- 1 À ce propos, Cf. Boutrais, (1995), Fréchou (1984), Kossoumna ( 2008), Ziebe, Thys, & De Deken (2005 (...)
1Les objectifs de développement durable (ODD) à l’horizon 2030, fixés par les Nations Unies, visent à assurer la paix et la prospérité pour les peuples de la planète. Dans l’implémentation des 17 ODD, l’objectif 13 est assurément celui qui préoccupe, car il s’occupe de la lutte contre les changements climatiques et vise à renforcer, dans tous les pays, la résilience et les capacités d’adaptation face aux aléas climatiques et aux catastrophes naturelles liées au climat. C’est sur cette même lancée que le Cameroun a défini ses objectifs dans le cadre de l’adaptation nationale aux changements climatiques (MINEPDED, 2015), afin de renforcer la résilience des populations. Au vu des enjeux, les sociétés pastorales et agro-pastorales, fortement dépendantes des ressources naturelles (eau, végétation…), développent des moyens d’atténuer ou de s’adapter aux manifestations climatiques. Pour cela, un certain nombre de conditions, aussi bien sociales que culturelles, sont requises. Lorsque les sociétés pastorales et agro-pastorales se trouvent confrontées à une situation de handicap écologique, c’est-à-dire une situation rendant difficile la pratique de l’agriculture et de l’élevage bovin, notamment dans la partie septentrionale du Cameroun1, l’élevage dévient vulnérable. Cependant, force est de constater que les sociétés pastorales et agro-pastorales vulnérables de l’Extrême-Nord, en particulier celles de la pédiplaine de Moutourwa et Gawar, tendent vers une résilience durable qui requiert un recours à des savoirs endogènes, non seulement séculaires mais aussi actuels. Des hommes majoritairement sous-scolarisés et faiblement formés réussissent à développer des stratégies d’adaptation face aux effets du changement climatique qui affectent directement leurs activités (Mamoudou, 2019 ; Saha, 2019).
2L’objet de cette recherche est de bien cerner la capacité de résistance des éleveurs et agro-éleveurs et de leur recours à des savoirs endogènes (c’est-à-dire les savoirs locaux séculaires, transmis de génération en génération à travers des enseignements oraux et pratiques sur l’élevage dans les sociétés pastorales et agropastorales du septentrion camerounais) face au changement climatique. Ainsi, comment les éleveurs et agro-éleveurs perçoivent-ils le changement climatique qui agit autour d’eux ? Quelles stratégies particulières mettent-ils en œuvre ? Leurs connaissances adaptatives sont-elles efficaces pour résister durablement face à la menace climatique ?
3Dans le cadre de la production d’un doctorat en géographie, l’approche méthodologique basée sur les démarches en sciences sociales est plus appropriée pour obtenir des résultats pertinents, issus des données à la fois qualitatives et quantitatives. Elle combine les méthodes d’enquêtes anthropologiques (observations, entretiens semi-directifs, enquêtes) et les méthodes géographiques (cartographie, observation de l’état des ressources naturelles). Dans un premier temps, des enquêtes exploratoires ont été réalisées. Cette phase a permis de déterminer les terroirs, d’identifier les ressources pastorales présentes, et de comprendre la diversité géographique et sociologique des zones d’élevage et des parcours. Cette phase a été complétée par une approche documentaire sélective (articles, communications, compte rendu des colloques) sur l’évolution du climat et ses conséquences sur l’élevage en Afrique, et plus particulièrement dans les espaces soudano-sahélien et sahélien de la partie septentrionale du Cameroun. Ces données ont permis d’avoir un aperçu général sur les problèmes climatiques observés et la résilience des sociétés pastorales et agropastorales, en particulier dans les terroirs de Moutourwa et Gawar (figure 1).
Figure 1 : Localisation de l’espace d’étude
4L’étude a été conduite dans deux terroirs : Moutourwa, dans le département du Mayo-Kani, et Gawar, dans le département du Mayo-Tsanaga, dans la région de l’Extrême-Nord du Cameroun (figure 1). La zone de Gawar (10°30’51,07’’N et 13°40’01,89’’E) se situe dans l’Arrondissement de Mokolo, chef-lieu du Département du Mayo Tsanaga. Le terroir est localisé au Sud de Mokolo. Il couvre principalement la plaine qui s’étend sur l’ensemble du terroir et la limite des massifs de Mogode. Moutourwa est localisé (10°11’56’’ N et 14°10’40’’ E) dans la pédiplaine de Mayo-Kani, avec pour chef-lieu Kaélé, au Sud de la région. Ces territoires géographiques comptent des populations Mafa, Kapsiki, Guiziga, Moundang, Toupouri et d’autres encore (Boutrais, 1973 ; Hallaire, 1991). Les populations vivent en milieu rural et tirent pour l’essentiel leurs ressources de l’agriculture et de l’élevage.
5Les enquêtes sociologiques et anthropologiques ont été menées auprès des éleveurs et agro-éleveurs. L’échantillon était constitué de 10 familles d’éleveurs et agro-éleveurs. La famille moyenne compte 4 éleveurs, représentant ainsi 40 enquêtés par terroir, soit 80 acteurs (éleveurs et agro-éleveurs, voir tableau 1) enquêtés au total. Chaque éleveur de la famille possède un troupeau en propre, dont la moyenne est de 7 têtes de bœufs. L’ensemble du cheptel, composé de plusieurs têtes (40 bœufs en moyenne) appartient à la grande famille.
Tableau 1. Échantillon des éleveurs enquêtés par terroir
Villages |
Pasteur |
Agro-pasteur |
Total |
Gawar |
Djalingo |
08 |
06 |
14 |
Mayo Kaoledji |
06 |
10 |
16 |
Moutourwa |
Laf |
13 |
11 |
24 |
Badjava |
17 |
09 |
26 |
Total |
44 |
36 |
80 |
Source : Enquête de terrain, octobre 2022.
6Nous avons construit aléatoirement un échantillon de 10 familles qui ont été identifiées au sein des terroirs choisis, eux-mêmes en fonction d’indicateurs de changement climatique. Ces indicateurs ont ensuite été confrontés à des données issues de la recherche empirique. Enfin, les stratégies individuelles et collectives des éleveurs et agro-éleveurs pour atténuer et s’adapter aux effets du changement climatique ainsi que des réussites et échecs des stratégies endogènes ont été identifiées.
- 2 Sarki Sanou : ministre de l’Élevage dans la chefferie traditionnelle peul.
7Cette collecte de données primaires s’est appuyée sur des entretiens avec des guides et/ou fiches d’enquête, ainsi que des focus group. Les entretiens ont été effectués avec des conseillers techniques en zootechnie (Chef de centre zootechnique), des responsables d’associations pastorales et agro-pastorales, les chefs traditionnels, ainsi que les responsables traditionnels en charge de l’élevage ‘‘SarkiSanou2’’. Les focus group (3 à 5 participants) ont été organisés avec les éleveurs appartenant à différents groupes ethniques. Les participants aux entretiens de groupes sont ceux ayant au moins 10 ans d’expérience dans l’élevage pastoral et l’agriculture. Les entretiens ont eu lieu au sein des villages où l’activité est plus développée (voir tableau 1). En ce qui concerne la méthode géographique, la conception de carte via les programmes Qgis 3.12 a été mise à profit pour établir la localisation des sites. Une technique traditionnelle d’observation du sol a été également mise à contribution. Cette technique adoptée par les éleveurs expérimentés consiste à creuser un trou d’environ 10 cm de profondeur et 5 cm de largeur, pour vérifier l’état d’humidité dans les pâturages, afin d’évaluer la durée de vie du tapis végétal. Ceci permet de prédire la dégradation du tissu végétal et d’anticiper ainsi la transhumance ou de retarder cette dernière.
8Quant à l’analyse des informations collectées, les données qualitatives ont été dépouillées manuellement et classées par modalités de réponses. Le taux moyen de réponse, qui est le pourcentage des enquêtés ayant perçu telle ou telle manifestation ou adopté telle ou telle stratégie, a été calculé. Les données quantitatives ont été traitées par opérations statistiques descriptives à l’aide du tableur Microsoft Excel et quelques analyses approfondies (Test de corrélation) avec SPSS 20.0. Ces données ont ensuite été compilées puis interprétées.
9Les résultats de la présente étude révèlent que tous les éleveurs et agro-éleveurs de la pédiplaine de l’Extrême-Nord du Cameroun, en particulier ceux de Gawar et Moutourwa, possèdent des savoirs et savoir-faire locaux pour faire face aux effets du changement climatique sur leurs activités. Leur perception du changement climatique est claire, car le phénomène est présent dans leur milieu de vie. Ces différentes perceptions rejoignent celles trouvées par certains auteurs (Kossoumna, 2012 ; Mamoudou, 2019 ; Ngouang, 2018 ; Saha, 2019 ; Sambo, 2018), qui ont montré que les populations d’éleveurs et agro-éleveurs du Cameroun, et de l’Extrême-Nord en particulier, perçoivent les mutations climatiques à travers la baisse de la pluviosité, l’augmentation des températures, la forte insolation et la dégradation rapide des écosystèmes. Cette perception est en accord avec les résultats des analyses des données thermiques et pluviométriques effectuées par Egger & Künzler (2013) qui ont démontré qu’au Cameroun, les températures ont considérablement augmenté, tandis que les précipitations ont diminué, ce qui a eu une incidence croissante sur la fréquence des sécheresses dans le nord et des tempêtes et inondations dans le Sud.
10La perception de la variabilité climatique est plus fine chez les éleveurs que chez les agro-éleveurs, en raison de leur connaissance plus approfondie des animaux et de leur robustesse face aux effets du changement climatique. Des travaux antérieurs, notamment ceux de Boutrais (1995) et Seignobos (2010) ont abouti à des résultats similaires sur l’importance de la race bovine dans la pratique de l’élevage en milieu sahélien, où les conditions climatiques sont difficiles.
11Pour atténuer les effets du changement climatique, les éleveurs et agro-éleveurs développent des stratégies basées sur des connaissances endogènes pour maintenir la résilience de l’élevage, ce qui témoigne de l’importance socioéconomique de l’activité pastorale et de l’agriculture dans cette région. Plusieurs auteurs (Bruno, 2012 ; Anderson & Monimart, 2009 ; Hiya et al., 2015, Bonnet & Guibert, 2014), ont, dans les résultats de leurs recherches, abordé la question du maintien des activités pastorales et agro-pastorales à travers la transhumance des animaux, comme forme de stratégie afin de minimiser les pertes et compenser le faible taux de renouvellement des ressources. Cette stratégie est également soulignée dans une étude de l’IRAM (2013). Pour les éleveurs de Gawar et Moutourwa, la transhumance basée sur la sélection des animaux qui transhument constitue la meilleure stratégie de gestion du bétail. Ils ont également recours à d’autres stratégies qui seront développées dans les résultats de cette recherche.
12Les 80 enquêtés, âgés de 20 à 65 ans, se répartissaient en 55 % de pasteurs et 45 % d’agro-agropasteurs (voir tableau 1). Les groupes ethniques représentés comprenaient les Mbororo, Arabes-choas, Peuls, Mafa et Guiziga. Deux types d’élevage ont été identifiés : l’élevage semi extensif et extensif.
13Le système pastoral semi extensif, principalement pratiqué par les agro-éleveurs (Mafa, et Guiziga), est axé sur l’embouche des bovins. Les animaux sont maintenus à l’étable et nourris avec une ration comprenant du fourrage et des concentrés (graines et tourteaux de coton, mil, résidus des récoles). Pour ces agro-éleveurs, l’embouche représente une source sûre d’entretien du bétail et une plus-value économique en termes de qualité du bétail destiné à la vente. Sur les 36 agro-éleveurs de notre échantillon, 28 pratiquent ce système d’élevage.
14L’élevage extensif implique la mobilité quotidienne du bétail à l’intérieur des terroirs et une mobilité saisonnière à l’extérieur. Cette mobilité est influencée par le rythme des saisons (pluies et sèche). Les éleveurs, principalement des transhumants nationaux, ont des territoires de fixation saisonnière et effectuent des migrations quotidiennes pour trouver des pâturages et des points d’eau, rentrant dans leurs campements respectifs au coucher du soleil. Certains animaux sont parfois confiés aux bouviers familiaux pour transhumer toute l’année vers d’autres régions, traversant souvent les frontières du pays. Sur les 44 éleveurs interrogés, 40 pratiquent le système extensif d’élevage.
15La contribution des savoirs endogènes à l’amélioration de la résilience face aux changements climatiques a été abordée par plusieurs auteurs (Agossou, 2008 ; Hountondji, 2005 ; Kossoumna, 2012 ; Nicolay, 2016). L’adjectif « endogènes » se réfère à des éléments internes d’un système. Ce concept trouve son application dans diverses domaines et disciplines scientifiques. En sociologie, Bourdieu (1979) et Giddens (1984) ont abordé ce concept en tant qu’ensemble de structures sociales destinées à modeler les comportements des individus au sein d’un groupe social. Ces structures sociales endogènes regroupent à la fois des règles, des ressources et des normes. Dans le domaine de la sociologie et de l’anthropologie de l’environnement, les savoirs endogènes désignent un ensemble de connaissances et des pratiques liées aux interactions entre les populations et leur environnement naturel. Au sein des communautés pastorales, les savoirs endogènes sont façonnés par des connaissances traditionnelles (us et coutumes propres à un groupe social), ainsi que par des expériences transmises au fil des générations. Les savoirs concernent la gestion des ressources, la garantie de la survie du troupeau et le maintien des moyens de subsistance dans des environnements hostiles.
16L’importance de ces savoirs endogènes est liée aux réponses qu’ils apportent dans la mise en œuvre des stratégies d’adaptation au phénomène climatique (Abdou et al., 2020 ; Sambo, 2018 ; Zakari et al., 2015) qui influencent la pratique de l’activité pastorale et agro-pastorale dans les terroirs de Gawar et Moutourwa dans l’Extrême-Nord du Cameroun. Les mécanismes de transmission de ces savoirs reposent sur une approche intergénérationnelle, incluant l’éducation des jeunes aux techniques adaptées, ainsi que sur des réseaux d’amitié et des interactions culturelles avec d’autres peuples. Reposant sur un modèle de vie sociale axée sur la valeur du bétail et de la terre, les éleveurs et agro-éleveurs des terroirs de Gawar et Moutourwa transmettent leurs savoirs par des mécanismes bien précis (figure 2).
Figure 2 : Interactions entre savoirs endogènes et stratégies d’adaptations aux mutations climatiques
Source : Schéma réalisé à travers les réponses apportées par les populations pastorales de l’Extrême-nord du Cameroun.
17La matrice des interactions présente un ensemble de savoirs entretenus entre les différentes sociétés pastorales. En effet, le schéma présente une perception commune autour des effets des changements climatiques, c’est-à-dire celle qui est perçue par l’ensemble de la société, et une perception individuelle, ressentie de façon personnelle selon l’activité pratiquée. La transmission des savoirs locaux s’effectue à travers trois mécanismes (réseaux d’amitié, transmission intergénérationnelle, interactions culturelles), qui permettent de renforcer les stratégies d’adaptation aussi bien collectives qu’individuelles. Les stratégies adoptées sont préventives, ajustables, et protectrices. Les interactions entre la perception, les savoirs endogènes et les stratégies permettent de comprendre le changement climatique qui s’opère et de développer une résilience face au phénomène.
18Les acteurs locaux perçoivent le changement climatique à différentes échelles. Leurs observations reposent sur des effets tels que : le retard des pluies (RP), la faible pluviosité (FP), l’arrêt précoce des pluies (APP), la forte insolation (FI), les perturbations des saisons de semis (PSS), la récurrence des inondations (RI), la disparition des mares d’eau (DME), et la diminution du couvert végétal (DCV). La figure 3 présente la fréquence de ces manifestations perçues par les agro-éleveurs et les éleveurs dans les terroirs d’étude.
Figure 3 : Manifestations des mutations climatiques perçues par les agro-éleveurs et les éleveurs
Source : Enquêtes personnelles sur les manifestations climatiques perçues par les populations pastorales, Février 2023.
19L’analyse de la figure 3 révèle huit manifestations identifiées par les éleveurs et agro-éleveurs. Cependant, toutes les manifestations n’ont pas la même importance dans les réponses des enquêtés. Les manifestations les plus citées incluent l’arrêt précoce des pluies (93,2 % des éleveurs et 97,2 % des agro-éleveurs), les retards des pluies (88, 4 % des éleveurs et 97,2 % des agro-éleveurs), la faible pluviosité (81,8 % des éleveurs et 91,7 % des agro-éleveurs). En revanche, la disparition des mares d’eau (95, 4 % des éleveurs et 16, 7 % des agro-éleveurs) et la diminution du couvert végétal (97, 7 % des éleveurs et 8,3 % des agro-éleveurs) sont perçues de manière significativement différente par les deux catégories d’acteurs.
20Les effets perçus par les éleveurs et agro-éleveurs incluent la disparition des espèces végétales (DEV), l’échaudage des ressources fourragères (ERF), l’assèchement précoce des points d’eau (APPE), la baisse de production (BP), la prolifération des épizooties (PE) et l’amaigrissement du bétail (AB). Les figures 4a et 4b, présentent l’importance des effets du changement climatique perçus par les acteurs les terroirs de Gawar et Moutourwa.
Figure 4a : Effets perçus des mutations climatiques par les éleveurs
Source : Enquêtes personnelles sur les effets des mutations climatiques par les éleveurs, février 2023.
21La figure 4a présente, en proportions, les effets perçus des variations climatiques les plus fréquents énumérés par les éleveurs. Ces effets incluent l’asséchement précoce des points d’eau (93,2 %), la prolifération des épizooties (90,9 %), l’échaudage des ressources fourragères (81,8 %), l’amaigrissement du bétail (75 %), la disparition des espèces végétales (65,9 %). En revanche, la baisse de production (18,2 %) n’est pas vécue par les éleveurs, car la plupart ne pratiquent pas la culture fourragère.
Figure 4b : Effets perçus des mutations climatiques par les agro-éleveurs
Source : Enquêtes personnelles sur les effets des mutations climatiques par les agro-éleveurs, février 2023
22Pour les agro-éleveurs (figure 4b), les effets des changements climatiques sont centrés notamment sur la baisse de production (91,7 %), l’échaudage des ressources fourragères (88,9 %), la prolifération des épizooties (77,8 %), l’asséchement précoce des points d’eau (72,2 %). Contrairement aux éleveurs, moins de 50 % des agro-éleveurs perçoivent les effets de la diminution des ressources végétales et l’amaigrissement du bétail.
Planche photographique 1 : Manifestations des effets du changement climatique
Source : Auteur, février 2023
23Face aux effets des évolutions environnementales sur l’activité pastorale et agro-pastorale, une panoplie de stratégies basées sur des savoirs endogènes a été adoptée pour prévenir et atténuer ce phénomène. Pour faire face à la dégradation des ressources pastorales, telles que la disparition des espèces végétales et une diminution progressive de la biomasse, les éleveurs ont recours à la sélection des races bovines résistantes telles que les Zébu. La transhumance sélective est également pratiquée, avec un déstockage des bêtes faibles ou malades qui restent en embouche dans le territoire de fixation.
24La faible pluviosité observée par les populations pastorales et agro-pastorales a conduit à développer des moyens de stockage de l’eau en saison des pluies à travers la conception de systèmes de collecte d’eau des ménages et l’installation des forages dans les rivières asséchées pour l’abreuvage du bétail et l’agriculture de contre saison comme présenté dans les photographies 2a et 2b.
Photographie 2a : Forage creusé dans une rivière asséchée
Source : Auteur, février 2023
Photographie 2b : Mare agro-pastorale
Source : Auteur, Octobre 2022
25En saison sèche, en raison de l’asséchement rapide des herbacés, le manque d’aliments pour le bétail est compensé par l’utilisation des résidus des champs (tiges de sorgho, coques d’arachide) stockés et transformés pour améliorer leurs valeurs nutritionnelles. Ils y ajoutent du natron, du sel et parfois de l’urée, puis fermentent le tout dans une enceinte fermée (buse fermée, tonneaux) pendant plusieurs semaines. Les agro-éleveurs cultivent également du brachiariabrizantha sur de petites parcelles autour des champs agricoles pour augmenter la production fourragère. Les photographies 3et 4a, 4b sont des illustrations de la mise en valeur des résidus des champs.
Photographie 3 : Tiges de sorgho stocké
Source : Auteur, février 2023
26Cette photographie montre des bottes de tiges de mil superposées sur structure en bois montée sur pilotis, sur laquelle reposent les résidus. En arrière-plan, l’on distingue des branches d’arbres, notamment celles d’azadirachataindica (margousier ou neem)
Photographies 4a et 4b : Transformation des résidus des champs
Auteur, février 2023
27La planche photographique 4a et 4billustre une fosse remplie de tiges de sorgho avec un éleveur préparant l’alimentation du bétail à base d’urée, comme indiqué par la flèche verte. Ce processus est réalisé au début de la saison des récoltes. Ensuite, la fosse est recouverte d’une bâche pour permettre la fermentation.
- 3 Waaldé : enclos de petite dimension servant à parquer le bétail. Ils sont généralement faits en boi (...)
28Pour contrer les épizooties, les éleveurs et les agro-éleveurs utilisent des techniques telles que l’utilisation du feu au centre du corral, appelé “waalde3” pour éloigner les insectes nuisibles tels que les glossines et les tiques. Ils utilisent également certaines plantes, notamment l’azadirachataindica, pour produire de la fumée autour des enclos et éloigner certains insectes. Ils utilisent également des compositions à base du Parkiabiblobosa (Néré) pour protéger la peau des animaux contre les tiques, responsable des maladies bovines telles que la dermatose nodulaire. Le tarissement rapide des points d’eau les oblige parfois à utiliser une eau de mauvaise qualité, ce qui peut entraîner des maladies animales telles que la fièvre aphteuse et la dysenterie.
29Les figures5a et 5b illustrent les stratégies spécifiques mises en œuvre par les éleveurs et agro-éleveurs pour renforcer leur résilience face aux effets du changement climatique.
Figure 5a : Stratégies développées par les éleveurs face aux effets du changement climatique
Source : Enquêtes personnelles sur les stratégies développées par les éleveurs, Octobre 2022- février 2023
30L’examen de la figure 5a révèle six stratégies adoptées par les éleveurs. Parmi celles-ci, la transhumance sélective (90,9 %), les techniques curatives traditionnelles (93,2 %) et la sélection des races bovines, sont considérées comme plus pertinentes. D’autres stratégies, telles que le stockage des eaux (65,9 %) et la transformation agroalimentaire pour bétail (13,6 %), sont moins prioritaires en raison du mode de vie transhumant des éleveurs.
Figure 5b : Stratégies développées par les agro-éleveurs face aux effets du changement climatique
Source : Enquêtes personnelles sur les stratégies développées par les agro-éleveurs, Octobre 2022- février 2023
31L’analyse des stratégies présentées dans la figure 5b montre une utilisation différente chez les agro-éleveurs comparée à celle des éleveurs. Les stratégies les plus adoptées incluent la transformation agroalimentaire pour le bétail (91,7 %), en raison de l’utilisation accrue des résidus de récolte. En outre, les techniques de stockage de l’eau (77,8 %) sont couramment employées pour les activités de contre saison, telles que les potagers et les irrigations. La préservation des aires protégées (66,7 %) est également cruciale pour le maintien de l’équilibre écologique des espaces agricoles. La sélection des races bovines (33,3 %), les techniques curatives traditionnelles du bétail (58,3 %) et la transhumance par le déstockage du bétail sont moins courantes.
32Pour approfondir les résultats précédemment décrits, nous allons procéder à une analyse de corrélation entre connaissances endogènes des éleveurs sur les effets du climat et les stratégies d’adaptation employées. Cette analyse nous permettra d’approfondir les interactions entre ces deux variables.
33Nous cherchons à déterminer si les connaissances endogènes sont corrélées aux stratégies d’adaptation. Pour ce faire, nous utilisons le test de corrélation de Pearson, approprié pour les valeurs quantitatives. Ce test nous permet d’évaluer l’efficacité des savoirs endogènes à travers les stratégies de résilience, essentielles pour la durabilité des systèmes pastoraux au Cameroun.
34Le coefficient de corrélation de Pearson varie entre -1 et +1, où 0 indique une relation nulle, une valeur négative signifie une corrélation inverse (lorsqu’une variable augmente, l’autre diminue) et une valeur positive indique une corrélation directe (les deux variables varient dans le même sens).
35Nous examinons l’importance et la pertinence des connaissances résilientes des éleveurs à travers les stratégies considérées efficaces sur le terrain. Les variables utilisées dans ce test sont celles liées aux connaissances résilientes (maîtrise de l’eau, connaissances alimentaires, etc.) et celles liées aux stratégies (lutte contre la faible pluviométrie, techniques de conservation alimentaire).
36Le tableau ci-dessous présente les corrélations entre les variables mises en relation.
Tableau 2. Corrélation des variables des connaissances et techniques de gestion des ressources naturellesSource : Auteur
Variables |
Connaissance des techniques de maitrise des eaux |
Stratégies de gestion des eaux |
Connaissance des techniques de maitrise des eaux |
Corrélation de Pearson |
1 |
-,077 |
Sig. (bilatérale) |
|
,497 |
N |
80 |
80 |
Stratégies de gestion des eaux |
Corrélation de Pearson |
-,077 |
1 |
Sig. (bilatérale) |
,497 |
|
N |
80 |
80 |
37En examinant le coefficient de corrélation de Pearson entre la connaissance des techniques de maîtrise des eaux et les stratégies de gestion des eaux (r = – 0,77) nous constatons une forte corrélation inverse. Cela signifie que moins les éleveurs maîtrisent les techniques de gestion de l’eau, moins ils adoptent des stratégies pour atténuer les effets de la faible pluviométrie, et vice versa. Cette relation est significative et nous permet de rejeter l’hypothèse nulle d’absence de corrélation entre ses deux variables.
Tableau 3. Corrélations des variables des stratégies adaptatives
Variables |
Connaissance des techniques alimentaires |
Stratégies alimentaires |
Connaissance des techniques alimentaires |
Corrélation de Pearson |
1 |
,822** |
Sig. (bilatérale) |
|
,000 |
N |
80 |
80 |
Stratégies alimentaires |
Corrélation de Pearson |
,822** |
1 |
Sig. (bilatérale) |
,000 |
|
N |
80 |
80 |
**. La corrélation est significative au niveau 0.01 (bilatéral).
Source : Auteur
|
38De même, la corrélation significative (r = 0.822**) entre la connaissance des techniques alimentaires et les stratégies alimentaires indique une forte corrélation positive. Ainsi, une meilleure connaissance des techniques alimentaires est associée à une adoption plus efficace de stratégies pour l’alimentation du bétail. Cette relation également significative nous permet de rejeter l’hypothèse nulle d’absence de corrélation entre ces deux variables.
39En résumé, ces résultats soulignent l’importance des connaissances endogènes dans le développement de stratégies de résilience face aux défis climatiques, offrant ainsi des perspectives précieuses pour la durabilité des systèmes pastoraux au Cameroun.
40La préoccupation fondamentale de cette recherche était de traiter des savoirs endogènes dans le processus de résilience face aux effets du changement climatique dans l’Extrême-Nord du Cameroun, en particulier dans les terroirs de Gawar et Moutourwa. Les résultats issus des analyses et interprétations diverses (descriptions, corrélation) permettent de se positionner quant aux connaissances factuelles des éleveurs sur la question climatique. L’approche adoptée sur le terrain à travers les focus group et autres entretiens (questionnaires, observations) a été centrée sur l’adaptation, en lien avec les savoirs endogènes. Le recours aux techniques de collecte d’information auprès des populations pastorales a permis de mettre en évidence les méthodes séculaires de transmission des savoirs. Le focus group nous a renseigné sur le canal de transmission des savoirs intergénérationnels pour la compréhension des phénomènes naturels et leurs multiples interprétations. De même, l’observation nous a permis d’effectuer des suivis mensuels du bétail. Les déplacements effectués avec quelques familles d’éleveurs à travers différents espaces (campements, pâturages) ont permis de tirer des conclusions sur la capacité des éleveurs à identifier les poches d’espaces plus propices au bien-être du bétail. Par observation de la végétation et du sol, les éleveurs les plus anciens arrivent à déterminer si l’espace est plus ou moins sec. Ces résultats ouvrent la voie à de nouvelles investigations, notamment sur le rôle joué par les éleveurs dans la prévention des risques et catastrophes écologiques liés au climat, à travers l’exploration des connaissances séculaires. Il serait pertinent d’explorer davantage l’intégration de pratiques agricoles durables et l’impact de la formation sur la transmission des savoirs. Ainsi, réfléchir à la manière dont les savoirs traditionnels peuvent être valorisés et renforcer la résilience dans un contexte de changement climatique est essentiel pour garantir la pérennité des systèmes d’élevage dans cette région du Cameroun. Cette étude ouvre ainsi des discussions plus larges sur la résilience face aux crises environnementales récurrentes, invitant à envisager des approches pluridisciplinaires pour une meilleure adaptation.