l’accès aux savoirs sur Internet. De nombreux groupes sociaux existent aujourd’hui, par exemple sur Facebook (voir capture d’écran), et permettent aux membres d’avoir l’avis des pairs sur divers sujets. Les savoir-faire sur le métier ne circulaient pas aussi facilement par le passé. Peu dévoilaient leurs méconnaissances sur des éléments fondamentaux du métier. Les questions présentes sur Facebook, notamment sur les soins, se posaient dans des relations de proximité et de confiance. Aujourd’hui, ces informations et savoir-faire sont accessibles de manière anonyme sur Internet (permettant d’observer les discussions sans y prendre part), et permettant aux éleveurs d’apprendre plus facilement sans craindre le jugement social.

Figure 6. Captures d’écran réalisées en mars et mai 2016 sur le groupe Facebook « J’aime l’élevage ovin et j’en suis fièr(e) ». Discussion sur des soins et l’identification de maladies.

Figure 6. Captures d’écran réalisées en mars et mai 2016 sur le groupe Facebook « J’aime l’élevage ovin et j’en suis fièr(e) ». Discussion sur des soins et l’identification de maladies.

35Il n’est donc plus autant nécessaire d’être considéré comme méritant et respectueux des normes sociales pour avoir accès aux savoir-faire du métier. Le fait que ces savoirs soient plus facilement disponibles réduit la nécessité de garder certaines relations privilégiées, désorganise les liens intergénérationnels de dépendances (Jacques-Jouvenot & Vieille Marchiset, 2012), change les dynamiques de pouvoir du passé et la valorisation de la tradition.

Un processus d’individualisation, de rationalisation et d’aliénation qui entraîne une perte de sens du travail

36Il a donc été possible de constater, durant cette longue période de recherche (Richard-Frève, 2020), qu’un processus d’individualisation a eu lieu chez les bergers, phénomène similaire à ce qu’observait Christian Nicourt chez les agriculteurs, dans un contexte d’« effritement du tissu social » agricole (Nicourt, 2013 : 136). L’emprise des normes professionnelles pastorales a diminué et permet aujourd’hui plus d’autonomie à l’individu par rapport à son groupe d’appartenance. Les individus adoptent d’ailleurs plus de pratiques leur permettant de s’extraire du jugement du groupe (par exemple l’adoption du mode de commercialisation en vente directe, la mise en parc des brebis ou la sécurisation des terres en signant des baux écrits au lieu des anciennes ententes passées à l’oral).

37Cette individualisation a été renforcée par la présence accentuée de l’intervention d’instances extérieures dans les règles du groupe (comme l’État, l’administration, les « normes publiques », les primes, les instances scolaires ou juridiques…). Par le passé, les individus priorisaient davantage le maintien de la cohésion du groupe, par rapport à une plus grande autonomie individuelle, pour s’assurer d’avoir de la solidarité et une sécurité sociale. Actuellement, l’individu tire une sécurité provenant davantage d’instances extérieures au groupe, ce qui lui permet de se distancier du groupe. Ces instances extérieures s’immiscent dans les formes de socialisation et influencent les dynamiques de pouvoir. De plus, certaines instances sont plus utilisées et reconnues comme légitimes par les bergers (comme les institutions scolaires ou les Prud’hommes) et interfèrent dans les relations sociales. Ces instances procurent aux bergers d’autres types de ressources (économiques, juridiques…) et de protections qui les influencent dans leur choix de suivre les normes professionnelles. Le rapport communauté/individu a changé.

38Cette individualisation est aussi due à la présence d’un sentiment accentué de « résignation », exprimé dans de nombreux entretiens. Plusieurs documents font d’ailleurs état de ce sentiment dans la profession agricole en général, dont des articles de presse (La Dépêche 27-09-2018), des rapports gouvernementaux (Rapport Herviaux, 2016 : 21) ou des sondages (Baromètre agricole Terre-net BVA, novembre 2017). Les bergers disent s’être résignés à la suite de cette inflation de « normes publiques », aux réformes de la PAC qui changent à répétition, et aux conditions des primes qui se renouvellent. Ils deviennent comme « anesthésiés », pour reprendre les termes d’un technicien, ne cherchent plus autant « à se battre » pour défendre leurs principes et considèrent la situation avec un certain fatalisme présent dans cette expression populaire : « c’est comme ça ! ». Ce sentiment de résignation peut être dû, comme l’observe Jean-Luc Metzger (2000) dans ses recherches, à une fréquence importante des réformes dans le travail, et au renouvellement continuel des apprentissages à réaliser pour s’adapter à ces nouvelles réalités.

39Ces mesures et réformes politiques adoptées à répétition amènent donc les bergers à penser le travail autrement, en suivant une forme de rationalisation de celui-ci qui dévalorise en partie les principes de leur éthos professionnel du passé au profit de principes plus managériaux. Les éleveurs cèdent d’une certaine façon à ce que Vincent De Gaulegac et Fabienne Hanique identifient comme une situation de « clivage » (2015). Pour reprendre les termes de ces chercheurs appliqués au cadre de cette recherche, les éleveurs mettent un terme au fait de se sentir « coupés en deux » : entre un « moi authentique », qui souhaite se dégager des contraintes découlant des « normes publiques » pour respecter leur éthos du passé, et un « moi organisationnel » qui veut s’adapter aux nouvelles contraintes pour ne plus vivre « ce clivage ». Ainsi, certains étouffent leurs aspirations profondes qui semblent perdre en pertinence et qui demandent trop d’énergie pour être défendues. Ils se distancient de leur travail qu’ils pratiquent plus froidement, entraînant un engourdissement des sentiments face aux changements imposés. Ils opèrent davantage une distinction entre ce qu’ils sont et ce qu’ils font. Une certaine forme de « coupure » de l’individu a lieu avec le réel et le travail (Sigaut, 1990), mais aussi avec lui-même (ses principes, sentiments, envies) et avec son groupe d’appartenance.

40Ces coupures entraînent des changements dans les pratiques, les représentations et le ressenti des bergers dans leur travail. L’animal devient davantage chosifié, « du matériel » (comme le disait Martin) ou une démarche utilitaire pour obtenir un revenu. On peut parler de coupure, voire de « déni de liens », comme l’observe Jocelyne Porcher (2002 : 164-165), dans la mesure où, dans les productions animales productivistes, le lien Homme-animal se transforme en diminuant chez l’humain ses sentiments d’empathie.

Conclusion 

41J’ai pu constater, après cette longue période de recherche, que la bureaucratisation a accru le décalage entre le « métier idéalisé » et le « métier pratiqué » (Hughes, 1996), les bergers adoptant maintenant des gestes plus efficaces ou pragmatiques que vertueux ou passionnels pour diminuer la pénibilité du travail. Ceci témoigne d’une conception plus moderne de cette activité. Les éléments qui justifiaient ce don de soi sacrificiel ont été remis en cause par les transformations contemporaines valorisant davantage le productivisme. Paradoxalement, si ces transformations ont en partie amélioré certaines conditions du travail, ce sont aussi elles qui ont créé une distanciation des individus vis-à-vis de celui-ci, lui faisant parfois perdre de son sens. Ainsi, les mythes présents dans le métier et l’usage de la sensibilité dans le travail ont été délaissés progressivement pour adopter une représentation plus rationnelle, en opérant une coupure entre l’humain et les réalités sensibles vécues, et en scindant davantage le travail du travailleur.

42Ce qui a été observé chez les bergers n’est pas spécifique à ce groupe. Les injonctions administratives qui ont créé une forme de mal-être chez les bergers ont aussi été observées dans le milieu agricole en général (Salmona, 2003 ; Deffontaine, 2014 ; Jacques-Jouvenot, 2014 ; Mesnel, 2020). D’autres secteurs professionnels sont aussi affectés par cette « bureaucratisation du monde » (Hibou, 2012), comme les postiers (Hanique, 2004), les professeurs (Sembel, 2013), ou les agents de la SNCF (Collard, 2018). Dans ces secteurs, il est possible d’observer des éléments similaires comme une transformation des habiletés, des hiérarchies, des pratiques, des facteurs de valorisation/reconnaissances et des identités, des éléments qui transforment le sens du travail et créent parfois un sentiment d’aliénation.

43Cependant, cette longue étude a également permis de constater que ces évolutions menant à une individualisation des travailleurs ne suivent pas une ligne droite sans point de non-retour. L’évolution varie selon différents facteurs d’incertitudes influençant le métier. Ainsi, de nouvelles réformes politiques pourraient recréer du stress et un sentiment de perte de contrôle faisant réapparaître ce besoin de faire groupe pour retrouver une certaine sécurité sociale. Cette situation pourrait entraîner le renforcement de sentiments d’appartenance, des savoir-faire à préserver, et la création de frontières identitaires intérieures/extérieures plus franches (Barth, 1969). La crise climatique pourrait également renforcer les besoins de déplacement des troupeaux pour s’adapter aux ressources, ainsi que la valorisation des savoir-faire très techniques dans la garde et la domestication animale. Ceci pourrait rendre plus complexe l’acceptation de « normes publiques » et renforcer l’adhésion à des normes professionnelles plus structurantes qui pourraient revaloriser les notions de traditions, et des savoir-faire ancestraux. Ainsi, les savoirs liés à l’usage du bâton de berger pourraient potentiellement à nouveau supplanter ceux liés à l’usage de la souris d’ordinateur.

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Notes

1 Le terme de « berger » est utilisé pour décrire une personne qui a la responsabilité d’un troupeau de moutons et qui maîtrise certains savoir-faire comme celui de garder. Différents statuts existent : on retrouve des éleveurs (qui sont propriétaires du troupeau) et des bergers-salariés (non-propriétaires des bêtes), mais tous deux peuvent pratiquer le métier de berger et s’identifier comme tels. Dans cette recherche, des éleveurs et des bergers-salariés ont été rencontrés.

2 J’ai réalisé un documentaire télévisuel (2006) en ayant collecté 37 heures de tournage et un documentaire radiophonique de 3h (Les Cinq Phonies Pastorales, 2007). Pour ces deux projets, une quinzaine d’entretiens ont été menés avec des bergers, dont celui avec Martin.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Carte de la transhumance dans le sud-est de la France, un territoire d’interconnaissances
Crédits Source : FRGDS/DSV 2001 Fonds IGN-R120 Mosaïque LandSat 1998 – Cartographie : CRPACA-DSI-SASP 2003 conception OREAM
URL http://journals.openedition.org/cres/docannexe/image/6879/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 379k
Titre Figure 2. Rangement des papiers dans la salle à vivre (cuisine) chez un éleveur dans le cadre d’une rencontre technicien/éleveur.
Crédits Cf. Émilie Richard-Frève, 2013
URL http://journals.openedition.org/cres/docannexe/image/6879/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 253k
Titre Figure 3. Formation donnée à la DDT en collaboration avec la Chambre d’Agriculture lors de la mise en place de la PAC 2014 en avril 2015.
Légende Note d’un technicien pour expliquer aux éleveurs les calculs à faire pour demander les primes de la nouvelle PAC.
Crédits Cf. Émilie Richard-Frève, 2015
URL http://journals.openedition.org/cres/docannexe/image/6879/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 120k
Titre Figure 4. Formation observée en 2015 dans une DDT, une technicienne debout aide un éleveur à remplir sur TéléPAC sa « déclaration PAC » par Internet.
Crédits Cf. Émilie Richard-Frève, 2015
URL http://journals.openedition.org/cres/docannexe/image/6879/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 296k
Titre Figure 5. Stéréotypes concernant les femmes agricultrices. Cartes postales créées notamment par le Centre professionnel de formation de Carmejane
Crédits Source : © Bernard Nicolas – www.danselombre.com
URL http://journals.openedition.org/cres/docannexe/image/6879/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 440k
Titre Figure 6. Captures d’écran réalisées en mars et mai 2016 sur le groupe Facebook « J’aime l’élevage ovin et j’en suis fièr(e) ». Discussion sur des soins et l’identification de maladies.
URL http://journals.openedition.org/cres/docannexe/image/6879/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 131k
URL http://journals.openedition.org/cres/docannexe/image/6879/img-7.png
Fichier image/png, 214k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Émilie Richard-Frève, « Du bâton de berger à la souris d’ordinateur : quand les savoir-faire administratifs bousculent les savoir-faire pastoraux dans le sud-est de la France »Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs [En ligne], 23 | 2024, mis en ligne le 09 janvier 2025, consulté le 14 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/cres/6879 ; DOI : https://doi.org/10.4000/132px

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Auteur

Émilie Richard-Frève

Professeure assistante, Université de Concordia ; Centre de Recherche et d’Expertise en Gérontologie Sociale (CREGÉS) Montréal

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont susceptibles d’être soumis à des autorisations d’usage spécifiques.

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