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Hors thème

Qui change les enfants de maternelle ? Genre, classe et rapports professionnels dans la division du travail de soin

Arthur Imbert

Résumés

Cet article propose d’analyser la variation des pratiques de soins à l’école maternelle. Dans un premier temps, nous montrons que la division du travail s’est construite sur un mépris de classe pour les pratiques de soins populaires. Dans la deuxième partie, nous étudions, à partir de cas, comment se divise le travail de soins aujourd’hui au regard des évolutions du recrutement des ATSEM et des enseignantes et des transformations de l’école maternelle. Nous montrons que, face aux pleurs des élèves, les “mandats” des ATSEM et des enseignantes se distinguent. La distance prônée par les enseignantes leur permet de justifier la délégation du travail émotionnel aux travailleuses subalternes. Enfin, le cas des souillures, lorsque les ATSEM ne sont pas disponibles, met en évidence une variation genrée entre enseignants et enseignantes. Ces cas illustrent tous l’enchâssement des rapports de classe, de genre et professionnels dans cette division du travail.

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Texte intégral

1L’analyse de la variation des pratiques professionnelles est un objet d’étude qui s’est développé depuis une vingtaine d’années dans le sillage d’enquêtes ethnographiques s’intéressant au travail. Delphine Serre montre, par exemple, que les inégalités de ressources face au travail écrit poussent certains agents de la protection de l’enfance à limiter leur nombre de signalements (Serre, 2009). Les travaux de Lise Bernard pointent quant à eux le rôle d’un « capital culturel non certifié » - « l’aplomb » – dans l’inégale réussite des agents immobiliers dans leurs missions commerciales (Bernard, 2017). Ces variations ne dépendent pas uniquement des ressources culturelles. L’étude des décisions d’arrêt ou de poursuite de soins en service de réanimation néonatale menée par Anne Paillet révèle le poids des « cultures professionnelles » des infirmières et des médecins (Paillet, 2007). D’autres facteurs pourraient être cités, comme les contraintes de la situation des surveillants de prison (Rostaing, 2014) ou encore le genre des juges des enfants (Serre & Paillet, 2014).

  • 1 Nous utilisons dans cet article l’accord de majorité. Les groupes étudiés sont à grande majorité fé (...)

2Les variations des pratiques de soins entre professionnel.les n’ont, quant à elles, pas fait l’objet d’études1. Ces pratiques s’insèrent dans le champ plus vaste du care, notion dont les délimitations sont l’objet d’intenses discussions. Joan Tronto, une des premières à l’avoir pensé, définit le care comme : « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie » (Tronto, 2009 : 143). Nous utiliserons ici la notion de « travail de soins » qui ne sont qu’un segment du care. Ces tâches peuvent relever de l’aide à des actions de la vie quotidienne, telles que s’habiller, manger ou aller aux toilettes, ou du travail émotionnel lorsqu’un enfant est triste ou en colère. Nous nous situons ici dans le registre du care giving, c’est-à-dire dans les actes et attitudes qui contribuent à gérer la dépendance d’individus vulnérables. Ce découpage est donc moins un choix théorique qu’un aménagement empirique. Le travail de soins est un objet difficile à appréhender. Les chercheuses qui s’y intéressent pointent la difficulté d’étudier un travail qui est en grande partie « invisible » (Benelli & Modak, 2010) et qui se remarque principalement lorsqu’il n’est pas effectué (Ibos et alii, 2019). Nous nous concentrerons donc dans cet article à la partie « visible » de ce travail, tout en gardant à l’esprit qu’une grande partie reste dans un angle mort pour l’observateur.

3En ayant en tête ces remarques, l’ambition de cet article est de tenter de remédier à cet angle mort. L’intérêt n’est pas simplement « descriptif » (Lemieux, 2012) en continuant la liste des fonctions dont on étudie les variations, mais il tient aussi aux caractéristiques du travail de soins qui en font un objet d’étude singulier. En effet, à la différence du travail des agents immobiliers ou des surveillants de prison, le travail de soins effectué dans un cadre professionnel ressemble fortement aux tâches similaires que ces mêmes travailleuses effectuent gratuitement dans le cadre domestique. La littérature montre d’ailleurs que les professionnelles du soin importent dans leurs métiers des dispositions acquises dans leur socialisation familiale (Skeggs, 2015 ; Dussuet, 2016 ; Depoilly, 2023). La singularité du travail de soins est ainsi de se situer au croisement des espaces domestique et professionnel. De ce fait, on peut penser que ces pratiques se construisent à l’intersection de plusieurs sphères de socialisation (familiale, professionnelle, etc.). L’autre particularité du travail de soins, qu’il soit salarié ou domestique, est qu’il est assuré en grande majorité par des femmes. Ce fait social conduit à son essentialisation dans les discours de sens commun : les femmes seraient naturellement faites pour le travail de soins (Avril, 2014). Dans cette perspective, Caroline Ibos montre que la seule identification de genre des nourrices africaines suffit à rassurer leurs employeurs qui les considèrent alors capables de s’occuper de leurs enfants (Ibos, 2012). Analyser la variation du travail de soins nous permet de contextualiser ces pratiques et d’aller à l’encontre de ces discours essentialisants. Nous interrogerons ainsi dans cet article la genèse de ces pratiques. Comment expliquer les variations de pratiques entre les différents travailleurs et travailleuses confronté·es au travail de soins ? Surtout, comment ces variations s’imbriquent-elles dans les rapports professionnels et dans les rapports sociaux associés à ces processus de socialisation ?

  • 2 Ces comptages ont été réalisés lors de nos observations ethnographiques en nous centrant sur la par (...)

4L’école maternelle apparaît comme un terrain d’enquête particulièrement adapté à cette ambition. D’abord, parce que le travail de soins occupe une place importante dans le travail qui y est assuré : 30 minutes par jour en moyenne pour les enseignantes et 2h10 pour les ATSEM (Agentes Territoriales Spécialisées des Écoles Maternelles), selon nos comptages2. Ces missions sont plus importantes pour les élèves les plus jeunes pour qui la confrontation avec la « forme scolaire » (Vincent, Lahire & Thin, 1994) est la plus déstabilisante. En effet, ces enfants sont confrontés à une organisation de leurs journées particulièrement contraignante, à laquelle ils ne sont pas habitués et qui peut provoquer des débordements émotionnels. Ensuite, car les évolutions récentes des territoires professionnels des ATSEM et des enseignantes (Imbert, 2022) font que ces éducatrices se retrouvent à travailler dans une configuration particulière dans le monde du travail. Elles collaborent en duo, toute la journée et parfois pendant plusieurs années, l’une sous le regard de l’autre, tout en présentant des profils sociologiques distincts. La distance qui les sépare est d’abord de nature socio-économique : selon l’Enquête Emploi de l’INSEE de 2020, 61,7 % des pères des ATSEM appartiennent aux classes populaires, soit deux fois plus que pour les enseignantes de maternelle (33,0 %). À l’inverse, ces dernières sont près d’un quart (24,0 %) à être filles de cadres. Mais c’est surtout le niveau de qualification qui distingue ces deux professions. Seuls 13,3 % des ATSEM sont diplômées de l’enseignement supérieur, contre 97,3 % des enseignantes. Le genre, en revanche, les rassemble fortement, puisque 90,0 % des enseignantes et 98,3 % des ATSEM sont des femmes.

5Pour étudier la variation des pratiques de soins et son imbrication dans les rapports sociaux, nous reviendrons dans un premier temps sur la construction de la division du travail de soins à l’école maternelle pour montrer le poids de l’origine sociale dans cette répartition des tâches. Puis, dans la suite de l’article, nous proposerons d’étudier des cas qui permettent la mise en contraste des pratiques professionnelles. Dans la partie 2, nous pointerons le rôle du mandat professionnel (Hughes, 1996) dans les variations de gestion des pleurs des élèves. Puis, dans la dernière partie (3), nous verrons, à l’aide de la gestion des souillures, le rôle du genre.

6L’article s’appuie sur différents types de données collectées dans le cadre d’une recherche doctorale consacrée à l’entrée en classe des ATSEM et à l’avènement du binôme qu’elles forment avec les enseignantes.

7Nous avons tout d’abord réalisé une analyse des archives institutionnelles de l’Éducation nationale, des débats parlementaires ainsi que de quatre revues professionnelles et syndicales pour la période allant des années 1950 au milieu des années 2000. Nous mobilisons également des données issues de l’Enquête Emploi de l’INSEE pour la période 1990-2020. Des observations ont par ailleurs été réalisées dans trois écoles maternelles sélectionnées selon des critères sociodémographiques et scolaires :

  • L’école A3, comportant 12 classes, située dans un quartier très populaire d’une grande métropole. Le public accueilli est vu comme « spécifique » dans la mesure où l’on retrouve une présence importante d’élèves de la communauté gitane et de familles nouvelles arrivées en France ;
  • L’école B, une petite école de 3 classes, située dans une ville touristique habitée par une population de classes moyennes et supérieures fortement dotée en capital culturel ;
  • La classe unique de l’école C. La classe réunit trois niveaux de maternelle (de la petite à la grande section). Le village est habité par des agriculteurs et des néoruraux travaillant dans la préfecture située à une trentaine de kilomètres.

8Dans ces observations, nous avons suivi quotidiennement le travail des ATSEM et des enseignantes. Les deux groupes sont extrêmement féminisés, mais nous avons pu enquêter auprès de plusieurs enseignants et d’un ATSEM. Les observations ont été conduites sans grille et ont donné lieu à un comptage des différentes modalités du temps de travail.

9Enfin, nous avons réalisé 60 entretiens d’1h30 à 3h avec autant d’ATSEM et d’enseignantes pour discuter de leur vision du métier, du travail en binôme, ainsi que de leurs parcours personnel et professionnel.

L’histoire de la division du travail de soins à l’école maternelle : une affaire de classe

10La préscolarisation existe en France depuis les années 1820 avec la création des salles d’asile qui étaient des lieux accueillant plusieurs dizaines, voire centaines d’enfants de 2 à 7 ans de la classe ouvrière sous la supervision d’une “directrice de salle d’asile” et d’une “femme de service”, ancêtres respectives des enseignantes et ATSEM actuelles. Dès l’origine, il est clair que la scolarisation des enfants de moins de 7 ans ne pouvait se faire de la même manière que pour les élèves plus âgés. En effet, pour pouvoir les mettre dans une position de suivre la classe, ces élèves ont besoin qu’on leur prodigue un certain nombre de soins. L’école maternelle est alors empreinte d’une visée hygiéniste, « d’acculturation » des classes populaires aux normes d’hygiène bourgeoises (Chamboredon & Prévot, 1973 ; Prost, 2004).

Le soin, un travail en partage à l’école maternelle

11Depuis son origine, le fonctionnement des écoles maternelles s’est toujours organisé autour de trois grandes familles de tâches : le travail pédagogique, l’entretien des bâtiments et le travail de soins aux élèves. Dans cette division du travail, la pédagogie est pensée comme le territoire exclusif des enseignantes, dont le monopole est justifié par le niveau de qualifications. Ce dernier est toutefois partagé depuis une trentaine d’années avec les ATSEM, ces dernières étant invitées à participer au travail pédagogique en classe (Auteur, 2022). Par ailleurs, l’entretien des bâtiments est une mission qui est dévolue aux ATSEM, personnel le plus populaire et le plus subordonné. Cette fonction n’est pas revendiquée par les enseignantes, car elles le perçoivent comme du sale boulot absolu (Hughes, 1996 ; Le Floch, 2008).

  • 4 Au cours de l’histoire, les actuelles ATSEM vont avoir différents titres. Elles sont d’abord désign (...)
  • 5 Les citations de textes législatifs qui suivent dans cette sous-partie sont tous issues de Luc (198 (...)

12Pour les missions de soins, la division du travail est beaucoup moins stabilisée. Au XIXe siècle, les directives institutionnelles tracent une démarcation nette entre enseignantes et personnels de service autour du contact avec les enfants. Il n’est pas question que les « dames de service »4 prennent en charge les élèves, ni pour des missions pédagogiques ni pour leur prodiguer des soins. Pourtant, les archives mettent en évidence assez tôt que cette démarcation n’est pas tenable au vu du travail que nécessitent ces élèves. Très vite, il est demandé à ces personnels de service de soutenir les enseignantes dans les soins aux élèves. L’arrêté du 22 mars 1855 leur demande de s’occuper « de nettoyer les mains » des enfants, « sous la supervision » des enseignantes qui donnent les éponges et dirigent le rituel5.

13Même si elles sont convoquées pour aider les enseignantes dans le travail de soin, les « dames de service » et leurs pratiques de soins sont vues avec méfiance par l’institution, elles n’auraient pas les « bonnes » manières de faire. Cette carence viendrait de leur origine sociale qui est trop proche de celle des enfants accueillis, une origine populaire pour laquelle les prescripteurs et prescriptrices imaginent que les savoirs en matière d’hygiène et de propreté sont trop rudimentaires. Le mépris pour les pratiques populaires des personnels de service va continuer au XXe siècle. Ainsi, on peut lire dans une circulaire de 1905, visant à prévenir certaines « dérives » : « Les plus jeunes sont confiés à la femme de service, mal dressée et dépourvue trop fréquemment de toute notion d’hygiène et de propreté ». Ici, l’utilisation d’un lexique du dressage met en lumière le violent mépris de classe à l’égard de ces travailleuses populaires.

14L’ambivalence autour du travail de soins des personnels de service est résumée par les intellectuelles qui discutent de la préscolarisation par le « paradoxe de la nurse et de la balayeuse » (Dès, 1911). On considère que les « balayeuses » sont trop populaires pour prodiguer les soins nécessaires aux jeunes élèves de la maternelle et qu’en même temps, les nurses, qui sont les personnels des maisons bourgeoises en charge des soins aux enfants de ces âges, ont une origine sociale trop élevée pour accepter de venir faire le travail de soins à la maternelle puisque cette mission s’accompagne également de l’entretien des bâtiments. À l’époque, certaines intellectuelles plaident pour une division du travail à trois entre personnel d’entretien, nurses et enseignantes, mais cette disposition n’aboutira jamais, probablement par manque de moyens (Petit, 1994).

15Finalement, le paradoxe n’a jamais véritablement été résolu. Pendant longtemps, la division du travail a continué de se jouer entre enseignantes et personnels de service (qui deviennent dans la deuxième moitié du XXe siècle ASEM puis ATSEM). Aujourd’hui, la grande majorité du travail de soins aux élèves a été délégué aux ATSEM. Comment expliquer que cette délégation se soit installée alors que l’institution la rejetait avec fermeté ?

Une nouvelle configuration dans la division du travail à l’école maternelle

16Une première explication tient à l’évolution des objectifs et de l’activité des écoles maternelles. Avec sa généralisation à l’ensemble des classes sociales dans l’après-guerre, la maternelle a vu sa mission évoluer. La transmission des savoirs scolaires a pris une place croissante dans son curriculum dans la foulée, notamment, des résultats d’enquêtes sociologiques sur les « handicaps scolaires » des années 1960 et 1970 (Prost, 2004). L’institution défend l’idée qu’il faut confronter les élèves le plus tôt possible aux apprentissages dits « fondamentaux » (lire, écrire et compter) pour réduire les inégalités. Dans cette perspective, à partir des années 1980, le soin va prendre une place de moins en moins importante, comme en témoigne l’évolution des directives et des programmes. On assisterait alors à une « scolarisation » de l’école maternelle (Garnier, 2009 ; Leroy, 2020). Afin de consacrer ce mouvement, la loi de 1989 veut faire des enseignantes des « expertes de la pédagogie et de la didactique ». Notre enquête montre qu’une partie importante des enseignantes adhèrent à cette perspective qui met au cœur de leur mission la transmission des savoirs scolaires. Ce processus conduit à minorer l’importance du travail de soins à l’école maternelle qui devient relativement moins fondamental. Vu comme moins important, il peut alors être délégué presque complètement aux personnels subalternes que sont les ATSEM.

17La deuxième explication de ce retournement tient à l’origine sociale des ATSEM, qui s’est transformée. Depuis leur entrée progressive en classe, qui s’initie au début des années 1990, s’observe une nette évolution dans les caractéristiques sociales de ces travailleuses. Du point de vue de l’origine sociale, la catégorie modale reste les filles d’ouvriers, mais on observe un glissement des pères ouvriers spécialisés vers les ouvriers qualifiés, allant donc vers les fractions les plus stables et les mieux dotées en capitaux du groupe ouvrier. À l’autre extrémité, le nombre de filles de cadres a été multiplié par 3, passant de 2,3 % en 1990 à 7,1 % en 2020. Cette évolution se mesure davantage encore à l’aune de leur niveau de qualifications. La part de non-diplômées est divisée par trois, passant de 69,4 % à 23,8 %, quand, à l’inverse, le nombre de bachelières double (43,8 % contre 23,1 %) et celui des diplômées de l’enseignement supérieur explose (13,3 % contre 1,5 %). Ces données suggèrent un mouvement important de transformation du profil des ATSEM. Moins populaires, les ATSEM des années 2020 sont loin des « dames de service » méprisées par les intellectuelles de l’institution un siècle plus tôt. Surtout, on peut penser que la spectaculaire croissance de leur niveau de qualification contribue à donner des gages de confiance à l’institution pour leur déléguer la responsabilité de la majeure partie du travail de soins à l’école maternelle. Notons que, dans le même temps, le recrutement des enseignantes en général, et de maternelle en particulier, se « moyennise ». Tandis que, pendant longtemps, l’enseignement dans le premier degré représentait une voie privilégiée d’ascension sociale, leur recrutement se fait davantage aujourd’hui parmi les classes moyennes et supérieures (Charles & Cibois, 2010). Entre 1990 et 2020, la part de filles de cadres parmi les enseignantes de maternelle est passée de 10,5 % à 24,0 %.

18Ce sont donc les objectifs de l’école maternelle ainsi que le recrutement social des ATSEM et des enseignantes qui se sont transformés depuis plusieurs décennies. Dans la suite de l’article, nous étudions comment le travail de soins se répartit dans les années 2020 entre les travailleuses de l’école maternelle dans cette nouvelle configuration. Bien que la distance de classe soit un attribut qui distingue nettement ATSEM et enseignantes, il est important d’étudier en détail l’agencement des différents rapports sociaux en jeu dans cette division du travail. Dans cet objectif, nous proposons une étude de deux cas : la gestion des pleurs et des souillures.

Faire face aux pleurs, l’agencement des mandats professionnels

Deux cultures professionnelles

19Dans la gestion quotidienne d’une classe de maternelle, il est très fréquent qu’un enfant pleure. Il peut s’être fait mal, avoir un chagrin comme le manque d’un parent ou encore être vexé de ne pas pouvoir participer à une activité avec d’autres enfants. Les pleurs sont beaucoup plus fréquents au début de l’année, au retour de chaque période de vacances et plus généralement dans les petites classes. Nonobstant, ils ne disparaissent jamais. Dans l’ensemble de notre travail ethnographique, il n’y a pas un jour où nous n’avons pas été confrontés aux pleurs de plusieurs enfants. Les pleurs des enfants font donc partie du quotidien des travailleuses de la maternelle. Dans notre travail d’observation directe, nous pouvons distinguer deux postures entre les pratiques des ATSEM et des enseignantes :

20Extrait d’observations n° 1, classe de toute petite section de Liliane (49 ans, enseignante depuis 24 ans) et Yasmina (48 ans, ATSEM depuis 18 ans), école A.

21« Lundi : Sarah, à peine 2 ans, pleure sans discontinuer depuis que sa mère l’a déposée ce matin. Yasmina la prend alors dans ses bras et lui raconte quelque chose à l’oreille, l’enfant semble se calmer. Elle lui propose de faire un dessin pour lui changer les idées. Une fois installée à la table, Liliane intervient et explique à Yasmina que ce n’est plus le moment, elle vient de faire ranger les feutres et les feuilles des autres élèves.

22Quinze minutes plus tard, Sarah pleure de nouveau. Liliane essaie alors de la raisonner. Elle se baisse, se met à sa hauteur, mais ne la prend pas dans ses bras. Elle lui explique calmement : “tu sais, maman va revenir”. L’enfant pleure toujours. »

23« Mardi : Sarah pleure encore ce matin. Yasmina est affairée à trier les sacs à dos des élèves. Liliane s’approche de Sarah, elle se baisse à son niveau et lui dit : “ tu sais, ça ne me touche pas quand tu pleures, ça ne sert à rien”. Sarah continue de pleurer à chaudes larmes. Yasmina prend le relais en lui parlant à voix basse et l’emmène faire un tour dehors. Elles reviennent 10 minutes plus tard, Sarah a les yeux bouffis, mais elle ne pleure plus. »

24« Jeudi : Sarah pleure encore ce matin, la crise est particulièrement aigüe aujourd’hui, elle se roule par terre. Liliane s’approche d’elle et la prend dans ses bras. Dans un deuxième temps, Yasmina prend le relais. La crise continue et Liliane finit par la reprendre dans ses bras pour la calmer. Sarah pleurera toute la matinée. »

25« Vendredi : Ce matin, Sarah ne pleure pas. À la collation de 9h 45, c’est Chames-Eddine qui semble inconsolable. Il pleure beaucoup, il réclame son doudou. Liliane et Yasmina le laissent pleurer un moment. Puis Yasmina rappelle à Liliane que la règle était “le doudou : pas dans la cour et pas dans les toilettes, dans la classe ça va”. Liliane va chercher le doudou et Chames-Eddine se calme.

26Vingt-cinq minutes plus tard, Liliane met les enfants en rang devant la porte pour aller jouer dans la cour. Chames-Eddine a encore son doudou dans les bras. Liliane dit à Yasmina : “je te laisse expliquer le doudou à Chames”. Yasmina tente de lui reprendre, mais l’enfant pleure instantanément. Elle décide unilatéralement de le lui laisser. Chames-Eddine gardera son doudou toute la matinée sous les yeux de Liliane et de Yasmina»

27Extrait d’observations n° 2, classe unique de Thomas (33 ans, enseignant depuis 8 ans), Louise (50 ans, ATSEM depuis 7 ans) et Stéphanie (62 ans, ATSEM depuis 7 ans), école C.

28« 9h45 : Pendant le rangement des activités du matin, Fatou semble agitée au coin déguisement. Elle se met à pleurer puis à crier. Thomas dit à haute voix au milieu de la classe : « “Fatou, ne pleure pas, ne pleure pas, ça ne sert à rien”. Louise s’approche d’elle, se baisse à son niveau, la prend dans ses bras et lui murmure quelque chose à l’oreille. Fatou s’arrête de pleurer et rejoint le regroupement avec les autres élèves.

2914h : Sofia (5 ans) est contrariée, car elle n’a pas vu sa mère à midi. Elle n’arrive pas à faire l’exercice de calcul que lui demande Thomas. Elle se met à pleurer. Thomas lui dit : “Non, pleurer ça t’aidera pas”. Sofia respire très fort. Il lui dit avec une voix forte : “Tu te détends, tu te calmes, ça sert à rien de s’énerver” ».

30Ces deux extraits d’observations témoignent d’une nette distinction entre les pratiques de réconfort des ATSEM et des enseignantes, qui s’insèrent dans la catégorie du « travail émotionnel », entendu comme « l’acte par lequel on essaie de changer le degré ou la qualité d’une émotion ou d’un sentiment » (Hochschild, 2003 : 32). Les enseignantes sont dans un modèle plus distant et protocolaire avec les enfants. Dans les deux cas, Liliane et Thomas n’entrent pas en contact avec leur corps dans un premier temps. Liliane s’abaisse pour lui parler, mais ne l’enlace pas, ne la porte pas, il en va de même pour Thomas. À l’inverse, les ATSEM n’hésitent pas à entrer en contact avec le corps des enfants. Dès qu’elles les voient pleurer, elles les bercent ou les câlinent. Ce sont plus encore les objectifs poursuivis qui distinguent les ATSEM et les enseignantes. Thomas, Liliane et les autres enseignantes enquêtées ont tendance à vouloir rationaliser les pleurs. Dans leur logique, il est important que l’enfant comprenne qu’il n’a aucun intérêt à pleurer, qu’il perd son temps. Cette posture est pensée pour aider ces jeunes enfants à gagner en maturité. Elle peut conduire à laisser l’enfant pleurer, le temps que la leçon rentre. L’attitude des enseignantes vis-à-vis des pleurs des enfants peut s’expliquer d’une double manière. Premièrement, le recentrage sur la transmission des savoirs et les missions strictement éducatives avec la loi de 1989 (Roux-Paties, 2014) conduit les enseignantes à vouloir que les élèves en pleurs retiennent quelque chose du moment. Le soin ne doit pas être une fin en soi. Leroy montre que, même si on observe des variations dans le travail émotionnel des enseignantes de maternelles, toutes les enseignantes enquêtées pointent l’importance pour les enfants de savoir se distancier de ses parents et de contrôler ses émotions (Leroy, 2019). Deuxièmement, le groupe des enseignantes de maternelle est encore empreint de l’idée qui était encore très commune jusque dans les années 1980, qu’il est important de laisser pleurer les enfants. Ces théories behavioristes postulaient que répondre aux pleurs engendrait plus de sanglots à venir (Kurtines & Gewirtz, 1984 ; Petit-Mielet, 2018). Cette logique se retrouve dans le sens commun autour de l’idée de “caprice” ou de “chouinage”.

31À l’inverse, les ATSEM ne sont pas dans la même perspective. En général, leur traitement des pleurs est moins oral que physique. Elles essaient de réconforter l’enfant sans poursuivre le but affiché de faire de ce moment un apprentissage. En revanche, elles semblent avoir comme objectif de stopper les pleurs avant tout. Lors du premier jour des larmes de Sarah, Yasmina la prend avec elle et tente de faire diversion en lui proposant un coloriage. Le deuxième jour, elle la sort de la classe pour lui permettre de souffler et de s’extraire d’un environnement particulièrement agité et bruyant. Cet objectif peut même conduire à enfreindre les règles collectives établies par l’enseignante, comme avec Chames-Eddine et son doudou. Cette posture des ATSEM, défendant avant tout le réconfort de l’enfant, est en accord avec l’identité professionnelle de ces travailleuses. En effet, leur mandat (Hughes, 1996), au sens de mission qui est confiée à un groupe professionnel, s’est constitué autour du rôle d’“adulte référente”, chargée du bien-être des enfants tout au long de la journée (Imbert, 2022). Ainsi, dans cette logique, il n’est pas acceptable de laisser un enfant pleurer. L’objectif est avant tout qu’il reprenne ses esprits. Claire, une ATSEM expérimentée, juge ainsi les pratiques d’une enseignante décrite comme « froide et distante » : 

32« Ça, c’est pas possible, ça m’énerve. Un gamin qui pleure en maternelle, c’est pas possible. Ça, ça me met hors de moi. C’était une nana hyper stressante. Et le gamin était stressé. » (Anne-Marie 60 ans, ATSEM depuis 38 ans.)

33Ainsi, on retrouve à l’école maternelle la logique de « cultures professionnelles » semblable à celle mise en évidence par Anne Paillet dans les services de réanimation néonatale. Ici, l’enjeu est évidemment moins crucial, mais il permet d’observer en pratiques des confrontations de logiques inscrites plus ou moins consciemment dans des théories psychologiques et psychanalytiques (Paillet, 2007). Notre observation vient discuter les réflexions autour de l’origine sociale dans le travail émotionnel à l’école maternelle. Leroy pointait que les enseignantes issues des classes populaires avaient une gestion des émotions plus distante et froide que leurs collègues issues des classes moyennes supérieures (Leroy, 2019), loin de ce que l’on observe pour les ATSEM, pourtant filles des classes populaires. Il semblerait ici que ce soit l’agencement de l’origine sociale et de la culture professionnelle des ATSEM qui permette de comprendre leurs pratiques.

Des cultures professionnelles enchâssées dans les rapports hiérarchiques

34Les variations de pratiques entre ATSEM et enseignantes ne sont pas simplement des différences, elles s’inscrivent dans des rapports professionnels. En prônant l’idée qu’il faut que l’enfant se raisonne et apprenne à gérer ses émotions seul, les enseignantes savent que les ATSEM interviendront pour calmer les pleurs, comme c’est le cas de Yasmina et Liliane. Cette posture distanciée permet de justifier la délégation de ces tâches aux ATSEM. Pourtant, ce travail peut être considéré comme du « sale boulot » (Hughes, 1996), dans la mesure où il est perçu comme pénible par les enseignantes comme par les ATSEM :

35« C’est vrai que, quand tu as des enfants qui pleurent et que c’est pendant 2h ou 3h, et ben au bout d’un moment c’est extrêmement difficile psychologiquement. » (Karima 57 ans, enseignante depuis 33 ans.)

36Au-delà de la délégation de tâches pénibles, la gestion des pleurs par les ATSEM est une fonction qui permet le travail enseignant. En effet, une fois pris en charge, ces élèves ne perturbent plus l’ordre de la classe, ce qui permet aux autres de suivre les enseignements. De plus, cela conduit les élèves tristes à revenir plus rapidement aux apprentissages. De nombreuses enseignantes assument d’ailleurs cette répartition du travail :

37« C’est vrai que l’ATSEM est plus là pour l’affectif. Tout simplement parce que… Enfin, c’est pas parce que j’en ai pas envie, mais c’est plus parce que je vais être à gérer la classe, gérer les ateliers et Thérèse a plus de temps mort où elle va pouvoir reprendre les enfants qui sont un peu tristes, qui pleurent, qui réclament, elle va plus être disponible pour ce genre de gestes. » (Lou 25 ans, enseignante depuis 1 an.)

38D’une certaine manière, les ATSEM font à la maternelle ce que font les aides-soignantes à l’hôpital. Ces dernières, en prenant en charge la toilette et la vie quotidienne des patient·es, les préparent à suivre le reste du processus thérapeutique et permettent donc le travail infirmier et médical (Arborio, 2012). Comme pour d’autres espaces professionnels, nous voyons que le travail émotionnel des ATSEM à l’école maternelle sert à faciliter les relations sociales (Desprat, 2015 ; Roussel, 2015). La variation de pratiques de gestion des émotions des élèves implique donc une division du travail inégale de tâches perçues comme pénibles. Ce faisant, elle renforce la domination professionnelle des enseignantes sur les ATSEM, des travailleuses plus populaires et davantage “racisées” qu’elles. Les rapports sociaux s’enchâssent ici dans les rapports professionnels, chacun se renforçant mutuellement. De plus, le cas de l’école maternelle permet de complexifier l’analyse de la division du travail émotionnel. Des travaux sur l’industrie du luxe (Pinna, 2015) ou dans le milieu de la coiffure (Desprat, 2015) pointent le genre du travail émotionnel. Sans remettre en cause ces découvertes, nous montrons qu’à l’intérieur d’un univers professionnel très féminisé, ce travail s’inscrit également dans des logiques d’identités professionnelles et de division du travail.

Faire face aux souillures, une affaire de genre

Quand les ATSEM ne sont pas là, étude d’évènements exceptionnels

39Malgré les discours institutionnels sur l’obligation de propreté pour les élèves scolarisés à la maternelle, il est très fréquent que les enfants fréquentent l’école alors qu’ils maitrisent mal leurs besoins d’élimination. Les souillures sont plus fréquentes dans les petites classes et en début d’année, ou au retour des vacances scolaires. Dans l’immense majorité des cas, ce sont les ATSEM qui ont la charge de ces tâches. En tant que personnel subordonné dans l’école, ce sont elles qui héritent des tâches les plus en contact avec les salissures. « Le bas » du corps des enfants, d’où proviennent les souillures, est une ligne de démarcation nette entre les travailleuses de la maternelle (Garnier & Gilon, 2017). Une observation similaire avait été réalisée à propos de la hiérarchie dans un service d’urgences à l’hôpital, où la position des travailleurs était corrélée à leur proximité avec les salissures, et en particulier les souillures des patient·es (Peneff, 2005). Pourtant, il peut arriver que l’ATSEM ne puisse pas prendre en charge ces tâches, car elle n’est pas là au moment où elles arrivent ou bien parce qu’elle est déjà prise sur une tâche qu’elle ne peut quitter. C’est à ces cas, certes exceptionnels, que nous nous intéressons maintenant, car ils mettent en jeu d’autres dimensions de socialisation chez les enseignantes, notamment le genre.

40Extrait d’observations n° 3, classe de petite section de Camille (30 ans, enseignante depuis 7 ans), et Marie (53 ans, ATSEM depuis 27 ans), école A.

41« Luis (3 ans) est un enfant qui pose beaucoup de problèmes à Camille et Marie. Il est physiquement plus grand que les autres et se bat régulièrement. Il refuse de participer aux activités, d’autant plus quand elles sont collectives. Camille me confie régulièrement son agacement à s’occuper de lui.

4210h50 : Marie va manger. Au regroupement, Camille raconte une histoire sans livre. Pendant ce temps, Luis vient vers moi, il s’assoit sur mes genoux. Je sens alors qu’il est souillé. Je préviens Camille qui s’interrompt et part le changer au fond de la classe.

43En le déshabillant, elle s’aperçoit qu’il est plein d’excréments. Elle se dit à elle-même « le pipi ok, mais le caca, c’est pas possible ». Elle envoie un SMS à Marie pour lui demander de venir le changer. Pendant ce temps, le reste du groupe est toujours au regroupement en train d’écouter des chansons diffusées sur un poste CD. Devant l’absence de réponses de Marie, Camille revient le changer au fond de la classe. Le groupe commence à se dissiper. Marie revient à 11h25 pour la cantine et dit qu’elle n’a pas vu le SMS. »

44Extrait d’observations n° 4, classe unique de Thomas (33 ans, enseignant depuis 8 ans), Louise (50 ans, ATSEM depuis 7 ans) et Stéphanie (62 ans, ATSEM depuis 7 ans), école C.

45« 11h45 : Louise est occupée à trier les bons de cantine. Thomas est seul avec le groupe d’enfants réuni au regroupement. Liana (3 ans) demande à aller “faire pipi”, Thomas l’autorise à y aller seule. Elle se lève et se dirige vers les sanitaires, je m’aperçois qu’elle est souillée d’urine et fait une grimace en direction de Thomas. Il la voit et dit “Ah, trop tard !”. Au bout de quelques minutes, Liana est un peu perdue toute seule aux toilettes. Thomas se lève y va et l’engueule : “Mais qu’est-ce que tu fais toute nue ? Habille-toi, maman te changera à la maison”. Liana se rhabille, souillée, et vient se rasseoir sur le banc. »

46Thomas et Camille ont en commun d’être confrontés à une contrainte de situation. En effet, il et elle sont seul·es, et la souillure de l’enfant les met face à un dilemme : changer l’enfant ou maintenir l’ordre dans le groupe. Le premier cas de Camille met en évidence une situation particulièrement intéressante. A priori, rien n’invite Camille à venir changer Luis. En effet, cette tâche est dans la division du travail déléguée aux ATSEM. Laura, la directrice de l’école, lui a rappelé plusieurs fois qu’il ne fallait pas hésiter dans cette situation à faire sortir une ATSEM de sa pause pour lui dire de changer l’enfant. De plus, elle est vraiment agacée par Luis qui complique son travail au quotidien. Enfin, elle ne veut pas laisser le reste du groupe seul. Pourtant, elle ne peut se résoudre à laisser Luis dans ses excréments. La situation de Thomas est similaire. Pourtant, Thomas laisse Liana dans sa souillure. Il lui reproche même de tergiverser dans les toilettes et la fait se rasseoir, dans son urine, au regroupement.

Gérer les souillures, un travail de femmes et de mères

47Camille et Thomas partagent un certain nombre de caractéristiques. Il et elle ont la trentaine et sont enseignant·es depuis une petite dizaine d’années quand je les rencontre. Ils sont proches quant à leur origine sociale, puisque Camille est fille d’enseignant-chercheur en philosophie et Thomas fils d’une inspectrice de l’Éducation nationale et d’un directeur d’école. La principale différence entre eux est leur genre. D’un côté, Thomas bénéficie du soupçon qui entoure la proximité des hommes adultes avec le corps des enfants, à l’instar des animateurs de centre de loisirs qui utilisent cet argument pour justifier la délégation du travail de soins aux enfants, aux animatrices (Herman, 2007). De l’autre, la réaction de Camille s’inscrit dans une logique exprimée par de nombreuses enseignantes et ATSEM qui pourrait être résumée par la formule “si c’était mon fils”. Ces travailleuses mobilisent leur statut de mère pour justifier leur posture. Si leur enfant était dans la même situation, elles trouveraient insupportable qu’il soit laissé dans sa souillure :

48« Camille : Aujourd’hui, ça m’arrive souvent de changer moi-même les gamins. Ça aussi, je le faisais pas avant, pas du tout. Je sais que j’essayais de toujours trouver une ATSEM parce que ça me dégoutait. Maintenant, je le fais de temps en temps.

49Enquêteur : Qu’est-ce qui a changé ?

50Camille : Je pense que je suis devenue maman et que, du coup, je me dis : “moi, ça me plairait pas que mon gamin il reste une demi-heure dans son pipi ou dans son caca”. Je me dis à la limite : “je le fais-moi, s’il n’y a personne d’autre pour le faire”, plutôt que de traîner pendant une demi-heure à aller chercher quelqu’un, à se prendre la tête, alors que là, voilà, le gamin il est changé de suite, c’est ce que je préfère pour mes enfants aussi. Je pense que c’est ça qui a changé. » (Camille 30 ans, enseignante depuis 7 ans.)

51Dans le récit de Camille, le moment de la maternité est vu comme déterminant dans l’évolution de ses pratiques professionnelles. À partir de la maternité, la tâche n’est pas moins vue comme dégoutante, mais elle est pensée comme indispensable à réaliser si aucune ATSEM n’est à proximité. 5 ou 6 ans avant, Camille aurait peut-être laissé Luis dans ses excréments. Ainsi, la maternité transforme la socialisation professionnelle de ces enseignantes. D’une certaine manière, avoir des enfants les pousse à évaluer différemment les situations. Elles ne sont plus seulement enseignantes, mais à ce statut se rajoute celui de mère. L’expérience de la division genrée du travail reproductif influe dans l’évaluation de ces situations. Ainsi, il est fort probable que ces enseignantes dans leur cadre domestique se soient retrouvées responsables d’une grande partie de la gestion de leurs enfants. Autrement dit, elles ont eu à expérimenter le traitement des souillures. Cela rend la malpropreté du travail de change à l’école plus relatif, et donc plus acceptable.

52Notons que, pour les hommes, le fait d’avoir un enfant ne semble pas jouer de la même manière. Simon, 51 ans, enseignant en grande section, père de deux enfants d’une dizaine d’années, explique par exemple qu’il ne veut pas aller en petite section, car les souillures y sont trop fréquentes. Quand je l’interroge sur les rares souillures qui interviennent dans sa classe, il explique :

53« Je te parle de l’accident de propreté qui tout d’un coup va tout interrompre dans la classe et pour lequel il faut que tu aies un prof qui soit aussi empathique, parce que c’est pas lui qui va partir au charbon. Il faut être compréhensif et donner le temps à l’ATSEM. Si tu es là et que tu continues comme si rien ne s’était passé, et ben tout de suite ton ATSEM c’est ton larbin. Après, je te dis pas que je vais donner la main non plus, parce qu’elles le font super bien et mieux que moi sûrement. » (Simon, 51 ans, enseignant depuis 12 ans.)

54Simon justifie la division du travail de change par un argument de compétences : si les ATSEM doivent se confronter aux souillures, c’est qu’elles possèdent une expertise sur le sujet. Le point de vue est étonnant, car Simon, comme Camille, a fait l’expérience de la parentalité. Ce positionnement montre que, pour les hommes, la fluidité des pratiques entre les espaces professionnels et domestiques est beaucoup moins forte que pour leurs collègues féminines, même si l’objet du travail est proche. De plus, sans que cela puisse être confirmé pour le cas de Simon, on peut penser que la moindre prise en charge du travail reproducteur par les hommes les rend moins compétents pour accomplir le travail de soins. Argument qui leur sert ensuite de justification pour expliquer la délégation de ces tâches dans le cadre professionnel à un personnel subalterne et féminin.

55Les souillures, quand les ATSEM ne sont pas là, sont des “évènements” qui viennent bousculer l’ordre établi et qui mettent en lumière l’agencement subtil des socialisations de classe, professionnelles et de genre. En tant qu’enfant de la bourgeoisie culturelle et membre d’une profession intellectuelle, Camille ne s’imagine pas avoir à changer les enfants. D’ailleurs, la plupart du temps, quand Marie est là, c’est elle qui prend en charge cette tâche dans une logique d’homologie entre la division du travail et les hiérarchies professionnelles (Imbert, 2024). Pourtant, la force de “l’évènement” est de confronter les individus à des situations qui les poussent à réactiver des socialisations construites dans d’autres sphères (Lahire, 2011). Il nous permet de mettre en lumière une division genrée du travail à l’école. Quoiqu’il arrive lorsqu’un enfant se souille, c’est une femme, qu’elle soit ATSEM, mère ou enseignante, qui devra prendre en charge le change de l’enfant. Dans une relecture du concept du « sale boulot », Avril et Ramos Vacca expliquaient que ce dernier consistait plus en un « rôle » qu’en des tâches. Elles montraient à propos de l’hôpital qu’in fine les travailleuses subordonnées se retrouvaient à « faire ce qu’il y avait à faire » pour que l’institution tienne (Avril & Ramos Vacca, 2020). Ici, la délégation du change aux femmes de la maternelle pointe le privilège des travailleurs masculins qui peuvent s’épargner ce rôle.

Conclusion et discussion

56Ainsi, l’étude du travail de soins à l’école maternelle nous offre un cas qui vient enrichir les recherches sur les variations de pratiques professionnelles. Si l’origine sociale, notamment via le mépris pour les pratiques populaires de soins, a joué un rôle central dans la division du travail dans l’histoire de cette institution, notre enquête met en lumière le rôle d’autres variables.

57Premièrement, nous montrons une nette distinction dans la manière de gérer les émotions des élèves, et en particulier les pleurs. Ces tâches donnent lieu à une variation en fonction du mandat professionnel (Hughes, 1996) de chacun des deux groupes. Les ATSEM veulent faire arrêter les pleurs en priorité dans la poursuite de leur mission de veille au bien-être des élèves. À l’inverse, les enseignantes veulent profiter de ces émotions pour que les élèves gagnent en autonomie et apprennent à les gérer seuls. Cette distinction entre les pratiques des unes et des autres conduit à une inégale répartition du travail émotionnel et renforce la domination professionnelle des enseignantes sur les ATSEM. Deuxièmement, ces pratiques varient également en fonction du genre de ces travailleuses, comme le montre l’étude de la gestion des souillures. L’expérience genrée de la maternité pousse les enseignantes à accepter des tâches qui ne sont pas dans leur territoire professionnel et qui sont pourtant perçues comme pénibles. Pour les enseignants, nous observons une plus forte imperméabilité entre leur rôle domestique et professionnel, qui leur confère une position privilégiée dans l’organisation du travail.

58Finalement, le cas du travail de soins vient pointer la spécificité de ce travail. Certes, comme le montrent de nombreuses recherches, ces travailleuses importent des pratiques qu’elles ont incorporées dans leur enfance ou à l’âge adulte par l’expérience de la maternité (Skeggs, 2015 ; Dussuet, 2016 ; Depoilly, 2023). Cependant, ces pratiques sont transformées par leur socialisation professionnelle, comme le montre le cas de la gestion des pleurs qui dépend de la manière dont ces travailleuses incarnent leur mission professionnelle. La formation et la pratique de l’enseignement poussent ces travailleuses à favoriser une posture distante et rationnelle face aux pleurs, parfois même dans des cas de tristesse intense. À l’inverse, l’expérience de la maternité, et plus précisément de l’inégale répartition du travail domestique de soins aux enfants, pousse les enseignantes à davantage accepter de se confronter aux souillures. Il existe donc dans les deux sens une circulation de ces tâches entre le domestique et le professionnel. Cette réflexion pointe la complexité du travail de soins dont les pratiques se construisent au croisement de diverses sphères de socialisations et qui sont par conséquent traversées par des logiques de domination propres à chacun de ces rapports sociaux et à leurs intersections.

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Notes

1 Nous utilisons dans cet article l’accord de majorité. Les groupes étudiés sont à grande majorité féminins, dans ce cas nous utilisons le féminin générique. Dans le cas de groupes dont on ne peut déterminer la prédominance genrée, nous utilisons la double flexion, parfois abrégée par un point médian.

2 Ces comptages ont été réalisés lors de nos observations ethnographiques en nous centrant sur la partie « visible » du travail de soins, comme la gestion des émotions des enfants, l’accompagnement dans les gestes de la vie quotidienne ou encore la surveillance du dortoir.

3 Tous les noms de lieux et de personnes ont été anonymisés.

4 Au cours de l’histoire, les actuelles ATSEM vont avoir différents titres. Elles sont d’abord désignées comme « dames de service » ou « femmes de service », puis elles obtiennent le statut d’ASEM en 1958 puis d’ATSEM en 1992. Malgré ces évolutions, il est courant jusqu’à aujourd’hui qu’elles soient désignées dans les textes normatifs ou dans les discussions ordinaires comme des « dames de service ».

5 Les citations de textes législatifs qui suivent dans cette sous-partie sont tous issues de Luc (1982).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Arthur Imbert, « Qui change les enfants de maternelle ? Genre, classe et rapports professionnels dans la division du travail de soin »Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs [En ligne], 23 | 2024, mis en ligne le 09 janvier 2025, consulté le 14 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/cres/7388 ; DOI : https://doi.org/10.4000/132q4

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Auteur

Arthur Imbert

Nantes université / CREN

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Droits d’auteur

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